La Nouvelle Journée/III, 1
TROISIÈME PARTIE
L’absence ajoute encore au pouvoir de ceux qu’on aime. Le cœur ne retient d’eux que ce qui nous est cher. L’écho de chaque parole qui, par delà les espaces, vient de l’ami lointain, résonne dans le silence avec des vibrations religieuses.
La correspondance de Christophe et de Grazia avait pris le ton grave et contenu d’un couple qui n’en est plus à l’épreuve dangereuse de l’amour, mais qui, l’ayant passée, se sent sûr de sa route et marche, la main dans la main. Chacun des deux était fort pour soutenir et pour diriger l’autre, faible pour se laisser diriger et soutenir par lui.
Christophe retourna à Paris. Il s’était promis de n’y plus revenir. Mais que valent ces promesses ! Il savait qu’il y trouverait encore l’ombre de Grazia. Et les circonstances, conspirant avec son secret désir contre sa volonté, lui montrèrent à Paris un devoir nouveau à remplir. Colette, très au courant de la chronique mondaine, avait appris à Christophe que son jeune ami Jeannin était en train de faire des folies. Jacqueline, qui avait toujours été d’une grande faiblesse envers son fils, n’essayait plus de le retenir. Elle passait elle-même par une crise singulière : elle était trop occupée de soi, pour s’occuper de lui.
Depuis la triste aventure qui avait brisé son mariage et la vie d’Olivier, Jacqueline menait une existence très digne et retirée. Elle se tenait à l’écart de la société parisienne qui, après lui avoir hypocritement imposé une sorte de quarantaine, lui avait de nouveau fait des avances, qu’elle avait repoussées. De son action elle n’éprouvait vis-à-vis de ces gens nulle honte ; elle estimait qu’elle n’avait pas de compte à leur rendre : car ils valaient moins qu’elle ; ce qu’elle avait accompli franchement, la moitié des femmes qu’elle connaissait le pratiquaient sans bruit, sous le couvert protecteur du foyer. Elle souffrait seulement du mal qu’elle avait fait à son meilleur ami, au seul qu’elle eût aimé. Elle ne se pardonnait point d’avoir perdu, dans un monde aussi pauvre, une affection comme la sienne.
Ces regrets, cette peine, s’atténuèrent peu à peu. Il ne subsista plus qu’une souffrance sourde, un mépris humilié de soi et des autres, et l’amour de son enfant. Cette affection, où se déversait tout son besoin d’aimer, la désarmait devant lui ; elle était incapable de résister aux caprices de Georges. Pour excuser sa faiblesse, elle se persuadait qu’elle rachetait ainsi sa faute envers Olivier. À des périodes de tendresse exaltée succédaient des périodes d’indifférence lassée ; tantôt elle fatiguait Georges de son amour exigeant et inquiet, tantôt elle paraissait se fatiguer de lui, et elle le laissait tout faire. Elle se rendait compte qu’elle était une mauvaise éducatrice, elle s’en tourmentait ; mais elle n’y changeait rien. Quand elle avait (rarement) essayé de modeler ses principes de conduite sur l’esprit d’Olivier, le résultat avait été déplorable ; ce pessimisme moral ne convenait ni à elle, ni à l’enfant. Au fond, elle ne voulait avoir sur son fils d’autre autorité que celle de son affection. Et elle n’avait pas tort : car entre ces deux êtres, si ressemblants qu’ils fussent, il n’était d’autres liens que du cœur. Georges Jeannin subissait le charme physique de sa mère ; il aimait sa voix, ses gestes, ses mouvements, sa grâce, son amour. Mais il se sentait, d’esprit, étranger à elle. Elle ne s’en aperçut qu’au premier souffle de l’adolescence, lorsqu’il s’envola loin d’elle. Alors, elle s’étonna, elle s’indigna, elle attribua cet éloignement à d’autres influences féminines ; et en voulant maladroitement les combattre, elle ne fit que l’éloigner davantage. En réalité, ils avaient toujours vécu, l’un à côté de l’autre, préoccupés chacun de soucis différents et se faisant illusion sur ce qui les séparait, grâce à une communion de sympathies et d’antipathies à fleur de peau, dont il ne resta plus rien, quand de l’enfant (cet être ambigu, encore tout imprégné de l’odeur de la femme) l’homme se dégagea. Et Jacqueline disait, avec amertume, à son fils :
— Je ne sais pas de qui tu tiens. Tu ne ressembles ni à ton père, ni à moi.
