Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 94-100).

XV

LA MÉDECINE DES BORGIA

N’attends pas de pitié de moi.
CALDERON.

Quand Sergitsch eut quitté Dragomira, elle se jeta à genoux dans le jardin, sous la voûte du ciel libre, et elle pria ; puis elle se releva et revint vers la maison, bien décidée à exécuter l’ordre qu’elle avait reçu. Quand elle rentra dans la chambre de la malade, ses joues colorées par le froid semblaient brûlantes ; sur ses traits sévères se lisait toute l’énergie d’un fanatisme impitoyable, et ses yeux d’ordinaire si froids brillaient d’un éclat étrange.

Elle dit à la vieille d’aller se reposer, ferma la fenêtre, tira les rideaux et s’assit auprès du lit de la malade.

« Madame Samaky, dit-elle.

— Oui… qu’est-ce qu’il y a ?… Ah ! c’est vous. Où étiez-vous donc ?

— Le médecin était là.

— Ah ! qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il a apporté une nouvelle médecine.

— À quoi bon ? Il ne peut rien faire pour moi.

— Vous voulez dire qu’il ne peut pas vous enlever le péché qui oppresse et torture votre conscience.

— Que sais-tu à ce sujet, jeune fille ? murmura la malade en serrant le poignet de Dragomira. Était-il là ? L’as-tu vu ?… Non, il n’apparaît qu’à moi, quand je suis seule.

— Lui ? Celui qui à reçu la mort de vos mains ?

— Je le vois bien, tu sais tout. Oui, c’était moi… Je l’ai tué, et maintenant il me fait mourir en me chuchotant à l’oreille des histoires effrayantes que je ne veux pas entendre, en s’élevant de la terre jusqu’au ciel comme une fumée qui grandit toujours. Il se tient là debout… un géant… il a le soleil sur le devant de la poitrine… non… ce n’est pas le soleil, c’est une blessure d’où jaillit son sang tout chaud… partout du sang… une mer de sang… elle monte… j’étouffe. » Elle parlait en élevant la voix ; enfin, elle cacha son visage avec épouvante contre l’épaule de Dragomira.

« Réconciliez-vous avec Dieu, pendant qu’il en est encore temps.

— Que faut-il faire ? Ma vie entière n’a été que prière, sacrifice, pénitence !

— Il faut vous sacrifier vous-même.

— Moi ?

— Sang pour sang ; donnez votre vie en expiation.

— Non, non ! je ne peux pas ! s’écria Mme Samaky. Je ne veux pas mourir ! »

Dragomira la regarda longtemps, puis se leva tranquillement, prit le petit flacon, en versa le contenu dans un verre et se pencha sur la malade.

« Voici la médecine. »

Mme Samaky se redressa, regarda avec défiance d’abord la liqueur, ensuite Dragomira. Elle eut comme un pressentiment mystérieux.

« Quel est votre dessein ? demanda-t-elle avec inquiétude. Pourquoi dois-je boire ? Qu’est-ce qu’il y a dans ce verre ?

— La médecine.

— Non, c’est du poison !

— Êtes-vous folle ?

— Jeune fille, qui t’a donné cette médecine ? Tu veux me tuer !

— Allons, prenez-la.

— Non, je ne veux pas.

— Il le faut.

— Il le faut ? »

Elle se mit à rire haut d’un rire horrible.

« Qui me forcera ?

— Moi ! »

Dragomira se jeta avec une sorte de fureur farouche sur Mme Samaky. Celle-ci se défendit en désespérée. Ce fut une lutte sauvage et silencieuse. Enfin Dragomira réussit à serrer étroitement les deux bras de la malade et à poser un genou sur sa poitrine. Elle lui tenait maintenant l’a tête immobile comme avec un crampon de fer. Elle lui ouvrit la bouche, y versa la liqueur brune, puis la lui ferma rapidement avec le drap.

Quelques instants s’écoulèrent et l’agonie commença.

Dragomira lâcha sa victime. La malheureuse cria au secours ; mais personne ne l’entendit.

« Voici celle qui doit te sauver, dit Dragomira fièrement et comme inspirée ; c’est moi, pauvre pécheresse, qui t’ouvre le chemin du ciel. »

Un dernier râlement, et ce fut tout ; Mme Samaky n’était plus.

