Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 46-52).

VIII

LE CABARET ROUGE

Le jour du jugement est proche.
KRASINSKI.

Dragomira était déjà éveillée depuis longtemps, quand Cirilla entra dans la chambre sur la pointe des pieds. Sa chevelure éparse autour de sa tête et de ses épaules semblait une crinière d’or ondoyante ; elle était étendue au milieu de ses blancs oreillers, et elle se souleva sur son bras gauche lorsqu’elle aperçut la vieille.

« Je ne sais pas, dit-elle, je suis fatiguée aujourd’hui ; ce que je voudrais par-dessus tout, ce serait de rester couchée et de rêver.

— Rien ne vous en empêche pour le moment, ma belle maîtresse, répondit Cirilla, seulement il s’agira plus tard d’être dispos et d’avoir bon courage… C’est la juive qui était là.

— Que voulait-elle ?

— On a besoin de vous aujourd’hui au cabaret rouge.

— Ce soir ?

— Oui, ce soir, à dix heures.

— C’est bien. »

Dragomira continua de rêver. À midi, Zésim vint et ne fut pas reçu. Après le dîner, Dragomira sortit avec Cirilla.

Elle alla examiner de nouveau la situation du cabaret mystérieux, et se fit ensuite montrer la maison du marchand Sergitsch, à qui la vieille porta un billet de sa maîtresse.

Barichar vint un peu après, avec une grande valise qu’il remit au marchand.

Le soir, Dragomira sortit de chez elle, soigneusement enveloppée et voilée, et se rendit chez Sergitsch. Elle trouva tout fermé. Pourtant, dès qu’elle sonna, un jeune garçon vint lui ouvrir la porte et la conduisit silencieusement au premier étage, dans une petite chambre de derrière, dont les fenêtres étaient bouchées avec d’épais volets de bois. Sergitsch était là et l’attendait. Il reçut Dragomira d’un air de soumission, la pria de s’asseoir sur le divan et resta lui-même respectueusement debout devant elle.

« Vous savez de quoi il s’agit ? dit Dragomira.

— Je suis au courant de tout et j’attends vos ordres. Je vous prie de me considérer comme votre serviteur, ma noble demoiselle.

— Peut-on concevoir quelque soupçon, si l’on me voit venir dans votre maison ou en sortir ?

— Pas le moins du monde, répondit Sergitsch, je suis le président de la confrérie du Cœur de Jésus. Il vient beaucoup de monde chez moi, surtout des femmes.

— Mes affaires sont-elles ici ?

— Oui, certainement. »

Il apporta la valise.

« Alors, je vous prie de me laisser seule. »

Quand Dragomira quitta la maison du marchand, un quart d’heure plus tard, comme un papillon qui a secoué la poussière diaprée de ses ailes, elle avait dépouillé tout son extérieur féminin et s’était transformée en un beau jeune homme élancé. Elle avait des bottes noires à talons hauts, dans lesquelles entrait un large pantalon de drap bleu foncé, à plis épais et bouffants. Sa longue redingote, ajustée, de même étoffe, à brandebourgs noirs, était bordée et doublée de fourrure brun-foncé. Les cheveux blonds étaient habilement ramassés sous un bonnet rond également de fourrure brune. Elle avait sur les épaules un long manteau de couleur sombre. Elle avait pris un poignard et un revolver qu’elle avait chargé avant de partir.

Elle trouva la rue devant le cabaret vide et peu éclairée. La porte qui se trouvait dans le mur s’ouvrit dès qu’elle la poussa.

Elle traversa la cour, et arrivée devant le seuil de la maison. fit entendre le signal convenu, un bref coup de sifflet. Aussitôt la cabaretière Bassi Rachelles sortit furtivement et s’approcha de Dragomira, un doigt sur la lèvre supérieure.

« Il est , dit-elle tout bas.

— Le sieur Pikturno ?

— Oui, voulez-vous lui parler ?

— C’est mon devoir de faire un essai avant de le sacrifier.

— Entrez donc, reprit Bassi, mais cela n’aboutira à rien. Il faut le mener à la boucherie comme un bœuf, et c’est mon affaire plus que la vôtre. Il est tellement amouraché de moi que je peux tenter avec lui tout ce que je veux. »

Après s’être entendue avec Dragomira, elle rentra dans la maison en se glissant, et la belle jeune fille s’approcha de la fenêtre pour regarder dans l’intérieur qui était éclairé.

