Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 53-58).

IX

LE COMTE SOLTYK

Plus un homme est haut, plus il est sous l’influence des démons.
GŒTHE.

Le doux soleil d’une sereine et froide journée d’octobre éclairait le somptueux palais du comte Soltyk. C’était une étrange et fantastique construction, devenue un petit monde à travers le cours des années. Les styles et les matériaux les plus divers s’y trouvaient mélangés et confondus ; sur des murs cyclopéens se dressait un château de vieux voïvode polonais, et un hermitage baroque, rococo, était accolé à un splendide édifice byzantin.

Dans une vaste salle ornée de statues et de tableaux, un grand nombre de personnes des conditions les plus diverses attendaient le moment où le comte voudrait bien les recevoir. C’était à cette heure-là, en effet, qu’il donnait audience, comme un monarque. Tous le craignaient ; ils venaient cependant mendier sa protection et cherchaient à savoir, par le vieux valet de chambre, si le comte se trouvait bien disposé.

Il était assis dans son cabinet de travail et parcourait les lettres qui venaient d’arriver. Il offrait l’image d’un jeune sultan, beau et despote. Sa tête, encadrée d’une chevelure noire et d’une barbe coupée court, faisait penser aux plus belles œuvres des artistes grecs. Son visage au teint blanc était délicatement coloré. Ses yeux sombres avaient une expression d’ardeur et d’orgueil, de force et d’audace ; leur mystérieux regard semblait à la fois épier et menacer. Sa taille élancée ne dépassait que de peu la moyenne ; mais ce corps, avec ses muscles de gladiateur romain d’une beauté divine, avait les proportions irréprochables d’un Bacchus grec. Il était chaussé de bottes de maroquin rouge, avait une longue robe de chambre de satin jaune doublée et bordée de fourrure, et portait un fez sur la tête.

Il jeta ses lettres de côté et sonna. Aussitôt apparut un jeune cosaque qui apportait le café sur un plateau d’argent. Le pauvre diable tremblait de peur devant le froid regard de tigre de son maître ; et, dans sa peur mortelle de ne commettre aucune bévue, il laissa tomber la tasse de porcelaine ancienne, ornée du portrait de Stanislas Auguste. Elle se brisa avec bruit. Un instant il resta immobile, comme paralysé. Puis il se précipita à genoux devant le comte.

« Pardon ! Excellence, pardon ! Je ne l’ai pas fait exprès ! » dit-il, en levant des mains suppliantes.

Le comte le regarda.

« Ne savais-tu pas que cette tasse me vient de ma grand-mère ?

— Pitié, seigneur ! dit le cosaque en gémissant.

— Une autre fois, fais un peu plus attention, murmura le comte ; et maintenant, décampe, fils de chien ! »

Un vigoureux coup de pied suivit ces paroles, puis le malheureux se leva rapidement et disparut.

Quand le vieux valet de chambre lui eut apporté une autre tasse et allumé son tchibouck, il demanda quels gens étaient là.

« Quelques juifs, le régisseur de Chomtschin, Brodezki, le joueur de violon, quelques paysans…

— Fais-les entrer dans l’ordre où ils sont venus ; seulement, si le commissaire de police arrivait, introduis-le tout de suite. »

Le comte n’eût pas à attendre. La porte était à peine entr’ouverte que quatre juifs se précipitèrent dans le cabinet et s’avancèrent avec force révérences, à la façon de magots chinois.

« Que voulez-vous ? demanda le comte en souriant.

— Nous venons, avec le plus profond respect et la plus profonde humilité, dit l’orateur du quatuor, supplier le haut et noble seigneur de vouloir bien accorder une grande grâce à nous et à nos familles.

— Comment vous appelez-vous ?

— Je suis Wolf Leiser Rosenstrauch ; avec la permission du gracieux seigneur comte, voici mon beau-père ; voici mon beau-frère ; et voilà mon frère. Il y a encore ma belle-mère, ma sœur et ma femme avec mes sept enfants, tous vivants.

— Et que demandez-vous ?

— La faveur de tenir le cabaret sur le domaine de Popaka, du gracieux seigneur comte, et alors j’ose…

— C’est bon. Je te connais, Wolf Rosenstrauch ; tu es un homme rangé ; tu auras le cabaret.

— Que Dieu vous bénisse, seigneur comte, vous et vos enfants et vos petits-enfants…

— Attends un peu, sinon tu n’auras pas le cabaret.

