III


L’hiver passa doucement, portant ses plaisirs de gel et de réclusion, et le printemps revint au glissement du temps, insensible d’abord, mêlant la tiédeur et le froid. Ensuite, ce furent les jours d’avril, avec les dures tombées de soleil jaune et les crépuscules longs et blancs.

Sabine avait un peu changé. Elle était plus forte et plus vive et se détendait à l’aspiration de la saison nouvelle.

Son caractère prenait de la clarté et de la simplicité. Elle s’occupait, faisait attention aux autres. Elle avait aussi de brusques envies de s’amuser, des désirs d’une sentimentalité enfantine et tendre.

Elle disait à son mari : « Aujourd’hui, nous allons au théâtre, moi avec vous, tout seuls, et nous ne le dirons pas à Marie. »

D’autres fois, elle obligeait Henri à rester avec elle au bord de la fenêtre, le soir, sous la lune ; et, la tête collée à l’épaule de son mari, dans la pose de l’alanguissement et du soupir, elle essayait qu’il fût, comme elle, empli d’une mélancolie indécise.

Elle disait aussi, s’obstinant à le vouloir pareil à elle : « Sentez-vous comme le soir a cette couleur de silence et de fumée qu’on voit au ciel de bataille dans les panoramas ?… C’est si triste, et j’adore cela. »

Elle ajoutait : « Quand tout est beau comme maintenant, je voudrais pleurer, et vous ? »

Lui pas. Il lui disait gentiment qu’elle était folle, qu’elle pouvait prendre froid, qu’elle lisait trop de livres futiles, qu’il l’aimait beaucoup, qu’elle le savait bien, qu’elle allât se coucher.

Obstinée dans sa besogne de tendresse amollie, Sabine boudait, ne parlait pas pendant quelques jours, et puis, soudain, montait, sentimentale, à la bibliothèque où Henri travaillait.

Elle avait mis à sa robe, exprès pour lui, une fleur qu’elle enlevait et qu’elle lui donnait. Elle s’asseyait près de lui et faisait des projets.

Des projets où ils étaient toujours seuls tous deux : dans un bateau, sur la mer froide, près d’Elseneur, ou sur les collines d’Italie qu’arrachent les longues racines des oliviers, ou dans une petite maison d’un coin de France, avec un balcon de roses, un perron, des graviers blancs et un jet d’eau.

Il répondait, heureux et occupé, la prenant par le cou d’un bras et tenant de l’autre ses livres :

— Tu veux trop de choses à la fois, ce n’est pas pratique ; mais c’est très gentil, ajoutait-il en l’embrassant.

Elle reprenait, pleurant presque d’abondance et de douceur :

— Est-ce que vous savez comme je vous aime et comme je vous donne tout mon passé ? Je viens à vous du fond de mon enfance, pourquoi ne me voulez-vous pas, mon chéri ?

Il s’étonnait et riait :

— Je ne te veux pas, Sabine ? je crois que tu deviens folle ; c’est moi qui t’aime et qui t’ai toujours aimée beaucoup plus que tu ne le fais.

— Alors, pourquoi travailles-tu tout le temps, et pourquoi n’es-tu jamais triste ? soupirait-elle.

— Mais, pourquoi veux-tu que je sois triste, maintenant que tu te portes tout à fait bien, que tu vas pouvoir vivre comme les autres, t’intéresser, t’occuper, et peut-être – tu verrais comme cela te rendrait heureuse – avoir un fils qui consolerait de la petite.

— Mais, si tu m’aimais, tu serais triste, disait-elle, comme moi je suis triste depuis que je t’aime, parce qu’on veut, on veut quelque chose, je ne sais pas ce que l’on veut…

— Eh bien, reprenait Henri attendri et un peu fier, laisse-moi vite finir ce rangement de livres, et puis nous dînerons ensemble, toi et moi, dans un restaurant du Bois ; ce sera très bien, ma chérie.

