Paul Ollendorff (Tome 3p. 168-179).
◄  6
8  ►
Deuxième Partie — 7


De retour à Paris après la longue convalescence, installée dans un petit hôtel qu’elle avait loué à Passy, elle ne prit plus aucun soin de « ménager l’opinion » ; elle se sentait le courage de la braver, pour son ami. Leur vie était désormais si intimement mêlée qu’elle eût jugé lâche de cacher l’amitié qui les unissait, au risque — inévitable — que cette amitié fût calomniée. Elle recevait Christophe, à toute heure du jour ; elle se montrait avec lui, en promenade, au théâtre ; elle lui parlait familièrement devant tous. Personne ne doutait qu’ils ne fussent amants. Colette elle-même trouvait qu’ils s’affichaient trop. Grazia arrêtait les allusions, d’un sourire, et passait outre, tranquillement.

Pourtant elle n’avait donné à Christophe aucun droit nouveau sur elle. Ils n’étaient rien qu’amis ; il lui parlait toujours avec le même respect affectueux. Mais entre eux, rien n’était caché ; ils se consultaient sur tout ; et insensiblement, Christophe arrivait à exercer dans la maison une sorte d’autorité familiale : Grazia l’écoutait et suivait ses conseils. Depuis l’hiver passé dans le sanatorium, elle n’était plus la même ; les inquiétudes et les fatigues avaient éprouvé gravement sa santé, robuste jusque-là. L’âme s’en était ressentie. Malgré quelques retours des caprices d’antan, elle avait un je ne sais quoi de plus sérieux, de plus recueilli, un plus constant désir d’être bonne, de s’instruire et de ne pas faire de peine. Elle était attendrie de l’affection de Christophe, de son désintéressement, de sa pureté de cœur ; et elle songeait à lui faire, quelque jour, le grand bonheur qu’il n’osait plus rêver : devenir sa femme.

Jamais il n’en avait reparlé, depuis le refus qu’elle lui avait opposé ; il ne se le croyait pas permis. Mais il gardait le regret de l’espoir impossible. Quelque respect qu’il eût pour les paroles de l’amie, la façon désabusée dont elle jugeait le mariage ne l’avait pas convaincu ; il persistait à croire que l’union de deux êtres qui s’aiment, d’un amour profond et pieux, est le faite du bonheur humain. — Ses regrets furent ravivés par la rencontre du vieux ménage Arnaud.

Madame Arnaud avait plus de cinquante ans. Son mari, soixante-cinq ou six. Tous deux paraissaient en avoir beaucoup plus. Lui, s’était épaissi ; elle, tout amincie, un peu ratatinée ; si fluette autrefois déjà, elle n’était plus qu’un souffle. Ils s’étaient retirés dans une maison de province, après qu’Arnaud avait pris sa retraite. Nul lien ne les rattachait plus au siècle que le journal qui venait, dans la torpeur de la petite ville et de leur vie qui s’endormait, leur apporter l’écho tardif des rumeurs du monde. Une fois, ils y avaient lu le nom de Christophe. Madame Arnaud lui avait écrit quelques lignes affectueuses, un peu cérémonieuses, pour lui dire la joie qu’ils avaient de sa gloire. Aussitôt, il avait pris le train, sans s’annoncer.