— Que devons-nous faire, Excellence ?

— Vous allez à l’instant me danser ici un quadrille.

— Miséricorde ! danser sans musique ! »

Le comte sonna et donna l’ordre de faire venir le cocher avec son violon. Quand il fut arrivé et qu’il eut accordé son pauvre instrument, il se mit à racler dessus quelque chose qui ressemblait à une contredanse ; et les quatre juifs, dans leurs longs caftans, commencèrent à danser et à sauter çà et là comme des cabris, pendant que le comte repaissait ses yeux de ce spectacle extravagant, et de temps en temps éclatait de rire avec la joie bruyante d’un enfant.

Quand les juifs furent partis, non sans s’être encore confondus en remerciements enthousiastes, le régisseur de Chomtschin entra. Il était pale et embarrassé, car c’était le comte qui l’avait mandé, et cela ne présageait rien de bon.

« J’en apprends de belles sur votre compte, dit Soltyk en s’enfonçant avec une tranquillité nonchalante dans la molle fourrure de sa robe de chambre. Voilà que vous jouez déjà au maître dans mon château. Qui vous a ordonné de renvoyer le concierge ?

— C’était un ivrogne, seigneur comte, et alors je croyais…

— Vous n’avez pas à croire, mais à obéir. Je ne me rappelle pas non plus vous avoir commandé de faire bâtir une nouvelle grange.

— L’ancienne avait brûlé, seigneur comte.

— Vous auriez dû m’en informer. Vous avez aussi fait abattre cent chênes…

— Les chênes… je croyais… c’est qu’ils nous ont été bien payés.

— Je vois que vous n’avez plus ce qu’il faut pour être un serviteur, conclut Soltyk, et par conséquent je vous renvoie.

— Pour l’amour de Dieu, seigneur comte, dit le régisseur d’une voix suppliante, ne me jetez pas tout de suite dans la rue avec ma femme et mon enfant !

— C’est décidé. Allez-vous-en !

— Je n’aurai plus qu’à me brûler la cervelle ; seigneur comte, ayez pitié de moi ; punissez-moi, mais ne m’ôtez pas mon pain.

— Vous punir ? Et comment ? dit Soltyk. Que je fasse un exemple, et j’aurai immédiatement les juges sur le dos.

— Je ne me plaindrai pas, je me soumets à tout ; seulement gardez-moi à votre service, seigneur comte. »

Soltyk sourit.

« Vous vous promenez aussi en voiture à quatre chevaux, d’après ce que l’on me dit, et votre femme se fait venir des voitures et des chapeaux de Paris. Comment tout cela peut-il se faire, sans que je sois volé ? Pour vous punir et en même temps vous réapprendre l’humilité, je vais faire de vous mon chien de garde. »

Soltyk sonna.

« Le monsieur que voici, dit-il au valet de chambre, va se rendre à la cabane du chien et prendre sa chaîne. On ne le lâchera qu’à la tombée de la nuit. »

Puis se tournant, vers le régisseur :

« Vous avez bien une montre ?

— Pour vous servir.

— Eh bien ! toutes les dix minutes, vous aboierez, et fort ! Est-ce compris ?

— Parfaitement, seigneur comte. »

Soltyk le congédia d’un signe de tête et le malheureux régisseur, presque anéanti de confusion et de honte, se glissa humblement du côté de la porte.

En cet instant, le commissaire de police Bedrosseff arriva et fut aussitôt introduit.

Le comte se leva et lui tendit la main.

« Quelles nouvelles ?

— Tout va bien, mais cela a coûté cher. »

Le comte respira. C’était une fort mauvaise affaire dans laquelle l’avait entraîné son tempérament de Néron, et Bedrosseff pouvait bien lui apparaître comme un ange sauveur. Le curé d’une paroisse située sur un des domaines du comte s’était refusé à enterrer un suicidé dans le cimetière. Soltyk avait alors juré de le faire enterrer lui-même, et il était homme à tenir son serment. Par son ordre, le pauvre curé fut saisi et mis dans une bière ; le couvercle fut cloué, la bière descendue dans la fosse et couverte d’une mince couche de terre. D’ailleurs, cette bouffonnerie barbare n’était pas allée plus loin ; le comte avait fait retirer bien vite de la fosse et de la bière le malheureux enterré vivant. Mais il avait été saisi d’une fièvre chaude et il était mort au bout de quelques jours des suites de cette affreuse plaisanterie. Bedrosseff avait heureusement étouffé cette fatale affaire, et le grand seigneur l’avait richement récompensé de ses bons offices.

