Paul Ollendorff (Tome 3p. 180-184).
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Deuxième Partie — 8


Cependant, sa santé s’était altérée. Grazia était constamment alitée, ou devait passer des jours étendue sur une chaise longue, Christophe venait quotidiennement causer, lire avec elle, lui montrer ses compositions nouvelles. Elle se levait alors de sa chaise, elle allait en boitant au piano, avec ses pieds gonflés. Elle lui jouait la musique qu’il avait apportée. C’était la plus grande joie qu’elle pût lui faire. De toutes les élèves qu’il avait formées, elle était, avec Cécile, de beaucoup la mieux douée. Mais la musique, que Cécile sentait d’instinct, sans presque la comprendre, était pour Grazia une belle langue harmonieuse dont elle savait le sens. Le démoniaque de la vie et de l’art lui échappait entièrement ; elle y versait la clarté de son cœur intelligent. Cette clarté pénétrait le génie de Christophe. Le jeu de son amie lui faisait mieux comprendre les obscures passions qu’il avait exprimées. Les yeux fermés, il l’écoutait, il la suivait, la tenant par la main, dans le dédale de sa propre pensée. À vivre sa musique au travers de l’âme de Grazia, il épousait cette âme et il la possédait. De ce mystérieux accouplement naissaient des œuvres musicales, qui étaient comme le fruit de leurs êtres mêlés. Il le lui dit, un jour, en lui offrant un recueil de ses compositions, tissées avec sa substance et celle de son amie :

— Nos enfants.

Communion de tous les instants, où ils étaient ensemble et où ils étaient séparés ; douceur des soirs passés dans le recueillement de la vieille maison, dont le cadre semblait fait pour l’image de Grazia, et où des domestiques silencieux et cordiaux, qui lui étaient dévoués, reportaient sur Christophe un peu du respectueux attachement qu’ils avaient pour leur maîtresse. Joie d’écouter à deux le chant des heures qui passent, et de voir le flot de la vie s’écouler… La santé chancelante de Grazia jetait sur ce bonheur une ombre d’inquiétude. Mais malgré ses petites infirmités, elle restait si sereine que ses souffrances cachées ne faisaient qu’ajouter à son charme. Elle était « sa chère, sa souffrante, sa touchante amie, au lumineux visage ». Et il lui écrivait, certains soirs, au sortir de chez elle, quand il avait le cœur gonflé d’amour et qu’il ne pouvait attendre au lendemain pour le lui dire :

« Liebe liebe liebe liebe liebe Grazia… »

Cette tranquillité dura plusieurs mois. Ils pensaient qu’elle durerait toujours. L’enfant semblait les avoir oubliés ; son attention était distraite. Mais après ce répit, il revint à eux et ne les lâcha plus. Le diabolique petit s’était mis dans la tête de séparer sa mère de Christophe. Il recommença ses comédies. Il n’y apportait pas de plan prémédité. Il suivait, au jour le jour, les caprices de sa méchanceté. Il ne se doutait pas du mal qu’il pouvait faire ; il cherchait à se désennuyer, en ennuyant les autres. Il n’eut pas de cesse qu’il n’obtînt de Grazia qu’elle partit de Paris, qu’ils voyageassent au loin. Grazia était sans force pour lui résister. Au reste, les médecins lui conseillaient un séjour en Égypte. Elle devait éviter un nouvel hiver dans un climat du Nord. Trop de choses l’avaient ébranlée : les secousses morales des dernières années, les soucis perpétuels causés par la santé de son fils, les longues incertitudes, la lutte livrée en elle et dont elle ne montrait rien, le chagrin du chagrin qu’elle faisait à son ami. Christophe, pour ne pas ajouter aux tourments qu’il devinait, cachait ceux qu’il avait à voir s’approcher le jour de la séparation ; il ne faisait rien pour le retarder ; et ils affectaient tous deux un calme qu’ils n’avaient point, mais qu’ils réussissaient à se communiquer l’un à l’autre.

Le jour vint. Un matin de septembre. Ils avaient ensemble quitté Paris, au milieu de juillet, et passé les dernières semaines qui leur restaient, en Suisse, dans un hôtel de montagne, près du pays où ils s’étaient retrouvés, il y avait six ans déjà.

Depuis cinq jours, ils n’avaient pu sortir ; la pluie tombait sans relâche ; ils étaient restés presque seuls à l’hôtel ; la plupart des voyageurs avaient fui. Ce dernier matin, la pluie cessa enfin ; mais la montagne restait vêtue de nuages. Les enfants partirent d’abord, avec les domestiques, dans une première voiture. À son tour, elle partit. Il l’accompagna jusqu’à l’endroit où la route descendait en lacets rapides sur la plaine d’Italie. Sous la capote de la voiture, l’humidité les pénétrait. Ils étaient serrés l’un contre l’autre, et ils ne se parlaient pas ; ils se regardaient à peine. L’étrange demi-jour, demi-nuit qui les enveloppait !… L’haleine de Grazia mouillait d’une buée sa voilette. Il pressait la petite main, tiède sous le gant glacé. Leurs visages se joignirent. À travers la voilette humide, il baisa la chère bouche.

Ils étaient arrivés au tournant du chemin. Il descendit. La voiture s’enfonça dans le brouillard. Elle disparut. Il continuait d’entendre le roulement des roues et les sabots du cheval. Les nappes de brumes blanches coulaient sur les prairies. Au travers du réseau serré, les arbres transis dégouttaient. Pas un souffle. Le brouillard bâillonnait la vie. Christophe s’arrêta, suffoquant… Rien n’est plus. Tout est passé…

Il aspira largement le brouillard. Il reprit son chemin. Rien ne passe, pour qui ne passe point.