— Oui, – disait Sabine, qui s’appliquait au contentement profond et se sentait au contraire près des larmes, – voilà, c’est que tu ne comprends pas combien je t’aime. Je t’aime pour tant de choses, et, en plus de tout, pour cette idée que tu es mon mari, que tu es tout ce que j’ai et que j’aurai, que l’on ne peut pas avoir deux hommes dans sa vie… Cela me donne pour toi une tendresse si profonde, si merveilleuse, l’idée que tu es tout, que tu es tout…

Plusieurs fois, pendant ces mois d’avril et de mai, ils allèrent seuls l’un et l’autre, secrètement, se cachant des curiosités de leurs amis, dîner dans de petits cafés de Paris, où flottait une odeur basse d’alcool et de tabac, et dans les restaurants du Bois de Boulogne, pleins de lumière et de gens.

Henri, content, buvait et mangeait bien, s’enorgueillissait de la beauté de sa femme et de la solitude qu’elle choisissait avec lui. Sabine rêvait, étourdie par ces feux vifs des cabarets qui font cligner les âmes, déchirée par la musique tzigane dont l’âpre cinglement éparpillait ses désirs au vent du soir.

Tandis que son mari fumait, buvait lentement la liqueur et le café, elle s’accoudait aux terrasses. La fraîcheur de l’ombre tombait sur ses épaules. L’heure de la nuit, qui ulule et se lamente, l’accablait, au creux de son âme, d’un bonheur misérable.

L’aspect du soir, la buée d’argent la dépaysait, lui cachait dans le souvenir la bonté de sa maison, le visage de l’habitude. Elle songeait, et peu à peu, libérée de toute conscience, de toute mémoire, elle s’abandonnait à l’inconnu.

Dans l’ombre douce de la nuit, elle ne voyait plus clairement les points fixes de son destin présent. Elle ne voyait plus que son âme d’où montait vers la lune blanche le terrible instinct du bonheur ; et Henri, paisible près d’elle, ne s’inquiétait pas de ce visage violent, tiré par l’émotion comme par la fièvre, et malade de vie…

Au retour de ces promenades, accueillie par sa chambre familière, elle se refaisait près de son mari un peu de contentement, une langueur tendre, cramponnée et dominante, qu’en souriant bonnement il endormait sur son cœur.

Un matin qu’elle regardait par sa fenêtre le Paris végétal qu’elle habitait, tout étincelant et attendri de brume bleue, et qu’elle entendait venir d’un jardin lointain, le cri du coq, évocateur de paille jaune, madame de Fontenay eut un désir impatient de revoir en cette fin de mai la campagne printanière. Elle pria son mari de la laisser aller, ou de l’accompagner au château des Bruyères, dans l’Oise, qui était la propriété de madame de Fontenay sa belle-mère, et où celle-ci s’était installée avec Marie.

Henri ne demandait pas mieux. Il venait de terminer les recherches et les plans dont il avait besoin pour la construction d’un bateau qu’il désirait avoir, afin de faire quelques expériences scientifiques en mer. Il accompagnerait Sabine, se reposerait et pêcherait toute la journée dans la rivière.

— Nous resterons là une quinzaine de jours, dit-il ; nous pouvons très bien emmener Jérôme qui adore la campagne.


— Et Pierre ? demanda Sabine.

— Pierre ne voudra pas venir. En ce moment, il a des querelles avec cette actrice qu’il croit aimer encore, ou qu’il croit ne plus aimer. Il nous boude.

Sabine embrassa Henri avec allégresse. Ce voyage la ravissait. Elle s’occupa de son départ pour le soir même. Elle courut acheter un grand chapeau de copeaux légers, sur quoi elle jeta des coquelicots de soie rouge, et elle se sentit ainsi une âme champêtre, rustique et sensible à la manière des bergeries.

Son mari et elle arrivèrent à l’heure du dîner au château que madame de Fontenay possédait dans la campagne beauvaisienne. Ce château, construit au XVIIIe siècle, s’élevait avec élégance et solidité. Ses larges fenêtres divisées en petits carreaux regardaient des pelouses rondes. Un massif de myosotis étouffé de feuilles mousseuses luisait dans l’herbe, et c’était comme une petite vague à cime de pétales bleus.

Un peu à l’écart, une maison basse, d’un caractère humble et touchant, servait de communs. Elle faisait songer à quelque demeure de madame de Warens, avec ses volets peints en blanc, son balcon découpé et son mur villageois qu’un pied de vigne fournissait de feuillage.