Elle achevait ainsi de lui faire sentir tout ce qui les séparait ; et il en éprouvait un secret orgueil, mêlé de fièvre inquiète.
Les générations qui se suivent ont toujours un sentiment plus vif de ce qui les désunit que de ce qui les unit ; elles ont besoin de s’affirmer leur importance de vivre, fût-ce au prix d’une injustice ou d’un mensonge avec soi-même. Mais ce sentiment est, suivant l’époque, plus ou moins aigu. Dans les âges classiques où se réalise, pour un temps, l’équilibre des forces d’une civilisation, — ces hauts plateaux bordés de pentes rapides, — la différence de niveau est moins grande, d’une génération à l’autre. Mais dans les âges de renaissance ou de décadence, les jeunes hommes qui gravissent ou dévalent la pente vertigineuse laissent loin, par derrière, ceux qui les précédaient. — Georges, avec ceux de son âge, remontait la montagne.
Il n’avait rien de supérieur, ni par l’esprit, ni par le caractère : une égalité d’aptitudes, dont aucune ne dépassait le niveau d’une élégante médiocrité. Et cependant, il se trouvait, sans efforts, au début de sa carrière, plus élevé de quelques marches que son père, qui avait dépensé, dans sa trop courte vie, une somme incalculable d’intelligence et d’énergie.
À peine les yeux de sa raison s’étaient ouverts au jour qu’il avait aperçu autour de lui cet amas de ténèbres transpercées de lueurs éblouissantes, ces monceaux de connaissances et d’inconnaissances, de vérités ennemies, d’erreurs contradictoires, où son père avait fiévreusement erré. Mais il avait en même temps pris conscience d’une arme qui était en son pouvoir, et qu’ils n’avaient jamais connue : sa force…
D’où lui venait-elle ?… Mystère de ces résurrections d’une race, qui s’endort épuisée, et se réveille débordante, comme un torrent de montagne, au printemps !… Qu’allait-il faire de cette force ? L’employer, à son tour, à explorer les fourrés inextricables de la pensée moderne ? Ils ne l’attiraient point. Il sentait peser sur lui la menace des dangers qui s’y tenaient embusqués. Ils avaient écrasé son père. Plutôt que de renouveler l’expérience et de rentrer dans la forêt tragique, il y eût mis le feu. Il n’avait fait qu’entr’ouvrir ces livres de sagesse ou de folie sacrée, dont Olivier s’était grisé : la pitié nihiliste de Tolstoy, le sombre orgueil destructeur d’Ibsen, la frénésie de Nietzsche, le pessimisme héroïque et sensuel de Wagner. Il s’en était détourné, avec un mélange de colère et d’effroi. Il haïssait la lignée d’écrivains réalistes qui, pendant un demi-siècle, avaient tué la joie de l’art. Il ne pouvait cependant effacer tout à fait les ombres du triste rêve dont son enfance avait été bercée. Il ne voulait pas regarder derrière lui ; mais il savait bien que derrière lui, l’ombre était. Trop sain pour chercher un dérivatif à son inquiétude dans le scepticisme paresseux de l’époque précédente, il abominait le dilettantisme des Renan et des Anatole France, cette dépravation de la libre intelligence, le rire sans gaieté, l’ironie sans grandeur : moyen honteux et bon pour des esclaves, qui jouent avec leurs chaînes, impuissants à les briser.
