Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 33-38).

VI

LA VESTALE

La nature, c’est le péché.
FAUST (2e  partie).

Dragomira se leva le lendemain de bonne heure et écrivit d’abord une lettre à sa mère, puis un billet de deux lignes au commissaire de police Bedrosseff, l’ami de son père. Cela fait, elle sonna ; Cirilla apparut, lui baisa la main et apporta le déjeuner. Quelques minutes plus tard arriva aussi le vieux serviteur qui avait déchargé les bagages. Il avait une livrée. Ses yeux rusés erraient sans cesse tout autour de la chambre.

« Comment te nommes-tu ?

— Barichar, pour vous servir.

— Occupe-toi de faire parvenir cette lettre au commissaire de police, dit Dragomira en lui tendant le billet parfumé.

— Ce sera fait, maîtresse. »

Barichar se glissa vers la porte, sans faire de bruit, le dos un peu voûté comme un chat.

« Je dois encore vous faire observer, dit-il en s’arrêtant, que pour tout le monde je suis sourd et muet, ma noble demoiselle. »

Dragomira lui répondit par un signe de tête. Quand Barichar se fut éloigné, elle prit son café, et s’habilla ensuite avec l’aide de Cirilla.

« Tu m’accompagneras, dit-elle, debout devant la glace.

— Dès que vous le désirerez.

— As-tu les vêtements nécessaires pour avoir l’air d’être ma tante ?

— Tout a été prévu. »

Quelques minutes plus tard, les deux femmes quittaient la maison. Cirilla conduisait, et Dragomira faisait bien attention à tout, afin de s’orienter le plus tôt possible dans cette ville qui lui était inconnue.

« Où est le cabaret rouge ? demanda Dragomira à voix basse.

— Je vais vous faire passer devant ; nous y sommes dans un instant, » répondit la vieille.

Cirilla tourna dans une rue sombre, sale, peuplée surtout de juifs, et se dirigea du côté du Dnieper. C’est là qu’était le cabaret. On ne voyait que son toit rouge et bas derrière un mur élevé dans lequel était pratiquée une porte de couleur noirâtre. Cirilla fit un signe à Dragomira. Celle-ci nota soigneusement dans sa mémoire l’endroit et tous ses alentours, puis elle continua sa route pour gagner le vieux Kiew, bâti sur la hauteur. Là, elle se fit indiquer un élégant magasin d’objets d’art, examina ce qui était en montre, et ordonna d’entrer à la vieille qui ressortit bientôt avec une grande enveloppe contenant une photographie.

Après une courte excursion dans les rues les plus animées, Dragomira revint à la maison avec sa compagne. Elle ôta son manteau et son chapeau, s’installa dans un coin du sopha et tira la photographie de l’enveloppe.

Elle représentait le comte Soltyk.

Dragomira considéra l’image avec attention. Elle étudiait l’homme qui était l’objet de sa mission, comme un agent de police étudie le portrait du malfaiteur qu’il est chargé de poursuivre.

Le comte, vêtu d’une robe de chambre de fourrure, était assis dans un fauteuil et tenait à la main une longue pipe turque. C’était certes un bel homme, séduisant et intéressant. Sur son visage de marbre se lisait une grande énergie ; dans ses yeux brillaient l’esprit et la passion.

L’image était sur la table, lorsque Bedrosseff apparut. C’était un petit homme vif, approchant de la quarantaine, avec des cheveux clairsemés, une petite moustache blonde, un front large, des pommettes accentuées et un nez tuberculeux. Il baisa la main de Dragomira, la conduisit à la fenêtre pour mieux la voir, et entra dans une véritable extase.

« Non, s’écria-t-il, ce n’est pas possible… Êtes-vous devenue grande et belle ! Je peux à peine Croire que ce soit la mignonne petite Mira que je faisais autrefois sauter sur mes genoux, qui me prenait pour son cheval et m’attelait à sa petite voiture de bois. Que je suis donc charmé de vous voir ici !

— C’est bien plutôt à moi d’être heureuse de trouver ici un si bon, un si ancien ami, reprit Dragomira en souriant.

— J’accepte « l’ami », s’écria Bedrosseff avec son rire bruyant et jovial, mais je me défends très humblement de « l’ancien ». Suis-je donc déjà gris ou délabré ? On peut, ce me semble, m’appeler un homme à la fleur de l’âge.

— Sans doute, sans doute.

— Oui, mademoiselle, sur ce point-là je ne fais pas de concessions ; comme ami de monsieur votre père, je réclame le droit de vous protéger de toute façon ; mais je ne consacre mes services à la belle Dragomira qu’à la condition de pouvoir aussi lui faire un peu la cour.

— Je vous prends au mot, dit Dragomira en lui saisissant les mains, et je vous déclare mon cavalier. »

Bedrosseff s’inclina.

« J’espère que vous serez satisfaite de moi, et maintenant j’attends vos ordres.

— Avant tout, asseyez-vous et bavardons. »

Elle l’attira près d’elle sur le sopha ; et Bedrosseff s’empara de ses mains qu’il ne lâcha plus.

« Vraiment je vous envie, dit Dragomira.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que dans votre position vous possédez quelque chose qui nous est malheureusement inaccessible à nous autres enfants des hommes.

— Et c’est ?…

— Une bonne part de l’omniscience.

— Bah ! notre connaissance des hommes et des choses ne s’étend pas si loin que cela ; d’ordinaire la chance nous aide, et notre meilleur allié c’est le hasard.

— Mais vous savez combien les filles d’Ève sont curieuses !… Et vous, que d’événements cachés, que de secrets vous sont dévoilés ! Que de cœurs dont vous devinez les énigmes ! Vous tendez vos filets de rue à rue, de maison à maison, comme la toile d’une araignée gigantesque.

