La Nouvelle Thérèse, ou la Protestante philosophe/01

de l’impr. de J. Desbordes (Londres) (p. 9-24).
Chapitre premier.

La Nouvelle Thérèse, ou la Protestante philosophe, 1774, bandeau
La Nouvelle Thérèse, ou la Protestante philosophe, 1774, bandeau


LA
NOUVELLE
THERESE
OU
LA PROTESTANTE
PHILOSOPHE.



CHAPITRE PREMIER.



U ne Ville maritime de France, & des plus commerçantes de l’Europe, fut le lieu qui me vit naître. Le ſoin de mes premieres années a été confié à une de mes tantes, qu’une forte inclination, pour la vie champêtre, avoit dégoûtée du grand monde. Je n’ajouterai rien à la bonté de ſon caractere : je ſuis trop convaincue de l’inſuffiſance de ma plume, pour entreprendre ſon éloge. Qu’il me ſuffiſe ſeulement d’avancer, que les illuſions de l’amour-propre & de la vanité, ne répandirent jamais dans ſon ame leur funeſte poiſon ; qu’étant formée, dès ſon bas âge, à l’école de la vertu, elle ne s’étoit rendue recommandable que par l’auſtérité de ſes mœurs. Je dois même avouer, à ma honte, que ſon eſprit ſouple & doux, ſes manieres civiles & humaines, n’euſſent pas peu contribué à polir mon éducation, ſi, moins eſclave des plaiſirs, je me fuſſe montrée moins avide de leur ſenſualité.

Quoique ma tante fût encore dans la ſaiſon de plaire, & qu’on ne pût la regarder ſans ſentir des deſirs, elle aima mieux, cependant, couler en paix ſes jours dans ſon Château de R…, à quelques lieues de N…, que de mourir d’ennui dans ces cercles frivoles, où fatigué de ſon loiſir on en fatigue les autres ; où ceux qui les compoſent, n’étalent, le plus ſouvent, que des brillantes inutilités, & parlent ſans ceſſe de leur ridicule magnificence.

Mes parens, je le dis à leur gloire, ſans avoir joué dans le monde un rôle diſtingué, ſurent toujours ſe mériter l’eſtime & la bienveillance du Peuple, ſoit par leurs largeſſes, ſoit par leurs bontés, J’ajouterai même qu’ils étoient accueillis des Grands d’une maniere peu commune : choſe aſſez rare, parce que l’envie regarde toujours la proſpérité avec un œil de jalouſie, & que le mérite s’efforce d’éclipſer le mérite.

C’eſt à mes ayeul & biſayeul, que je ſuis redevable du bien être dont je jouis aujourd’hui. Ces deux Neſtor, étoient en ſi grande vénération dans le lieu de leur réſidence, qu’on ne prononçoit jamais leur nom ſans un tendre reſpect : ils étoient riches, c’eſt tout dire ; avec cette différence, qu’ils ne durent point à la baſſeſſe leur brillante fortune, & que, bien loin de ſe ſervir du droit qu’elle donne, droit qui ne rend inſolens que les gens parvenus, ils la ſoutinrent, au contraire, & ſans orgueil, & ſans fierté.

Mon pere, qu’une longue expérience de malheurs avoit rendu Philoſophe, dès le printemps de ſon âge, malheurs différens de ceux de la privation des dons de Plutus, il en étoit comblé, j’en ai déjà fait mention ; mon pere, dis-je, s’étoit accoutumé de bonne heure, à ranger dans la même claſſe, ſubordination à part, & l’Eſclave, & le Roi. Les qualités qui tirent leur eſſence de l’éclat, j’entends parler de celles qui frappent au premier coup d’œil, n’étoient point de ſon goût. Simple dans ſes mœurs, il n’eût pas été propre à jouer le rôle de Courtiſan : à leur exemple, il n’avoit garde d’en impoſer par le faſte des titres, encore moins par la pompe de l’appareil. Vrai dans ſes diſcours, il eût regardé comme un crime d’altérer la vérité, bien perſuadé que, pour ſe montrer, elle n’a pas beſoin de fard, & qu’un tableau qui n’emprunte rien de la fiction, eſt préférable, ſans doute, à ces vains ſymulacres qui doivent tout au ciſeau & rien à la Nature. Nourri de la lecture des Anciens, qu’il préféroit au dire faſtidieux de nos prétendus Doctes, il ne ſe laiſſa jamais ſéduire par la manie du bel eſprit. Inſtruit par l’expérience, il ne pouvoit ignorer que c’eſt un vain titre qui n’eſt fait que pour les Sots.

