Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 87-93).

XIV

JEUNE AMOUR

L’amour ne s’informe pas du rang des pères ; toutes les créatures humaines sont égales dans son pays.
HOUWALD.

Le plan trouvé par Mme Oginska faisait honneur à son habileté de mère. Quand le comte Soltyk arriva, à la tombée de la nuit, Oginski était au Casino, et les dames étaient assises dans la serre avec leur ouvrage.

Mme Oginska faisait les honneurs de chez elle, lorsque la vieille femme de chambre apparut et l’avertit qu’il y avait là quelqu’un qui demandait instamment à lui parler. Mme Oginska pria Soltyk de l’excuser, et sortit avec un grand bruit de jupes.

Le comte et Anitta se trouvaient seuls. En ce moment elle était bien heureuse d’avoir son métier à broder entre elle et lui comme une barrière contre ses regards ardents et ses paroles flatteuses. D’ailleurs tout semblait venir en aide à Soltyk : la pittoresque luxuriance des plantes exotiques qui garnissaient toute la serre et formaient autour d’eux une sorte de temple verdoyant et fleuri, le murmure mélodieux du petit jet d’eau, la douce et mystérieuse lueur de la lampe à globe rouge suspendue à la voûte, et le parfum pénétrant qui remplissait l’air et qui excitait et engourdissait à la fois les sens, comme ces poisons qu’on respire sous l’ombrage d’un arbre vénéneux.

S’il y avait un endroit fait pour éveiller la passion endormie ou pour séduire l’innocence ignorante, c’était bien celui-là. Le comte se penchait sur les fleurs fantastiques qui naissaient sous les doigts de fée d’Anitta et tenait la pauvre jeune fille comme fascinée par ses yeux sombres, dont elle commençait malgré elle à ressentir la fatale puissance. Elle avait peur de lui ; il lui inspirait une sorte de haine ; et, pourtant, il l’attirait et s’emparait de son imagination d’enfant.

« Vous avez quelque chose contre moi, Anitta, dit Soltyk à voix basse ; vous me fuyez, vous évitez mon regard.

— Non, certainement non ; comment ferais-je, d’ailleurs ?

— Vous ne voulez pas entendre que vous êtes belle, que vous êtes adorable, du moins quand c’est moi qui le dis.

— Vous êtes le premier qui me parle ainsi, répondit Anitta avec timidité et douceur (le sang lui était monté aux joues et elle pressait secrètement sa main contre son cœur) ; je ne suis pas habituée à de pareils compliments, comme les autres dames ; je les prends au sérieux et je me sens toute confuse.

— Pour moi aussi c’est sérieux, jamais je ne me permettrais de badiner avec vous.

— Je suis nouvelle pour vous, monsieur le comte, voilà tout. Dans deux jours vous penserez à autre chose.

— Jamais, Anitta, jamais ! vous m’avez fait une impression profonde, ineffaçable. Vous êtes la première jeune fille avec qui je trouve qu’il vaille la peine de causer. Vous m’avez complètement converti, et vous n’avez qu’à vouloir pour me mettre dans vos fers ou m’atteler à votre char de victoire.

— Je ne suis pas coquette.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, il y a des chaînes qui sont sacrées… »

Anitta eut peur. La conversation prenait un tour auquel elle n’était pas préparée le moins du monde. Il lui était pénible d’éconduire Soltyk ; et se donner à lui, non, elle ne le pouvait pas ; elle sentait qu’elle n’était plus libre, que son cœur appartenait à un autre. D’ailleurs, quand il n’en eût pas été ainsi, elle n’aurait jamais pu aimer Soltyk, et la pensée de lui appartenir sans amour faisait horreur à sa délicatesse comme un péché.

Ce n’était pas une jeune fille à se laisser donner par ses parents.

« Vous ne me dites rien, Anitta, reprit le comte.

— Que puis-je vous dire ? Je suis si inexpérimentée, si sotte peut-être. »

Par bonheur pour elle, sa mère revint. Le comte se mordit les lèvres. Pour cette fois, l’occasion était perdue.

Il resta pour le thé, mais Oginski était revenu du Casino, et l’engagea dans une ennuyeuse conversation politique et économique. À un moment, il put adresser la parole à Anitta ; elle ne lui répondit qu’en hésitant et par monosyllabes. Mme Oginska vit un nuage de mécontentement sur le front de Soltyk. Aussi, quand le comte fut parti et qu’Anitta fut rentrée chez elle pour se coucher, elle vint doucement dans la chambre de sa fille, s’assit sur le bord du lit et se mit à la questionner.

« Heureuse enfant ! dit-elle tout bas, en baisant sa fille sur le front ; à peine entrée dans le monde, quelle conquête !

