Paul Ollendorff (Tome 3p. 262-274).
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Quatrième Partie — 3


Il s’en fallait pourtant que sa vie fût réduite tout entière à son art. Un homme de sa sorte ne peut se passer d’aimer ; et non pas seulement de cet amour égal, que l’esprit de l’artiste répand sur tout ce qui est : non, il faut qu’il préfère ; il faut qu’il se donne à des êtres de son choix. Ce sont les racines de l’arbre. Par là se renouvelle tout le sang de son cœur.

Le sang de Christophe n’était pas près d’être tari. Un amour le baignait, qui formait le meilleur de sa joie. Un double amour, pour la fille de Grazia et le fils d’Olivier. Il les unissait dans sa pensée. Il allait les unir, dans la réalité.


Georges et Aurora s’étaient rencontrés chez Colette. Aurora habitait dans la maison de sa cousine. Elle passait une partie de l’année à Rome, le reste du temps à Paris. Elle avait dix-huit ans, Georges cinq ans de plus. Grande, droite, élégante, la tête petite et la figure large, blonde, le teint hâlé, une petite ombre de duvet sur la lèvre, les yeux clairs dont le regard riant ne se fatiguait pas à penser, le menton un peu charnu, les mains brunes, de beaux bras ronds et robustes et la gorge bien faite, elle avait un air gai, matériel et fier. Nullement intellectuelle, très peu sentimentale, elle avait hérité de sa mère sa nonchalante paresse. Elle dormait à poings fermés, onze heures, tout d’un trait. Le reste du temps, elle flânait, en riant, à demi éveillée. Christophe la nommait Dornröschen, — la Belle au Bois dormant. Elle lui rappelait sa petite Sabine. Elle chantait en se couchant, elle chantait en se levant, elle riait sans raison, d’un bon rire enfantin, en avalant son rire, comme un hoquet. On ne savait à quoi elle passait ses journées. Tous les efforts de Colette pour la parer de ce brillant factice, qu’on plaque si aisément sur l’esprit des jeunes filles, comme un vernis laqué, avaient été perdus : le vernis ne tenait point. Elle n’apprenait rien ; elle mettait des mois à lire un livre, qu’elle trouvait très beau, sans pouvoir se souvenir, huit jours après, du titre ni du sujet ; elle faisait sans trouble des fautes d’orthographe et commettait, en parlant de choses savantes, des erreurs drolatiques. Elle était rafraîchissante par sa jeunesse, sa gaieté, son manque d’intellectualisme, même par ses défauts, par son étourderie qui touchait quelquefois à l’indifférence, par son naïf égoïsme. Si spontanée, toujours. Cette petite fille, simple et paresseuse, savait être, à ses heures, coquette, innocemment : alors, elle tendait ses lignes aux petits jeunes gens, elle faisait de la peinture en plein air, jouait des nocturnes de Chopin, promenait des livres de poésie qu’elle ne lisait point, avait des conversations idéalistes et des chapeaux qui ne l’étaient pas moins.

Christophe l’observait et riait sous cape. Il avait pour Aurora une tendresse paternelle, indulgente et railleuse. Et il avait aussi une piété secrète, qui s’adressait à celle qu’il avait aimée autrefois et qui reparaissait, avec une jeunesse nouvelle, pour un autre amour que le sien. Personne ne connaissait la profondeur de son affection. La seule à la soupçonner était Aurora. Depuis son enfance, elle avait presque toujours vu Christophe auprès d’elle ; elle le considérait comme quelqu’un de la famille. Dans ses peines d’autrefois, moins aimée que son frère, elle se rapprochait instinctivement de Christophe. Elle devinait en lui une peine analogue ; il voyait son chagrin ; et sans se les confier, ils les mettaient en commun. Plus tard, elle avait découvert le sentiment qui unissait sa mère et Christophe ; il lui semblait qu’elle était du secret, quoiqu’ils ne l’y eussent jamais associée. Elle connaissait le sens du message, dont elle avait été chargée par Grazia mourante, et de l’anneau qui était maintenant à la main de Christophe. Ainsi, existaient entre elle et lui des liens cachés, qu’elle n’avait pas besoin de comprendre clairement, pour les sentir dans leur complexité. Elle était sincèrement attachée à son vieil ami, bien qu’elle n’eût jamais pu faire l’effort de jouer ou de lire ses œuvres. Assez bonne musicienne pourtant, elle n’avait même pas la curiosité de couper les pages d’une partition, qui lui avait été dédiée. Elle aimait à venir causer familièrement avec lui. — Elle vint plus souvent, quand elle sut qu’elle pouvait rencontrer chez lui Georges Jeannin.

