Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 39-45).

VII

ANITTA

Le premier regard attache les âmes parentes avec des liens de diamant.
SHAKESPEARE.

Zésim n’avait été jusqu’alors occupé que de Dragomira. Il se souvint tout à coup d’une lettre que sa mère lui avait confiée pour Mme Oginska, une de ses amies de jeunesse, qui demeurait à Kiew. La famille Oginski était une des plus anciennes et des plus considérables de la noblesse du pays ; elle était riche, cultivée, aimable et irréprochable à tous égards.

Zésim se rendit au petit palais bâti dans le vieux Kiew, donna sa carte au laquais et fut immédiatement introduit dans un magnifique salon orné de tableaux anciens, de tapisseries des Gobelins et d’armes. M. Oginski vint au devant de lui. C’était un homme de taille moyenne, d’environ cinquante ans, le type incontestable du magnat polonais, élancé, un peu brun, vif et affable.

Quand ces messieurs eurent allumé un cigare et causé quelque temps, Mme Oginska vint les retrouver. C’était une petite dame, très corpulente, de quarante ans, qui soupirait sans interruption ; on ne savait pas trop si c’était à propos de la dépravation du monde moderne ou de l’embonpoint à la Rubens qui la fatiguait. Zésim lui présenta sa lettre. Mme Oginska la lut avec une certaine émotion et lui adressa ensuite quelques questions sur sa mère et sur lui-même.

« Cela se trouve bien que vous soyez venu juste en ce moment, dit Mme Oginska ; notre fille Anitta arrive de sa pension de Varsovie. J’espère que vous serez bons amis : votre mère et moi nous n’étions qu’un cœur et qu’une âme. »

Zésim s’inclina sans dire un mot. La perspective de jouer le rôle de grande poupée vivante pour une jeune fille qui venait à peine de quitter ses souliers d’enfant, ne lui inspira dans le premier moment qu’un très médiocre enthousiasme. Il ne devait pas tarder à changer complètement d’avis.

La porte qui donnait sur le jardin s’ouvrit tout à coup, et une petite brunette potelée, en robe rose, un volant dans une main, une raquette dans l’autre, entra légère comme un oiseau, jeta un regard rapide et interrogateur sur le jeune officier, et s’en alla quelque peu interdite derrière la chaise de sa mère.

« Ma fille Anitta, dit Mme Oginska, et le fils de ma chère amie Jadewska, Zésim Jadewski. J’espère que vous vous entendrez et que vous vous aimerez un peu. »

Anitta fit une révérence et tendit la main à Zésim, qui la porta respectueusement à ses lèvres. La jeune fille resta alors debout devant lui, rougissante et le regard fixé à terre. Zésim, charmé, la dévorait des yeux. C’était la plus ravissante créature qu’il eût rencontrée jusqu’à ce jour. Sa jolie taille, ses formes à peine épanouies, son cou blanc et élancé, son visage rond et frais, sa petite bouche rouge et mutine, son délicieux petit nez retroussé, ses cheveux noirs allant et venant sur son dos en deux épaisses nattes, ses yeux noirs à la fois espiègles et bons, tout dans sa personne respirait la grâce et le charme irrésistibles de la jeune fille qui est presque encore une enfant.

Et quand elle leva sur lui ses aimables yeux noirs, il fut décidé dans le livre du destin que ces deux jeunes cœurs tendres et purs s’appartiendraient l’un à l’autre à tout jamais.

« Venez donc avec moi dans le jardin, dit-elle, — sa voix résonnait comme une joyeuse chanson d’alouette — je veux vous montrer mes fleurs, mes pigeons et mes chats, et mon Kutzig. Tu permets, maman ?

— Certainement ; amusez-vous, mes grands enfants ; les déceptions, la tristesse, la douleur, viennent bien assez tôt. »

Anitta passa devant, et Zésim descendit les marches derrière elle. Au bas de l’escalier elle lui prit naïvement le bras.

« Jusqu’à présent, dit-elle avec le plus ingénu sourire, j’ai toujours eu peur des officiers ; mais vous, vous ne me faites pas peur du tout.

— C’est qu’aussi vous n’avez rien à craindre, mademoiselle ; avec un seul de vos regards, vous feriez tomber toute une armée à vos pieds.