Sabine, dès l’arrivée, aspirait, les yeux fermés, avec une folie triste, l’odeur épandue dans le château : odeur de parquets, de dalles polies et glissantes, de sièges rigides, de coffres à bois et de tapisseries. Le grand silence de l’air rendait sensible la pulsation lente du temps.

Elle revit Marie et sa belle-mère, dîna et se coucha, le cœur tout attendri, ayant retrouvé le sentiment de la puérilité et des vacances.

La jeune femme se réjouissait pleinement du temps qu’elle allait passer là, quoique la compagnie de sa belle-mère ne lui fût pas agréable. Cette personne portait son âme au dehors d’elle. Elle avait une fausse ardeur et un peu d’intelligence.

Sa nature la vouait aux soucis domestiques et aux tourments des relations mondaines. Belle autrefois, elle le demeurait encore à cinquante ans. Ayant vécu sans y penser et vieillissant de même, elle avait été heureuse et vertueuse par négligence. Sa bonté facile n’était pas certaine ; elle avait l’esprit distrait et vif. La sympathie l’étonnait, elle ne sentait pas l’hostilité. Elle n’avait pas de piété, mais l’émotion, qui la visitait rarement, la reportait aussitôt à l’idée de Dieu, et les beaux couchers du soleil ou telle page de Chateaubriand lui semblaient propres à expliquer la création selon la Bible. Elle aimait sa fille et son fils, non point comme ses enfants, mais comme des gens avec qui elle avait vécu longtemps et dont l’existence lui était nécessaire.

Elle était pour sa belle-fille une hôtesse appliquée et cérémonieuse. En dehors des salutations et des empressements, elles ne tenaient presque pas compte l’une de l’autre.

Sabine se réveilla, au lendemain de son arrivée, dans une chambre rayée de lumière, tendue d’une perse d’un beau rose las baisé par le soleil. Une odeur de chanvre restait à la toile.

Elle regarda autour d’elle les meubles de la pièce, des meubles de bois châtain, lourds et ornés comme on en voit sur la scène dans les comédies de Molière. La vieille soie fleurie d’un de ces fauteuils avait encore l’éclat vif et dur d’une fête champêtre, elle évoquait le chapeau de la bergère, la cornemuse et le râteau.

On apporta à Sabine son déjeuner.

La gaieté des porcelaines acheva de la réjouir. C’était de ces porcelaines d’autrefois, un peu villageoises, d’un blanc de kaolin, illustrées de petits paysages d’un rouge de fard ou bien de grosses tulipes épanouies. Sucrier, tasses et cafetière disparates, prises au hasard dans la vieille armoire, et faisant songer au repas que le pauvre Rousseau pouvait faire avec Thérèse.

Toute la journée fut délicieuse. Sabine et Marie se promenant brillaient et riaient dans l’air tissé de chaud argent.

Henri avait revêtu, dès l’aube, un vêtement de touriste, et, coiffé d’un paillasson, ayant sur les épaules des cannes à pêche, à la main un filet et un livre de pisciculture, il s’en allait au bord de la rivière pêcher à la ligne d’une manière instructive et raisonnée.

Il avait réclamé la paix, la solitude, le silence. On ne le verrait qu’aux heures des repas. Les yeux contents et errants, sans rien distinguer des grâces du paysage autour de lui :

— C’est bon, disait-il, la campagne !

Sa sœur et sa femme, heureuses de se retrouver, de reprendre les fils souples et mêlés de leurs entretiens habituels, portant avec elles leurs broderies et leurs livres, allaient d’un banc à l’autre ; selon qu’elles recherchaient ou fuyaient le soleil, elles furent tantôt près d’un tilleul où mille abeilles remuantes faisaient un bruit de vent chaud, tantôt devant une pelouse que traversaient des lièvres, tantôt dans une fraîche tonnelle de lierre.

Marie racontait les événements de la maison, les derniers livres qu’elle avait lus, ce à quoi elle avait pensé depuis qu’elle n’avait vu Sabine. Attentive à ce qui l’entourait, elle notait par instants, d’une phrase précise et sensible, le caractère du paysage et de l’émotion qu’elle ressentait. Après quoi, il semblait que les choses qu’elle avait définies ne l’occupassent plus et ne lui fussent plus présentes. Son esprit méthodique et net éliminait par la formule.

