Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 135-141).

XXI

EFFET À DISTANCE

De même que la tête de Méduse, cela le tient immobile, d’une façon toute puissante.
MICKIEWICZ.

Il y avait soirée de jeu au palais Oginski, et comme d’habitude quelques amis intimes seulement étaient invités. Tous étaient réunis dans le petit salon blanc et or, dont les rideaux d’un rouge mat et les meubles en style du premier Empire avaient quelque chose de pompeux et de guindé.

Le milieu de la salle, agréablement chauffée, était occupé par un billard autour duquel les jeunes dames et les jeunes messieurs causaient et riaient, tout en déployant leur adresse et leur grâce. Dans un coin, près de la cheminée, était une table de jeu ; le whist habituel était installé ; les joueurs étaient M. et Mme Oginski, le jésuite et un vieux conseiller d’État semblable à une momie de roi égyptien introduite dans un frac. Dans un autre coin silencieux, deux messieurs jouaient aux échecs, deux personnages assez décrépits, anciens cavaliers du temps du czar Nicolas.

Le comte Soltyk paraissait rêver ; seulement l’objet de son rêve était vivant devant lui. Il ne voyait ni n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui ; ses yeux ne quittaient pas Anitta, ses oreilles buvaient toute parole, tout son qui venait de ses lèvres. Elle ne pouvait ni prendre une attitude, ni faire un mouvement qu’il n’observât, soit que, la queue légèrement appuyée à l’épaule et la main droit sur la hanche, elle suivît des yeux les billes qui couraient ; soit que, sa blanche main posée sur le tapis vert, elle se penchât sur la bande pour essayer un nouveau coup ; soit que, passant un bras autour de la taille d’Henryka, elle appuyât sa jolie tête sur l’épaule de son amie. La moindre remarque qu’elle fit, sa respiration, le frou-frou de sa légère robe de soie suffisaient pour le mettre dans une sorte d’extase.

Enfin il sortit de son rêve. Une bille était sautée hors du billard. Anitta et Bellarew coururent tous les deux pour la rattraper. Il y eut un temps d’arrêt dans la partie. Henryka, par pur badinage et nullement par curiosité, se pencha vers Sessawine au-dessus du billard et le questionna d’un ton espiègle.

« Avec qui donc étiez-vous dernièrement à la promenade ?

— Avec un monsieur ? demanda Sessawine.

— Non, avec une dame.

— Avec ma tante ?

— Oh ! non ! Avec une jeune et très jolie personne. Vous faites semblant de ne pas vous en souvenir, mais on vous a vu, vous avez beau nier, cela ne vous sert à rien.

— Oui, Henryka m’en a parlé, dit Anitta avec malice ; il paraît que vous avez des connaissances très intéressantes que vous nous cachez, monsieur Sessawine.

— Ah ! je vois qui vous voulez dire, dit Sessawine, qui avait été un peu embarrassé ; cette jeune dame, c’était Mlle Dragomira Maloutine.

— Une actrice ?

— Au contraire, une dame de la meilleure famille. Sa mère est veuve et vit sur son domaine. Mlle Maloutine est depuis peu à Kiew, chez une vieille tante malade, à qui elle se consacre exclusivement.

— Et est-elle réellement si belle ? demanda Anitta, Henryka me la décrivait comme une figure de roman.

— Mlle Maloutine ne me fait pas penser à une héroïne de roman, reprit Sessawine qui s’animait peu à peu, mais à une héroïne de tragédie. Elle a une grandeur calme, simple, je pourrais dire classique.

— Ah ! vous piquez ma curiosité, dit Anitta, connaissez-vous cette merveille, cher comte ?

— Non.

— Vous connaissez pourtant toutes les jolies femmes. »

Le comte haussa les épaules en souriant.

« Dragomira est la créature la plus remarquable que j’aie rencontrée jusqu’à présent, continua Sessawine, souvent elle me fait l’effet de s’être échappée d’un conte ou d’une ancienne chronique.

— Alors elle n’a pas grand’chose de moderne, dit Henryka.

— Je vous demande pardon ; c’est tout à fait la fille de notre temps, qui pèse les étoiles au trébuchet, comme le juif les ducats.

— Quant à cela, je ne comprends pas du tout, dit Anitta.

— Vous devriez faire la connaissance de Dragomira, reprit Sessawine, elle m’a fait assister à une scène… Rien que d’y penser j’en ai encore le frisson.

— Quelle scène ? demanda Henryka.

— Oh ! racontez-nous-la ! dit Anitta.