Trop vigoureux pour se satisfaire du doute, trop faible pour se créer une certitude, il la voulait, il la voulait. Il la demandait, il l’implorait, il l’exigeait. Et les éternels happeurs de popularité, les faux grands écrivains, les faux penseurs à l’affût, exploitaient ce magnifique désir impérieux et angoissé, en battant du tambour et faisant le boniment pour leur orviétan. Du haut de ses tréteaux, chacun de ces Hippocrates criait que son élixir était le seul qui fût bon, et décriait les autres. Leurs secrets se valaient tous. Aucun de ces marchands ne s’était donné la peine de trouver des recettes nouvelles. Ils avaient été chercher au fond de leurs armoires des flacons éventés. La panacée de l’un était l’Église catholique ; de l’autre, la monarchie légitime ; d’un troisième, la tradition classique. Il y avait de bons plaisants qui montraient le remède à tous les maux dans le retour au latin. D’autres prônaient sérieusement, avec un verbe énorme qui en imposait aux badauds, la domination de l’esprit méditerranéen. (Ils eussent aussi bien parlé, en un autre moment, d’un esprit atlantique.) Contre les barbares du Nord et de l’Est, ils s’instituaient avec pompe les héritiers d’un nouvel empire romain… Des mots, des mots, et des mots empruntés. Tout un fonds de bibliothèque, qu’ils débitaient en plein vent. — Comme tous ses camarades, le jeune Jeannin allait de l’un à l’autre vendeur, écoutait la parade, se laissait parfois tenter, entrait dans la baraque, en ressortait déçu, un peu honteux d’avoir donné son argent et son temps, pour contempler de vieux clowns dans des maillots usés. Et pourtant, telle est la force d’illusion de la jeunesse, telle était sa certitude d’atteindre à la certitude qu’à chaque promesse nouvelle d’un nouveau vendeur d’espérance, il se laissait aussitôt reprendre. Il était bien français : il avait l’humeur frondeuse et un amour inné de l’ordre. Il lui fallait un chef, et il était incapable d’en supporter aucun : son ironie impitoyable les perçait tous à jour.
En attendant qu’il en eût trouvé un qui lui livrât le mot de l’énigme… il n’avait pas le temps d’attendre. Il n’était pas homme à se contenter, comme son père, de rechercher, toute sa vie, la vérité. Sa jeune force impatiente voulait se dépenser. Avec ou sans motif, il voulait se décider. Agir, employer, user son énergie. Les voyages, les jouissances de l’art, la musique surtout dont il s’était gorgé, lui avaient été d’abord une diversion intermittente et passionnée. Joli garçon, précoce, livré aux tentations, il découvrit de bonne heure le monde de l’amour aux dehors enchantés, et il s’y jeta, avec un emportement de joie poétique et gourmande. Puis, ce Chérubin, naïf et insatiable avec impertinence, se dégoûta des femmes : il lui fallait l’action. Alors, il se livra aux sports avec fureur. Il essaya de tous, il les pratiqua tous. Il fut assidu aux tournois d’escrime, aux matches de boxe ; il fut champion français pour la course et le saut en hauteur, chef d’une équipe de foot-ball. Avec quelques jeunes fous de sa sorte, riches et casse-cou, il rivalisa de témérité dans des courses en auto, absurdes et forcenées, de vraies courses à la mort. Enfin, il délaissa tout pour le hochet nouveau. Il partagea le délire des foules pour les machines volantes. Aux fêtes d’aviation qui se tinrent à Reims, il hurla, il pleura de joie, avec trois cent mille hommes ; il se sentait uni avec un peuple entier, dans une jubilation de foi ; les oiseaux humains, qui passaient au-dessus d’eux, les emportaient dans leur essor ; pour la première fois depuis l’aurore de la grande Révolution, ces multitudes entassées levaient les yeux au ciel et le voyaient s’ouvrir. — À L’effroi de sa mère, le jeune Jeannin déclara qu’il voulait se mêler à la troupe des conquérants de l’air. Jacqueline le supplia de renoncer à cette ambition périlleuse. Elle le lui ordonna. Il n’en fit qu’à sa tête. Christophe, en qui Jacqueline avait cru trouver un allié, se contenta de donner au jeune homme quelques conseils de prudence, qu’au reste il était sûr que Georges ne suivrait point : (car il ne les eût pas suivis, à sa place). Il ne se croyait pas permis — même s’il l’avait pu — d’entraver le jeu sain et normal de jeunes forces qui, contraintes à l’inaction, se fussent tournées vers leur propre destruction.
Jacqueline ne parvenait pas à prendre son parti de voir son fils lui échapper. En vain, elle avait cru sincèrement renoncer à l’amour, elle ne pouvait se passer de l’illusion de l’amour ; toutes ses affections, tous ses actes en étaient teintés. Combien de mères reportent sur leur fils l’ardeur secrète qu’elles n’ont pu dépenser dans le mariage — et hors du mariage ! Et lorsqu’elles voient ensuite avec quelle facilité ce fils se passe d’elles, lorsqu’elles comprennent brusquement qu’elles ne lui sont pas nécessaires, elles passent par une crise du même ordre que celle où les a jetées la trahison de l’amant, la désillusion de l’amour. — Ce fut pour Jacqueline un nouvel écroulement. Georges n’en remarqua rien. Les jeunes gens ne se doutent pas des tragédies du cœur qui se déroulent autour d’eux : ils n’ont pas le temps de s’arrêter pour voir ; et ils ne veulent pas voir : un instinct d’égoïsme les avertit de passer tout droit, sans tourner la tête.