Cela par moment contrariait Sabine, troublait et dérangeait en elle la force vague et accablée qu’elle avait d’éprouver le plaisir, sous quoi elle ployait taciturne et triste.

Et tandis que Marie parlait, madame de Fontenay absorbait, la tête courbée, ce vertige errant du naissant été, qui, comme le vent fait aux plantes pelucheuses, lui prenait l’âme, l’éparpillait en désirs et en nostalgie effilés.

Comme à midi, vers le soir une cloche tinta, faisant son bruit d’argent et de porcelaine, cloche à tintement de couvent, qui dansait dans le feuillage et appelait au dîner.

Sabine, habillée de mousseline et de dentelle, la tête nue, était debout au bord du perron. La tristesse de l’ombre, qui fait frissonner les arbres, coulait sur ses cheveux, sur sa peau peureuse, sur son âme au calice large.

Elle regardait le ciel éteint, et les hirondelles, passant sans bouger les ailes, posées de travers, comme une barque qui tangue… Elle rêvait à tout ce qu’elle avait attendu de la vie et qui n’était pas.

Pourtant, puisqu’il y avait ce ciel doux et rose, cette tiédeur à goût d’acacia, cette nervosité de la terre attendrie, l’amour et le bonheur aussi étaient nécessaires et possibles. Non point l’amour faible et souffrant qu’elle éprouvait pour Henri, mais le miracle d’amour inévitable, qui eût mené vers elle, en cet instant, des bords de l’ombre, un inconnu qui lui eût dit : « Qui êtes-vous et qui suis-je, cela n’est rien ; mais à cause du soir lilas, à cause de la volonté des choses du printemps, de mon désir et de votre corps qui rêve, venez avec moi… »

Marie appelait Sabine : on l’attendait pour dîner. Alors elle rejoignit les autres dans la salle à manger, que parfumaient les premières fraises.

Ensuite, dans le salon sonore, bas et presque vide, autour de la table où la lampe entre deux pots de bégonias faisait sa flaque de lumière jaune, la soirée se passa en jeux patients ; on entendait le bruit des jetons, l’énoncement des cartes. Sabine s’endormait un peu, sa belle-mère s’éventait, moins par nécessité que pour faire autour d’elle de l’air qui attirât l’attention.

Remontée dans sa chambre, étendue dans son lit, les yeux encore ouverts, sa bougie brûlant, Sabine pensait, elle rêvait. Au mur, en face d’elle, était suspendu, dans un cadre en forme de médaillon, le portrait d’une jeune femme.

Il y avait écrit au bas de ce cadre :

HENRIETTE-ANNE DE ROCHEGRANDE

MARQUISE DE FONTENAY

MORTE EN 1771


Sabine regardait ce visage riant et rose sous l’étroite coiffure poudrée, la robe chamarrée de passementeries et les deux mains frivoles où coulait une guirlande de fleurs.

Le rire de ce visage artificiel et charmant était si puéril et si continuel, qu’il semblait qu’en quelque ombre que fût désormais cette femme qui avait ainsi regardé la vie, elle avait encore ce rire.

Sabine contemplait maintenant du fond d’une âme fraternelle cette créature des jours finis, qui, mentant à la nature avec ses joues de fard et ses cheveux de poudre, avait connu de l’univers la vision la plus délicate et la plus inventée.

Comment la mort osait-elle toucher à ces femmes fines et fausses, toutes déguisées, qui jetaient dans l’amour et dans la douleur des corps d’apparat et des cheveux de comédie, et qui, à l’agonie, recevaient le mystère des sacrements avec une élégante et riante courtoisie.

Et voici qu’il semblait à Sabine engourdie, dont les yeux se voilaient et brûlaient, que le pastel souriait de sa bouche, rouge et disait :

« Sabine, tu vois à ma robe en soie dauphine à ramages et au ruban qui fait le tour de mon cou, que j’ai vécu au siècle folâtre du Régent et de Louis le Bien-Aimé. J’habitais Versailles et quelques châteaux des bords de l’Oise.

» J’étais voluptueuse, nous étions tous voluptueux, les hommes et les femmes cédaient sans résistance et sans peur au goût charmant qu’ils avaient l’un de l’autre. Nous avons paré la nature et orné les maisons pour l’amour et les plaisirs. Nous avons, durant les heures de notre vie fragile, suspendu impérissablement aux murailles, aux boiseries, aux fontaines des jardins, aux temples dans les parcs, des roses, des rubans flottants, des colombes et des coquilles.