— Qui veux-tu dire, maman ?

— Qui ? Soltyk. Quel autre pourrait-ce être ? Tu ne penses pas, je suppose, au jeune officier ? »

Anitta rougit.

« Quelle idée !

— Ce serait de la folie que de gâter une si belle partie, continua Mme Oginska. Le comte est le plus brillant prétendant que tu puisses trouver. Il t’a peut-être déjà parlé de ses intentions ?

— Oui.

— Et toi… qu’as-tu dit ?

— Rien. »

Mme Oginska frappa ses mains l’une contre l’autre.

« Ah ! petite fille ! qu’as-tu donc dans la tête ? Ta poupée ?

— Jamais je n’aimerai Soltyk.

— Mon enfant, on se marie pour avoir une position dans le monde et non pas pour faire plaisir à son cœur. Une fois comtesse Soltyk, tu peux jouer un rôle, mener un grand train de vie. Ne rejette pas si légèrement ton bonheur ; sois raisonnable. »

Anitta garda le silence. Mme Oginska lui caressa les cheveux sur le front et lui donna un baiser sur son innocente bouche d’enfant.

« Oui, raisonnable, Anitta ; pour aujourd’hui, bonne nuit.

— Bonne nuit, maman. »

Quand Anitta se leva le lendemain, elle était beaucoup plus avisée, mais aussi plus résolue. Elle s’enferma dans sa chambre, jeta quelques lignes sur une feuille de papier rose, mit le cher petit billet dans la poche de sa kazabaïka, descendit tout doucement l’escalier, traversa la cour et gagna les bâtiments de derrière.

C’est là que se trouvait celui qu’elle cherchait, dans une grande chambre toute tapissée d’images de sainteté et de batailles. Il cirait une paire de grandes bottes. C’était Tarass, le vieux cosaque qui l’avait portée sur ses bras quand elle était encore dans ses langes, et qui l’avait balancée sur ses genoux, au temps où, avec ses cheveux flottants, elle voltigeait dans toute la maison.

Le grand homme maigre, à la chevelure grise et à la moustache ébouriffée, sourit aussitôt qu’il l’aperçut, et ses traits, habituellement sévères et durs comme le bronze, prirent une expression touchante d’amour et de dévouement.

« Tarass, veux-tu me rendre un service ? dit la petite enchanteresse.

— Tous les services.

— Même contre la volonté de mes parents ?

— Même contre leur volonté.

— Alors, je t’en prie, porte-moi tout de suite cette lettre au lieutenant Jadewski, et, s’il peut venir dans l’après-midi, attends-le à la porte et ne le conduis pas dans la maison, mais amène-le-moi tout de suite dans le jardin.

— Savez-vous quelque chose, mademoiselle, dit Tarass d’un air fin, c’est que je le ferai plutôt entrer tout de suite par la petite porte ; il arrivera dans le parc sans même être aperçu.

— Oui, fais cela, mon cher, mon gentil petit Tarass.

— Pour vous, je me battrais avec le monde entier, s’il le fallait, » répondit le vieux cosaque.

Le ciel favorisa Anitta cet après-midi-là. Il était clair, sans nuages, et le soleil remplissait de sa chaude lumière d’or le jardin où Anitta s’était adroitement esquivée. La charmante enfant se tenait cachée dans le fourré comme une biche craintive. À travers les branches dépouillées des chênes, des hêtres et des bouleaux, à travers le sombre petit bois de sapins et les troncs entourés de lierre, elle regardait la petite porte au bout du parc. Enfin, elle aperçut les brillantes couleurs d’un uniforme, et Zésim s’avança.

Anitta courut à sa rencontre et lui saisit les mains. Ses yeux brillaient d’une joie céleste.

« Ne me jugez pas trop vite ; vous vous tromperiez ; dit-elle, j’avais besoin de vous parler pour différentes raisons.

— Je vous remercie, mademoiselle, répondit Zésim, vous me rendez bien heureux, et je me demande seulement en quoi je mérite tant de bonté.

— Il n’y a pas là de mérite, je crois, dit Anitta, cela vient de soi-même, ou pas du tout. »

Ils se dirigèrent vers un banc en bois de bouleau qu’on apercevait sous l’ombrage sombre des sapins, et le fit asseoir auprès d’elle.

« Écoutez, murmura-t-elle avec une gravité d’enfant, le comte Soltyk me fait la cour, oui, oui, très sérieusement, si incroyable que cela paraisse.

— Je ne le comprends que trop bien.

— Il veut m’épouser et mes parents favorisent son idée.

— Et vous ?

— Jamais je ne lui donnerai ma main, jamais !