Il les trouva dans leur jardin, assoupis sous le dais rond d’un frêne, par une chaude après-midi d’été. Ils étaient comme les deux vieux époux de Bœcklin, qui s’endorment sous la tonnelle, la main dans la main. Le soleil, le sommeil, la vieillesse les accablent ; ils tombent, ils sont déjà plus qu’à mi-corps enfoncés dans le rêve éternel. Et, dernière lueur de vie, persiste jusqu’au bout leur tendresse, le contact de leurs mains, de la chaleur de leur corps qui s’éteint… — Ils eurent une grande joie de la visite de Christophe, pour tout ce qu’il leur rappelait du passé. Ils causèrent des jours anciens, qui de loin leur semblaient lumineux. Arnaud se complaisait à parler ; mais il avait perdu la mémoire des noms. Madame Arnaud les lui soufflait. Elle se taisait volontiers ; elle aimait mieux écouter que parler ; mais les images d’autrefois s’étaient conservées fraîches, dans son cœur silencieux ; par lueurs, elles transparaissaient, comme des cailloux brillants dans un ruisseau. Il en était une, dont Christophe vit plus d’une fois le reflet dans les yeux qui le regardaient, avec une affectueuse compassion ; mais le nom d’Olivier ne fut pas prononcé. Le vieil Arnaud avait pour sa femme des attentions maladroites et touchantes ; il était soucieux qu’elle ne prît froid, qu’elle ne prît chaud ; il couvait d’un amour inquiet ce cher visage fané, dont le sourire fatigué s’efforçait de le rassurer. Christophe les observait, ému, avec un peu d’envie… Vieillir ensemble. Aimer dans sa compagne jusqu’à l’usure des ans. Se dire : « Ces petits plis, près de l’œil, sur le nez, je les connais, je les ai vus se former, je sais quand ils sont venus. Ces pauvres cheveux gris, ils se sont décolorés, jour par jour, avec moi, un peu par moi, hélas ! Ce fin visage s’est gonflé et rougi, à la forge des fatigues et des peines qui nous ont brûlés. Mon âme, que je t’aime mieux encore d’avoir souffert et vieilli avec moi ! Chacune de tes rides m’est une musique du passé. » … Charmantes vieilles gens, qui après la longue veille de la vie, côte à côte, vont côte à côte s’endormir dans la paix de la nuit ! Leur vue était à la fois bienfaisante et douloureuse pour Christophe. Oh ! que la vie, que la mort eût été belle, ainsi !…

Quand il revit Grazia, il ne put s’empêcher de lui raconter sa visite. Il ne lui dit pas les pensées que cette visite avait éveillées. Mais elle les lisait en lui. Il était absorbé, en parlant. Il détournait les yeux ; et il se taisait, par moments. Elle le regardait, elle souriait, et le trouble de Christophe se communiquait à elle.

Ce soir-là, quand elle se retrouva seule dans sa chambre, elle resta à rêver. Elle se redisait le récit de Christophe ; mais l’image qu’elle voyait au travers n’était pas celle des vieux époux endormis sous le frêne : c’était le rêve timide et ardent de son ami. Et son cœur était plein d’amour pour lui. Couchée, la lumière éteinte, elle pensait :

— « Oui, c’est une chose absurde, absurde et criminelle, de perdre l’occasion d’un tel bonheur. Quelle joie au monde vaut celle de rendre heureux celui qu’on aime ?… Quoi ! Est-ce que je l’aime ?… »

Elle se tut, écoutant, tout émue, son cœur qui répondait :

— « Je l’aime. »

À ce moment, une toux sèche, rauque, précipitée, éclata dans la chambre voisine, où dormaient les enfants. Grazia dressa l’oreille ; depuis la maladie du petit, elle était toujours inquiète. Elle l’interrogea. Il ne répondit pas et continua de tousser. Elle sauta du lit, elle vint auprès de lui. Il était irrité, il geignait, il disait qu’il n’était pas bien, et il s’interrompait pour tousser.

— Où as-tu mal ?

Il ne répondait pas ; il gémissait qu’il avait mal.

— Mon trésor, je t’en prie, dis-moi où tu as mal.

— Je ne sais pas.

— As-tu mal, ici ?

— Oui. Non. Je ne sais pas. J’ai mal partout.