» La coquille est le principe et le symbole de notre temps et cela s’entend aisément, car c’ est vraiment de la conque d’Aphrodite qu’est sortie notre époque parfumée, amoureuse et divine.

» Nous menions, au son des clavecins, des danses lentes et pâmées qui échauffaient nos yeux et figuraient la convoitise, le soupir et la défaillance.

» Nous aimions les bosquets, les feuillages, la rosée. Nous étions également adroites aux chansons sensibles et aux vifs propos ; notre incrédulité irrévérencieuse et légère était dans notre bouche comme un fruit vert dont nous goûtions l’amère, aigre et piquante saveur.

» Nous aimions l’amour, c’était la seule affaire de notre vie, nous n’avons pas fait autre chose que l’amour.

» Nous n’étions point frivoles. Nous étions philosophes, encyclopédistes, géomètres, chimistes et astronomes selon nos amants. Nous avons aidé aux œuvres de Voltaire et de Rousseau. Ils nous ont fait des madrigaux et nous leur avons fait des chapitres pour leurs ouvrages.

» Nous aimions l’amour, et quelques-unes d’entre nous l’ont pratiqué avec une sombre sauvagerie. Les soupirs de la pauvre Lespinasse font encore trembler sur la terre les mains qui tournent les pages de son livre.

» Nous avons laissé de nous au monde une odeur fine, irritante et profonde. Les robes de soie qui ont pressé nos jambes dansantes s’étalent noblement sur les divans des belles demeures. Les estampes où nous sommes représentées, tressant des guirlandes champêtres et lâchant des oiseaux de leur cage d’osier, rendent folles les âmes sensuelles. Nos chapeaux de paille et de feuilles sur nos têtes étaient plus impudiques et blessaient mieux le désir que les hanches nues des nymphes anciennes.

» Ah ! tu ne sais pas comme nous avons ri et joué dans les bosquets, au son des musettes de Rameau, par les soirs roses, cependant que Watteau, triste à cause de nous toutes, pleurait du bruit de nos jupes de soie crissante… » ____________

Sabine se réveilla tard au matin, surprise par le grincement d’une voiture s’arrêtant devant le perron.

Elle se pencha à sa fenêtre, et ne voyant rien, elle descendit dans une robe de chambre hâtivement mise qu’elle tenait enroulée autour d’elle.

C’était Jérôme Hérelle qui arrivait ; elle avait oublié qu’il était attendu pour ce matin-là. Elle eut du plaisir à le revoir, il lui apportait l’air de Paris, le souvenir de chez elle, mais elle était fâchée de se trouver ainsi vêtue ; elle éprouvait une sorte de pudeur et de confusion de son visage matinal si proche encore du sommeil et du lever.

Jérôme Hérelle enchantait la mère d’Henri à qui il témoignait la déférence d’un parent modeste et jeune, du respect et de l’admiration sociale.

Amère et bruyante, elle profitait de cela pour initier Jérôme aux détails des contrariétés de sa vie, de son esprit, de sa santé. Le jeune homme paraissait y prendre non pas une part familière qui eût été malséante, mais une attention franche et continue. C’était ce qui agaçait le plus Sabine, quand elle y pensait, cette manière que ce garçon avait de ne point distinguer le plaisir de l’ennui, la valeur de la médiocrité. Par une sorte de vanité sèche et stoïque, ce qu’il faisait lui semblait comporter par cela même assez d’intérêt et d’agrément. Sabine pensait que le superficiel le constituait en totalité : la politesse lui tenait lieu de cœur et le savoir-vivre d’héroïsme. Il eût risqué sa vie aisément pour un sujet ordinaire. La qualité du but ne l’intéressait pas.

Pourtant elle accorda à Marie, le lendemain, qu’il était agréable à la campagne. Il avait fait avec elle une promenade dans les bois pendant laquelle, soudain confiant, il lui avait parlé de lui-même d’une manière aimable et simple.