— Ne me défiez pas, sinon je commence tout de suite la bataille. »

Ils se dirigèrent, en passant par des parterres de fleurs artistement dessinés, vers les bâtiments de derrière où se trouvaient l’écurie et le grenier à foin. À une place bien dégagée s’élevait le colombier. Un couple de beaux pigeons blancs y étaient perchés, tout brillants dans la lumière du soleil et roucoulant amoureusement. Quand ils virent approcher leur jeune maîtresse, ce fut comme s’ils avaient donné un ordre à tous les autres. De toutes parts arrivèrent soudain des pigeons blancs qui se posèrent sur les épaules et les mains d’Anitta et voltigèrent à ses pieds. Elle alla promptement chercher une petite corbeille remplie de graines et les jeta à pleines mains au milieu de la bande qui roucoulait et battait des ailes.

« Maintenant, nous allons faire visite à Mitzka et à sa famille, dit-elle en souriant, mais pour cela il faut monter dans le grenier à foin. Passez devant et tendez-moi la main. »

Zésim déboucla aussitôt son épée et l’appuya contre le mur, puis monta à l’échelle. Anitta le suivait, sa petite main flexible tenant solidement la main du jeune homme. Une fois arrivés en haut, ils furent reçus par Mitzka, une grande chatte tachetée qui dressait la queue et miaulait de la façon la plus tendre.

Elle leur présenta ses petits ; ils étaient sept qui accoururent en bondissant hors de leur foin.

Anitta prit un des petits chats sur son bras, le baisa et le caressa doucement de la main.

« Comme ils sont mignons et aimables ! C’est moi qui leur apporte tous les jours à manger, et il me connaissent maintenant. Dès qu’ils entendent le froufrou de ma robe, ils arrivent. »

Quand ils furent descendus, Anitta prit tout à coup l’épée de Zésim et s’écria, en lançant au jeune homme un regard malicieux :

« Vous êtes mon prisonnier ! »

Puis elle s’enfuit, à travers les bosquets, dans les fourrés du parc.

« Prenez-moi, dit-elle, ou vous n’aurez jamais plus votre épée. »

Zésim la poursuivit, et ce fut une joyeuse et charmante chasse à travers les broussailles et les branches, autour des vieux arbres moussus, par dessus les plates-bandes et les gazons, jusqu’à ce que la robe d’Anitta s’accrochât aux épines d’un rosier.

Le jeune officier la rejoignit alors d’un bond et entoura d’un bras victorieux sa taille élégante.

Elle riait de tout son cœur, et, dans cet instant d’abandon, elle semblait encore plus jolie et plus séduisante, car en elle tout était noble et distingué ; et, plus elle se laissait aller, plus se révélaient les charmes de son adorable nature.

Elle s’assit sur le banc le plus rapproché, et c’était un délicieux spectacle que de la voir reprendre haleine ; ses petites mains tenaient toujours l’épée bien serrée et ses yeux d’enfant souriaient gaiement à Zésim.

« Vous ne m’auriez pas attrapée, dit-elle enfin, sans ce vilain rosier. »

Il y avait à côté une petite prairie, dorée par les rayons du soleil, dans laquelle paissait un poney noir.

« Voilà mon Kutzig, dit la jeune fille. Papa me l’a acheté à des écuyers de cirque, parce que je l’avais pris en affection ; il me suit comme un petit chien, et il sait faire des tours de toute espèce. »

Elle poussa un cri, et le joli petit animal vint en effet immédiatement devant elle et lui flaira amicalement la main.

« Attends, mon ami, il faut montrer tes talents, dit Anitta en lui tapant sur le cou et en cueillant une baguette. Viens ! »

Elle se dirigea vers la haie la plus proche et se mit à animer le petit cheval.

« En avant ! montre ce que tu sais, hopp ! »

Le poney obéit avec un véritable plaisir et sauta à plusieurs reprises par dessus la haie. Puis Anitta lui jeta son mouchoir qu’il rapporta exactement, enfin elle le fit s’agenouiller au commandement devant elle. Elle lui donna comme récompense deux morceaux de sucre de sa jolie main.

« Il est bien dressé, dit Zésim en souriant, mais il n’y a pas grand mérite à obéir à une si charmante maîtresse ; qui donc n’aimerait à se mettre sous ses ordres ?

— Pas de compliments, sinon je vous punis.

— Je vous en prie !

— C’est bon, je vous prends au mot, s’écria Anitta avec un petit ton délicieusement hautain, nous allons voir si vous êtes aussi docile que mon Kutzig, et si vous obéissez aussi bien.

— J’attends votre commandement.

— Allons, en avant ! sautez ! »

Zésim prit son élan, et d’un bond souple et gracieux franchit la haie.

« Encore, hopp ! »

Nouveau bond, nouveau succès. Anitta riait et battait des mains avec une joie d’enfant.

« Maintenant, le mouchoir. Apporte ! »

Zésim l’apporta.

« Et maintenant… »

Anitta s’arrêta et rougit.

« J’attends le commandement.