Et Georges, de son côté, n’avait jamais trouvé jusqu’alors tant d’intérêt à la société de Christophe.

Cependant, les deux jeunes gens furent lents à se douter de leurs vrais sentiments. Ils s’étaient vus d’abord, d’un regard moqueur. Ils ne se ressemblaient guère. L’un était vif-argent, et l’autre eau qui dort. Mais il ne se passa pas beaucoup de temps avant que le vif-argent s’ingéniât à paraître plus calme et que l’eau dormante se réveillât. Georges critiquait la toilette d’Aurora, son goût italien, — un léger manque de nuances, une certaine préférence pour les couleurs tranchées. Aurora aimait à railler, imitait plaisamment la façon de parler de Georges, hâtive et un peu précieuse. Et tout en s’en moquant, tous deux prenaient plaisir… était-ce à s’en moquer, ou à s’en entretenir ? Même, ils en entretenaient aussi Christophe, qui, loin de les contredire, malicieusement transmettait de l’un à l’autre les petites flèches. Ils affectaient de ne pas s’en soucier ; mais ils faisaient la découverte qu’ils s’en souciaient beaucoup trop, au contraire ; et incapables, surtout Georges, de cacher leur dépit, ils se livraient, à la première rencontre, de vives escarmouches. Les piqûres étaient légères ; ils avaient peur de se faire du mal ; et la main qui les frappait leur était si chère qu’ils avaient plus de plaisir aux coups qu’ils recevaient qu’à ceux qu’ils portaient. Ils s’observaient curieusement, avec des yeux qui cherchaient les défauts de l’autre et y trouvaient des attraits. Mais ils n’en convenaient point. Chacun, seul avec Christophe, protestait que l’autre lui était insupportable. Ils n’en profitaient pas moins de toutes les occasions que Christophe leur offrait de se rencontrer.

Un jour qu’Aurora était chez son vieil ami et venait de lui annoncer sa visite pour le dimanche suivant, dans la matinée, — Georges, entrant en coup de vent, selon son habitude, dit à Christophe qu’il viendrait dimanche, dans l’après-midi. Le dimanche matin, Christophe attendit vainement Aurora. À l’heure indiquée par Georges, elle parut, s’excusant d’avoir été empêchée de venir, plus tôt ; elle broda là-dessus toute une petite histoire. Christophe, qui s’amusait de son innocente rouerie, lui dit : — C’est dommage. Tu aurais trouvé Georges ; il est venu, nous avons déjeuné ensemble ; il ne pouvait pas rester, cet après-midi.

Aurora, déconfite, n’écoutait plus ce que lui disait Christophe. Il parlait, de bonne humeur. Elle répondait distraitement ; elle n’était pas loin de lui en vouloir. On sonna. C’était Georges. Aurora fut saisie. Christophe la regardait, en riant. Elle comprit qu’il s’était moqué d’elle ; elle rit et rougit. Il la menaçait du doigt, avec malice. Brusquement, avec effusion, elle courut l’embrasser. Il lui soufflait à l’oreille :

Biricchina, ladroncella, furbetta

Et elle lui mettait sa main sur la bouche, pour l’obliger à se taire.

Georges ne comprenait rien à ces rires et à ces embrassades. Son air étonné, et même un peu vexé, ajoutait à la joie des deux autres.

Ainsi, Christophe travaillait à rapprocher les deux enfants. Et quand il eut réussi, il se le reprocha presque. Il les aimait autant l’un que l’autre : mais il jugeait plus sévèrement Georges ; il connaissait ses faiblesses, il idéalisait Aurora ; il se croyait responsable du bonheur de celle-ci plus que de celui de Georges : car il lui semblait que Georges était un peu son fils, était un peu lui-même. Et il se demandait s’il n’était pas coupable, en donnant à l’innocente Aurora un compagnon, qui ne l’était guère.