A tant de qualités, qui formoient non-ſeulement la baſe du caractere de mon pere, mais qui le diſtinguoient encore de la foule commune, je joindrai celle d’un cœur trop tendre, pour ne pas s’occuper des ſentimens les plus profonds. Doué d’un entendement ſain, il ne pouvoit ſe diſſimuler que tous les hommes ſont freres, principalement lorſqu’ils ſont unis par la ſageſſe. Je dois lui rendre juſtice, cette premiere vertu, puiſée dans la Nature, & fortifiée par la raiſon, étoit gravée dans ſon ame en caracteres ineffaçables.

Voilà ſans doute un beau portrait, me diront quelques Critiques ; il n’eſt pas chargé d’ombres, & il n’appartenoit qu’à Théreſe d’en ſaiſir ainſi la reſſemblance. Mais, ſans me mettre en peine du langage ironique de ces Meſſieurs, je ſoutiens, moi, qu’un tel portrait étoit celui de mon pere ; que c’étoit véritablement un Sage, dont les mœurs n’avoient rien d’analogue à celles de mon ſiecle. Je ſoutiens qu’il n’étoit jamais ſi ſatisfait, que lorſqu’il pouvoit trouver l’occaſion de ſe ſignaler par des bienfaits. Je ſoutiens qu’il ſuivoit ſcrupuleuſement les Loix, lorſqu’elles étoient humaines ; qu’il aimoit & révéroit ſon Dieu, mais ne le craignoit pas. Plein de reſpect & de vénération pour un Etre ſouverainement bon, il ſe l’eſt toujours repréſenté comme un pere dont la tendreſſe eſt infinie ; toujours prêt à pardonner à ſes enfans, & jamais armé de la foudre, comme le peignent nos obſcurs Cénobites. En un mot, les trois points ſur leſquels il étayoit ſa religion, étoient la vérité, la justice & l’humanité.

Gens d’Égliſe, appuis mercénaires de la Doctrine chrétienne, vous flatteriez-vous d’égaler en ſentimens le plus tendre des peres ? Il y a long-temps que vous m’avez appris à vous connoître. L’étude particuliere que je me ſuis faite de votre caractere & de vos mœurs, n’offre un champ que trop vaſte à mes juſtes réflexions. Vous avez beau vous couvrir du manteau de l’hypocriſie, vos myſteres percent toujours, & vos vertus apparentes ne ſont au fond que des vices effectifs.

Ma mere, qui avoit encore toutes les graces de la jeuneſſe, au déclin même de ſes jours, joignoit aux charmes d’une figure aimable, ce qu’on appelle un eſprit juſte, un bon naturel & un cœur par excellence. Compatiſſante ſans orgueil, le bien qu’elle aimoit à faire, étoit moins dans le fond de ſa bourſe qu’au dedans de ſon cœur. Plus d’une famille indigeante, s’eſt ſouvent reſſentie de ſes libéralités ! A combien de malheureux, n’a-t-elle pas fermé la porte aux crimes, en les ſoulageant dans leurs beſoins !

Eſt-ce de vous femmes dévotes, vous qui vous faites gloire d’une fauſſe piété, que la tendre humanité doit eſpérer des ſecours ? Non : le Dieu que vous ſervez, eſt le Dieu de l’intérêt. Le Ciel vous fit un cœur ; il vous donna même des entrailles, & vous rougiſſez de vous montrer telles que vous devriez être, charitables & ſenſibles.