— De qui est-il question ? demanda Mme Oginska, devenue attentive comme les autres.

— D’une intéressante jeune dame que Sessawine connaît depuis peu.

— Une étudiante, sans doute.

— Non, une demoiselle noble, qui vit ici très retirée chez sa tante, Mlle Maloutine.

— La fille du colonel Maloutine ?

— Oui, je crois.

— C’est une très bonne famille. Et quel roman y a-t-il avec la jeune fille ?

— Il n’y a pas eu de roman, noble dame, répondit Sessawine, mais une aventure comme on en voit dans les légendes des saints.

— Alors, dépêchez-vous donc de la raconter, dirent les jeunes dames du ton le plus pressant. »

Sessawine décrivit simplement, sans exagération ni embellissement, la scène de la cage des lions, telle qu’elle s’était gravée pour toujours dans sa mémoire. À plusieurs reprises, il fut interrompu par des cris d’étonnement, d’admiration ; le comte Soltyk fut seul à ne donner aucun signe d’intérêt à ce récit. Assis à l’écart, les mains jointes, la tête penchée devant lui, le regard attaché au sol, il semblait à cent lieues de là, tandis qu’en réalité, il était très attentif, et écoutait à en perdre la respiration. Quant Sessawine eut fini il ne fit pas la moindre remarque, il ne dit pas un seul mot ; mais de tous ceux qui avaient écouté avec un enthousiasme mêlé de frisson, aucun n’avait éprouvé une impression qui pût seulement approcher de la sienne.

« C’est tout bonnement de l’enthousiasme pour cette belle Dragomira, dit Henryka à Sessawine pour le taquiner.

— Je ne m’en défends pas, répondit-il, mais je n’ai aucun motif de rougir de mon enthousiasme. Il est impossible de rester indifférent en présence de Dragomira. Jadewski lui aussi est enthousiaste de cette jeune fille. »

Anitta tressaillit et se détourna, elle se sentait rougir.

« Il faudra que nous fassions la connaissance de ce phénomène, s’écria Henryka.

— Moi aussi, dit Anitta, je serais bien curieuse de la voir.

— Ce n’est pas difficile, dit Oginski se mêlant à la conversation, une jeune fille de bonne famille, irréprochable à tous égards…, on lui envoie simplement une invitation.

— Mlle Maloutine est très sauvage, répondit Sessawine, mais si vous le désirez, je la préviendrai.

— Pourquoi tant de cérémonies ? dit Mme Oginska. J’irai lui faire une visite avec Anitta, et je suis bien sûre de conquérir cette princesse de contes de fées pour notre cercle.

— Sans aucun doute, dit Sessawine, si vous y allez vous-même, Mlle Maloutine se tiendra pour très honorée. »

Les jeunes dames et les messieurs retournèrent au billard, et la partie de whist fut reprise ; mais la société ne retrouva plus sa tranquillité. On eût dit qu’il y avait là un hôte non invité, qu’on ne pouvait ni voir ni entendre, mais dont on sentait la présence, et qui vous observait et vous épiait. Une étrangère et hautaine figure se tenait près du billard, suivait à table les aimables jeunes couples et s’asseyait à côté d’eux comme une ombre menaçante.

Le comte Soltyk surtout subissait ce charme sinistre. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait la curieuse expérience de l’effet que des créatures humaines peuvent produire à distance l’une sur l’autre ; il avait déjà remarqué combien souvent on est touché et captivé par des personnes qu’on ne connaît que par ouï-dire, et dont on est séparé par le temps et par l’espace. Il connaissait ce magnétisme ; il avait déjà maintes fois subi sa toute-puissance ; même des personnes qui appartenaient à l’histoire, qui avaient vécu bien des siècles auparavant, avaient exercé sur lui ce pouvoir magique du fond de la tombe où elles n’étaient plus que poussière. Ainsi, une fois, il était devenu amoureux à en mourir de la reine Sémiramis. En ce moment, il était sous l’influence de Dragomira, qu’il n’avait jamais vue et qui n’avait peut-être jamais entendu parler de lui.

Ou bien s’occupait-elle de lui, sans qu’il s’en doutât, et le forçait-elle à enfermer ses pensées dans le cercle qu’elle traçait autour de lui.

Oui, elle le dominait ; oui, elle l’entourait d’un filet magique, et, dans le lointain, sa figure semblait sortir d’un nuage d’argent, encore indécise et confuse, mais d’autant plus attrayante dans ce vague mystérieux.

Le rire sonore d’Anitta l’arracha de son rêve. Il la regarda tout surpris et se mit à sourire.