Mais un jour qu’il passait près d’une charmille, où les deux jeunes gens étaient assis, — (c’était très peu de temps après leurs fiançailles) — il entendit, avec un serrement de cœur, Aurora, qui questionnait en plaisantant Georges sur une de ses aventures passées, et Georges qui racontait, sans se faire prier. D’autres bribes d’entretiens, dont ils ne se cachaient point, lui montrèrent qu’Aurora se trouvait beaucoup plus à l’aise que lui-même dans les idées morales de Georges. Tout en étant très épris l’un de l’autre, on sentait qu’ils ne se regardaient nullement comme liés pour toujours ; ils apportaient, dans les questions relatives à l’amour et au mariage, un esprit de liberté, qui devait avoir sa beauté, mais qui tranchait singulièrement avec l’ancien système de mutuel dévouement usque ad mortem. Et Christophe regardait, avec un peu de mélancolie… Comme ils étaient déjà loin de lui ! Comme elle va vite, la barque qui emporte nos enfants !… Patience ! un jour viendra, on se retrouvera tous au port.

En attendant, la barque ne s’inquiétait guère de la route à suivre ; elle flottait à tous les vents du jour. — Cet esprit de liberté, qui tendait à modifier les mœurs d’alors, il eût semblé naturel qu’il s’établit aussi dans les autres domaines de la pensée et de l’action. Mais il n’en était rien : la nature humaine se soucie peu de la contradiction. Dans le même temps que les mœurs devenaient plus libres, l’intelligence le devenait moins ; elle demandait à la religion de la remettre au licou. Et ce double mouvement en sens inverse s’effectuait, avec un magnifique illogisme, dans les mêmes âmes. Georges et Aurora s’étaient laissé gagner par le nouveau courant catholique, qui était en train de conquérir une partie des gens du monde et des intellectuels. Rien n’était plus curieux que la façon dont Georges, frondeur de nature, impie comme on respire, sans même y prendre garde, qui ne s’était jamais soucié ni de Dieu ni du diable, — un vrai petit Gaulois qui se moque de tout, — brusquement avait déclaré que la vérité était là. Il lui en fallait une ; et celle-ci s’accordait avec son besoin d’action, son atavisme de bourgeois français et sa lassitude de la liberté. Le jeune poulain avait assez vagabondé ; il revenait, de lui-même, se faire attacher à la charrue de la race. L’exemple de quelques amis avait suffi. Georges, ultra-sensible aux moindres pressions atmosphériques de la pensée environnante, fut un des premiers pris. Et Aurora le suivit, comme elle l’eût suivi n’importe où. Aussitôt, ils devinrent sûrs d’eux et méprisants pour ceux qui ne pensaient pas comme eux. Ô ironie ! Ces deux enfants frivoles étaient sincèrement croyants, alors que la pureté morale, le sérieux, l’ardent effort de Grazia et d’Olivier ne leur avaient jamais valu de l’être, malgré tout leur désir.

Christophe observait curieusement cette évolution des âmes. Il n’essayait pas de la combattre, comme l’eût voulu Emmanuel, dont le libre idéalisme s’irritait de ce retour de l’ancien ennemi. On ne combat pas le vent qui passe. On attend qu’il ait passé. La raison humaine était fatiguée. Elle venait de fournir un gigantesque effort. Elle cédait au sommeil ; et, comme l’enfant harassé d’une longue journée, avant de s’endormir, elle disait ses prières. La porte des rêves s’était rouverte : à la suite de la religion, les souffles théosophiques, mystiques, ésotériques, occultistes, visitaient le cerveau de l’Occident. La philosophie même vacillait. Leurs dieux de la pensée, Bergson, William James, titubaient. Jusqu’à la science, où se manifestaient les signes de fatigue de la raison. Un moment à passer. Laissons-les respirer. Demain, l’esprit se réveillera, plus alerte et plus libre… Le sommeil est bon, quand on a bien travaillé. Christophe, qui n’avait guère eu le temps d’y céder, était heureux, pour ses enfants, qu’ils en jouissent, à sa place, qu’ils eussent le repos de l’âme, la sécurité de la loi, la confiance absolue, imperturbable, en leurs rêves. Il n’aurait pas voulu, ni pu, faire échange avec eux. Mais il se disait que la mélancolie de Grazia et l’inquiétude d’Olivier trouvaient l’apaisement dans leurs fils et que c’était bien, ainsi.