— Eh bien ! à genoux ! »

Il obéit avec plaisir.

« Mais maintenant, je demande aussi du sucre. »

Le rire enchanteur de la jeune fille retentit de nouveau dans le jardin silencieux, et sa jolie voix au timbre argentin trouva un écho mélodieux dans les cimes des arbres d’où lui répondirent les pinsons et les mésanges.

« Voilà ! dit Anitta. »

Et elle poussa avec ses doigts roses un morceau de sucre dans la bouche de Zésim. Elle releva alors le jeune homme qui était toujours à genoux devant elle, et lui demanda s’il était fâché.

« Pourquoi donc ?

— Je suis si mal élevée ! Mais vous verrez bientôt que je n’ai pas de mauvaises intentions et que, malgré tous les tours que je vous joue, je suis bonne au fond.

— Est-ce vrai aussi ?

— Sans doute ; pourquoi ne le serait-ce pas ? »

Il avait pris sa main et la baisait. Elle la lui retira enfin et lui tendit son épée.

« Maintenant, allez-vous-en, Zésim, j’ai aujourd’hui une leçon de piano. Mais revenez bientôt dans l’après-midi, s’il fait beau, pour qu’on puisse jouer dans le jardin. Demain, peut-être.

— Je reviendrai, je suis heureux que vous me le permettiez. »

Ce jour-là, dans l’après-midi, Oginski reçut une autre visite, tout aussi inattendue, celle du père jésuite Glinski.

C’était un de ces prêtres polonais qui réunissent dans une seule personne l’homme du monde distingué, l’ardent patriote et le zélé serviteur de l’Église. Il jouissait d’une grande considération comme prédicateur et comme ancien précepteur du comte Soltyk. C’était en effet le seul homme qui eût quelque influence sur le comte, et il jouait le rôle d’une sorte d’intendant chez ce puissant et riche magnat.

Son extérieur était beaucoup plus d’un diplomate que d’un théologien. Sa taille bien prise, pas trop grande, sa belle tête, son visage distingué, encadré de cheveux bruns, ses yeux calmes et intelligents, qui vous pénétraient jusqu’au fond de l’âme, ses manières élégantes, son langage choisi, tout en lui indiquait qu’il se sentait plus chez lui sur le parquet glissant et silencieux des palais que sur les dalles retentissantes des églises, et qu’il s’entendait mieux à faire le confident et le conseiller dans un boudoir que dans son confessionnal vermoulu.

« Je vous croyais encore à Chomtschin, dit Oginski au jésuite qui entrait.

— Nous sommes revenus hier, répondit le P. Glinski, le comte commençait à s’ennuyer ; c’est alors le moment de lever le camp.

— Saviez-vous, mon très révérend père, qu’Anitta est de retour.

— En vérité ? La chère enfant ! Ce doit être à présent une grande jeune fille ? Où est-elle cachée ? Puis-je la voir ?

— Elle est dans le jardin avec ses amies ; je vais la faire appeler.

— Non, non, je veux aller moi-même la chercher. »

Le jésuite prit sans tarder son chapeau aux larges bords retroussés et descendit en hâte l’escalier de pierre qui conduisait au jardin. Il trouva Anitta et une demi-douzaine d’autres jeunes filles, toutes fraîches, jolies et de joyeuse humeur, qui jouaient au volant sur la prairie.

Dès qu’Anitta le reconnut, elle courut à lui et lui sauta au cou.

« À quoi pensez-vous, mademoiselle ? vous n’êtes plus une enfant, lui dit le jésuite un peu embarrassé, pendant que son œil expérimenté examinait cette charmante personne avec une véritable satisfaction.

— Enfant ou non, s’écria Anitta, je vous aime toujours bien, père Glinski, et il n’y a pas à dire, vous allez jouer avec nous à colin-maillard.

— Je… Mais cela ne va pas à…

— Vous allez voir comme cela ira bien. »

La troupe pétulante entoura le père jésuite malgré sa résistance. Une des jeunes dames s’empara de son chapeau, une autre de sa canne, une troisième donna son mouchoir, une quatrième se plaça devant lui, pour bien s’assurer qu’il ne pouvait pas y voir, et Anitta lui banda les yeux. Le Père était au milieu de la prairie, et toutes ces jolies filles sautaient autour de lui et l’agaçaient en poussant des éclats de rire folâtres. Plus il mettait d’ardeur à en saisir une, plus la gaieté augmentait. Enfin, au lieu d’Anitta qu’il croyait attraper, il serra dans ses bras… qui ? le poney ! On le forçai monter dessus, et il fut promené en triomphe à travers le jardin par les jeunes filles qui l’escortaient en poussant des cris de jubilation.