Traduction par L.-C. Colomb.
Librairie Hachette et Cie (p. 26-32).

V

LE FEU FOLLET

Il dirigea ses pas vers de fausses routes, suivant les images du bonheur mensonger.
DANTE.

Ce fut une grande surprise à Koniatyn, lorsque le lendemain, dans l’après-midi, une voiture entra dans la cour et que de cette voiture descendirent Mme Maloutine et sa fille.

« Qu’est-ce que cela signifie ? murmura Mme Jadewska ; il y a des années qu’elles ne sont venues chez moi. »

Elle s’enveloppa rapidement dans un châle de Turquie et se hâta d’aller saluer ses hôtes. Zésim, qui la suivait de très près, ne fut pas médiocrement étonné lorsque Dragomira lui tendit la main avec un aimable sourire et lui fit un petit signe de tête familier. Que s’était-il passé ? La belle jeune fille avait changé de peau comme un serpent ; le sombre costume de la nonne avait disparu. Elle portait une robe blanche comme la neige, serrée à la taille par une ceinture bleu clair, et ses magnifiques cheveux blonds lui tombaient en longues tresses sur le dos. Son regard était gai, et sur ses lèvres rouges s’épanouissait toute la joie innocente de la jeunesse.

« Faites donc dételer, chère amie, dit Mme Jadewska ; on ne laisse pas repartir tout de suite des hôtes si rares. Restez à souper avec nous, je vous en prie. »

Madame Maloutine regarda Dragomira, qui lui répondit par un petit signe. Elle accepta alors l’invitation et donna à son cocher les ordres nécessaires.

Lorsqu’on eut pris le café, Dragomira demanda au jeune officier de venir au jardin avec elle ; et quand ils eurent descendu les marches, elle lui prit le bras et s’y appuya familièrement.

« Qu’as-tu donc ? demanda-t-il avec un ton d’aimable badinage, comme tu es gracieuse aujourd’hui ! Il y a quelque chose là-dessous.

— Dis-toi bien, mon ami, répliqua Dragomira, que quand les femmes sont aimables, c’est qu’elles ont toujours besoin de quelque chose.

— Alors, que veux-tu ?

— Tu le sauras plus tard. »

Ils passèrent à travers les treilles et les corbeilles de fleurs. Les papillons voltigeaient et les abeilles bourdonnaient. Ils allèrent s’asseoir auprès du petit bassin, sur le banc de bois. Dragomira avait cueilli des reines-marguerites et des dahlias avec les dernières roses. Elle en tressa une couronne qu’elle se mit sur la tête, et des guirlandes dont elle entoura sa taille élancée. Zésim l’admirait avec une joie muette.

« Voilà comme tu me plais, s’écria-t-elle en lui tendant les deux mains, si tu étais toujours aussi gentil et aussi calme, je t’aimerais beaucoup plus.

— C’est toujours le même ordre : Ne m’aime pas.

— Oui, c’est cela, ne m’aime pas ; aie seulement de l’affection pour moi, continua-t-elle, reste mon ami. Je voudrais bien me confier à toi, mais j’ai peur de ton ardeur impétueuse.

— Avoue-moi donc que tu en aimes un autre, et je ne me plaindrai plus.

— Je n’ai pas d’aveu de ce genre à te faire. Crois-moi, — elle le regarda, et son regard sincère et loyal n’avait aucune arrière-pensée, — si je pouvais aimer un homme, je ne donnerais mon cœur à personne qu’à toi.

— Ce sont de belles paroles !

— Voici ma main, Zésim. Je te jure que je ne serai jamais la femme d’un autre. Si je me marie, ce ne sera qu’avec toi. Es-tu satisfait ?

— Oui.

— Mais je ne me marierai jamais.

— Exaltation de jeune fille !

— Tu peux essayer de m’amener à d’autres pensées, dit-elle en souriant, je te le permets, mais je suis, comme cette dame, qui est là-bas… de pierre. »

Elle désignait la statue de la reine des Amazones qui, court-vêtue, une peau de bête sur les épaules et la lance à la main, était placée dans un bosquet, comme dans une niche.

« Et quel service puis-je te rendre ?

— J’ai une prière à te faire.

— Pourquoi pas un ordre à me donner ?

— Parce que je veux que tu sois mon ami et non mon esclave.

— Alors ?

— Je dois partir après-demain pour Kiew ; veux-tu m’accompagner ?

— Tu parais avoir le dessein de me rendre aujourd’hui tout à fait heureux.

— Alors, tu viendras avec moi ?

— Certainement ! Et combien de temps penses-tu rester là-bas ?