Dragomira s’agenouilla auprès du lit et se mit à prier à haute voix :

« Seigneur, sois miséricordieux pour sa pauvre âme ; remets-lui sa faute, et aie pitié de tous ceux qui errent et pèchent sur cette terre. »

Au bout de quelques instants, Dragomira ouvrit la fenêtre et alla dans le jardin pour enterrer au plus épais des broussailles le mystérieux flacon et le verre où était resté un peu de résidu. Au moment où elle revenait vers la maison, une forme sombre se détacha de la muraille.

« Qui est là ? demanda Dragomira.

— Moi, Sergitsch.

— C’est fait.

— Elle est morte ?

— Oui.

— Est-elle morte volontairement ?

— Non, elle s’est défendue.

— Espérons que Dieu aura pitié d’elle et acceptera votre action comme une expiation de ses péchés.

— Maintenant, je vais m’en aller, dit Dragomira, je n’ai plus rien à faire ici.

— Non, vous devez rester, Il faut veiller la morte jusqu’à ce que je revienne.

— Alors, je reste. »

Sergitsch s’éloigna et Dragomira rentra dans la maison. Elle ferma la porte de la chambre où gisait la morte, prit la clef, s’étendit sur un divan dans l’antichambre, se couvrit de son manteau et s’endormit. Elle reposa paisiblement, immobile elle-même comme une morte, avec l’innocent sourire d’un enfant, jusqu’au matin, jusqu’au moment où le soleil apparut clair et chaud. Alors une voiture arriva, et Sergitsch en descendit.

Il venait afin de prendre possession de la maison et du bien au nom de la confrérie dont il était président. Peu de temps après lui arrivèrent quatre des frères avec un cercueil. Le danger de la contagion fournit un prétexte commode pour éloigner toute autre personne. Dragomira mit la morte dans la bière qui fut aussitôt fermée. Sergitsch se rendit ensuite chez le directeur de la localité et chez le prêtre. Grâce à son éloquence sonnante, Sergitsch, « eu égard au caractère de la maladie qui avait emporté Mme Samaky », obtint l’autorisation de l’enterrer le soir même.

Quand tout fut terminé, Sergitsch revint à la maison de la morte et rentra dans sa chambre avec Dragomira.

« Je vous prie de rester encore ici, noble demoiselle, dit-il. Vous aurez encore à faire dans le voisinage, peut-être cette nuit même.

— De quoi s’agit-il ?

— Vous avez vu le jeune gentilhomme que la juive a pris dans ses filets ?

Pikturno ?

— Oui, cette nuit-ci ou la nuit prochaine, il aura un rendez-vous dans le cabaret qui se trouve sur la route, à moitié chemin de Kiew.

— Serons-nous là en sûreté ?

— Tout à fait en sûreté.

— J’attendrai donc ici votre message.

— Parfaitement. La maison nous appartient désormais, continua-t-il, vous êtes ici la maîtresse ; je vais signifier aux gens de service qu’ils sont à vos ordres et qu’ils doivent vous obéir en tout.

— Mais je ne peux pourtant pas dans ce costume ?…

— On y a pensé. Vous devez continuer ici à jouer votre rôle ; mais dans le cabaret de là-bas, vous trouverez tout ce dont vous avez besoin pour changer d’habillement.

— Bien.

— Je vous laisse maintenant. L’apôtre sera content de vous. Que le ciel vous bénisse ! » dit Sergitsch en terminant ; puis il remonta en voiture et partit.

Dragomira resta seule dans cette maison silencieuse, solitaire, sinistre. Les gens de service étaient réunis dans le fournil qui se trouvait de l’autre côté de la cour. De temps en temps le vent apportait un murmure de prières et de chants funèbres. Au dehors il faisait noir ; quelques rares étoiles se montraient dans le ciel couvert d’épais nuages blanchâtres. Puis, quelques légers flocons tombèrent sur le sol, et tout d’un coup la neige se mit à tourbillonner autour de la maison et du jardin.

Dragomira allait et venait, les bras croisés sur sa poitrine. Elle était disposée à quelque chose de méchant, de cruel. Au moindre bruit qui se faisait entendre, elle espérait voir arriver le messager qui devait l’appeler au cabaret. Elle aspirait au mouvement, à l’action, au combat ; la solitude et l’isolement lui devenaient insupportables.

À plusieurs reprises, elle crut entendre la bruyante et lourde respiration, le râle de la malade ; puis sur le mur apparaissait une ombre qui semblait la menacer.

Elle finit par sortir dans la cour, appela le vieux cocher et demanda un cheval. Le vieillard, tout courbé par l’âge, la regarda avec étonnement. Il n’avait évidemment pas idée d’une infirmière allant à cheval, et encore allant à cheval par un si mauvais temps et à une pareille heure. Cependant, comme Dragomira réitérait son ordre, il obéit.

