Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 115-121).

XVIII

LES ROSES SE FANENT

Ravir le bonheur est facile, le rendre est difficile,
HERCER.

Deux jours se passèrent sans qu’Anitta donnât signe de vie à Zésim. Le deuxième soir, enveloppé dans son manteau, le jeune officier vint dans la rue où était le palais Oginski et regarda les fenêtres d’Anitta. Aucune lumière. Peut-être était-elle à l’Opéra. Une voiture de louage passait. Il siffla le cocher, monta et se fit conduire au théâtre.

« Où en est-on ? demanda-t-il à un des buralistes.

— Le convive de pierre vient d’entrer en scène. »

On jouait Don Juan.

Zésim se promena de long en large dans le vestibule de l’escalier et attendit la bien-aimée. Il s’écoula encore quelques minutes qui lui parurent bien pénibles ; puis des applaudissements éclatèrent, et en même temps les portes s’ouvrirent. Le public sortit en foule. Sur toutes les marches descendaient lentement des dames élégantes avec leurs cavaliers. De toutes parts ce n’étaient que causeries et rires.

Enfin il aperçut Anitta. Elle marchait en avant avec le comte. Ses parents suivaient. Zésim se dissimula derrière Un pilier, de façon à ne pas être vu de la jeune fille, et observa ses mouvements et sa physionomie avec une attention douloureuse. Il pouvait être satisfait. Anitta si vive, si gaie d’habitude, avait l’air d’une statue ; rien ne remuait en elle ; sur son visage se lisait une froide indifférence, pendant que le comte se donnait toutes les peines du monde pour lui arracher un sourire et la dévorait de son regard de flamme. Zésim vit aussi Soltyk aider la mère à monter en voiture, et la fille refuser son aide. Il respira, et, tranquillisé, entra dans le café le plus proche pour parcourir les journaux du soir ; puis il reprit le chemin de sa maison.

Le lendemain au retour de l’exercice, il trouva une lettre d’Anitta que Tarass avait apportée pendant son absence. Il la baisa, ouvrit l’enveloppe et lut ce qui suit :

« Venez ce soir pour la bénédiction à l’église catholique, et attendez-moi à gauche de la grande porte, près du premier confessionnal. Votre fidèle Anitta. »

Quand Zésim vint le soir à l’église, on commençait à allumer les cierges à l’autel. Il se posta près de la chaire derrière une colonne. De là, il pouvait embrasser d’un coup d’œil toute l’église. Dans sa situation présente, c’était déjà pour lui un bonheur indicible que de voir, même de loin, la bien-aimée. Un instant avant que le prêtre sortît de la sacristie, elle apparut accompagnée de Tarass. Elle s’avança d’un pas lent et modeste à travers les rangées de fidèles jusqu’au premier banc, où elle s’assit. Après avoir posé devant elle son livre de prières, elle leva instinctivement les yeux et aperçut Zésim. Il la salua d’une légère inclinaison de tête et elle lui répondit par un sourire plein de bonté et de tendresse.

Le service divin commença. Les fidèles agenouillés chantaient, accompagnés par l’orgue, ce chant admirable de la bénédiction qui, comme une révélation consolante, pénètre dans les cœurs tourmentés et endoloris des hommes. La voix d’Anitta s’élevait au dessus des autres, comme le chant de l’alouette s’élève au dessus des bruits de la campagne au printemps. Ses yeux attachés à la voûte semblaient apercevoir les étoiles éternelles, et, dans un sentiment de naïve reconnaissance, chercher Dieu qui a créé le monde, le printemps, la jeunesse et l’amour. Jamais Zésim n’avait été si pieux. La bien-aimée, telle qu’un ange, emportait la prière du jeune homme avec la sienne jusqu’au ciel.

Quand les chants et l’orgue eurent cessé et que le prêtre eut quitté l’autel, la foule sortit lentement de la maison de Dieu. Zésim suivit le flot et arriva heureusement au confessionnal où il devait attendre Anitta. Elle restait toujours agenouillée et plongée dans la prière. Ce ne fut que quand le sacristain en robe rouge et en blanc surplis vint éteindre les cierges qu’elle se leva, fit un signe de croix et se dirigea, sans se presser, vers l’endroit où elle espérait trouver le bien-aimé.

Zésim fit deux pas à sa rencontre ; ils se serrèrent les mains et se regardèrent ; puis il releva la manche de la jeune fille et lui baisa le bras.

« J’ai bien des choses à vous dire, commença-t-elle.

— Avant tout, je dois vous demander pardon, dit Zésim, pour avoir douté de vous un instant.

— Et aujourd’hui, pensez-vous autrement ?

— Oui, je vous ai vue hier au théâtre, avec Soltyck. »

Anitta rougit.

« Zésim, cela ne me plaît pas, dit-elle, vous me surveillez… pourquoi ?… Vous me connaissez donc bien peu ?

