Paul Ollendorff (Tome 3p. 200-210).
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Troisième Partie — 2


Christophe était le seul qui eût quelque influence sur le jeune Jeannin. Influence limitée et bien intermittente, mais d’autant plus remarquable qu’on avait peine à l’expliquer. Christophe appartenait à cette génération de la veille, contre laquelle Georges et ses compagnons réagissaient avec violence. Il était un des plus hauts représentants de cette époque tourmentée, dont l’art et la pensée leur inspiraient une hostilité soupçonneuse. Il restait inaccessible aux Évangiles nouveaux et aux amulettes des petits prophètes et des vieux griots, qui offraient aux bons jeunes gens la recette infaillible pour sauver le monde, Rome et la France. Il demeurait fidèle à une libre foi, libre de toutes les religions, libre de tous les partis, libre de toutes les patries, qui n’était plus de mode, — ou ne l’était pas redevenue. Enfin, si dégagé qu’il fût des questions nationales, il était un étranger à Paris, dans un temps où tous les étrangers semblaient, aux naturels de tous les pays, des barbares.

Et pourtant, le petit Jeannin, joyeux, léger, instinctivement ennemi de ce qui pouvait l’attrister ou le troubler, fougueusement épris du plaisir, des jeux violents, facilement dupé par la rhétorique de son temps, inclinant par vigueur de muscles et paresse d’esprit aux brutales doctrines de l’Action française, nationaliste, royaliste, impérialiste, — (il ne savait trop) — ne respectait au fond qu’un seul homme : Christophe. Sa précoce expérience et le tact très fin qu’il tenait de sa mère lui avaient fait juger (sans que sa bonne humeur en fût altérée) le peu que valait ce monde dont il ne pouvait se passer, et la supériorité de Christophe. Il se grisait en vain de mouvement et d’action, il ne pouvait pas renier l’héritage paternel. D’Olivier lui venait, par brusques et brefs accès, une inquiétude vague, le besoin de trouver, de fixer un but à son action. Et d’Olivier aussi, peut-être, lui venait ce mystérieux instinct qui l’attirait vers celui qu’Olivier avait aimé.

Il allait voir Christophe. Expansif et un peu bavard, il aimait à se confier. Il ne s’inquiétait pas de savoir si Christophe avait le temps de l’écouter. Christophe écoutait pourtant, et il ne manifestait aucun signe d’impatience. Il lui arrivait seulement d’être distrait, quand la visite le surprenait au milieu d’un travail. C’était l’affaire de quelques minutes, pendant lesquelles l’esprit s’évadait, pour ajouter un trait, une nuance, à l’œuvre intérieure ; puis il revenait auprès de Georges, qui ne s’était pas aperçu de l’absence. Il s’amusait de son escapade, comme quelqu’un qui rentre sur la pointe des pieds, sans qu’on l’entende. Mais Georges, une ou deux fois, le remarqua, et dit avec indignation :

— Mais tu ne m’écoutes pas !

Alors Christophe était honteux ; et docilement, il se remettait à suivre son impatient narrateur, en redoublant d’attention, pour se faire pardonner. La narration ne manquait pas de drôlerie ; et Christophe ne pouvait s’empêcher de rire, au récit de quelque fredaine : car Georges racontait tout ; il était d’une franchise désarmante.

