Paul Ollendorff (Tome 3p. 283-290).
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Quatrième Partie — 5


Vers cette époque, ses amis remarquèrent un changement dans ses manières. Il était souvent distrait, comme absent. Il n’écoutait pas bien ce qu’on lui disait. Il avait l’air absorbé et souriant. Quand on lui faisait remarquer ses distractions, il s’excusait affectueusement. Il parlait de lui parfois, à la troisième personne :

— Krafft vous fera cela…

ou…

— Christophe rira bien…

Ceux qui ne le connaissaient pas, disaient :

— Quelle infatuation de soi !

Et c’était tout le contraire. Il se voyait du dehors, comme un étranger. Il en était à l’heure où l’on se désintéresse même de la lutte livrée pour le beau, parce qu’après avoir accompli sa tâche, on a tendance à croire que les autres accompliront la leur et qu’au bout du compte, ainsi que dit Rodin, « le beau finira toujours par triompher ». Les méchancetés des gens et les injustices ne le révoltaient plus. — Il se disait, en riant, que ce n’était pas naturel, que la vie se retirait de lui.

De fait, il n’avait plus sa vigueur de naguère. Le moindre effort physique, une longue marche, une course rapide, le fatiguaient. Il était tout de suite hors d’haleine ; le cœur lui faisait mal. Il pensait quelquefois à son vieil ami Schulz. Il ne parlait pas aux autres de ce qu’il éprouvait. À quoi bon, n’est-ce pas ? On ne peut que les inquiéter, et on ne se guérit pas. D’ailleurs, il ne prenait pas au sérieux ces malaises. Beaucoup plus que d’être malade, il craignait qu’on ne l’obligeât à se soigner.

Par un secret pressentiment, il fut pris d’un désir de revoir encore le pays. C’était un projet qu’il remettait, d’année en année. Il se dit que, l’année prochaine… Il ne le remit plus, cette fois.

Il partit en cachette, sans avertir personne. Le voyage fut court. Christophe ne retrouva plus rien de ce qu’il venait chercher. Les transformations qui s’annonçaient, à son dernier passage, étaient maintenant accomplies : la petite ville était devenue une grande ville industrielle. Les vieilles maisons avaient disparu. Disparu, le cimetière. À la place de la ferme de Sabine, une usine dressait ses hautes cheminées. Le fleuve avait achevé de ronger les prairies, où Christophe jouait, enfant. Une rue, (quelle rue !) entre d’immondes bâtisses, portait son nom. Tout était mort du passé, la mort même… Soit ! La vie continuait ; peut-être d’autres petits Christophes rêvaient, souffraient, luttaient, dans les masures de cette rue décorée de son nom. — À un concert de la gigantesque Tonhalle, il entendit exécuter une de ses œuvres, au rebours de sa pensée ; il la reconnut à peine… Soit ! Mal comprise, elle susciterait peut-être des énergies nouvelles. Nous avons semé le grain. Faites-en ce qu’il vous plaît ; nourrissez-vous de nous. — Christophe, se promenant, à la tombée de la nuit, dans les champs autour de la ville, sur lesquels de grands brouillards allaient flottant, pensait aux grands brouillards qui allaient aussi envelopper sa vie, aux êtres aimés, disparus de la terre, réfugiés dans son cœur, que la nuit qui tombait recouvrirait, comme lui… Soit ! Soit ! Je ne te crains pas, ô nuit, couveuse de soleils ! Pour un astre qui s’éteint, des milliers d’autres s’allument. Comme un bol de lait qui bout, le gouffre de l’espace déborde de lumière. Tu ne m’éteindras point. Le souffle de la mort fera reflamber ma vie.

Au retour d’Allemagne, Christophe voulut s’arrêter dans la ville où il avait connu Anna. Depuis qu’il l’avait quittée, il ne savait plus rien d’elle. Il n’aurait pas osé demander de ses nouvelles. Pendant des années, le nom seul le faisait trembler… — À présent, il était calme, il ne craignait plus rien. Mais le soir, dans sa chambre d’hôtel, qui donnait sur le Rhin, le chant connu des cloches qui sonnaient pour la fête du lendemain ressuscita les images du passé. Du fleuve montait vers lui l’odeur du danger lointain, qu’il avait peine à comprendre. Il passa toute la nuit à se le remémorer. Il se sentait affranchi du redoutable Maître ; et ce lui était une triste douceur. Il n’était pas décidé sur ce qu’il ferait, le lendemain. Il eut, un instant, l’idée — (le passé était si loin !) — de faire visite aux Braun. Mais le lendemain, le courage lui manqua ; il ne se risqua même pas à demander, à l’hôtel, si le docteur et sa femme vivaient encore. Il décida de partir…

À l’heure de partir, une force irrésistible le poussa au temple où allait jadis Anna ; il se plaça derrière un pilier, d’où il pouvait voir le banc, sur lequel autrefois elle venait s’agenouiller. Il attendit, certain que, si elle vivait, elle viendrait encore là.

