Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 59-65).

X

LE LOUP

La rose n’est jamais si belle que quand elle ouvre ses boutons.
WALTER SCOTT.

C’était une fraîche après-midi ; mais il y avait un beau soleil et le temps était agréable. Zésim était venu faire visite aux Oginski. Quand il eut ôté son manteau, on le conduisit au jardin où Anitta et ses jeunes amies jouaient aux grâces sur la grande prairie.

Dès que les jeunes dames aperçurent le charmant officier, chacune d’elles eut immédiatement quelque chose à arranger à sa toilette. Anitta seule n’eût pas l’air d’y songer. Elle vint rapidement et sans aucune coquetterie à la rencontre de Zésim, et lui tendit la main. Ses joues étaient aussi roses que ses yeux étaient brillants ; sa jaquette de velours bleu, doublée et bordée de skung, craquait aux coutures à chaque mouvement de ce corps vif et agile : on eût dit une rose qui va rompre les murs de sa prison parfumée.

« Quelle chance de vous avoir ! dit-elle, nous allons courir comme il faut. »

Elle le présenta à ses amies, qui, de leur côté, firent leur plus belle révérence. Il y avait là Henryka Monkony, une sylphide élancée, aux épaisses nattes blondes et aux yeux bleus enthousiastes ; Kathinka Kalatschenkoff, grande, fière, avec un impertinent petit nez, des cheveux noirs et le regard d’une gazelle ; enfin Livia Dorgwilla, une blondine potelée, avec un profil d’une finesse ravissante.

« Jouez-vous aux grâces avec nous ? demanda Livia lentement, comme si les mots étaient trop lourds pour sa langue.

— Non, nous jouerons au loup, dit Anitta, c’est plus amusant. »

Les cercles furent immédiatement accrochés aux branches de l’arbre le plus proche et les baguettes jetées sur le gazon.

« Qui est-ce qui fera le loup ? demanda Henryka.

M. Jadewski, naturellement, répondit Anitta.

— Et vous, mesdemoiselles ? demanda-t-il en débouclant son épée.

— Nous sommes les chiens, et nous chassons le loup.

— Et qu’arrive-t-il quand le loup est pris ?

— Nous avons le droit de faire de lui ce que nous voulons, s’écria Anitta, vous avez dix minutes pour vous cacher, et puis la chasse commence. Vous pouvez employer toutes les ruses pour nous échapper ; mais vous ne devez pas sortir du jardin. »

Zésim s’inclina, et les jeunes filles regagnèrent la maison en voltigeant comme une troupe de papillons. L’officier eut vite trouvé une superbe cachette. Devant la serre était un grand tas de paillassons empilés. Un de ces paillassons formait une espèce de petite tente. Zésim s’y cacha, de manière pourtant à surveiller le jardin. Ce n’était qu’un jeu ; cependant, il se sentit saisi d’une émotion particulière au moment où un rire éclatant lui annonça que les dix minutes étaient écoulées, et que les jeunes filles sortaient de la maison. Les robes claires et les jaquettes aux vives couleurs se mirent à courir çà et là, derrière les espaliers et les haies, et, quand il se vit cerné de tous côtés, le cœur commença à lui battre bien fort.

Là-bas, la personne élancée, habillée de velours violet avec de la fourrure brune, qui se dirigeait vers le bassin, c’était certainement Henryka ; Kathinka, dont la casaque rouge foncé était bordée de petit-gris argenté, se glissait comme un chat à travers les bosquets ; et ce qui brillait tout à fait au loin comme de la neige nouvellement tombée, c’était l’hermine de la jaquette de velours vert portée par Livia. Et Anitta ? Elle s’était d’abord montrée à l’entrée de la grande allée, puis elle avait disparu et on ne l’apercevait plus nulle part.

Kathinka approcha, toujours doucement et avec précaution, regarda tout autour d’elle, mais passa sans le découvrir. Zésim respira ; un meurtrier échappant à ceux qui le poursuivent, n’est pas plus soulagé qu’il ne le fut au moment où la robe s’éloignait en flottant au milieu des dahlias. Henryka s’arrêta quelque temps indécise auprès du bassin et se dirigea ensuite vers le fourré du bois. Ces deux ennemies n’étaient plus à craindre ; mais la jaquette d’hermine s’approcha, s’approcha encore, lentement, à son aise, et par cela même d’autant plus menaçante. Une fois arrivée, Livia ne s’en alla pas tout de suite ; elle semblait bien décidée à faire une inspection consciencieuse. Aussi Zésim se préparait-il à être découvert et, cherchant une direction qui fût libre, calculait-il ses chances de fuite.

En attendant, la jeune fille avec son visage paisible et ses grands yeux tranquilles commençait à fureter partout devant la serre. Elle faisait son affaire sans se gêner ; elle monta tout simplement sur les paillassons. Elle parvint à celui qui abritait Zésim, sentit qu’il ne cédait pas au pied comme les autres et essaya de le soulever.

