Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 80-86).

XIII

l’infirmière

C’est de l’enfer que me vient cette pensée.
SILVIO PELLICO.

Dragomira venait de s’éveiller, lorsque Sergitsch arriva avec un message important.

« Il faut partir sur-le-champ, noble demoiselle, dit-il, c’est une affaire des plus sérieuses ; l’apôtre ne veut la confier qu’à vous, parce qu’il vous sait prudente et résolue. Vous vous rendrez aujourd’hui à Mischkoff, en qualité d’infirmière de notre confrérie, auprès de Mme Samaky. C’est une veuve d’un certain âge, qui vit seule. Elle a une fièvre typhoïde. Avez-vous peur de la contagion ?

— Non, je ne crains rien. Je sais maintenant que le ciel a besoin de moi, et je suis partout dans la main de Dieu.

— Alors, venez.

— Laissez-moi seulement deux minutes pour m’habiller. »

Sergitsch sortit de la chambre, et, en quelques instants, Dragomira fut prête à partir. Après avoir donné différentes instructions à Cirilla, elle quitta la maison avec Sergitsch et se rendit chez lui pour prendre la robe et le mouchoir de tête d’une infirmière. Elle était étrangement belle dans ce costume de religieuse ; son visage surtout, ordinairement austère, avait la douce expression d’une figure de madone. Quand Sergitsch l’eut enveloppée dans une grande fourrure de renard qu’il tenait toute prête, il lui remit une lettre cachetée qu’elle ne devait pas ouvrir avant d’être à destination, et la fit monter dans une voiture qui attendait et que conduisait le paysan Doliwa, un de ses affidés. Puis Dragomira quitta Kiew. La route, boueuse et sans fin, traversait un pays désert où il n’y avait rien à voir que des bandes de corneilles et des saules rabougris.

Dragomira arriva à midi, se chauffa un peu, ouvrit la lettre de l’apôtre, la lut deux fois avec la plus grande attention et la mit ensuite dans le poêle. Quand elle fut bien sûre qu’il n’en restait pas trace, elle entra tout doucement dans la chambre de la malade.

C’était une grande salle, où l’on ne voyait pas très clair, à cause des rideaux de couleur sombre qui étaient fermés. Il y régnait une odeur lourde et engourdissante.

Dragomira commença par tirer les rideaux et ouvrir la fenêtre.

« Le médecin l’a bien dit, murmura la vieille femme qui était auprès du lit, mais nous n’avons pas osé. »

La malade ouvrit les yeux, s’appuya sur le bras gauche et regarda Dragomira avec étonnement. C’était une femme d’environ quarante ans, maigre, aux joues creuses ; sa chevelure embrouillée avait des reflets rouges, et ses grands yeux gris hallucinés semblaient percer la jeune fille qui se tenait tranquillement devant elle.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— L’infirmière de Kiew.

— C’est bon. J’en suis bien aise. Et comment vous nommez-vous ?

— Sœur Warwara.

— Ah ! ce feu !…

— C’est la fièvre, dit Dragomira, mais vous allez vous trouver plus à votre aise, maintenant que j’ai ouvert la fenêtre.

— Je vous remercie ; la lumière fait du bien ; j’étais comme dans un tombeau. On ne m’enterrera pourtant pas vivante ? J’ai le temps de mourir. Faut-il donc que je meure ?

— J’espère qu’avec l’aide de Dieu nous triompherons de la maladie, répondit Dragomira.

— Oui, vous, c’est Dieu qui vous a envoyée, murmura Mme Samaky ; vous avez l’air de son ange. »

Elle saisit la main de Dragomira et la baisa, puis elle retomba sur ses oreillers et tourna son visage du côté de la muraille.

Dragomira renvoya la vieille et s’installa auprès du lit. Elle n’avait pour le moment qu’une seule chose devant les yeux, faire son devoir ; et elle ne se refusait à aucune besogne ; les soins les plus infimes ne lui répugnaient pas ; chaque jour, vers le soir, le médecin venait, et tout ce qu’il prescrivait, Dragomira l’exécutait avec conscience et zèle. Elle ne s’écartait ni jour ni nuit du lit de la malade ; elle ne s’absentait même pas un moment pour prendre sa nourriture ; elle restait là, toujours calme, patiente et de bonne humeur.