— Oh ! ma chère, ma bonne Anitta.

— Suis-je donc bonne ? M’aimez-vous réellement ?

— Vous en doutez ? Ne savez-vous pas encore lire dans mon âme ? Et si vous ne le savez pas, la voix de votre propre cœur ne vous dit-elle pas ce qui brûle et frémit dans mes regards ! Je croyais que tout le monde devait savoir que je vous aime et combien je vous aime.

— Vous m’aimez ! »

Anitta le regarda avec ravissement.

« Est-ce bien vrai ? Cela peut-il être vrai ?

— Me croyez-vous capable de mentir ? » murmura Zésim ; il se mit à genoux devant l’adorable créature et il plongea son regard dans ses yeux d’une irrésistible douceur, qui brillaient comme un ciel de printemps.

« Ah ! Zésim, c’est peut-être mal, car mes parents ne le veulent pas ; mais je ne peux pas faire autrement, mon cœur vous appartient. C’est avec vous que je dois vivre, avec vous et non avec un autre ; je vous jure un éternel amour, une éternelle fidélité !

— Une éternelle fidélité ! » répéta le jeune homme.

Elle l’entoura de ses bras dans un mouvement de débordante et chaste tendresse ; il l’attira à lui et leurs lèvres se confondirent. Ce fut un moment si doux, si pur ! Toutes les joies de cette vie et de l’éternité inondèrent ces deux jeunes cœurs, unis dans un rêve délicieux.

Anitta se dégagea doucement des bras de Zésim.

« Nous n’avons que peu d’instants à nous, dit-elle, ainsi ne perdons pas de temps. Vous allez peut-être me trouver folle, et rire de ce que je me mêle de vous donner des conseils, mais si vous trouvez que c’est sérieux, si vous voulez m’obtenir, il faut que vous agissiez promptement.

— Que dois-je faire ?

— Il faut prévenir le comte. Allez tout simplement trouver mon père, et demandez-lui ma main !

— Je le ferai, dès que j’aurai parlé à ma mère.

— Avez-vous besoin de son consentement ?

— Non, Anitta ; mais il y a différentes choses à arranger, et je veux pouvoir dire à votre père quel avenir je pourrai offrir à sa fille.

— Vous avez raison, s’écria Anitta en riant, je n’y ai pas pensé ; je croyais que nous pourrions nous bâtir une demeure dans les branches verdoyantes d’un arbre, comme les chanteurs de la forêt, et vivre des graines que répand la main généreuse de Dieu pour nourrir ses créatures. Mais ne tardez pas, chaque jour, chaque heure peut amener un nouveau danger. »

Un sifflement aigu avertit le jeune couple. C’était Tarass qui donnait ce signal à Anitta.

« Il faut partir, lui dit-elle en se levant, c’est certainement une visite. »

Zésim la serra encore une fois contre sa poitrine, lui donna un long baiser où il mit toute son âme, puis partit rapidement, tandis qu’elle revenait en toute hâte à la maison. C’était le jésuite que Tarrass avait annoncé. Anitta le rencontra à moitié chemin.

« Quoi ! seule ! dit-il. J’ai peur de vous avoir troublée dans vos doux rêves. Puis-je vous demander de qui vous étiez occupée ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, père Glinski.

— Mon cher comte est plein de votre pensée, dit le jésuite, il ne parle plus que de l’ange qui lui est apparu ; et, en effet, vous êtes entrée dans sa vie comme un envoyé du ciel. Vous tenez dans vos mains une grande destinée. Vous seule êtes capable de faire de cet homme sauvage et sans frein, qui est doué dans le fond des meilleures et des plus brillantes qualités, une créature humaine qui donne de la joie à Dieu et à nous tous et qui remplisse le monde de ses nobles actions et de ses bonnes œuvres.

— Vous vous trompez, mon révérend père, répliqua Anitta avec calme et loyauté, votre comte a besoin d’une main ferme qui le fasse obéir, la mienne est faible et complaisante. Je ne le rendrais pas heureux non plus. Quant à moi, si je vivais avec lui, je serais aussi malheureuse qu’une créature humaine peut l’être.

— Parce que vous en aimez un autre ?

— Non, mais parce que je ne l’aime pas.

— Vous l’aimerez.

— Jamais.

— Il n’est pas un cœur dont il ne soit devenu le maître.

— Il ne pourrait qu’empoisonner et broyer le mien.

— Vous prenez la chose trop au tragique, dit le jésuite en plaisantant.

— Je la prends simplement au sérieux, répondit Anitta, parce qu’il s’agit là de tout le bonheur de ma vie. Je ne joue pas avec mon cœur, et malheur à qui voudrait se risquer à jouer avec lui ! »