— C’est vrai jusqu’à un certain point.

— Ah ! que je serais heureuse de pouvoir un peu pénétrer dans ces mystères !

— Pourquoi pas ? Cela peut se faire. De tout temps, la police servie d’alliés ; et les femmes ont, je peux bien le dire, un talent supérieur pour exercer nos fonctions. Leur instinct, leurs pressentiments font souvent plus que toute la logique et tous les calculs du monde.

— Alors prenez-moi comme agent.

— Avec plaisir, s’écria Bedrosseff en riant, et il lui baisa de nouveau la main.

— Aujourd’hui, j’aimerais bien, pour ma part, mettre un peu votre omniscience à contribution.

— Ordonnez. »

Dragomira tint en l’air le portrait de Soltyk.

« Qui est-ce ?

— Le comte Soltyk, dit Bedrosseff immédiatement. Comment avez-vous sa photographie ? Le connaissez-vous ?

— Non, je me promenais dans la ville, et je l’ai achetée parce qu’elle m’a plu.

— Vous n’êtes pas la première jeune dame qui se laisse éblouir par ce sultan, continua le commissaire de police ; mais je vous en prie, restez-en à cet enthousiasme pour son image et gardez-vous bien de faire la connaissance de l’homme.

— Je ne m’enthousiasme pas pour le comte, je m’intéresse seulement à lui.

— Cela même est dangereux. Soltyk est une nature à la Néron, un despote, un don Juan, un être animé du plus brutal égoïsme, sans cœur, sans égard pour rien ni personne, sans pitié.

— Vous nous donnez là une étonnante mesure de sa moralité.

— Je lui ai déjà arraché plus d’une victime, et j’ai l’œil sur lui. Vous ne devez pas faire sa connaissance, ce serait votre perte.

— Oh ! j’ai beaucoup de sang-froid ; il ne me prendra pas dans ses filets.

— Alors vous seriez la première femme qui lui aurait résisté. »

Dragomira dîna avec Bedrosseff dans un des premiers hôtels ; elle jugeait bon de se faire voir avec lui. Après le dîner il prit une voiture et lui fit voir la ville. Quand il commença à faire sombre, Dragomira était rentrée à la maison, et elle attendait Zésim qui ne tarda pas à venir. Cirilla joua le rôle de la tante et prépara le thé, quand Zésim lui eût été présenté. Le samovar chantait en bouillonnant, les jeunes gens étaient assis devant la cheminée et causaient. Dragomira était gaie et naturelle comme elle ne l’avait jamais été. Zésim lui en fit la remarque.

« Tout le mérite t’en revient, dit-elle, dès que tu es raisonnable, je me sens rassurée, et la bonne humeur revient d’elle-même.

— C’est donc déraisonnable de t’aimer ?

— Oui, c’est même plus que cela.

— C’est dangereux ? »

Elle fit signe que oui, de la tête.

« Je ne peux pas tout t’expliquer, mais mon amour ne t’apporterait aucun bonheur, pas du moins dans le sens où tu l’entends.

— Tu veux donc finir ta vie comme une vestale ? »

Dragomira sourit tristement.

« J’ai dit adieu à tout ce qui fait soupirer le cœur d’une jeune fille, et je crois que j’ai eu raison. La terre me semble une vallée de douleurs, la vie un voyage malheureux et lamentable à travers cette vallée, la nature une grande séductrice qui attire nos âmes à elle pour les perdre. Le démon, qui jadis, sous la forme du serpent, tenta les premiers hommes dans le paradis, chante maintenant son chant de sirène dans le murmure des bois verdoyants, dans le chuchotement des flots argentés, dans la musique flatteuse du zéphyr et les plaintes mélodieuses du rossignol. Il nous gouverne nous-mêmes sans que nous en ayons conscience ; il cherche à nous persuader par la grâce des paroles humaines ; à nous troubler par les caresses des lèvres en fleur de la femme, par le regard loyal de l’ami, par le regard angélique des yeux de l’enfant. Partout les pièges sont tendus ; nous sommes enveloppés de filets, et c’est à peine si nous pressentons où commence le péché.

— Alors, selon toi, il vaut mieux renoncer à tout ce qui fait l’ornement de la vie ?

— Oui.

— C’est bien triste.

— Je me sens calme et satisfaite ainsi. Voilà pourquoi je veux bien t’aimer si tu consens à être mon ami, mon frère ; mais jamais un homme ne m’entraînera avec lui dans le tourbillon de ce monde coupable. »

En ce moment on sonna à la porte de la rue ; peu après on frappa doucement à la porte de la chambre, Cirilla se leva et sortit. Elle trouva dans le corridor une femme habillée de drap gris. La faible lueur de la lampe, accrochée au mur, lui permit de distinguer un visage rond, plein, aux traits accentués, et deux yeux noirs où brillait tout l’éclat fascinateur des regards orientaux. Les deux femmes se parlèrent à voix basse quelques instants, puis l’étrangère partit et Cirilla rentra dans la chambre.

Zésim se leva un moment pour allumer sa cigarette à la lampe. La vieille murmura alors à l’oreille de Dragomira :

« C’était la juive, la propriétaire du cabaret rouge.

— Que voulait-elle ?

— Elle a fait une capture et voulait savoir si elle peut compter sur vous, dit Cirilla mystérieusement.

Pourquoi ne le fait-elle pas elle-même ?

— Le courage lui manque.

— Alors je prendrai la chose sur moi.

— Dieu vous en récompensera, maîtresse.

— Et quand a-t-on besoin de moi ?

— Nous le saurons quand il sera temps. »