C’était une grande salle, aux murailles noircies. Çà et là étaient suspendues quelques gravures. Le comptoir barrait la porte qui conduisait dans la chambre d’habitation. Des deux côtés étaient des tables et des bancs. Dans un coin, près du poêle, était assis un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui avait l’air de sommeiller. C’était Juri, comme l’avait dit la Juive, un des membres de leur association, et certes, un des plus farouches et des plus déterminés. Devant le comptoir, dans un vieux fauteuil dont l’étoupe s’échappait de tous côtés était étendu un jeune homme de haute taille, solidement conformé. Sur son visage rond et encadré de cheveux noirs bouclés se lisait une certaine timidité et une indifférence apathique. Ses yeux ronds et noirs regardaient fixement la belle juive aux formes opulentes, qui était assise auprès de lui, sur le bras du fauteuil, et lui abandonnait avec un astucieux sourire ses mains blanches et charnues.

C’était Wlastimil Pikturno, fils d’un riche propriétaire polonais, et étudiant à l’Université de Kiew.

Dragomira entra sans se presser dans la maison, puis dans la salle de débit. Bassi quitta Pikturno et vint avec empressement à sa rencontre.

« Bonsoir, mon jeune monsieur, dit-elle à voix haute, que faut-il vous servir ? Une bouteille de vin ou un cognac ?

— Oui, un cognac, » répondit Dragomira.

Et elle s’assit à la table la plus proche. Quand Bassi eut apporté le cognac, Pikturno lui fit signe de venir près de lui.

« Qui est-ce ? demanda-t-il.

— Je le vois pour la première fois.

— Tu mens. C’est un nouvel adorateur.

— Quelle absurdité !

— Comment s’appelle-t-il ?

— Est-ce que je sais ? Demandez-le-lui à lui-même.

— Vous faites probablement aussi vos études à Kiew, monsieur, dit Pikturno en allongeant ses membres de géant.

— Non, je ne suis ici qu’en passant.

— Vous allez sans doute à Odessa.

— Oui, à Odessa. »

Il y eut un moment de silence. La juive faisait semblant de s’occuper de son comptoir et elle quitta la salle en emportant des verres et des bouteilles vides.

« Une femme superbe !

— La juive ?

— Oui.

— Je suis complètement indifférent à l’égard des femmes, dit Dragomira, elles m’ennuient.

— Ah ! oui, vous êtes un homme de la nouvelle école. La femme n’est plus pour nous un sphinx qui nous propose des énigmes mortelles, mais un animal d’une organisation plus basse que la nôtre.

— Prenez garde, il y a aussi des bêtes féroces qui nous déchirent tout aussi joliment que le sphinx.

— Possible, mais quand on est jeune, on ne s’inquiète pas beaucoup des conséquences terribles que peuvent avoir nos passions ; on vit, on jouit, on tue le temps.

— Si cela valait seulement la peine de vivre !

— Trentowski[1] !

— Je ne l’ai jamais lu.

— Pourquoi donc méprisez-vous la vie, vous, à votre âge ?

— Parce que j’en ai reconnu l’inanité, répondit Dragomira. Est-ce autre chose qu’un pèlerinage ? Ne sommes-nous pas ici-bas comme dans un Purgatoire ? Nommez-moi une jouissance, une joie, si petite qu’elle soit, qu’il ne faille pas acheter au prix de la sueur, des larmes, du sang des autres ? Partout, dans la nature, je ne vois que vol, brigandage, esclavage, assassinat, et voilà pourquoi j’ai horreur d’elle et de ses dons. Nous n’avons qu’une sagesse et elle s’appelle renoncement.

— Bah ! vous devriez vous faire moine ! s’écria Pikturno avec un gros rire ; vous avez du talent, mais ce n’est pas ici l’endroit pour faire des sermons. Hé ! Bassi ! une bouteille de vin ! Quant à moi, vous ne me convertirez pas. »

La juive apporta la bouteille, la déboucha et versa.

« Encore un verre pour monsieur. Puis-je vous offrir ?…

— J’accepte, si vous acceptez à votre tour.

— Convenu ! »

Dragomira trinqua avec Pikturno.

« Vous êtes peut-être bien étudiant en médecine, avec vos idées atrabilaires sur la vie ? » dit Pikturno.

Et il alluma un cigare.

« Non… philosophe.

— Un Socrate imberbe ! il faut aussi, ce me semble, posséder une Xantippe pour devenir un vrai sage.

— Ne raillez pas, dit Dragomira d’un ton grave, en attachant sur lui le regard glacial de ses yeux bleus ; les calamités, la détresse, les convulsions des martyrs, les malédictions de ceux qu’on trompe, les larmes de ceux qu’on abandonne, toutes ces misères qui couvrent l’immense tapis bariolé de la terre ne se laissent pas chasser par des railleries. Plongez d’abord une fois votre regard dans le système de ce monde et ensuite en vous-même, et vous frissonnerez d’horreur.

