VI


Quelques jours après, Philippe Forbier, occupé chez lui à terminer un article qu’il destinait à la Revue Philosophique, entendit, à l’heure du déjeuner, sa femme l’appeler doucement et ouvrir la porte. Elle lui dit :

— Il est tard, Jacques va être prêt tout de suite. Viens, tu te rends malade à ne jamais déjeuner à l’heure.

Mais elle disait ces choses sans précision, et cherchait surtout à entraîner son mari au salon. Il se leva et suivit sa femme. Elle le regardait. Il vit sur la table du salon un gros bouquet de fleurs dans un vase, il fut surpris, ne comprit pas.

— Tu ne te rappelles pas, fit-elle timidement et déjà un peu réjouie, c’est aujourd’hui l’anniversaire de notre mariage… Voilà vingt-deux ans, maintenant.

Philippe sourit avec embarras, la remercia, l’embrassa sur les cheveux. Il cherchait quelque chose à lui dire qui ne lui fût pas, à elle, cruel, ne déchaînât pas ses larmes… Les mains dans les fleurs, il retournait les boules-de-neige, répétait : « Comme elles sont belles ! », et s’obstinant à respirer ce bouquet qui n’avait pas de parfum, il attendait que quelque chose vînt le tirer de sa gêne. Rien ne bougeait ; il se retourna vers sa femme et brusquement attendri il prononça doucement :

— Je te remercie, tu es bonne.

Et il lui mit les deux mains sur les épaules, d’un geste d’enfant, un peu lourdement, comme il avait toujours fait. Alors, elle pleura, et tout de suite abondamment ; elle était un visage baigné d’eau. Philippe ne pouvait pas voir pleurer sans éprouver un sentiment de faute et de détresse infinie.

Les gens malheureux l’intimidaient affreusement. Cela le rendait si malade qu’il en prenait pitié de lui-même.

Elle pleurait, la figure dans ses mains. Philippe, effrayé, demanda :

— Qu’est-ce que tu as ?

Il lui ouvrait les doigts. Elle ne résista pas et abaissa ses mains qui laissèrent à découvert son visage. Elle souriait un peu, n’essayant point d’essuyer ses larmes, de cacher sa mine dévastée.

Pourquoi l’eût-elle essayé ? elle n’avait jamais rien caché à cet homme depuis vingt ans qu’elle vivait près de lui ; maintenant que, pour la première fois, elle souffrait de son mari, elle ne cherchait pas à lui cacher sa douleur qui l’abîmait, la faisait malade, laide, vieille, usée…

Qu’il la vît ainsi, elle souhaitait humblement qu’il la vît ainsi.

Et Philippe se sentait, en effet, ému à en mourir.

Sa femme était debout, elle lui parut courbée tout d’un coup, penchée d’un côté. Par habitude de la voir autrement et par tendresse brusque, il lui prit les deux bras, la tint droite devant lui ; il lui demanda, anxieux :

— Tu n’es pas souffrante ?

Elle répondit avec douceur, avec une grande reconnaissance :

— Tu sais, ces douleurs que j’ai eues autrefois dans les reins, depuis que je ne dors plus, cela m’a repris : je ne peux pas aujourd’hui, quand je suis debout, me tenir droite.

Et elle pliait à nouveau.

Il la regarda ; elle, c’était elle !

Il se rappela que jusqu’au dernier hiver elle ne lui avait pas semblé vieillie. C’était pour lui toujours la même, qui avait eu vingt ans.

Elle avait eu vingt ans. Il l’avait rencontrée dans un jardin, sur une pelouse pleine de marguerites. Il l’avait aimée, désirée, il avait pleuré pour elle… Ils avaient vécu vingt années amoureusement.

Ils se connaissaient tant, que leurs cœurs étaient comme des tiroirs ouverts où toutes les choses dépassent.

Pendant vingt ans, ils s’étaient revus après chaque sortie, chaque heure d’absence, comme des écoliers qui se rapportent toutes les fleurs de leur route. Ils avaient habité dans la même chambre ; Philippe aurait pu parler en dormant, sans rien lui révéler qu’elle ne sût déjà.

Ils avaient vécu, se regardant en souriant, comme deux êtres qui savent quelque chose que tous les autres ignorent.

Et c’était fini… Que faire maintenant ? Même si elle avait été de nouveau la petite fille blonde qu’il avait épousée autrefois, il ne pourrait plus la vouloir ; si elle retrouvait ses trente ans et le geste délicieux qu’elle avait de marcher en traînant son fils dans sa jupe, il ne s’en apercevrait plus. Il lui fallait à présent le cœur de l’autre femme, cœur sauvage, enfoui obscurément dans la chair délicate ; les yeux de Sabine étaient partout devant lui. Il les voyait d’une manière démesurée, non plus comme deux yeux tendres et beaux, mais comme des bassins d’eau sombre dans la nuit.

Pourtant, il prit les mains de sa femme, et d’une voix douloureuse qui coulait de l’âme, il lui dit :

— Si je te promets, si je te jure que rien n’est changé…

Elle, les mains molles et données, se défendait doucement d’un mouvement de tête :

— Ce n’est pas de ta faute, ne dis rien…

Lui, regardait le front fané de cette femme. Il lui tenait les deux coudes.

Il y a cinq mois encore, il la prenait comme cela pour l’embrasser en face sur le visage. Maintenant cela aurait eu l’air d’un baiser à un mendiant, qui aurait affligé l’un et l’autre. Il ne l’embrassa pas.

Il recommençait lentement, la tête levée comme un professeur patient qui n’en veut pas à l’élève d’être étourdi, de ne pas répondre :

— Si je te promets, si je te jure…

Mais elle dit encore :

— Tais-toi, si je te croyais, ce ne serait pas parce que je te crois, mais parce que je t’aime.

Alors il demanda :

— Enfin, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qui te tourmente ?

Elle avoua ingénument :

— Je ne sais pas… tu n’es plus le même, c’est surtout cela. Et cette personne qui vient poser chez toi, lire chez toi…

Philippe se tut, puis d’une voix aussi morne, aussi basse que s’il eût accusé son tort, il dit :

— C’est de la folie…

Elle le crut tout de suite, elle savait qu’il ne mentait pas.

Elle dit :

— Non, je ne pensais pas cela, mais tu ne nous aimes plus, le petit et moi : nous t’ennuyons.

La brusque tendresse qui inonda le cœur de Philippe lui permit de parler du fond de son âme, naturellement.

Il expliqua ce qu’il pouvait, mentant doucement ; et tant de sentiments divers l’ayant exténué, il apparut à sa femme comme elle l’avait vu quelquefois à la suite des longues veilles, fatigué, creusé.

Elle l’arrêta :

— Ne parle plus, lui dit-elle, c’est fini, tout est bien, tout est expliqué…

Elle souriait et le soignait, l’obligeait à s’asseoir, à ne plus penser.

— Tu te tues de travail, reprit-elle, tu as bien le droit de bouder quelquefois, je n’y pense plus.

Et riant, elle ajoutait, ne pouvant toujours pas le quitter :

— Appelle le petit, il est dans sa chambre, je lui avais dit de ne pas venir…

Maintenant elle ne le jugeait plus, elle le guérissait.