C’était la troisième nuit. Mme Samaky, qui depuis bien des heures était en proie au délire de la fièvre, revint tout à coup à elle, regarda autour d’elle avec de grands yeux étonnés, et saisit la main de Dragomira.

« Cela va mal pour moi, murmura-t-elle, dites-moi la vérité.

— Jusqu’à présent le médecin est satisfait de la marche de la maladie.

— Oui…, mais il serait peut-être bon tout de même de faire venir un prêtre.

— Si vous le désirez.

— Je n’ai pas non plus fait encore de testament. L’homme doit être toujours prêt, il ne sait pas quand Dieu l’appellera.

— Si vous voulez, je suis à votre disposition pour écrire ce que vous me dicterez.

— Nous avons encore le temps, ne croyez-vous pas ?

— Certainement.

— Je voudrais bien ne pas mourir. »

Dragomira sourit.

« Pourquoi souriez-vous ?

— Parce que je ne comprends pas comment on peut craindre la mort. Je comprends aussi peu l’amour de la vie qui possède la plupart des hommes. Je donnerais volontiers la mienne pour la vôtre.

— Parce que vous êtes un ange.

— Non, mais parce que j’estime bien plus l’éternité que les quelques jours de la vie d’ici-bas. Tout pas que nous faisons sur cette terre peut nous conduire à notre perte, car partout sont tendus les lacets invisibles du péché.

— C’est vrai ; ce n’est que trop vrai.

— Seule la pénitence peut nous obtenir le pardon ; seule la mort peut nous apporter l’expiation.

— Pourtant vous… Comment, si jeune !… si belle !… vous désirez mourir ?

— Oui, j’aspire à la mort, répondit Dragomira, mais non pas à une mort survenue par hasard ; j’aimerais à sacrifier volontairement ma vie, comme les saints martyrs.

— Vous croyez que nous pouvons ainsi sauver notre âme ?

— La victime qui tombe avec joie devant l’autel apaise le juge éternel.

— Vous pouvez bien avoir raison. »

Le jour commençait à poindre ; Mme Samaky, après avoir sommeillé quelque temps, s’éveilla, prit sa potion et regarda Dragomira d’un œil scrutateur. « Je veux un prêtre, murmura-t-elle.

— Tout de suite ?

— Tout de suite. »

Dragomira envoya chercher le prêtre.

La malade se confessa et reçut la communion.

Quand le prêtre l’eut quittée, elle se trouva bien et causa gaîment avec Dragomira.

« Conseillez-moi, dit-elle enfin, qui dois-je faire mon héritier ? je n’ai plus que des parents éloignés qui se sont assez mal conduits envers moi. Ne vaudrait-il pas mieux laisser mon bien à n’importe quelle institution pieuse ?

— Sans aucun doute, répondit Dragomira, c’est Dieu qui vous a inspiré cette pensée. Faites un testament en faveur de notre confrérie : elle donne à manger à ceux qui ont faim, elle habille ceux qui sont nus, elle soigne ceux qui sont malades. Ce sont des milliers de bienfaits dont votre générosité sera la source jusque dans l’avenir le plus reculé.

— Oui, c’est ma volonté ; prenez du papier et de l’encre. »

Dragomira fit ce que la malade demandait, et celle-ci se mit à dicter. Quand le testament fut terminé et que Dragomira l’eut relu, Mme Samaky le signa. « Mettez-le là dans le bureau, dit-elle, ou plutôt non, il vaut mieux que vous le gardiez ; c’est sur vous qu’il sera le plus en sûreté. On ne peut pas savoir, il y a de méchantes gens. Ma famille a pour sûr un espion ici. »

Vers le soir, l’apôtre apparut soudain à la fenêtre ouverte et fit un signe à Dragomira. La malade ne pouvait pas le voir ; la tête du lit était tournée du côté de la fenêtre ; de plus un paravent se trouvait entre la fenêtre et le lit.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle, lorsque Dragomira se leva.

— Rien, je vais seulement chercher un peu de glace. »

Elle attendit que la malade se fût rendormie, et se glissa vers la fenêtre sur la pointe des pieds.

« Comment va-t-elle ?

— Bien.

— Alors elle ne mourra pas ?

— Le médecin a bon espoir de la sauver.

— A-t-elle fait le testament ?

— Oui.

— En faveur de la confrérie ?