— Mais je ne veux pas frissonner d’horreur, s’écria Pikturno à voix haute, je veux être gai. Admettons que vous ayez raison, nous n’en devrions que nous efforcer davantage d’oublier et de chercher où on oublie. Dans les coupes écumantes et sur les lèvres rouges. Vive la joie ! Trinquons !

— Non.

— À quoi voulez-vous donc trinquer ?

— À celle qui nous apporte la délivrance et la liberté, dit Dragomira en levant son verre : « À la mort ! »

— Folie ! » dit Pikturno en posant son verre avec bruit sur la table, pendant que Dragomira vidait le sien lentement comme un calice consacré.

En ce moment, le cabaret fut envahi par une bande d’ouvriers de fabrique ivres, qui remplirent toute la salle de la fumée de leur mauvais tabac et de leur odeur d’eau-de-vie.

Dragomira tendit la main à Pikturno.

« Vous partez ? lui dit-il.

— Oui, je n’aime pas cette sorte de compagnie.

— Alors, au revoir ! »

Dans la cour, Dragomira trouva la juive :

« Eh bien ! qu’en pensez-vous ? Vous ai-je dit la vérité ? Je le connais mieux que vous. Il n’y a pas moyen de le convertir.

— Je veux pourtant lui parler encore une fois.

— Pourquoi faire ? dit la juive en sifflant comme un serpent, nous perdrons notre temps tout simplement, et à la fin il nous échappera encore. Aujourd’hui, il est fou de moi et veut m’épouser. Demain, s’il découvre qu’il n’a rien à espérer, ou si une autre lui plaît davantage, il s’envolera. Croyez-moi, si vous êtes décidée, il faut que cela se fasse maintenant, maintenant ou jamais.

— Aujourd’hui ? » demanda rapidement Dragomira.

Un léger frisson lui parcourut tous les membres.

« Non, pas aujourd’hui et pas ici ; mais au prochain jour. Aurez-vous le courage de traverser la forêt à cheval, quand il fera nuit noire ?

— Je n’ai peur de rien, quand il y a une âme à sauver.

— Alors, au prochain jour.

— Où ?

— Vous le saurez par Cirilla.

— C’est bien, répondit Dragomira, livre-le-moi, et je le sacrifierai. »

La juive fit signe que oui de la tête, avec un sourire étrange. Si les tigres pouvaient sourire, c’est ainsi qu’ils souriraient. Dragomira s’avança avec précaution dans la rue ; il n’y avait personne aux environs. Elle s’enveloppa dans son manteau, et regagna en toute hâte la maison du marchand Sergitsch. Là elle se métamorphosa rapidement en élégante dame à la mode, et repartit, s’en allant à travers la lumière éclatante du gaz.

Elle n’avait fait que quelques pas, lorsqu’un beau jeune homme, qui venait sur le trottoir en sens opposé, la regarda fixement. Captivé par l’aspect de cette femme à la taille haute et distinguée, il se mit à la suivre.

Elle s’en aperçut et s’inquiéta. Pour lui échapper, elle se détourna de sa route, gagna la partie la plus animée du vieux Kiew et accéléra sa marche. Elle espérait pouvoir se dérober dans la foule ; mais elle se trompait, elle l’avait toujours sur ses talons. Elle s’arrêta devant un magasin de tabac pour le laisser passer. Il vint se poster près d’elle et la regarda de côté. Elle répondit à son regard par un regard froid et menaçant. Elle comptait là-dessus pour l’intimider, mais elle comptait mal.

« Si belle et si impitoyable ! lui murmura le jeune homme, Une déesse d’amour en glace ! »

Dragomira ne fit pas attention à ces paroles et continua son chemin. Mais cette fois elle allait beaucoup plus lentement et se sentait rassurée : elle savait que la poursuite ne s’adressait qu’à sa beauté, et comme elle était assez brave pour se défendre contre une armée d’adorateurs indiscrets, elle se dit qu’elle n’avait rien à craindre et reprit la direction de Podal.

Le jeune homme la suivit jusqu’à sa maison et, quand elle sonna, attendit respectueusement à une certaine distance qu’on lui eût ouvert la porte et qu’elle eût disparu.

Quand elle fut arrivée au premier étage, Dragomira défendit à la vieille d’apporter de la lumière et s’avança avec précaution à la fenêtre. Le galant enthousiaste était encore dans la rue, comme s’il soupirait toujours après sa divinité. Dragomira haussa dédaigneusement les épaules.

« Va, rêve, murmura-t-elle, rêve doucement ; le réveil n’en sera que plus terrible. »


  1. Le Schopenhauer polonais.