Il eſt aiſé de comprendre qu’avec des qualités auſſi rares & un tempérament décidé pour les plaiſirs, celle qui me donna l’être, ne manquoit pas d’Adorateurs. A quelques défauts près, elle eût été un modèle de ſageſſe, un exemple de vertu, mais quand on a reçu du Ciel une ame faite pour deſirer ſans ceſſe & pour jouir toujours, le moyen de ne pas céder aux impulſions de la Nature ?

Qu’une fille, qui a du tempérament, qui veut contrefaire la Veſtale, ou ſe donner pour une Lucrece, joue, à mon avis, un triſte perſonnage : elle peut bien ſatiſfaire à ſon orgueil, mais jamais à ſes ſens. Le même raiſonnement peut auſſi s’appliquer aux femmes ; il y en a de tout genre : j’en connois qui affectent d’avoir ſur la Nature un empire abſolu, mais qui dans le tête-à-tête, ſont les plus ſenſuelles. Tel étoit, à peu près, le caractere de ma mere. S’il lui arrivoit d’interroger quelquefois ſon cœur, elle ne pouvoit le faire, ſans appeller le plaiſir. Le plus ſouvent, elle folâtroit avec lui ; c’étoit ſa paſſion dominante : auſſi, avec quelle vivacité ne ſe prêta-t-elle pas aux traits que lui porta le fils de Vénus !

De tous les concurrens qui ſoupiroient pour ſes beaux yeux, un jeune Financier, très-diſpos, vigoureux & de bonne mine, étoit le mieux traité. Ce nouvel Athlete, ſe rendoit ſouvent chez ma mere, à la faveur de la nuit ; & tandis que mon pere étoit, à cent lieues de ſon épouſe, au ſervice de ſon Prince, car j’avois oublié de dire qu’il rempliſſoit un poſte honorable dans un Régiment de Cavalerie, le favori du cœur goûtoit, dans les bras de ſon Hélene & ſous la ſauve-garde de l’amour, des plaiſirs trop bien apprêtés, pour ne pas partir de la main des délices.

Monſieur le Financier étoit un homme galant, qui n’ayant des yeux que pour le beau Sexe ſe plaiſoit à jouer avec les roſes de Cypris. Ma mere étoit une Déeſſe charmante, qui chériſſoit le beau fruit, & qui ſavoit encore mieux en exprimer la liqueur.

En voilà, je crois, aſſez, pour donner une idée ſuccinte des Auteurs de mes jours ? Que me ſerviroit de remonter à l’origine de mes Ancêtres ? Il ne doit pas entrer dans mon plan de faire ici ma généalogie ; des ſemblables détails ne ſeroient qu’un jeu frivole. Je me ſuis propoſée d’écrire ſeulement mon hiſtoire ; voilà tout, J’entre en matiere.

Il n’eſt point de ſorte d’attitudes, comme on verra dans la ſuite, que je n’aye mis en uſage, point de goûts que je n’aye épuiſés, pour me procurer des ſenſations capables d’affecter mon ame ; diſons mieux, pour m’abîmer, s’il étoit poſſible, dans un Océan de délices.

Qui le croiroit ! Ce fut dans un Couvent de Religieuſes, aux environs de N… que me furent dictées les premieres leçons de la débauche. Novice encore dans l’Art de la Galanterie, devois-je m’attendre à faire l’apprentiſſage du vice dans une Maiſon ſacrée !

Peres & meres, ſi j’ai un conſeil à vous donner, c’eſt de laiſſer ignorer à vos filles ces Repaires affreux, qui cachent, ſous le nom de Cloître, parlons net, ſous le maſque de la Religion, mille belles maximes ; où la morale qu’on y prêche, vient toujours ſe briſer ſous le choc des paſſions, où la peine & le vice ſont à jamais inſéparables ; où l’on ne connoît enfin que la haine & l’eſclavage. Pour bien juger des Cloîtres, il faut les avoir fréquentés ; il faut avoir vu, comme moi, pour apprendre à mépriſer le culte inſenſé qu’on y pratique.