Christophe ne riait pas toujours. La conduite de Georges lui était souvent pénible. Christophe n’était pas un saint ; il ne se croyait le droit de faire la morale à personne. Les aventures amoureuses de Georges, la scandaleuse dissipation de sa fortune en des sottises, n’étaient pas ce qui le choquait le plus. Ce qu’il avait le plus de peine à pardonner, c’était la légèreté d’esprit que Georges apportait à ses fautes : certes, elles ne lui pesaient guère ; il les trouvait naturelles. Il avait de la moralité une autre conception que Christophe. Il était de cette espèce de jeunes gens qui volontiers ne voient dans les rapports entre les sexes qu’un libre jeu, dénué de tout caractère moral. Une certaine franchise et une bonté insouciante étaient tout le bagage suffisant d’un honnête homme. Il ne s’embarrassait pas des scrupules de Christophe. Celui-ci s’indignait. Il avait beau se défendre d’imposer aux autres sa façon de sentir, il n’était pas tolérant ; sa violence de naguère n’était qu’à demi domptée. Il éclatait parfois. Il ne pouvait s’empêcher de taxer de malpropretés certaines intrigues de Georges, et il le lui disait crûment. Georges n’était pas plus patient. Il y avait entre eux des scènes assez vives. Ensuite, ils ne se voyaient plus pendant des semaines. Christophe se rendait compte que ces emportements n’étaient pas faits pour changer la conduite de Georges, et qu’il y a quelque injustice à vouloir soumettre la moralité d’une époque à la mesure des idées morales d’une autre génération. Mais c’était plus fort que lui : à la première occasion, il recommençait. Comment douter de la foi pour qui l’on a vécu ? Autant renoncer à la vie. À quoi sert de se guinder à penser autrement qu’on ne pense, pour ressembler au voisin, ou pour le ménager ? C’est se détruire soi-même, sans profit pour personne. Le premier devoir est d’être ce qu’on est. Oser dire : « Ceci est bien, cela est mal. » On fait plus de bien aux faibles, en étant fort, qu’en devenant faible comme eux. Soyez indulgent, si vous voulez, pour les faiblesses, une fois commises. Mais ne transigez jamais avec aucune faiblesse, à commettre…

Oui ; mais Georges se gardait bien de consulter Christophe sur ce qu’il allait faire : — (le savait-il lui-même ?) — Il ne lui parlait de rien que lorsque c’était fait. — Alors ?… Alors, que restait-il, qu’à regarder le polisson, avec un muet reproche, en haussant les épaules et souriant, comme un vieil oncle qui sait qu’on ne l’écoutera pas ?

Ces jours-là, il se faisait un silence de quelques instants. Georges regardait les yeux de Christophe, qui semblaient venir de très loin. Et il se sentait tout petit garçon devant eux. Il se voyait, comme il était, dans le miroir de ce regard pénétrant, où s’allumait une lueur de malice ; et il n’en était pas très fier. Christophe se servait rarement contre Georges des confidences que celui-ci venait de lui faire ; on eût dit qu’il ne les avait pas entendues. Après le dialogue muet de leurs yeux, il hochait la tête railleusement ; puis, il se mettait à raconter une histoire qui paraissait n’avoir aucun rapport avec ce qui précédait : une histoire de sa vie, ou de quelque autre vie, réelle ou fictive. Et Georges voyait peu à peu ressurgir, sous une lumière nouvelle, exposé en fâcheuse et burlesque posture, son Double (il le reconnaissait), passant par des erreurs analogues aux siennes. Impossible de ne pas rire de soi et de sa piteuse figure. Christophe n’ajoutait pas de commentaire. Ce qui faisait plus d’effet encore que l’histoire, c’était la puissante bonhomie du narrateur. Il parlait de lui, comme des autres, avec le même détachement, le même humour jovial et serein. Ce calme en imposait à Georges. C’était ce calme qu’il venait chercher. Quand il s’était déchargé de sa confession bavarde, il était comme quelqu’un qui s’étend et s’étire, à l’ombre d’un grand arbre, par une après-midi d’été. L’éblouissement fiévreux du jour brûlant tombait. Il sentait planer sur lui la paix des ailes protectrices. Près de cet homme qui portait, avec tranquillité, le poids d’une lourde vie, il était à l’abri de ses propres agitations. Il goûtait un repos, à l’entendre parler. Lui non plus, il n’écoutait pas toujours ; il laissait son esprit vagabonder ; mais, où qu’il s’égarât, le rire de Christophe était autour de lui.

Cependant, les idées de son vieil ami lui restaient étrangères. Il se demandait comment Christophe pouvait s’accommoder de sa solitude d’âme, se priver de toute attache à un parti artistique, politique, religieux, à tout groupement humain. Il le lui demandait : « N’éprouvait-il jamais le besoin de s’enfermer dans un camp ? »

— S’enfermer ! disait Christophe, en riant. N’est-on pas bien, dehors ? Et c’est toi qui parles de te claquemurer, toi, un homme de grand air ?

— Ah ! ce n’est pas la même chose pour le corps et pour l’âme, répondait Georges. L’esprit a besoin de certitude ; il a besoin de penser avec les autres, d’adhérer à des principes admis par tous les hommes d’un même temps. J’envie les gens d’autrefois, ceux des âges classiques. Mes amis ont raison, qui veulent restaurer le bel ordre du passé.

— Poule mouillée ! dit Christophe. Qu’est-ce qui m’a donné des découragés pareils ?

