Paul Ollendorff (Tome 3p. 162-167).
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Deuxième Partie — 6


Malheureusement, il ne dépend pas de nous de transmettre à ceux de notre sang, le meilleur de notre sang.

Des deux enfants de Grazia, l’une, la fillette, Aurora, qui avait onze ans, ressemblait à la mère ; elle était moins jolie, d’une sève un peu rustique ; elle boitait légèrement ; c’était une bonne petite, affectueuse et gaie, qui avait une excellente santé, beaucoup de bonne volonté, peu de dons naturels, sauf celui de l’oisiveté, la passion de ne rien faire. Christophe l’adorait. Il goûtait, en la voyant à côté de Grazia, le charme d’un être double, qu’on saisit à la fois à deux âges de sa vie, dans deux générations… Deux fleurs issues d’une même tige : une Sainte Famille de Léonard, la Vierge et la sainte Anne, les nuances du même sourire. On embrasse d’un regard l’entière floraison d’une âme féminine ; et cela est à la fois beau et mélancolique : car on voit d’où elle vient, où elle va. Rien de plus naturel pour un cœur passionné que d’aimer d’amour brûlant et chaste les deux sœurs à la fois, ou la mère et la fille. La femme que Christophe aimait, il eût voulu l’aimer dans toute la suite de sa race, ainsi qu’il aimait en elle toute sa race passée. Chacun de ses sourires, de ses pleurs, des plis de son cher visage, n’était-il pas un être, le ressouvenir d’une vie, avant que se fussent ouverts ses yeux à la lumière, l’annonciateur d’un être qui plus tard devait venir, quand ses beaux yeux seraient fermés ?

Le petit garçon, Lionello, avait neuf ans. Beaucoup plus joli que sa sœur, et d’une race plus fine, trop fine, exsangue et usée, il ressemblait au père ; il était intelligent, riche en mauvais instincts, caressant et dissimulé. Il avait de grands yeux bleus, de longs cheveux blonds de fille, le teint blême, la poitrine délicate, une nervosité maladive, dont il jouait, à l’occasion, étant comédien né, de plus étrangement habile à trouver le faible des gens. Grazia avait pour lui une prédilection, par cette préférence naturelle des mères pour l’enfant moins bien portant, — aussi par cet attrait de femmes bonnes et honnêtes pour des fils qui ne sont ni l’un ni l’autre, (car en eux se soulage toute une part de leur vie qu’elles ont refoulée). Et il s’y mêle encore un souvenir du mari qui les a fait souffrir, et qu’elles ont méprisé peut-être, mais aimé. Toute cette flore étrange de l’âme, qui pousse dans la serre obscure et tiède de la conscience.

Malgré l’attention de Grazia à partager entre ses deux enfants également sa tendresse, Aurora sentait la différence, et elle en souffrait un peu. Christophe la devinait, elle devinait Christophe ; ils se rapprochaient, d’instinct. Au lieu qu’entre Christophe et Lionello était une antipathie, que l’enfant déguisait sous une exagération de gentillesses zézayantes, — que Christophe repoussait, comme un sentiment honteux. Il se faisait violence ; il s’efforçait de chérir cet enfant d’un autre, comme si c’était celui qu’il lui eût été ineffablement doux d’avoir de l’aimée. Il ne voulait pas reconnaître la mauvaise nature de Lionello, tout ce qui lui rappelait « l’autre » ; il s’appliquait à ne trouver en lui que l’âme de Grazia. Grazia, plus clairvoyante, ne se faisait aucune illusion sur son fils ; et elle ne l’en aimait que davantage.


Cependant, le mal, qui depuis des années couvait chez l’enfant, éclata. La phtisie se déclara. Grazia prit la résolution d’aller s’enfermer avec Lionello dans un sanatorium des Alpes. Christophe demanda à l’accompagner. Pour ménager l’opinion, elle l’en dissuada. Il fut peiné de l’importance excessive qu’elle attachait aux conventions.

Elle partit. Elle avait laissé sa fille chez Colette. Elle ne tarda pas à se sentir terriblement isolée, parmi ces malades qui ne parlaient que de leur mal, dans cette nature sans pitié, dressant son visage impassible au-dessus des loques humaines. Pour fuir le spectacle déprimant de ces malheureux qui, le crachoir à la main, s’épient les uns les autres et suivent sur chacun d’eux les progrès de la mort, elle avait quitté le Palace hôpital et loué un chalet où elle était seule avec son petit malade. Au lieu d’améliorer, l’altitude aggravait l’état de Lionello. La fièvre était plus forte. Grazia passa des nuits d’angoisses. Christophe en ressentait au loin l’intuition aiguë, quoique son amie ne lui écrivit rien : car elle se raidissait dans sa fierté ; elle eût souhaité que Christophe fût là ; mais elle lui avait interdit de la suivre ; elle ne pouvait consentir à avouer maintenant : « Je suis trop faible, j’ai besoin de vous… »

Un soir qu’elle se tenait sur la galerie du chalet, à cette heure du crépuscule si cruelle pour les cœurs angoissés, elle vit… elle crut voir sur le sentier qui montait de la station du funiculaire… Un homme marchait, d’un pas précipité ; il s’arrêtait, hésitant, le dos un peu voûté. Un moment, il leva la tête et regarda le chalet. Elle se jeta à l’intérieur, afin qu’il ne la vît pas ; elle comprimait son cœur avec ses mains, et, tout émue, elle riait. Bien qu’elle ne fût guère religieuse, elle se mit à genoux, elle cacha sa figure dans ses bras : elle avait besoin de remercier quelqu’un… Cependant, il n’arrivait pas. Elle retourna à la fenêtre, et regarda, cachée derrière ses rideaux. Il s’était arrêté, adossé à la barrière d’un champ, près de la porte du chalet. Il n’osait pas entrer Et elle, plus troublée que lui, souriait, et disait tout bas :

— Viens…

Enfin, il se décida, et sonna. Déjà, elle était à la porte. Elle ouvrit. Il avait les yeux d’un bon chien, qui craint d’être battu. Il dit :

— Je suis venu… Pardon…

Elle lui dit :

— Merci.

Alors, elle lui avoua combien elle l’attendait.

Christophe l’aida à soigner le petit, dont l’état empirait. Il y mit tout son cœur. L’enfant lui témoignait une animosité irritée ; il ne prenait plus la peine de la cacher ; il trouvait à dire des paroles méchantes. Christophe attribuait tout au mal. Il avait une patience qui ne lui était pas coutumière. Ils passèrent au chevet de l’enfant une suite de jours pénibles, surtout une nuit de crise, au sortir de laquelle Lionello, qui semblait perdu, fut sauvé. Et ce fut alors pour tous deux un bonheur si pur, — tous deux veillant, la main dans la main, le petit malade endormi, — que brusquement elle se leva, elle prit son manteau à capuchon, elle entraîna Christophe au dehors, sur la route, dans la neige, le silence et la nuit, sous les froides étoiles. Appuyée à son bras, aspirant avec enivrement la paix glacée du monde, ils échangeaient à peine quelques syllabes. Nulle allusion à leur amour. Seulement, quand ils rentrèrent, sur le pas de la porte, elle lui dit :

— Mon cher, cher ami !…

les yeux illuminés du bonheur de l’enfant sauvé.

Ce fut tout. Mais ils sentirent que leur lien était devenu sacré.