Ce jour-là, après le déjeuner, Henri s’obstinait à vouloir emmener son cousin à la pêche :

— Seulement vous ne parlerez pas, le poisson a l’ouïe d’une extrême susceptibilité, mon livre dit que… Il discourait, savamment maintenant, d’un sujet qui, pour l’instant, bornait ses désirs.

— J’aime mieux vous laisser, répondit Jérôme.

Et il regarda Sabine de côté, en riant, se moquant doucement d’Henri. Sabine rit aussi, cela rompit définitivement la gêne entre eux, ils avaient un secret d’ironie et de gaieté, ensemble, contre Henri.

« Ce garçon peut devenir un ami pour moi, pensa la jeune femme, et je puis lui être utile aussi. »

Sa vitalité renaissante lui donnait l’envie de la bonté, de l’action dominante par quoi elle éprouverait l’habileté de son esprit, d’autant mieux que Jérôme était à la fois net et secret et qu’il fallait de la ruse pour entrer dans ce caractère.

Quelques voisins de campagne venaient rendre visite à madame de Fontenay, la mère d’Henri ; elle les empoignait d’un accueil précipité, emporté et farouche qui ressemblait à un rapt, tandis que Sabine, Marie et Jérôme, un peu à l’écart dans un coin du salon, se divertissaient de la gravité des attitudes empressées et du néant des propos.

— Comme on est heureux, disait Sabine, d’avoir tout ce goût du futile, de ne pas aimer que l’essentiel dans la vie ! Voyez madame de Plessis, laide et vieillissante avec sa fille qui boite et qui ne se marie point, elle n’a de soucis que la besogne nobiliaire.

— Elle pense, dit Jérôme, que les robes de soie rêche et les mantelets de jais sont conformes au plus haut idéal de beauté.

— Elle a de l’héroïsme dans sa sottise et sa vanité, reprit Sabine, elle rendrait une visite de politesse, avec la grippe, en hiver. Elle pensera à ces choses au milieu de la fièvre et des transpirations de l’agonie. À tous ces gens, l’incorrection mondaine, ce qu’ils appellent ainsi, semble un plus gros scandale que les injustices de la nature, la vieillesse, la maladie et la mort. Ils ne pleurent et ne crient que ce qu’il est décent de crier et de pleurer.

— Il y a là, reprit Jérôme, une certaine élégance…

— Oui, dit Sabine, mais qui est moins de la contrainte qu’une pauvreté naturelle. Et puis, – ajouta-t-elle violemment, comme pour imprégner l’air de sa volonté et respirer librement, – moi, j’aime l’instinct, la force et la vie, et tout ce qui crie, s’élance et tombe, et tout le mauvais caractère humain, si touchant et si sensible.

— Moi, j’aime l’ordre, affirma Jérôme, vous, poursuivit-il doucement, vous, ce n’est pas la même chose, vous savez mieux que les autres…

— Comme il est gentil tout d’un coup ! s’écria Sabine en regardant Marie.

Et ils rirent tous ensemble de l’inhabituelle flatterie de Jérôme.

Le soir, en rentrant dans sa chambre pour s’habiller à l’heure du dîner, après une courte promenade avec Marie dans le soleil de juin couleur de jonquille, Sabine fut surprise de trouver sur sa table une lettre que Jérôme Hérelle y avait fait porter.

C’était une lettre un peu enfantine, longue et sans nécessité, où les phrases respectueuses étaient soignées et compliquées. Quelques passages de descriptions ressemblaient à un devoir de style, d’une intention sentimentale. Et cette lettre s’achevait en suspens, se brisait d’une manière équivoque et habile.

Elle fit plaisir à Sabine, qui aimait à sentir son importance ; cela lui donnait de la joie et de l’orgueil physique.

La jeune femme s’habilla gaiement, et nouant ses cheveux devant son miroir, elle goûtait l’image brûlante de sa jeunesse et de sa beauté.

Elle entra au salon avec une distraction voulue, remercia Jérôme négligemment et pourtant de façon que ce remerciement fût un secret. « C’est drôle, pensa-t-elle, je ne suis à l’aise que dans le mystérieux et l’aventure ; autrement je suis gauche, l’amitié me gêne, Jérôme même jusqu’à présent m’intimidait… »

Elle était contente de cette légère victoire remportée sur un esprit sombre et fermé. Et cette satisfaction s’éparpillait en rires, en éclats du regard, en attentions vers Henri, dont tout plaisir la rapprochait amicalement.