Le comte écouta encore les plaintes de quelques paysans, administra sans façon un soufflet au jeune violoniste Brodezki, qu’il faisait instruire à ses frais et qui avait fait quelques dettes à l’étourdie ; puis l’audience fut finie. Alors, comme tous les jours, vint son ancien précepteur, le père jésuite Glinski. Il aimait toujours à causer avec le comte et parfois aussi jouait une partie d’échecs ou de tric-trac. Le Père était le seul homme qui possédât quelque influence sur Soltyk, peut-être parce qu’il ne le laissait jamais voir.

« Bonjour, mon révérend père, dit le comte en saluant le jésuite ; qu’y a-t-il de nouveau ?

— Ce qu’il y a de plus nouveau, c’est qu’Anitta Oginski est revenue chez ses parents. »

Le comte haussa les épaules avec un air de dédain très marqué.

« Mon cher comte, vous jugez trop vite, continua Glinski, cette Anitta, qui sautille maintenant dans le palais Oginski, joyeuse comme un rayon de soleil, vous ne la connaissez pas, mais pas du tout. C’est une créature qui semble être sortie tout d’un coup d’une fleur ou tombée d’une étoile ; elle est accomplie à tous égards. Voyez la jeune fille ; vous me contredirez après.

— Après tout, c’est possible. Elle promettait de devenir jolie.

— C’est aujourd’hui la plus belle personne de notre noblesse, dit Glinski, et elle est si brillamment douée du côté de l’esprit et du cœur, que, si j’étais le comte Soltyk, c’est elle et non pas une autre qui serait ma femme.

— Vous voulez me marier ?

— Je ne m’en cache pas, répondit le jésuite, vous le savez, mon cher comte, et je sais tout aussi bien que vous ne suivrez jamais mon conseil, et n’en ferez qu’à votre tête. Mais je n’en désire pas moins vous voir prendre femme, et cesser définitivement cette existence sauvage.

— Et pourquoi ?

— Pourquoi ? dit le jésuite, parce que je vous aime, et parce que j’ai comme un pressentiment que tout cela finira mal.

— Croyez-vous qu’une pareille perspective me fasse peur ? dit Soltyk en redressant sa tête avec un inimitable mouvement d’orgueil, pendant que sa splendide fourrure craquelait tout autour de lui : je ne veux pas vieillir, et je ne veux pas finir comme tous ces individus à la douzaine. Ce que j’aimerais au-dessus de tout, ce serait de monter au ciel dans un océan de flammes, comme Sardanapale. La vie n’a de valeur que quand on la méprise, quand on montre le poing au monde et qu’on foule les hommes sous ses pieds. Et combien dure toute cette comédie ? Est-ce encore la peine de vivre, quand le pouls s’affaiblit et que les cheveux blanchissent ? Merci bien pour ces jours ridicules de grand-père, pour toute cette félicité bourgeoise ! J’aurais dû naître sur un trône, voir le monde à mes pieds, régner sur des millions d’esclaves, prêts sur un signe de moi à lever la main ou à courir à la mort. J’aurais alors accompli de grandes choses, dignes peut-être de l’immortalité ; tandis que je suis emprisonné dans un cercle qui m’étouffe, dans une vie qui m’ennuie. Je me fais l’effet d’un lion qui rêve de bondir à travers les déserts, et qui est enfermé dans une cage, où il a tout juste la place de s’étendre.

— Il y a encore bien assez de bonnes choses et de grandes choses à faire, répondit le jésuite au bout d’un instant, et puis vous avez des devoirs. Votre nom doit-il disparaître, votre famille doit-elle s’éteindre avec vous ? »

Soltyk s’absorba dans ses réflexions.

« Une femme n’est pas en état de remplir ma vie, dit-il enfin, c’est une fleur que je cueille et que je jette ensuite et voilà tout… Mais je verrai Anitta ; pourquoi pas ? Je ne risque rien.

— Assurément, vous avez tout à fait raison, dit doucement le jésuite qui avait peine à ne pas sourire, mais ne faisons-nous pas une partie d’échecs ?

— Si fait, jouons. »