Là-dessus, il était pris d’une nouvelle quinte de toux, violente, exagérée. Grazia était effrayée ; elle avait le sentiment qu’il se forçait à tousser ; mais elle se le reprochait, en voyant le petit, en sueur et haletant. Elle l’embrassait, elle lui disait de tendres paroles ; il semblait se calmer ; mais aussitôt qu’elle essayait de le quitter, il recommençait à tousser. Elle dut rester à son chevet, grelottante : car il ne permettait même pas qu’elle s’éloignât, pour se vêtir, il voulait qu’elle lui tînt la main ; et il ne la lâcha point, jusqu’à ce que le sommeil le prît. Alors, elle se recoucha, glacée, inquiète, harassée. Et il lui fut impossible de retrouver ses rêves.


L’enfant avait un pouvoir singulier de lire dans la pensée de sa mère. On trouve assez souvent — mais à ce degré, rarement, — ce génie instinctif chez des êtres du même sang : à peine ont-ils besoin de se regarder, pour savoir ce que l’autre pense ; ils le devinent, à mille indices imperceptibles. Cette disposition naturelle, que fortifie la vie en commun, était encore aiguisée, chez Lionello, par une méchanceté toujours en éveil. Il avait la clairvoyance que donne le désir de nuire. Il détestait Christophe. Pourquoi ? Pourquoi un enfant prend-il en aversion tel ou tel qui ne lui a rien fait ? Souvent, c’est le hasard. Il suffit que l’enfant ait commencé, un jour, par se persuader qu’il détestait quelqu’un, pour en prendre l’habitude ; et plus on le raisonne, plus il s’obstine ; après avoir joué la haine, il finit par haïr vraiment. Mais il est, d’autres fois, des raisons plus profondes qui dépassent l’esprit de l’enfant ; il ne les soupçonne pas… Dès les premiers jours qu’il avait vu Christophe, le fils du comte Berény avait senti de l’animosité contre celui que sa mère avait aimé. On eût dit qu’il avait eu l’intuition de l’instant précis où Grazia avait songé à épouser Christophe. À partir de ce moment, il ne cessa plus de les surveiller. Il était toujours entre eux, il refusait de quitter le salon, lorsque Christophe venait ; ou bien il s’arrangeait de façon à faire brusquement irruption dans la pièce où ils se trouvaient ensemble. Bien plus, quand sa mère était seule et pensait à Christophe, il semblait qu’il la devinât. Il s’asseyait près d’elle ; et il l’épiait. Ce regard la gênait, la faisait presque rougir. Elle se levait, pour cacher son trouble. — Il prenait plaisir à dire de Christophe, devant elle, des choses blessantes. Elle le priait de se taire. Il insistait. Et si elle voulait le punir, il menaçait de se rendre malade. C’était une tactique dont il usait, avec succès, depuis l’enfance. Tout petit, un jour qu’on l’avait grondé, il avait inventé, comme vengeance, de se déshabiller et de se coucher tout nu sur le carreau, afin de prendre un gros rhume. — Une fois que Christophe venait d’apporter une œuvre musicale qu’il avait composée pour la fête de Grazia, le petit s’empara du manuscrit et le fit disparaître. On en retrouva les lambeaux déchirés, dans un coffre à bois. Grazia perdit patience ; elle gronda sévèrement l’enfant. Alors, il pleura, cria, tapa du pied, se roula par terre ; et il eut une crise de nerfs. Grazia, épouvantée, l’embrassa, le supplia, lui promit tout ce qu’il voulut.