Si j’étois encore dans l’âge des folies amoureuſes, & qu’il fût en mon pouvoir de donner à mon Prince, ſoit des garçons, ſoit des filles, à Dieu ne plaiſe que je priſſe jamais le ſoin dangereux de leur inſpirer le goût du Couvent. Cet abus, ou plutôt ce vice conſacré par la mode, & qu’on croit inſéparable de la bonne éducation, eſt, à mon avis, le comble du délire y c’eſt le dernier degré de la dépravation.

Je ne puis m’empêcher de rire, quand je penſe aux momeries de nos Anti-Veſtales. Avec quel air de modeſtie, de vénération & de ſageſſe, ne les voit-on pas fléchir les genoux devant la Mere Abbeſſe, qu’elles encenſent comme une Idole. Il n’eſt point juſqu’à la moindre des Novices, qui ne ſoit obligée de lui rendre un hommage ſincere, & qui, pour cet effet, ne ſe pare des atours recherchés d’une dévotion ſcrupuleuſe. A en juger par la modeſtie de ces monſtres fémelles, on diroit qu’elles brûlent d’un feu toujours divin ; mais, ſi j’ai bien déviné, le Ciel eſt dans leurs yeux, & l’Enfer dans leurs cœurs.

Que penſez-vous de mon raiſonnement, graves Théologiens ? vous qui ſavez ſi bien traduire les idées ſublimes de la morale chrétienne ? vous qui dogmatiſez à votre fantaiſie, qui parlez de tout, & qui ne décidez de rien ? vous, enfin, qui faites ſouvent rougir vos Ouailles au fond d’un Confeſſionnal, & ou le plaiſir d’une imagination échauffée, a ſans doute plus de part, dans vos queſtions indécentes, que l’envie ſalutaire de les réconcilier avec Dieu ?

Ne vous déchaînez pas contre ma morale, Miniſtres du Très-haut ; elle n’eſt pas bien édifiante, je m’attends à ce reproche : je demeure même comme ſurpriſe, de ce que vous ne m’avez pas déjà taxée d’Impie ſans principes, d’Eſprit fort par air, de Philoſophe ſans raiſonnement. Il eſt vrai que mon Sexe n’a pas droit d’aſpirer, comme vous, aux honneurs du Doctorat ; mais ſi la raiſon nous eſt commune, vous en convenez vous-mêmes, pourquoi me feriez-vous un crime, & d’apprécier, & de juger ?

Dites-moi, vous qui vous connoiſſez dans le phyſique de l’amour, par quelle étrange fatalité, que je ne puis comprendre, mes muſcles, mes tendres muſcles, aux approches de ce Sexe charmant qui poſſéde l’Art enchanteur de nous faire paſſer de l’état de fille à celui de femme, étoient-ils ſans réſiſtance ? Pourquoi cette vie molle & licencieuſe ? Pourquoi ces deſirs illimités, ces paſſions immodérées, ces penchans ſans meſure, en un mot, cette entiere dépravation dans tous mes ſens ? Eſt-ce faute d’éducation, ou faute de principes ?… Je vous entends… La ſolution n’eſt pas aiſée, & les difficultés vous arrêtent. J’inſiſte pourtant à croire que des pareils ſentimens ne peuvent dépendre ni de l’un ni de l’autre ; qu’ils ſont innés dans certains Individus ; autoriſés, conſéquemment, par l’Ouvrier de la Nature, parce qu’il ne peut ni ne doit être ſujet à l’erreur.

Quelques Cenſeurs atrabilaires, m’objecteront peut-être que j’ai pour moi la raiſon, & qu’il eſt abſolument néceſſaire que je l’appelle à mon ſecours. A cela je réponds qu’elle eſt ſourde à ma voix, & qu’elle ne peut rien contre ma propre foibleſſe.


La Nouvelle Thérèse, ou la Protestante philosophe, 1774, vignette fin de chapitre
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