Elle attacha solidement sa chevelure, enroula un mouchoir blanc autour de sa tête et mit son vêtement de fourrure. Quand elle sortit, une cravache à la main, le cocher amenait déjà le cheval. Elle sauta en selle et fit ouvrir la porte. Le cheval, jeune et ardent, qui était resté longtemps à l’écurie, se montrait indocile et reculait effarouché, chaque fois qu’elle tentait de sortir. Cette résistance semblait lui plaire ; elle était justement en humeur de lutter et de briser cette singulière résistance. Elle l’excita de la voix, fit siffler sa cravache, et finit par si bien le dompter, qu’il céda à sa volonté et en quelques légers bonds l’emporta à travers la tempête et la nuit.

Elle galopait maintenant sur la grand route, dans une neige profonde, au milieu des flocons qui tourbillonnaient, poussés contre elle par le vent. La lutte sauvage des éléments lui faisait du bien et calmait l’excitation de ses sens. Elle était encore poursuivie par de pâles et plaintifs fantômes qui flottaient çà et là sur les sombres prairies, des deux côtés de la route, ou qui l’attendaient en la guettant sur la lisière du bois de bouleaux.

Devant elle, comme une noire muraille, se dressa la forêt de sapins. Elle s’y élança, sans avoir peur ni de l’obscurité qui régnait sous les arbres secoués par la tempête, ni des voix qui retentissaient dans les airs, sortaient des profondeurs de la forêt et parfois semblaient monter de l’abîme. Elle ne connaissait pas la crainte. On eût dit bien plutôt que son courage impassible se rendait peu à peu maître de la nature déchaînée. Les hurlements du vent se perdirent dans le lointain ; la neige cessa de tourbillonner ; à peine en tombait-il maintenant quelques flocons ; l’armée des étoiles étincela dans le ciel clair et paisible.

Cependant, de nouveaux ennemis approchaient. Dans les fourrés apparaissaient des lueurs errantes ; des yeux brillaient, une bande de loups s’élança.

Dragomira sentit son cheval trembler sous elle, mais elle resta calme. Elle s’avança avec sang-froid en suivant le milieu de la route et prit son revolver.

Déjà le premier loup sautait par-dessus le fossé.

Un éclair, une détonation… il roula dans la neige aux pieds de Dragomira. Elle cravacha vivement son cheval et partit au galop. Il s’écoula quelque temps avant que les loups ne la poursuivissent ; elle les vit dans le lointain accourir comme des chiens qui se réunissent pour chasser une noble bête. Elle avait déjà laissé derrière elle la forêt de sapins, et, faisant un long détour, elle traversait les plaines couvertes de neige pour revenir à Myschkow.

Les loups s’approchèrent de nouveau et firent entendre leurs rauques hurlements derrière les sabots de son cheval ; de nouveau elle fit feu de son revolver, une fois, deux fois, et prit de l’avance. Enfin, elle aperçut devant elle le toit de la maison couverte de neige, dont la blancheur apparaissait à travers les sombres peupliers dépouillés.

Les hurlements ne s’entendaient plus, les effrayantes formes s’évanouirent.

Cheval et écuyère reprenaient haleine. Dragomira laissait maintenant le superbe animal aller au pas, et lui tapait doucement sur le cou pour le caresser. La porte était encore ouverte. Elle entra dans la cour et sauta à terre. À son appel, le vieux cocher arriva et prit le cheval.

Quand Dragomira pénétra dans la maison, elle brillait comme un chérubin : la gelée avait saupoudré ses cheveux, son vêtement et sa fourrure de diamants étincelants qui, dans la chaude atmosphère de la chambre, se changèrent en gouttes d’argent et tombèrent lentement à terre. Maintenant elle se sentait bien ; elle jeta sa cravache sur un meuble et se débarrassa de ses vêtements humides. Fatiguée et échauffée par sa course, elle s’étendit sur le divan. Les fantômes s’étaient évanouis. La maison solitaire avait pris quelque chose de paisible et de familier.

Dragomira n’était là que depuis peu de temps, lorsqu’on frappa doucement à la fenêtre.

Elle se leva et ouvrit si rapidement que les vitres en tremblèrent.

« Qui est là ?

— Moi, noble demoiselle. »

La juive était dehors et souriait d’un méchant sourire.

« Nous avons besoin de vous, murmura-t-elle, ma voiture est là, sur la route ; préparez-vous. »