— Peut-être jusqu’au printemps.

— C’est ravissant !

— J’ai à mettre en ordre d’importantes affaires de famille, qui me retiendront là-bas quelques mois au moins.

— As-tu un logement ?

— Je demeurerai chez une vieille tante, qui a une petite maison. Je serai bien gardée ; mais c’est justement à cause de cela que j’aurai encore besoin de la protection d’un homme. Veux-tu être mon chevalier ?

— Tu me le demandes ? s’écria Zésim. Oh ! comme tout à coup le monde me paraît beau ! Comme l’avenir est riant ! Je me réjouis comme un enfant de ces intimes soirées d’hiver passées avec toi devant la cheminée.

— Tu seras content de moi, dit Dragomira, mais promets-moi de ne pas troubler le repos de mon âme.

— Je m’efforcerai d’être aussi froid que toi.

— Je ne suis pas froide ; et toi, tu ne dois pas être froid, pas plus que tu ne dois être ardent. Une douce chaleur, voilà la plus agréable température. »

Au souper, Dragomira leva son verre et but à Zésim ! à l’avenir ! Quand vint le moment du départ, Dragomira demanda sa jaquette de fourrure, qui était restée dans la calèche ; Zésim la lui apporta et l’aida à s’en revêtir. Puis il mit la mère et la fille en voiture et recommanda au cocher d’être bien prudent.

« Alors, à après-demain, dit Dragomira, dans l’après-midi ; je viendrai te prendre.

— Si tu veux. »

Elle sortit encore une fois de la manche d’épaisse fourrure parfumée sa petite main blanche et tiède et la lui tendit ; et quand il l’eût serrée avec tendresse, elle lui dit en souriant :

« Tu peux aussi la baiser, je ne m’y oppose pas. »

Zésim la pressa contre ses lèvres avec feu, mais elle lui échappa soudain, et les roues se mirent en mouvement.

« Bonne nuit ! »

Les chevaux noirs s’ébrouèrent, le long fouet claqua ; tout partit comme un oiseau qui s’envole.

Zésim consacra le lendemain à sa mère. Le soir, il fit ses paquets. C’était, encore une fois, la dernière nuit passée sous le toit de ses parents, puis il fallait se séparer ; mais, aujourd’hui, son cœur n’était pas trop oppressé, un gracieux fantôme flottait devant lui et il le suivait volontiers. Au point du jour, il était éveillé. Il sortit dans le jardin. Là, à la même place où il s’était assis la veille avec Dragomira, il trouva sa mère, dont les yeux étaient rouges d’avoir pleuré. Il s’assit à côté d’elle, et ils demeurèrent longtemps silencieux, la main dans la main, appuyés l’un contre l’autre.

« Promets-moi, Zésim…

— Quoi, ma mère ?

— D’être prudent avec Dragomira.

— Sans compter qu’elle ne veut pas entendre parler d’amour.

— C’est ce qu’on dit, et je veux bien le croire ; mais une voix intérieure, qui ne m’a jamais trompée, me dit aussi qu’elle vise un but avec toi et que quelque danger te menace de sa part.

— S’il n’y a pas autre chose, dit Zésim, je te promets bien d’être sur mes gardes. »

Juste à deux heures de l’après-midi, Dragomira arrivait devant la maison. Sa voiture de voyage était remplie de malles, de cartons et de petites boîtes. Elle descendit pour baiser la main de madame Jadewska. Zésim prit encore une fois congé de sa mère, qui se suspendait à son cou en pleurant amèrement ; puis ils montèrent en voiture, le cocher saisit les rênes, et le jeune et beau couple s’élança dans le monde.

La route traversait de vastes plaines, longeait des chaînes de collines brisées, des forêts aux teintes bleuâtres, d’immenses prairies couvertes de troupeaux de chevaux et de moutons, passait devant des églises aux coupoles brillantes et des villages au gracieux aspect. Pendant qu’ils se dirigeaient vers le Nord, des bandes d’oiseaux de passage, des oies sauvages, des hirondelles, des cailles, volaient vers le Sud. De temps en temps, une légère brise apportait les notes plaintives d’un chalumeau ou la douce mélodie d’un lied populaire petit-russien.

Zésim parlait, et Dragomira l’écoutait ; il la servait, et elle acceptait ses services avec calme ; toutes ces prévenances rendaient le voyage charmant.

Une seule fois elle lui adressa une question ; elle était relative au comte Soltyk.

Zésim ne le connaissait pas ; il avait seulement entendu parler de lui. On l’avait dépeint, au Casino des officiers, comme une espèce de Monte-Cristo et d’Hamlet.