— Oh ! ce n’était pas de la défiance, c’était le désir ardent de vous voir.

— C’est possible, mais cela me fait de la peine. Vous ne le referez plus, n’est-ce pas ? Vous me le promettez.

— Je vous en donne ma parole. »

Elle le fit asseoir auprès d’elle, sur le dernier banc de l’église. Sous la haute voûte régnait maintenant une obscurité mystérieuse. Seule, une petite lampe rouge était allumée dans une nef latérale, aux pieds de la Mère des douleurs.

« Zésim, dit-elle à voix basse, en lui tenant les mains, j’ai beaucoup souffert ces jours-ci. Jamais je n’en aimerai un autre : jamais je n’en suivrai un autre à l’autel ; mais je n’ai aucune espérance de vous appartenir un jour. On ne me forcera pas à devenir la femme du comte Soltyk, mais on me menace de me déshériter et de me maudire, si je deviens la vôtre. Voilà, mon bien-aimé, ce qui me tourmente et m’afflige. Je donnerais toutes les richesses de cette terre pour vous ; mais, avec la malédiction de mes parents, je ne pourrais jamais être heureuse, même auprès de vous.

— Anitta, ne vous laissez pas intimider par des menaces qu’on ne mettra jamais à exécution, répondit Zésim tout ému ; nous ne vivons plus à l’époque de ces Starostes tout puissants qui enfermaient entre quatre murs leurs femmes infidèles et emprisonnaient dans un couvent leurs filles désobéissantes. Aujourd’hui, ces choses-là ne se voient plus qu’au théâtre. On ne maudit pas sa fille unique parce qu’elle suit le penchant de son cœur.

— Vous ne connaissez pas mes parents ; ils sont bien plus de l’ancien temps que vous ne croyez.

— Je vois qu’on vous a découragée.

— Non, mon bien-aimé, certainement non. Que dois-je faire ? Conseillez-moi. Je suis prête à tout ce qui ne sera pas contre mon honneur. »

Zésim la regarda longuement.

— Alors ?

— Il n’y a qu’un moyen.

— Lequel ?

— C’est un moyen très décisif.

— Dites-le donc. Suis-je une enfant ?

— Fuyez avec moi.

— C’est impossible, Zésim, à quoi pensez-vous ?

— Je ne vois pas d’autres moyens de salut que la fuite et un mariage secret.

— Oh ! Zésim ! À quoi me servira la bénédiction du prêtre, si la malédiction de mes parents pèse sur moi ?

— Ce ne sont que des mots, Anitta ; on connaît votre caractère d’enfant et l’on cherche à vous effrayer.

— Non, Zésim, non, je ne puis pas, ne me condamnez pas. Je vous aime plus que tout ; mais après vous, j’aime et je respecte mes parents. Je ne peux pas les affliger, non, je ne le peux pas.

— Vous manquez de courage ; tout ce qui est contre l’usage vous fait peur, répliqua Zésim. Pour l’amour de Dieu, fermez donc les yeux et abandonnez-vous à ma conduite.

— Non, je ne peux pas être si égoïste !

— Oh ! justement, l’amour désintéressé et dévoué consiste à s’arracher à tout ce qui vous est cher pour suivre le bien-aimé !

— Non, Zésim, c’est de l’égoïsme de ne songer qu’à son propre bonheur et de sacrifier celui des autres.

— Anitta, vous ne voulez pas partir parce que vous ne m’aimez pas.

— Zésim !

— Ce n’est qu’un caprice pour vous, un beau rêve, comme disait votre mère ; au premier obstacle sérieux, vous avez peur et vous reculez.

— Si vous m’aimez réellement, répondit Anitta presque suppliante, prenez patience.

— Je vous aime, s’écria Zésim en se levant, et je vous prouverai avec quelle ardeur je vous aime. Si vous pouvez supporter d’être séparée de moi, moi je ne puis survivre à votre perte et je n’y survivrai pas. Il vaut mieux en finir et se fermer volontairement les yeux que d’être condamné à voir comment les flammes s’éteignent et comment les roses se flétrissent.

— Non ! À quoi pensez-vous ? murmura Anitta. Voulez-vous me punir de mon amour ? Sera-ce la récompense de ma fidélité ?

« Je n’ai plus d’espoir, dit Zésim en soupirant ; à quoi bon vivre ?

— Est-ce que je ne vous appartiens plus ?

— Non, vous appartenez à vos préjugés. Anitta, aux idées de nourrice et aux opinions de gouvernante qu’on vous a inoculées.

— Quelles affreuses paroles me dites-vous là ?

— Dans ce monde barbare on ne marche pas sur des fleurs, répondit Zésim ; nous sommes brutalement attaqués ; il faut nous mettre en défense sans avoir d’égards pour rien ni pour personne : autrement nous périrons.

— Mieux vaut périr, dit Anitta tristement, que de faire mal.