Une femme vint, en effet ; et il ne la reconnut pas. Elle était semblable à d’autres : corpulente, la figure pleine, au menton gras, l’expression indifférente et dure. Vêtue de noir. Elle s’assit à son banc, et resta immobile. Elle ne semblait ni prier, ni entendre ; elle regardait devant elle. Rien, en cette femme, ne rappelait celle que Christophe attendait. Une ou deux fois seulement, un geste un peu maniaque, comme pour effacer les plis de sa robe sur les genoux. Jadis, elle avait ce geste… À la sortie, elle passa près de lui, lentement, la tête droite, les mains avec son livre croisées au-dessus du ventre. Un instant, se posa sur les yeux de Christophe la lumière de ses yeux sombres et ennuyés. Et ils se regardèrent. Et ils ne se reconnurent point. Elle passa, droite et raide, sans tourner la tête. Ce ne fut qu’un instant après qu’il reconnut soudain, dans un éclair de mémoire, sous le sourire glacé, à certain pli des lèvres, la bouche qu’il avait baisée… Le souffle lui manqua, et ses genoux fléchirent. Il pensait :

— Seigneur, est-ce là ce corps, où habitait celle que j’ai aimée ? Où est-elle ? Où est-elle ? Et où suis-je, moi-même ? Où est celui qui l’a aimée ? Que reste-t-il de nous et du cruel amour qui nous a dévorés ? — La cendre. Où est le feu ?

Et son Dieu lui répondit :

— En moi.

Alors, il releva les yeux, et, pour la dernière fois, il l’aperçut, — au milieu de la foule, — qui sortait par la porte, au soleil.


Ce fut peu après son retour à Paris qu’il fit la paix avec son vieil ennemi Lévy-Cœur. Celui-ci l’avait longtemps attaqué, avec autant de malicieux talent que de mauvaise foi. Puis, arrivé au faîte du succès, repu d’honneurs, rassasié, apaisé, il avait eu l’esprit de reconnaître secrètement la supériorité de Christophe ; et il lui avait fait des avances. Attaques et avances, Christophe feignait de ne rien remarquer. Lévy-Cœur s’était lassé. Ils habitaient le même quartier, et se rencontraient souvent. Ils n’avaient pas l’air de se connaître. Christophe laissait, au passage, tomber son regard sur Lévy-Cœur, comme s’il ne le voyait pas. Cette façon tranquille de le nier exaspérait Lévy-Cœur.

Il avait une fille de dix-huit à vingt ans, jolie, fine, élégante, avec un profil de petit mouton, une auréole de cheveux blonds qui frisottaient, de doux yeux coquets, et un sourire de Luini. Ils se promenaient ensemble ; Christophe les croisait dans les allées du Luxembourg : ils semblaient très intimes ; la jeune fille s’appuyait gentiment au bras du père. Christophe qui, pour être distrait, n’en remarquait pas moins les jolis visages, avait un faible pour celui-ci. Il pensait de Lévy-Cœur :

— L’animal a de la chance !

Mais il ajoutait fièrement :

— Moi aussi, j’ai une fille.

Et il les comparait. Cette comparaison, où sa partialité donnait tout l’avantage à Aurora, avait fini par créer dans son esprit une sorte d’amitié imaginaire entre les deux jeunes filles, qui s’ignoraient, et même, sans qu’il s’en aperçût, par le rapprocher de Lévy-Cœur. En revenant d’Allemagne, il apprit que « le petit mouton » était mort. Son égoïsme paternel pensa aussitôt :

— Si c’était la mienne qui avait été frappée !

Et il fut pris d’une immense pitié pour Lévy-Cœur. Sur le premier moment, il voulut lui écrire ; il commença deux lettres ; il ne fut pas satisfait, il eut une mauvaise honte : il ne les envoya pas. Mais, quelques jours plus tard, rencontrant de nouveau Lévy-Cœur, la figure ravagée, ce fut plus fort que lui : il alla droit au malheureux, il lui tendit les mains. Lévy-Cœur, sans raisonner non plus, les saisit. Christophe dit :

— Vous l’avez perdue !…

Son accent d’émotion pénétra Lévy-Cœur. Il en éprouva une reconnaissance indicible… Ils échangèrent des paroles douloureuses et confuses. Quand ils se quittèrent après, plus rien ne subsistait de ce qui les avait divisés. Ils s’étaient combattus : c’était fatal, sans doute ; que chacun accomplisse la loi de sa nature ! Mais lorsqu’on voit arriver la fin de la tragi-comédie, on dépose les passions dont on était masqué, et l’on se retrouve face à face, — deux hommes qui ne valent pas beaucoup mieux l’un que l’autre, et qui ont bien le droit, après avoir joué leur rôle de leur mieux, de se donner la main.