— « Tout ce que nous avons souffert, moi, mes amis, tant d’autres que je n’ai pas connus et qui vivaient avant nous, tout a été pour que ces deux enfants atteignissent à la joie… Cette joie, Antoinette, pour qui tu étais faite, et qui te fut refusée !… Ah ! si les malheureux pouvaient goûter, par avance, le bonheur qui sortira, un jour, de leurs vies sacrifiées ! »

Pourquoi eût-il cherché à discuter ce bonheur ? Il ne faut pas vouloir que les autres soient heureux à notre façon, mais à la leur. Tout au plus, demandait-il doucement à Georges et à Aurora qu’ils n’eussent pas trop de mépris pour ceux qui, comme lui, ne partageaient pas leur foi.

Ils ne se donnaient même pas la peine de discuter avec lui. Ils avaient l’air de se dire :

— Il ne peut pas comprendre…

Il était, pour eux, du passé. Et, à ne rien céler, ils n’attachaient pas au passé une énorme importance. Entre eux, il leur arrivait de causer innocemment de ce qu’ils feraient plus tard, quand Christophe « ne serait plus là »… — Pourtant, ils l’aimaient bien… Ces terribles enfants, qui poussent autour de vous, comme des lianes ! Cette force de la nature, qui se hâte, qui vous chasse…

— « Va-t-en ! Va-t-en ! Ôte-toi de là ! À mon tour !… »

Christophe, qui entendait leur langage muet, avait envie de leur dire :

— Ne vous pressez pas tant ! Je me trouve bien, ici. Regardez-moi encore comme quelqu’un de vivant.

Il se divertissait de leur naïve impertinence.

— Dites tout de suite, fit-il avec bonhomie, un jour qu’ils l’avaient accablé de leur air dédaigneux, dites tout de suite que je suis une vieille bête.

— Mais non, mon vieil ami, dit Aurora, en riant de tout son cœur. Vous êtes le meilleur ; mais il y a des choses que vous ne savez pas.

— Et que tu sais, petite fille ? Voyez la grande sagesse !

— Ne vous moquez pas. Moi, je ne sais pas grand’chose. Mais, lui, Georges, il sait.

Christophe sourit :

— Oui, tu as raison, petite. Il sait toujours, celui qu’on aime.

Ce qui lui était beaucoup plus difficile que de se soumettre à leur supériorité intellectuelle, c’était de subir leur musique. Ils mettaient sa patience à une rude épreuve. Le piano ne chômait pas, quand ils venaient chez lui. Il semblait que, pareils aux oiseaux, l’amour éveillât leur ramage. Mais ils n’étaient pas, à beaucoup près, aussi habiles à chanter. Aurora ne se faisait pas d’illusion sur son talent. Il n’en était pas de même pour celui de son fiancé ; elle ne voyait aucune différence entre le jeu de Georges et celui de Christophe. Peut-être préférait-elle la façon de Georges. Et celui-ci, malgré sa finesse ironique, n’était pas loin de se laisser convaincre par la foi de son amoureuse. Christophe n’y contredisait pas ; malicieusement, il abondait dans le sens des paroles de la jeune fille, (quand il ne lui arrivait pas, toutefois, de quitter la place, excédé, en frappant les portes un peu fort.) Il écoutait, avec un sourire affectueux et apitoyé, Georges, jouant au piano Tristan. Ce pauvre petit bonhomme mettait, à traduire ces pages formidables, une conscience appliquée, une douceur aimable de jeune fille, pleine de bons sentiments. Christophe riait tout seul. Il ne voulait pas dire au jeune garçon pourquoi il riait. Il l’embrassait. Il l’aimait bien, ainsi. Il l’aimait peut-être mieux… Pauvre petit !… vanité de l’art !…