Jacqueline dévora seule cette nouvelle douleur. Elle n’en sortit que quand la douleur se fut usée. Usée avec son amour. Elle aimait toujours son fils, mais d’une affection lointaine, désabusée, qui se savait inutile et se désintéressait d’elle-même et de lui. Elle traîna ainsi une morne et misérable année, sans qu’il y prît garde. Et puis, ce malheureux cœur, qui ne pouvait ni mourir ni vivre sans amour, il fallut qu’il inventât un objet à aimer. Elle tomba au pouvoir d’une étrange passion, qui visite fréquemment les âmes féminines, et surtout, dirait-on, les plus nobles, les plus inaccessibles, quand vient la maturité et que le beau fruit de la vie n’a pas été cueilli. Elle fit la connaissance d’une femme qui, dès leur première rencontre, la soumit à son pouvoir mystérieux d’attraction.
C’était une religieuse, à peu près de son âge. Elle s’occupait d’œuvres de charité. Une femme grande, forte, un peu corpulente ; brune, de beaux traits accusés, des yeux vifs, une bouche large et fine qui souriait toujours, un menton impérieux. D’intelligence remarquable, nullement sentimentale ; une malice paysanne, un sens précis des affaires, allié à une imagination méridionale qui aimait à voir grand, mais savait en même temps voir à l’échelle exacte, quand c’était nécessaire ; un mélange savoureux de haut mysticisme et de rouerie de vieux notaire. Elle avait l’habitude de la domination et l’exerçait naturellement. Jacqueline fut aussitôt prise. Elle se passionna pour l’œuvre. Elle le croyait, du moins. Sœur Angèle savait à qui la passion s’adressait ; elle était accoutumée à en provoquer de semblables ; sans paraître les remarquer, elle savait froidement les utiliser au service de l’œuvre et à la gloire de Dieu. Jacqueline donna son argent, sa volonté, son cœur. Elle fut charitable, elle crut, par amour.
On ne tarda pas à remarquer la fascination qu’elle subissait. Elle était la seule à ne pas s’en rendre compte. Le tuteur de Georges s’inquiéta. Georges, trop généreux et trop étourdi pour se soucier des questions d’argent, s’aperçut lui-même de l’emprise exercée sur sa mère ; et il en fut choqué. Il essaya, trop tard, de reprendre avec elle son intimité passée ; il vit qu’un rideau s’était tendu entre eux ; il en accusa l’influence occulte, et il conçut contre celle qu’il nommait une intrigante, non moins que contre Jacqueline, une irritation qu’il ne déguisa point ; il n’admettait pas qu’une étrangère eût pris sa place dans un cœur qu’il avait cru son bien naturel. Il ne se disait pas que si la place était prise, c’est qu’il l’avait laissée. Au lieu de tenter patiemment de la reconquérir, il fut maladroit et blessant. Entre la mère et le fils, tous deux impatients, passionnés, il y eut échange de paroles vives ; la scission s’accentua. Sœur Angèle acheva d’établir son pouvoir sur Jacqueline ; et Georges s’éloigna, la bride sur le cou. Il se jeta dans une vie active et dissipée. Il joua, il perdit des sommes considérables ; il mettait une forfanterie dans ses extravagances, à la fois par plaisir, et afin de répondre aux extravagances de sa mère. — Il connaissait les Stevens-Delestrade. Colette n’avait pas manqué de remarquer le joli garçon et d’essayer sur lui l’effet de ses charmes, qui ne désarmaient point. Elle était au courant des équipées de Georges ; elle s’en amusait. Mais le fonds de bon sens et de bonté réelle, cachés sous sa frivolité, lui fit voir le danger que courait le jeune fou. Et comme elle savait bien que ce n’était pas elle qui serait capable de l’en préserver, elle avertit Christophe, qui revint aussitôt.