« Ce n’est, en vérité, qu’une délicieuse enfant, et rien de plus, pensa-t-il ; ce qui convient autour d’elle, ce ne sont pas des lions, mais des serins. »

Deux jours après, Sessawine arrivait précipitamment chez Dragomira.

« Les dames Oginski veulent absolument faire votre connaissance, s’écria-t-il, elles me suivent.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Dragomira, sans être surprise le moins du monde.

— J’ai parlé de vous avec enthousiasme, et ce que j’ai dit a piqué leur curiosité. »

Dragomira le menaça du doigt.

« Je vous en supplie, ne faites pas voir que leur visite ne vous surprend pas, dit Sessawine, et puis faites-vous bien prier, n’acceptez pas trop sans façons leur invitation. Ce n’est qu’à cette condition que vous jouerez dans cette maison-là le rôle qui vous appartient.

— Je suivrai votre conseil.

— Ah ! encore une chose…

— Je dois me faire belle, pour ne pas être trop au-dessous de votre dithyrambe, n’est-ce pas ?

— Vous avez deviné… c’est pourtant bien inutile, car vous êtes toujours belle.

— Alors adieu. »

Il lui baisa la main et partit en toute hâte.

Dragomira resta un moment immobile au milieu de la chambre. Le premier pas vers le but était fait ; elle avait une occasion merveilleuse de pénétrer dans ce monde que le comte Soltyk fréquentait, de le rencontrer, de lui passer le lacet autour du cou. Tout le reste dépendait d’elle, et elle ne manquerait pas à sa tâche.

Elle fit rapidement sa toilette, arrangea ses cheveux et se regarda ensuite dans la glace, sans coquetterie et sans orgueil, sérieuse comme un artiste qui contemple son œuvre, ou comme le soldat qui examine son arme avant la bataille.

L’instant d’après, Barichar annonçait Mme Oginska et sa fille. Dragomira vint au devant d’elles avec un air de satisfaction modeste.

« Je suis très agréablement surprise de votre visite, dit-elle, je ne puis comprendre ce qui me vaut cet honneur. »

Elle invita les dames à prendre place sur le sopha et s’assit elle-même à côté d’Anitta.

— Nous avons appris sur vous, ma chère demoiselle, tant de belles choses, si extraordinaires, dit Mme Oginska, que nous n’avons pu résister plus longtemps au désir de faire votre connaissance. Et je le vois bien, cette fois, la renommée n’a rien exagéré. Que vous êtes belle, mon enfant ! C’est une vraie joie de vous regarder ; et quelle intelligence, quel courage intrépide dans votre regard ! Je n’ai pas de peine à croire que les lions vous obéissent ; vous êtes vous-même une lionne. Oh ! que votre mère doit être heureuse et fière ! »

Pendant que sa mère parlait, Anitta dévorait des yeux Dragomira. Celle-ci, au contraire, n’eût pas besoin de regarder longtemps Anitta. D’un seul coup d’œil elle avait saisi la grandeur et la puissance inconscientes de cette jeune fille si simple ; d’un seul coup d’œil elle avait mesuré le danger qu’elle pourrait faire courir à ses plans. Elle savait en ce moment qu’il lui serait facile d’arracher le comte Soltyk à cette enfant, mais elle se disait en même temps que la lutte pour conquérir Zésim serait une lutte à mort, et elle n’était pas sans inquiétude sur l’issue du combat.

Ce ne fut qu’au moment du départ, lorsqu’elles se tendirent la main, qu’elles se regardèrent toutes les deux bien en face, d’un œil ferme et interrogateur, comme si elles eussent voulu se sonder l’une l’autre. Puis elles sourirent et s’embrassèrent.

Quand le comte vint le soir chez Oginski, sa première question fut :

« Eh bien ! comment est-elle ?

— Étrange et intéressante au-delà de toute expression, répondit Mme Oginska.

— Elle est surtout réellement belle, » dit Anitta.

Soltyk sourit ironiquement.

« Oh ! vous n’avez pas besoin de vous moquer, continua Anitta, j’ai pensé à vous tout le temps que je regardais Dragomira. Quel couple magnifique vous feriez ! »

Mme Oginska lança à sa fille un regard de reproche, pendant que Soltyk continuait à sourire.

« Je ne sais pas, continua Anitta avec son sans-gêne d’enfant, mais j’ai idée que Dragomira est faite pour vous, et que vous aurez un roman avec elle.

— Vous avez entendu qu’elle n’est propre qu’à être une héroïne de tragédie.

— Eh bien ! soit, une tragédie. »