— Oui. »

L’apôtre inclina légèrement la tête. Au bout de quelques instants il regarda Dragomira de ses yeux bleus, puissants et interrogateurs.

« Ta tâche n’est pas encore accomplie.

— Je le sais, je resterai ici jusqu’à ce qu’elle soit sauvée.

— C’est son âme qu’il importe de sauver. Ne t’a-t-elle fait aucune confidence ?

— Non.

— Il faut mettre tout en œuvre pour lui arracher le secret qu’elle cache si soigneusement. Elle a un lourd péché sur la conscience ; sonde-la, mais sois prudente. Les malades sont toujours défiants.

— Et quand elle aura avoué ?

— Alors, cherche à la convertir.

— Je ferai tous mes efforts, mais si je ne réussissais pas ?

— Alors, vois comment tu pourras, sauver son âme.

— Tu peux avoir pleine confiance en moi.

— Je le sais, c’est pour cela que je t’ai choisie. Dieu t’a destinée à une grande œuvre. Sois seulement courageuse et inflexible.

— Tant que Dieu m’assistera, rien ne m’arrêtera.

— Adieu. »

L’apôtre la bénit et disparut dans l’obscurité des arbres et des buissons qui entouraient la maison de ce côté-là.

Le jour tombait. Au dehors, la brume flottait mystérieusement, et l’épais crépuscule qui remplissait la chambre prenait des formes étranges ; la malade s’agita.

« Vois-tu… là ? s’écria-t-elle tout à coup, en se dressant sur son séant et en étendant son bras décharné.

— Oui… je vois, dit tranquillement Dragomira.

— Est-ce que tes cheveux ne se dressent pas sur ta tête ? s’écria Mme Samaky ; que veut-il ? il me parle…

— Il demande satisfaction.

— Il a raison, car je l’ai fait mourir. J’étais égoïste, dure, sans cœur. N’y a-t-il aucune expiation ? Dieu ne peut-il pas être miséricordieux ? »

La malade se tordait les mains et regardait Dragomira avec des yeux suppliants.

« Il y a une expiation.

— Laquelle ?

— La mort.

— Si Dieu le veut, je mourrai.

— Il faut mettre fin vous-même à votre vie, vous offrir comme victime sur l’autel du Seigneur.

— Moi ?… moi-même ?… Non, non ! je ne veux pas mourir. »

La malade retomba dans son délire et se roula sur son lit en gémissant et en frissonnant. Dragomira avait allumé la petite lampe et lui avait mis son abat-jour. Elle jetait une lumière indécise dans la chambre et faisait de grands cercles brillants au plafond. Les spectres s’évanouirent ; la lune se montra, et devant sa sainte clarté disparurent aussi les nuages qui, comme une vapeur d’enfer, avaient rempli la maison de fantômes. La malade se calma.

Minuit approchait quand la vieille servante entra sans bruit et avertit Dragomira qu’un monsieur de Kiew était là et désirait lui parler.

Dragomira passa dans la chambre à côté et trouva Sergitsch.

« Nous ferons mieux de sortir dans le jardin, dit-il à voix basse et en regardant avec inquiétude autour de lui, j’ai de nouvelles instructions à vous communiquer. »

Dragomira passa devant. Ils s’avancèrent entre les buissons de groseilliers tout dénudés et arrivèrent à la tonnelle où pendaient encore quelques feuilles jaunes. Dragomira appuya son bras à un piquet et regarda Sergitsch avec une sorte d’inquiétude.

« Avez-vous le testament ?

— Oui.

— Donnez-le-moi ; voici l’ordre de l’apôtre. »

Dragomira lut le billet que Sergitsch lui avait présenté, tira le testament de son corsage et le lui remit.

« A-t-elle avoué ?

— Non, mais dans son délire elle a parlé d’un homme dont elle s’imputait la mort.

— C’était son mari ; son sang retombe sur elle.

— J’essayerai de la sauver.

— Elle vous promettra tout tant qu’elle sera malade ; une fois guérie, elle recommencera son ancienne vie de péchés.

— Que faut-il donc faire ?

— Voici une médecine pour son âme. »

Sergitsch tira d’une poche avec précaution une petite fiole contenant une liqueur brune et la donna à Dragomira.

« Qu’ai-je à faire ?

— Il faut qu’elle meure.

— Quand ?

— Cette nuit. Êtes-vous décidée ?

— Que la volonté de Dieu soit faite. »