Le soir venait ; dans le lointain resplendissaient les tours et les coupoles dorées de Kiew.

Le ciel, tout rouge, semblait enflammé, et la terre paraissait inondée de feu ; c’était comme si l’on avait passé à travers une mer de sang. Puis les flammes s’éteignirent ; les nuages se frangèrent d’or du côté du couchant ; l’obscurité se répandit, et la brume s’éleva sur les prairies. Le crépuscule étendit son épais voile sombre, la première étoile apparut à l’Orient. Il faisait nuit ; le cocher alluma ses lanternes. Ils passèrent par une forêt touffue.

De temps en temps les arbres s’interrompaient. Dans les intervalles on apercevait un pays marécageux avec de grands roseaux et des lys blancs. Tout à coup, sur un des côtés de la route, dans les buissons, apparut une flamme longue et mince : elle s’inclinait et faisait des mouvements étranges.

« Un feu follet, » dit Zésim.

Dragomira posa son bras sur celui de son compagnon et le regarda bien en face.

« C’est mon portrait, dit-elle, moi aussi je suis un feu follet ; ne me suis pas ; et surtout si je te fais signe. Tu pourrais tomber dans un marais et te noyer.

— Tu tiens d’étranges discours. Es-tu donc une de ces sirènes qui nous entraînent à la mort ?

— Il y a aussi des créatures saintes qui tuent. »

Ils arrivèrent tard à Kiew. La nuit couvrait déjà les hauteurs et les plaines, les rues et les maisons de la ville étaient resplendissantes de lumières.

Le cocher tourna du côté de Podal, ce quartier qui s’avance au bord du Dnieper et qui est situé sur la pente de ces hauteurs où s’élève la vieille ville proprement dite. La voiture passa par un certain nombre de rues dont les magasins étaient brillamment illuminés et les trottoirs remplis d’une foule animée. Elle entra dans une rue silencieuse, sombre et étroite, et ensuite dans une ruelle à peine éclairée par une lanterne à la lueur douteuse. Le cocher arrêta devant une maison de mince apparence, qui n’avait qu’un étage. Les fenêtres étaient hermétiquement fermées, la muraille revêtue d’un enduit de couleur sombre ; le tout avait un aspect lugubre.

Les deux jeunes gens descendirent, et Zésim sonna. Il se passa un certain temps avant qu’une faible lumière se montrât au premier ; puis on ouvrit une fenêtre, une vieille femme regarda dehors et se retira. On entendit alors des pas lourds, la porte s’ouvrit, et un petit serviteur maigre avec une chevelure et une barbe blanches sortit de la maison, une lanterne à la main. Il plia le genou devant Dragomira et baisa le bord de sa robe, puis il se mit à décharger les bagages.

« Pour aujourd’hui, je te dis adieu, dit Dragomira en s’adressant à Zésim, je suis fatiguée et je désire être seule. Le cocher te conduira chez toi. Demain matin, je t’attends pour le thé. » Elle lui tendit une main qu’il baisa respectueusement. Puis il remonta dans la voiture et partit, pendant que Dragomira, conduite par le petit vieux, montait l’escalier.

En haut, elle trouva une vieille dame simplement habillée. Elle avait un visage rose, presque jeûne, des yeux bleus malins et des cheveux blancs qui sortaient en abondance d’un bonnet de couleur sombre. Elle s’inclina profondément devant Dragomira et lui baisa humblement le coude.

« Cirilla ?

— Pour vous servir, ma jeune maîtresse.

— Tu es au courant de tout ?

— Oui.

— Pour le monde, tu es désormais ma tante.

— À vos ordres, et pour tout le reste votre esclave. »

Elle conduisit Dragomira à travers plusieurs salles meublées avec un luxe sérieux, jusqu’à une petite chambre où se trouvait un lit à baldaquin.

« C’est ici que vous reposerez, maîtresse.

— Bien. »

Cirilla aida Dragomira à changer de vêtements, et celle-ci, bien à l’aise dans une casaque de fourrure, vint s’asseoir à la table de thé. Cirilla, debout devant elle et les mains croisées sur la poitrine, ne pouvait se rassasier de la regarder.

« Que vous êtes belle ! disait-elle en soupirant, et si jeune ! »

Puis elle partit en secouant tristement la tête. Dragomira ferma la porte au verrou, prit les papiers que l’apôtre lui avait remis, brisa le cachet et les lut. Quand elle eut fini, elle les jeta un à un dans la cheminée et ne les quitta pas du regard, jusqu’à ce que les flammes eussent tout dévoré.