« Vous êtes là ! » dit-elle, sans s’animer le moins du monde.

Et quand Zésim bondit tout à coup hors de sa cachette et prit la fuite en franchissant la haie la plus proche, elle le regarda en souriant et ne songea pas à le poursuivre même de très loin. Cependant, Henryka vint à sa rencontre sur la prairie, et, comme il se tournait du côté du parc, Kathinka sortit à l’improviste du bosquet de sapins.

Alors commença une chasse acharnée et joyeuse, Zésim se sauvait à travers les troncs rougeâtres des sapins et des pins, par dessus les haies et les plates-bandes, au milieu des buissons et des vertes clôtures ; les jeunes filles le poursuivaient, les jupes flottaient, les nattes voltigeaient. Elles l’avaient déjà poussé dans un coin et le serraient de près, lorsque, comme un vrai loup, il s’élança brusquement à travers les broussailles et les arbustes, brisant les branches sur son passage, et se trouva de nouveau en liberté. Elles se mirent à sa poursuite en poussant de grands cris, mais elles le perdirent bientôt de vue dans le fourré, et il put se croire sauvé. Il s’arrêta dans la partie la plus sauvage du parc, reprit haleine, et, à la faveur d’un épais rideau de sapins, chercha à gagner le sentier dont il apercevait le sable blanc. Mais au moment où il s’avançait, deux bras souples l’entourèrent et une jolie voix riante, dans toute la joie du triomphe, s’écria : « Pris ! »

Zésim regarda le ravissant visage d’enfant d’Anitta, qui était maintenant si près de lui, avec ses tresses flottantes, ses lèvres rouges, et ses bons yeux brillants. Il s’oublia lui-même, vaincu par un charme plus fort que lui, pressa sur son cœur la douce et frémissante créature, et posa ses lèvres de feu sur celles de la jeune fille. Elle ne se défendit pas ; elle était à lui ; elle se laissait aller de toute son âme à son premier rêve printanier d’amour, et elle ne retira ses bras que lorsque l’hermine apparut derrière les sapins, et que Livia se montra, écartant lentement les branches.

« J’ai pris le loup ! » lui cria Anitta.

Henryka et Kathinka arrivaient en même temps.

« Alors il t’appartient, s’écria la dernière, qu’en vas-tu faire ?

— Il me servira aujourd’hui toute la soirée.

— Oh ! ce n’est pas une punition, dit galamment Zésim.

— Attendez un peu, je vais bientôt vous tourmenter, reprit Anitta ; et elle le regarda, comme si elle voulait lui sauter au cou.

— Oui, mais le froid vient, et nous avons bien chaud, dit Livia.

— Eh bien ! nous allons jouer dans la chambre. »

Ils regagnaient tous ensemble la maison, quand vinrent à leur rencontre deux jeunes messieurs, Sessawine et Bellarew.

Ils appartenaient à des familles nobles, amies des Oginski. Le premier était grand, blond, avait une véritable crinière de lion et portait toute sa barbe. Le second avait un visage délicat, sans caractère, un regard fatigué, une chevelure foncée, avec une raie, une barbe bien soignée, taillée court et frisée. Il semblait avoir de la peine à traîner son corps d’apparence pourtant vigoureuse.

Les jeunes gens échangèrent leurs noms et quelques paroles de politesse, puis tous entrèrent dans le grand salon où était le piano. Un domestique tira les rideaux et apporta deux lampes qui donnaient une lueur suffisante, mais pas trop éclatante. On causa un peu, les jeunes gens firent la cour aux jeunes, filles, les jeunes filles coquetèrent, et enfin on décida de jouer à quelque chose.

« Deviner au piano ! » proposa Henryka.

Le projet fut agréé. Livia s’assit devant le clavier et se mit à jouer.

« Qui est-ce qui va dehors le premier ? demanda-t-elle.

M. Jadewski ; s’écria Anitta en souriant, je vous l’ordonne, est-ce entendu ?

— J’obéis. »

Pendant que Zésim attendait dans la chambre à côté, les autres délibéraient sur ce qu’on allait lui donner à faire.

« Il devra prendre une rose du bouquet qui est là-bas, dit Kathinka, et la porter à Anitta.

— Il devra ensuite se mettre à genoux devant moi, ajouta celle-ci.

— Oui, dit Henryka, et puis te baiser la main.

— Parfait ! monsieur Jadewski, vous pouvez venir. »

Zésim rentra et regarda autour de lui.

Livia jouait une douce mélodie, qui résonna plus fort quand il s’approcha de la table, et qui éclata en un accord énergique quand il prit la rose. Il promena de nouveau ses regards sur l’assistance et s’approcha rapidement d’Anitta. Nouvel accord parfait, joyeux et retentissant, quand il se mit à genoux devant elle et lui présenta la rose. Il réfléchit ensuite de nouveau, mais pas trop longtemps, et posa ses lèvres sur les doigts de la jeune fille.

