Paul Ollendorff (Tome 3p. 275-282).
◄  3
5  ►
Quatrième Partie — 4


Il s’entretenait souvent de « ses enfants » — (il les nommait ainsi) — avec Emmanuel. Emmanuel, qui avait de l’affection pour Georges, disait, en plaisantant, que Christophe aurait dû le lui céder, il avait déjà Aurora : ce n’était pas juste, il accaparait tout.

Leur amitié était devenue quasi-légendaire dans le monde parisien, quoiqu’ils vécussent à l’écart. Emmanuel s’était pris d’une passion pour Christophe. Il ne voulait pas la lui montrer, par orgueil ; il la cachait sous des façons brusques ; il le rudoyait parfois. Mais Christophe n’en était pas dupe. Il savait combien ce cœur lui était maintenant dévoué, et il en connaissait le prix. Ils ne passaient pas de semaine, sans se voir deux ou trois fois. Quand leur mauvaise santé les empêchait de sortir, ils s’écrivaient. Des lettres, qui semblaient venir de régions éloignées. Les événements extérieurs les intéressaient moins que certains progrès de l’esprit dans les sciences et dans l’art. Ils vivaient en leur pensée, méditant sur leur art, ou distinguant, sous le chaos des faits, la petite lueur inaperçue qui marque dans l’histoire de l’esprit humain.

Le plus souvent, Christophe venait chez Emmanuel. Bien que, depuis une récente maladie, il ne fût pas beaucoup mieux portant que son ami, ils avaient pris l’habitude de trouver naturel que la santé d’Emmanuel eût droit à plus de ménagements. Christophe ne montait plus sans peine les six étages d’Emmanuel ; et quand il était arrivé, il lui fallait un bon moment avant de reprendre haleine. Ils savaient aussi mal se soigner l’un que l’autre. En dépit de leurs bronches malades et de leurs accès d’oppression, ils étaient des fumeurs enragés. C’était une des raisons pour lesquelles Christophe préférait que leurs rendez-vous eussent lieu chez Emmanuel, plutôt que chez lui : car Aurora lui faisait la guerre, pour sa manie de fumer ; et il se cachait d’elle. Il arrivait aux deux amis d’être pris de quintes de toux, au milieu de leurs discours ; alors, ils devaient s’interrompre et se regardaient, en riant, comme des écoliers en faute ; et parfois l’un des deux faisait la leçon à celui qui toussait ; mais, le souffle revenu, l’autre protestait avec énergie que la fumée n’y était pour rien.

Sur la table d’Emmanuel, dans un espace libre au milieu de ses papiers, était couché un chat gris, qui regardait les deux fumeurs, gravement, d’un air de reproche. Christophe disait qu’il était leur conscience vivante ; pour l’étouffer, il mettait son chapeau dessus. C’était un chat malingre, de l’espèce la plus vulgaire, qu’Emmanuel avait ramassé dans la rue, à demi assommé ; il ne s’était jamais bien remis des brutalités, mangeait peu, jouait à peine, ne faisait aucun bruit ; très doux, suivant son maître de ses yeux intelligents, malheureux quand il n’était point là, content d’être couché sur la table, près de lui, ne se laissant distraire de sa méditation que pour contempler pendant des heures, avec extase, la cage où voletaient les oiseaux inaccessibles, ronronnant poliment à la moindre marque d’attention, se prêtant avec patience aux caresses capricieuses d’Emmanuel, un peu rudes de Christophe, et prenant toujours garde de ne griffer ni mordre. Il était délicat, un de ses yeux pleurait ; il toussotait ; s’il avait pu parler, il n’eût certes pas eu l’effronterie de soutenir, comme les deux amis, « que la fumée n’y était pour rien » ; mais d’eux, il acceptait tout ; il avait l’air de penser :

— Ils sont hommes, ils ne savent pas ce qu’ils font.

Emmanuel s’était attaché à lui, parce qu’il trouvait une analogie entre le sort de cette bête souffreteuse et le sien. Christophe prétendait que les ressemblances s’étendaient jusqu’à l’expression du regard.

— Pourquoi pas ? disait Emmanuel.

Les animaux reflètent leur milieu. Leur physionomie s’affine, selon les maîtres qu’ils fréquentent. Le chat d’un imbécile n’a pas le même regard que le chat d’un homme d’esprit. Un animal domestique peut devenir bon ou méchant, franc ou sournois, fin ou stupide, non seulement suivant les leçons que lui donne son maître, mais selon ce qu’est son maître. Il n’est même pas besoin de l’influence des hommes. Les lieux modèlent les bêtes, à leur image. Un paysage intelligent illumine les yeux des animaux. — Le chat gris d’Emmanuel était en harmonie avec la mansarde étouffée et le maître infirme, qu’éclairait le ciel parisien.