Au jeu de cartes, après le dîner, Sabine sentait sur elle, posé furtivement, le regard du jeune homme, ces yeux gris que l’âme obscurcissait.

Elle le sentait sans le voir, par tout son être, par le cœur et par l’épaule… Cela la ravissait, et, libre et vive, elle répondait à cette insistance par une aisance heureuse, par des mouvements de sécurité, d’autorité familières.

— Jérôme, disait-elle brusquement, en lui mettant la main sur le bras, je vous défends de jeter cette carte, c’est trop bête, reprenez-la.

Et lui, surpris, embarrassé, riant ensuite, la regardait dans son beau visage de joie.

Les journées passaient, écourtées par les perpétuelles rencontres, chauffées par l’interprétation silencieuse des paroles et des regards. Sabine était contente, elle ne pensait pas à autre chose qu’à cela : qu’elle était contente. Elle se disait : « Ce garçon est amoureux de moi », et ces mots faisaient devant elle comme une pluie de soleil derrière quoi rien n’était plus visible.

Elle vivait précipitamment, s’habillant, sortant, riant, recommençant.

Le soir, quand Jérôme se mettait au piano et chantait, elle en éprouvait un tel orgueil qu’elle craignait que cela ne parût sur son visage, et elle s’asseyait contre la lampe.

Quand elle lui demandait : « Chantez cela », et que Marie disait : « Non, cet autre morceau », Sabine la regardait avec un étonnement naïf et fâché, comme si la jeune fille s’était arrogé un droit de désir qui désormais n’appartenait plus qu’à elle.

Un soir il chanta, souriant vers elle, une de ces romances attendries où les sons, mêlés aux vers, inventent des paysages et du bonheur.

Sabine troublée le contemplait âprement.

Les paupières délicates de la jeune femme, son sourire, palpitaient comme les étoiles dans la nuit.

Curieuse et volontaire, elle observait le visage du jeune homme, l’éclat noir et blanc des pupilles, les cheveux blonds à reflets roses, et puis elle fermait les yeux, et son âme à elle poursuivait l’autre âme jusqu’au fond de la gorge chantante…

Mais des impressions si aiguës ne lui étaient pas habituelles ; elle était ordinairement étourdie et vaniteuse ; ce qu’elle faisait de plus précis était de compter, pendant les réveils de la nuit, l’âge du jeune homme et le sien, pareils tous deux, et de se réjouir d’avoir devant soi tant d’années à être contents exactement comme ils l’étaient à l’heure présente, elle belle et bonne pour lui ; lui prévenant, gâté, timide et reconnaissant.

Quoique madame de Fontenay n’eût point fait à sa belle-sœur la confidence des attentions de Jérôme, elle ne fut pas contrariée que Marie s’en aperçût et s’en ouvrit à elle, lui disant, comme un secret qu’elle pensait que Sabine ignorait encore :

— Je suis sûre qu’il est en train de devenir amoureux de toi, remarque-le.

— Tu crois ? quelle folie ! répondit Sabine.

Et, quoiqu’elle eût l’air de s’en défendre, elle éprouvait du plaisir à la curiosité de Marie, elle aimait ce qui aggravait le sentiment dont son cœur s’emplissait. Elle fut fâchée que Marie ensuite n’y fît plus attention et n’en reparlât plus.

Ne songeant à rien, elle ne songeait pas à rentrer à Paris, quand Henri vint lui dire un matin qu’il y était rappelé et qu’elle et lui quitteraient les Bruyères le lendemain.

L’idée de ce départ les attrista tous. Il fut entendu que Marie et sa mère reviendraient à Paris peu de temps après, et qu’elles gardaient Jérôme quelques jours encore.

Mais la gaieté était tombée, on négligeait les moments qui restaient.

— Que faisons-nous pour notre dernière soirée ? disait Henri qui errait, le jour de son départ, dans le jardin avec les autres, tenant le bras de sa sœur et pesant sur elle.

— Moi, je suis fatiguée, je reste là, fit Sabine, en désignant le banc de bois appuyé à un vieil arbre à noix qu’un lierre épais envahissait.