— Je ne suis pas découragé, protesta Georges avec indignation. Aucun de nous ne l’est.

— Il faut bien que vous le soyez, dit Christophe, pour avoir peur de vous. Quoi ! vous avez besoin d’un ordre, et vous ne pouvez pas le faire vous-mêmes ? Il faut que vous alliez vous accrocher aux jupes de vos arrière-grand’mères ! Bon Dieu ! marchez tout seuls !

— Il faut s’enraciner, dit Georges, tout fier de répéter un des ponts-neufs du temps.

— Pour s’enraciner, est-ce que les arbres, dis-moi, ont besoin d’être en caisse ? La terre est là, pour tous. Enfonces-y tes racines. Trouve tes lois. Cherche en toi.

— Je n’ai pas le temps, dit Georges.

— Tu as peur, répéta Christophe.

Georges se révolta ; mais il finit par convenir qu’il n’avait aucun goût à regarder au fond de soi ; il ne comprenait pas le plaisir qu’on y pouvait trouver : à se pencher sur ce trou noir, on risquait d’y tomber.

— Donne-moi la main, disait Christophe.

Il s’amusait à entr’ouvrir la trappe, sur sa vision réaliste et tragique de la vie. Georges reculait. Christophe refermait le vantail, en riant :

— Comment pouvez-vous vivre ainsi ? demandait Georges.

— Je vis, et je suis heureux, disait Christophe.

— Je mourrais, si j’étais forcé de voir cela toujours.

Christophe lui tapait sur l’épaule :

— Voilà nos fameux athlètes !… Eh bien, ne regarde donc pas, si tu ne te sens pas la tête assez solide. Rien ne t’y force, après tout. Va de l’avant, mon petit. Mais pour cela, qu’as-tu besoin d’un maître qui te marque à l’épaule, comme un bétail ? Quel mot d’ordre attends-tu ? Il y a longtemps que, le signal est donné. Le boute-selle a sonné la cavalerie est en marche. Ne t’occupe que de ton cheval. À ton rang ! Et galope !

— Mais où vais-je ? dit Georges.

— Où va ton escadron, à la conquête du monde. Emparez-vous de l’air, soumettez les éléments, enfoncez les derniers retranchements de la nature, faites reculer l’espace, faites reculer la mort…


« Expertus vacuum Daedalus aera… »


… Champion du latin, connais-tu cela, dis-moi ? Es-tu seulement capable de m’expliquer ce que cela veut dire ?


« Perrupit Acheronta… »


… Voilà votre lot à vous. Heureux conquistadores !

Il montrait si clairement le devoir d’action héroïque, échu à la génération nouvelle, que Georges, étonné, disait :

— Mais si vous sentez cela, pourquoi ne venez-nous pas avec nous ?

— Parce que j’ai une autre tâche. Va, mon petit, fais ton œuvre. Dépasse-moi, si tu peux. Moi, je reste ici, et je veille… Tu as lu ce conte des Mille-et-Une Nuits, où un génie, haut comme une montagne, est enfermé dans une boîte, sous le sceau de Salomon ?… Le génie est ici, dans le fond de notre âme, cette âme sur laquelle tu as peur de te pencher. Moi et ceux de mon temps, nous avons passé notre vie à lutter avec lui ; nous ne l’avons pas vaincu ; il ne nous a pas vaincus. À présent, nous et lui, nous reprenons haleine ; et nous nous regardons, sans rancune et sans peur, satisfaits des combats que nous nous sommes livrés, et attendant qu’expire la trêve consentie. Vous, profitez de la trêve pour refaire vos forces et pour cueillir la beauté du monde. Soyez heureux, jouissez de l’accalmie. Mais souvenez-vous qu’un jour, vous ou ceux qui seront vos fils, au retour de vos conquêtes, il faudra que vous reveniez à cet endroit où je suis et que vous repreniez le combat, avec des forces neuves, contre celui qui est là et près duquel je veille. Et le combat durera, entrecoupé de trêves, jusqu’à ce que l’un des deux (et peut-être tous les deux) ait été terrassé. À vous, d’être plus forts et plus heureux que nous !… — En attendant, fais du sport, si tu veux ; aguerris tes muscles et ton cœur ; et ne sois pas assez fou pour dilapider en niaiseries ta vigueur impatiente : tu es d’un temps (sois tranquille !) qui en trouvera l’emploi.