Emmanuel s’était humanisé. Il n’était plus le même qu’aux premiers temps de sa connaissance avec Christophe. Une tragédie domestique l’avait profondément ébranlé. Sa compagne, à qui il avait fait sentir trop clairement, dans une heure d’exaspération, la lassitude que lui causait le poids de son affection, avait brusquement disparu. Il l’avait cherchée, toute une nuit, bouleversé d’inquiétudes. Il avait fini par la trouver dans un poste de police, où on l’avait gardée. Elle avait voulu se jeter dans la Seine ; un passant l’avait retenue par ses vêtements, au moment où elle enjambait le parapet d’un pont ; elle avait refusé de donner son adresse et son nom ; elle voulait recommencer. Le spectacle de cette douleur avait accablé Emmanuel ; il ne pouvait supporter la pensée qu’après avoir souffert des autres, il faisait souffrir, à son tour. Il avait ramené chez lui la désespérée, il s’était appliqué à panser la blessure qu’il avait ouverte, à rendre à l’exigeante amie la confiance dans l’affection qu’elle voulait trouver. Il avait fait taire ses révoltes, il s’était résigné à cet amour absorbant, il lui avait dévoué ce qui lui restait de vie. Toute la sève de son génie avait reflué à son cœur. Cet apôtre de l’action en était arrivé à croire qu’il n’y avait qu’une action qui fût bonne : ne pas faire de mal. Son rôle était fini. Il semblait que la Force qui soulève les grandes marées humaines ne se fût servie de lui que comme d’un instrument, pour déchaîner l’action. Une fois l’ordre accompli, il n’était plus rien : l’action continuait sans lui. Il la regardait continuer, à peu près résigné aux injustices qui le touchaient personnellement, pas tout à fait à celles qui concernaient sa foi. Car bien que, libre-penseur, il se prétendit affranchi de toute religion et qu’il traitât en plaisantant Christophe de clérical déguisé, il avait son autel, comme tout esprit puissant, qui déifie les rêves auxquels il se sacrifie. L’autel était déserté maintenant ; et Emmanuel en souffrait. Comment voir sans douleur les saintes idées qu’on a eu tant de peine à faire vaincre, pour lesquelles les meilleurs, depuis un siècle, ont souffert tant de tourments, foulées aux pieds par ceux qui viennent ! Tout ce magnifique héritage de l’idéalisme français, — cette foi dans la Liberté, qui eut ses saints, ses martyrs, ses héros, cet amour de l’humanité, cette aspiration religieuse à la fraternité des nations et des races, — avec quelle aveugle brutalité ces jeunes gens le saccagent ! Quel délire les a pris de regretter les monstres que nous avions vaincus, de se remettre sous le joug que nous avions brisé, de rappeler à grands cris le règne de la Force, et de rallumer la haine, la démence de la guerre dans le cœur de ma France !

— Ce n’est pas seulement en France, c’est dans le monde entier, disait Christophe, d’un air riant. De l’Espagne à la Chine, la même bourrasque souffle. Plus un coin où l’on puisse s’abriter contre le vent ! Vois, cela devient comique : jusqu’à ma Suisse elle-même, qui se fait nationaliste !

— Tu trouves cela consolant ?

— Assurément. On voit là que de tels courants ne sont pas dus aux ridicules passions de quelques hommes, mais à un Dieu caché qui mène l’univers. Et devant ce Dieu, j’ai appris à m’incliner. Si je ne le comprends pas, c’est ma faute, non la sienne. Essaie de le comprendre. Mais qui de vous s’en inquiète ? Vous vivez au jour le jour, vous ne voyez pas plus loin que la borne prochaine, et vous vous imaginez qu’elle marque le terme du chemin ; vous voyez la vague qui vous emporte, et vous ne voyez pas la mer ! La vague d’aujourd’hui, c’est la vague d’hier, c’est le flot de nos âmes, qui lui a ouvert la route. La vague d’aujourd’hui creusera le sillon de la vague de demain, qui la fera oublier, comme est oubliée la nôtre. Je n’admire ni ne crains le nationalisme de l’heure présente. Il s’écoule, avec l’heure ; il passe, il est passé. Il est un degré de l’échelle. Monte au faîte ! Il est le sergent-fourrier de l’armée qui va venir. Écoute déjà sonner ses fifres et ses tambours !…

(Christophe battait du tambour sur la table, où le chat, réveillé, sursauta.)

… Chaque peuple, aujourd’hui, sent l’impérieux besoin de rassembler ses forces et d’en dresser le bilan. C’est que, depuis un siècle, les peuples ont été transformés par leur pénétration mutuelle et par l’immense apport de toutes les intelligences de l’univers, bâtissant la morale, la science, la foi nouvelles. Il faut que chacun fasse son examen de conscience et sache exactement qui il est et quel est son bien, avant d’entrer, avec les autres, dans le nouveau siècle. Un nouvel âge vient. L’humanité va signer un nouveau bail avec la vie. Sur de nouvelles lois, la société va revivre. C’est dimanche, demain. Chacun fait ses comptes de la semaine, chacun lave son logis et veut sa maison nette, avant de s’unir aux autres, devant le Dieu commun, et de conclure avec lui le nouveau pacte d’alliance.

Emmanuel regardait Christophe ; et ses yeux reflétaient la vision qui passait. Il se tut, quelque temps après que l’autre eut parlé ; puis, il dit :

— Tu es heureux, Christophe ! Tu ne vois pas la nuit.

— Je vois dans la nuit, dit Christophe. J’y ai assez vécu. Je suis un vieux hibou.