— Bien, alors, mourez avec moi. »

Zésim attira la pauvre jeune fille sur son cœur palpitant et la regarda en face avec des yeux ardents de fièvre.

« Pourquoi ne mourrais-je pas avec vous ? répondit-elle d’une voix sérieuse et douce, si toute espérance était perdue ? Mais tout peut encore tourner à bien.

— Le courage vous manque même pour cela ! »

Zésim riait amèrement.

« Je ne sais pas, murmura Anitta, vous êtes si étrange aujourd’hui. Je ne vous reconnais plus du tout.

— Je suis étrange parce que j’ai pris au sérieux ce qui n’était qu’un jeu, n’est-ce pas ?

— Je ne me suis pas jouée de vous.

— Certes non, répondit-il, vous croyez m’aimer, et en ce moment vous êtes encore décidée à me rester fidèle. Mais demain peut-être aurez-vous d’autres sentiments, et après-demain vous serez perdue pour moi. Puis-je demeurer calme quand on foule au pied mon idéal, quand on me ravit pour toujours la foi, l’espérance ? Puis-je continuer à vivre sans amour, sans confiance, sans dieux ? Non, j’ai horreur des nuages et des ténèbres, j’ai besoin d’un ciel pur et serein, et si on me l’obscurcit, j’aime mieux mourir. Une balle me donnera la liberté. Je ne suis pas fait pour être esclave. Une existence dans laquelle je traînerai éternellement les chaînes du doute me paraît sans valeur aucune.

— Zésim… vous n’avez pas le droit de vous tuer !… s’écria Anitta en l’étreignant avec angoisse ; si je suis si peu de chose pour vous, souvenez-vous au moins de votre mère. C’est le délire qui parle par votre bouche.

— Je suis très calme, vous le voyez bien.

— Donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne vous tuerez pas, dit Anitta suppliante.

— Vous venez là comme un souverain qui me fait grâce de la peine de mort et qui m’accorde la faveur des travaux forcés à perpétuité. Est-ce de la pitié ?

— Non, ce n’est pas de la pitié, dit Anitta ; je vous aime, et je veux sauver votre vie pour moi, car elle m’appartient. — Elle le serra dans ses bras et lui donna un baiser. — Ah ! je voudrais seulement gagner du temps ! Mon cœur me dit qu’un amour fidèle doit triompher. Nous serons encore heureux, Zésim, si vous voulez avoir confiance en moi. »

Zésim secoua la tête.

« Avant tout, votre parole d’honneur !

— Voici ma main.

— Vous ne vous tuerez pas !

— Non ! »

Il sourit amèrement.

« Et vous croirez en moi ?

— Oui, en vous ; mais je me défie du temps. C’est une puissance redoutable qui détruit tout. Vous ne la connaissez pas encore. Elle tue d’une manière lente mais irrésistible les sentiments, les désirs, les projets, les passions, les souvenirs en les pétrifiant. Voir devenir indifférent un être que l’on aime est bien plus douloureux que d’être trahi par lui dans l’enivrement du bonheur. Je n’espère plus rien ; aussi je vous rends votre liberté.

— Vous ne m’aimez plus, dit Anitta en se levant brusquement, voilà la vérité !

— Je vous aime d’un amour indicible, répondit Zésim, mais je ne peux pas, je ne veux pas voir comment, par de petits et misérables moyens, on détournera peu à peu votre cœur de moi, sans que vous vous en aperceviez et le sachiez. Et le jour viendra où vous-même vous trouverez de bon ton de sourire de cette folie de jeunesse.

— Oh ! combien vous me connaissez peu !

— Prouvez-moi que je me trompe, continua Zésim ; moi, je vous aimerai toujours. Montrez-vous forte ; conservez-moi votre amour et votre fidélité. Qui vous en empêche, même sans vous enchaîner par des serments ? Ce que je ne veux pas, c’est que vous me trahissiez ; aussi ne doit-il y avoir entre nous aucun lien, ni promesse, ni foi jurée. Vous êtes libre, et je le suis. Nous n’avons plus aucune obligation l’un envers l’autre, et tout engagement cesse entre nous. Puis nous verrons ce que l’avenir apportera.

— Ah ! Zésim, vous êtes dur pour moi ; je ne l’ai pas mérité. »

Elle retomba sur le banc, et couvrit son visage de ses mains. Des larmes brûlantes coulaient sur ses joues.

« Je ne puis m’empêcher de penser ainsi ; condamnez-moi, mais je ne puis m’en empêcher ! » s’écria Zésim.

Il lui serra la main et se leva avec effort pour partir.

« Vous m’abandonnez ? Vous pouvez m’abandonner ?

— Fuyez avec moi, Anitta.

— Non, je ne le peux pas.

— Alors, adieu ! »

Il s’éloigna rapidement, et elle resta dans l’église sombre, seule avec ses larmes et la souffrance de son jeune cœur.