Livia joua une marche triomphale, et tous applaudirent.

« Vous avez entendu ? s’écria Anitta.

— Oh ! c’était facile à deviner, répondit Zésim ; il suffit d’être debout devant vous, mademoiselle, le genou fléchit de lui-même. »

Anitta rougit. C’était à Kathinka de deviner. Zésim profita de l’occasion pour s’asseoir à côté d’Anitta.

« Êtes-vous fâchée contre moi ? » demanda-t-il doucement.

Elle secoua la tête.

« Alors donnez-moi un signe, un gage de pardon. » Anitta lui tendit la rose.

Zésim se taisait, mais il respirait l’air qui la touchait ; il voyait la molle fourrure se soulever et s’abaisser avec les battements précipités de sa poitrine, ses lèvres frémir doucement, sa main jouer machinalement avec les tresses qui, de ses épaules, retombaient sur son sein. Enfin, elle le regarda, une seule fois, mais ce regard lui disait tout, plus qu’il n’eût osé espérer.

Après le souper, on fit avancer les voitures, et les jeunes dames se séparèrent en se donnant les plus tendres baisers. Les messieurs partirent en même temps. Anitta tendit sa main à Zésim, et pressa celle du jeune homme, doucement, bien doucement, mais ce fut comme un torrent de félicité entre ces deux cœurs.

Sessawine et Bellarew emmenèrent l’officier et le conduisirent dans un café du voisinage, sous prétexte de boire n’importe quoi ; en réalité, leur idée était de bavarder sur les dames et les critiquer, comme c’est la mode.

« À vrai dire, commença Bellarew, cette petite cérémonie était fort ennuyeuse ; il n’y a de vraie société que là où il y a des femmes. C’est alors que l’esprit étincelle et jaillit de tous côtés, et que l’amour décoche trait sur trait.

— Alors Kathinka devrait vous plaire, répliqua Sessawine, elle a incontestablement l’air d’une jeune femme.

— Oui, mais elle est par trop… élancée.

— À ce point de vue-là, Livia a des formes avantageuses.

— Les blondines sont toujours plus sculpturales que les brunettes.

— Sculpturales ? Quel mot ! Où cherchez-vous ces expressions-là ? »

Bellarew haussa les épaules.

« À propos, messieurs, entendons-nous pour l’avenir afin qu’il n’y ait pas de duel, s’écria Sessawine : à laquelle voulez-vous faire la cour, monsieur Jadewski ? »

Zésim sourit.

« Je vous laisse le choix.

— Alors, Bellarew, c’est bien Livia dont vous faites la reine de votre cœur ?

— À vrai dire, il n’y a qu’Henryka qui m’intéresse.

— Quoi ? Ce grand lis silencieux ?

— Il ne faut pas regarder au nombre des paroles, dit Bellarew, mais elle a un attrait particulier, je dirais presque mélancolique. Avec votre manière de voir, on pourrait trouver qu’elle penche vers le romanesque. Je crois qu’elle sera un jour ou l’autre très malheureuse, et c’est intéressant.

— Henryka, soit ! s’écria Sessawine ; moi, je me décide pour Livia, quoique dans le fond ce soit une tout autre dame que j’aimerais pour reine et maîtresse.

— Anitta ?

— Non, une dame que j’ai découverte récemment. Elle demeure ici, dans une maison tout à fait retirée, avec une vieille tante. »

Zésim prêta l’oreille.

« Est-ce que je la connais ? demanda Bellarew.

— Non, c’est une demoiselle Maloutine, répondit Sessawine, je donnerais beaucoup pour lui être présenté.

— Vraiment ? demanda Zésim en souriant.

— Vous la connaissez ?

— Sans doute, nous avons grandi ensemble.

— Et…, je vous demande pardon…, cette demoiselle est peut-être déjà fiancée ?

— Non.

— Mais vous, vous lui faites la cour ?

— Pas du tout, dit Zésim, et même je ne demande pas mieux que de vous présenter à elle.

— En vérité ? Oh ! je vous remercie, monsieur Jadewski. Vous me rendez extraordinairement heureux.

— Qui sait ? Dragomira — c’est le nom de Mlle Maloutine — est une espèce de sphinx, et les femmes qui nous proposent des énigmes sont toujours dangereuses.

— Moi, j’aime le danger. »

Il y eut un moment de silence, puis Bellarew dit avec un bâillement :

« Anitta s’est développée d’une façon surprenante, n’est-ce pas ?

— Oui, surprenante, dit Sessawine en approuvant, mais aucune de ces jeunes dames n’est à comparer avec Mlle Maloutine, pas plus que les beautés mignonnes des peintres de genre hollandais avec une déesse du Titien. »