Et elle s’assit violemment, tout énergique au désir du repos.

— Alors je reste aussi, soupira Henri, qui était sans courage, et s’étendit, entraînant sa sœur près de lui, sur le gazon qui faisait l’autre bord de l’étroite allée.

— Moi aussi, dit Jérôme qui s’assit à côté d’Henri étendu.

Sabine, en face d’eux, les regardait.

Henri, quoique contrarié de quitter dans quelques heures un endroit auquel il s’attachait dès qu’il s’y trouvait, goûtait pourtant simplement la douceur du bel ombrage ; il prenait de l’air, non point la mollesse odorante que lui communiquait la proche corbeille de résédas, mais le robuste oxygène.

Il disait, avec une allégresse enfantine :

— Le soir est beau, le vent tourne un peu.

Il ne pensait pas que les mouvements de la nature pussent être autrement que vivifiants et sains aux hommes raisonnables.

Jérôme était assis sur le gazon, vis-à-vis de Sabine ; ses genoux haussés lui cachaient un peu le menton. Il portait de temps en temps à sa bouche des brins d’herbe qu’il mordait. L’air était remarquablement chaud. Jérôme se plaignait de la chaleur. Il avait cet aspect accablé et vif, ce visage éclairé, rose et glissant que donne l’été.

Comme il était assis plus bas que Sabine, elle voyait un peu son bras dans la manche de sa chemise de toile, aux manchettes dures et écartées. Le bras, le poignet et la main d’un blanc poli, les doigts fins, un peu larges aux phalanges.

Elle parlait et riait avec eux tous. En regardant Jérôme, elle se sentait contente, sûre de le dominer, d’exercer sa volonté sur cette pensée sensible et neuve.

Elle s’attendrissait qu’il eût l’air fâché de la chaleur dans le beau soir qui descendait, et aussi qu’il fût en lutte avec des moucherons qui lui passaient sur le visage et qu’il chassait en rejetant l’air de ses mains ; ces mouvements mettaient en désordre son chapeau qui glissait en arrière. Sabine le trouvait charmant dans son agacement puéril, et, par moments, ils se regardaient, sans beaucoup de profondeur et d’acuité, mais avec une pleine et claire ardeur.

— Alors, soupirait Henri, qui se plaignait d’autant plus qu’il n’éprouvait pas vivement la contrariété, nous prenons le train après le dîner, nous rentrons à Paris dans la nuit, cela sera gai ! Et puis, l’existence mondaine ; Sabine va m’arracher à ma bibliothèque pour me traîner dans les bals.

— Osez dire, interrompit Sabine, qui avait à l’excès le goût de l’exactitude chez autrui, osez dire que je vous ai souvent fait aller au bal, je dors à dix heures… Quel menteur !…

Et, pendant qu’elle se disputait ainsi plaisamment, elle pensait à l’autre cœur moins avide de repos qu’elle avait maintenant en elle, au nouveau regard avec lequel elle voyait les choses.

Marie, silencieuse, contemplait le crépuscule.

— Ah ! Sabine, murmura-t-elle, ce rose du ciel ! il semble cardé et traîné par des pattes d’oiseaux.

— Oui, répondit sa belle-sœur, dont les yeux, curieux de l’horizon, s’emplissaient de sourires, ce ciel fait imaginer et désirer de fabuleux endroits d’Orient, où le soleil est proche des sables comme une orange qui laisse couler son jus…

— Entendez-vous cette mésange ? demanda Jérôme ; elle fait un bruit voluptueux d’aiguiser son bec dans une prune fendue et juteuse.

— C’est vrai, répondit Sabine qui rêvait.

L’ombre descendait, elle ne vit plus que la main de Jérôme posée dans l’herbe.

Il vint s’asseoir auprès d’elle sur le banc, disant qu’il avait assez de la pelouse.

Il alluma une cigarette.

À la lueur de l’allumette de cire elle vit cette main, avec une admirable veine d’un vert bleu, où elle se troublait d’imaginer le flux précieux du sang.

Et, comme le jeune homme, le visage renversé vers le soir, fredonnait faiblement, Sabine, alléguant la fraîcheur de l’air, se leva, partit, pour ne pas saisir cette main appuyée sur le banc près d’elle et ne pas la presser éperdument sur son visage…