De ce jour, il fut le maître : car il sut qu’il l’était ; et, à maintes reprises, il eut recours à l’arme qui lui avait réussi. On ne savait jamais jusqu’à quel point ses crises étaient naturelles, ou simulées. Il ne se contentait plus d’en user par vengeance, quand on le contrariait, mais par pure méchanceté, lorsque sa mère et Christophe avaient le projet de passer la soirée ensemble. Il en vint même à jouer ce jeu dangereux, par désœuvrement, par cabotinage, et afin d’essayer jusqu’où allait son pouvoir. Il était d’une ingéniosité extrême à inventer de bizarres accidents nerveux : tantôt, au milieu d’un dîner, il était pris de tremblements convulsifs, il renversait son verre ou cassait son assiette ; tantôt, montant un escalier, sa main s’agrippait à la rampe ; ses doigts se crispaient ; il prétendait qu’il ne pouvait plus les rouvrir ; ou bien, il avait une douleur lancinante au côté, et il se roulait avec des cris ; ou bien, il étouffait. Naturellement, il finit par se donner une vraie maladie nerveuse. Mais il n’avait pas perdu sa peine. Christophe et Grazia étaient affolés. La paix de leurs réunions, — ces calmes causeries, ces lectures, cette musique, dont ils se faisaient une fête, — tout cet humble bonheur était désormais troublé.

De loin en loin pourtant, le petit drôle leur laissait quelque répit, soit qu’il fût fatigué de son rôle, soit que sa nature d’enfant le reprit et qu’il pensât à autre chose. (Il était sûr maintenant d’avoir gagné la partie).

Alors, vite, vite, ils en profitaient. Chaque heure qu’ils dérobaient ainsi leur était d’autant plus précieuse qu’ils n’étaient pas certains d’en jouir jusqu’au bout. Qu’ils se sentaient près l’un de l’autre ! Pourquoi ne pouvaient-ils rester toujours ainsi ?… Un jour, Grazia elle-même avoua ce regret. Christophe lui saisit la main.

— Oui, pourquoi ? demanda-t-il.

— Vous le savez bien, mon ami, dit-elle, avec un sourire navré.

Christophe le savait. Il savait qu’elle sacrifiait leur bonheur à son fils ; il savait qu’elle n’était pas la dupe des mensonges de Lionello, et pourtant qu’elle l’adorait ; il savait l’égoïsme aveugle de ces affections de famille, qui font dépenser aux meilleurs leurs réserves de dévouement, au profit d’êtres mauvais ou médiocres de leur sang, de façon qu’il ne leur reste plus rien à donner à ceux qui en seraient le plus dignes, à ceux qu’ils aiment le mieux, mais qui ne sont pas de leur sang. Et bien qu’il s’en irritât, bien qu’il eût envie, par moments, de tuer le petit monstre qui détruisait leur vie, il s’inclinait en silence et comprenait que Grazia ne pouvait agir autrement.

Alors, ils renoncèrent tous deux, sans récriminations inutiles. Mais si l’on pouvait leur voler le bonheur qui leur était dû, rien ne pouvait empêcher leurs cœurs de s’unir. Le renoncement même, le commun sacrifice, les tenaient par des liens plus forts que ceux de la chair. Chacun d’eux tour à tour confiait ses peines à son ami, s’en déchargeait sur lui, et prenait en échange les peines de son ami : ainsi, le chagrin même devenait joie. Christophe appelait Grazia « son confesseur ». Il ne lui cachait pas les faiblesses, dont son amour-propre avait à souffrir ; il s’en accusait avec une contrition excessive ; et elle apaisait en souriant les scrupules de son vieil enfant. Il allait jusqu’à lui avouer sa gêne matérielle. Toutefois, il ne s’y était décidé qu’après qu’il avait été bien entendu entre eux qu’elle ne lui offrirait rien, qu’il n’accepterait rien d’elle. Dernière barrière d’orgueil, qu’il maintint et qu’elle respecta. À défaut du bien-être qu’il lui était interdit de mettre dans la vie de son ami, elle s’ingéniait à y répandre ce qui avait mille fois plus de prix pour lui : sa tendresse. Il en sentait le souffle autour de lui, à toute heure du jour ; le matin, il n’ouvrait pas les yeux, il ne les fermait pas, le soir, sans une muette prière d’adoration amoureuse. Et elle, quand elle s’éveillait, ou que, la nuit, elle restait, comme il lui arrivait souvent, des heures sans dormir, elle songeait :

« — Mon ami pense à moi. »

Et un grand calme les entourait.