La Nouvelle Atala/Chapitre IX

Le Propagateur catholique (p. 81-95).

CHAPITRE IX


En vérité, il est toujours triste et malheureux pour un homme quelconque d’avoir un caractère d’exception et une âme d’élite ; et, afin de conserver la délicatesse de cette âme et l’élévation de ce caractère, d’être obligé de vivre en dehors de toutes relations sociales, et de se mettre « en quarantaine perpétuelle au milieu de son siècle ; » d’être obligé de quitter sa patrie, et de se faire sauvage et solitaire ; oui, il est déplorable de n’être pas et de ne pas faire comme tous les autres : Cet homme semble alors, lui seul, avoir levé la main contre tous, et tous lèvent la main contre lui seul !

Hopoyouksa vivait en dehors de la contagion littéraire et politique, en dehors des aveugles instincts et des folles théories de ce grand siècle impie, qui s’est intitulé le siècle de lumières : La nature reçut dans ses vierges forêts ce jeune et enthousiaste proscrit des vieilles sociétés, que glace et endurcit le sombre hiver d’un égoïsme désespérant, et qu’entraîne vers leur ruine la démence d’une audacieuse impiété, qui blasphème et défie Dieu lui-même ! En se rapprochant de la nature, il se rapprocha de Dieu. « Qu’il est doux, disait-il souvent, le calme profond des déserts, après les agitations fiévreuses d’un siècle qui prend ses mouvements désordonnés pour des élans vers le bien et le progrès, vers l’avenir que lui promet ce génie insensé qui lui crie sans cesse : En avant ! … Et ce siècle, cependant, recule, en croyant avancer ! Toutes ses inventions ne favorisent que le progrès matériel ! Il est à la remorque de la matière ! La rapidité ne lui sert que pour s’appesantir davantage ! Il est écrasé sous le poids de ses passions animales ! Il a attelé l’esprit au char de la chair ! La machine remplace partout l’intelligence ! C’est le règne ténébreux de la Bête ! Ce siècle fait trop de bruit et il aime trop l’éclat, la publicité, pour faire le bien et le bien faire ; pour être grand et fort, grand dans sa force tranquille ; et fort, dans sa grandeur qui domine et terrasse les révolutions ! Il n’a pu s’élever jusqu’à l’unité royale ; il est descendu plus bas que les majorités démocratiques : L’aigle a cédé l’empire aux oiseaux de nuit ! On a vu naître un Bonaparte, un Louis-Philippe, au lieu d’un Charlemagne ! Où est l’imposante pyramide qui s’élève, pour dominer l’immense nudité, la morne solitude de ce désert, dans cette solitude, au milieu de cette incommensurable uniformité, on a entendu le blasphème satanique, au lieu de l’hymne céleste ! Il a fallu tout l’esprit de Joseph de Maistre, tout le génie de Chateaubriand, toute l’éloquence de Lacordaire, et toutes les prières des saintes âmes, pour faire rebrousser la barbarie païenne, prête à camper au milieu des capitales livrées à la démence de l’impiété et au délire des passions les plus dégradantes. »

Hopoyouksa était donc venu demander l’hospitalité à ces mêmes Indiens qui avaient accueilli Chateaubriand, fuyant la France à peine sortie des horreurs sanglantes de la Révolution, détrônant toutes les grandeurs et couronnant toutes les bassesses !

Il y avait déjà plusieurs années qu’il vivait dans la même forêt qu’Atala, sans jamais lui avoir parlé. Il l’admirait de loin ; il la vénérait comme une sainte ; elle exerçait sur lui une influence attractive qu’il ne pouvait s’expliquer : Enfin, il s’approcha d’elle, un jour qu’elle était seule, non loin du Grand Ermitage :

« Noble habitante, lui dit-il, de cette forêt seigneuriale, vous êtes digne d’elle, et elle est digne de vous ; vous êtes l’ange de cette solitude ; vous y répandez le parfum de vos vertus ; vous l’illuminez de votre présence… »

« Noble gentilhomme, répondit Atala, épargnez-moi l’accablement de ces courtoises flatteries : Ce désert n’est pas un salon du faubourg St-Germain. »

« O vierge mystérieuse, épouse du Christ, ange de charité, daignez écouter le récit de mes longs malheurs : J’ai quitté la France ; j’ai traversé l’océan ; je suis venu chercher le calme dans les forêts d’Amérique ; j’ai erré de désert en désert, jusqu’aux bords de la rivière Itoumikbi, dans l’Alabama ; c’est là que j’ai rencontré… »

« Continuez, noble exilé, dit Atala, avec un mélancolique sourir ; votre grande infortune me touche ; l’étranger est l’envoyé de Dieu ; on lui doit les égards les plus délicats, et l’accueil le plus généreux ; il faut lui céder la première place à chaque foyer hospitalier ; parlez ; je vous écoute avec l’oreille d’un cœur bienveillant et sympathique ; je me sens attirée vers vous comme vers un père. »

… « C’est là, disais-je, que j’ai rencontré une jeune Indienne, de la tribu des Chactas ; je l’ai aimée ; je l’ai épousée ; j’ai eu d’elle une fille ; mais, pendant une nuit où je m’étais absenté, elle disparut ! J’ai cherché en vain les traces de sa fuite ; je l’ai pleurée ; j’ai pleuré ma fille ; je me pleure moi-même, tant je suis malheureux ! M’a-t-elle abandonné ? A-t-elle été enlevée… O Pakanli, ô Fleur la plus belle du désert ! O fille, aussi belle que ta mère ! —O Pakanli, où es-tu ? Es-tu vivante encore ? Es-tu déjà endormie dans le sein glacé de la terre ? J’interroge, j’appelle, je crie ; tout se tait ; aucune voix ne répond à ma détresse lamentable… O vous, qui avez épousé Dieu ; ô vous, qui êtes aussi belle, et plus belle que Pakanli ; ô vous, qui ressemblez tant à cette, femme idéale, que j’ai tant aimée ; ô Atala, si vous n’apparteniez pas au Très-Haut ; si vous ne portiez pas le voile mystique des vierges consacrées ; si vous étiez libre encore de choisir et de vous donner ; Atala, oh ! Atala ! Je vous dirais… »

Il n’acheva point…

Atala jeta un cri perçant, et s’évanouit !

A ce moment, le ciel s’obscurcit ; le roulement du tonnerre ébranla toute la forêt retentissante ; on entendit de tous côtés les whip-poor-wills s’appeler d’un accent aussi plaintif que tendre ; à la voix mugissante du taureau, libre encore de tout joug, répondit la voix plus sonore de la génisse errante, inquiète et agitée ; les rauques poumons des crocodiles fatiguèrent les échos de leurs rugissements prolongés ; l’atmosphère exhala une odeur de soufre ; toute la nature était dans cette profonde consternation, qui précède un grand orage.

Pâle, immobile, stupéfait, Hopoyouksa contemplait Atala, étendue sur les herbes, dans un état d’insensibilité voisine de la mort ; elle respirait à peine ; son sein oppressé soulevait de temps en temps le mantelet d’hermine qui le recouvrait avec une chaste négligence. Etoile et Pâlki la gardaient, les yeux flamboyant d’une menaçante vigilance.

Tout à coup, un nuage se déchira ; l’éclair qui en sortit illumina la forêt ; et la foudre, en fracassant un pin, en fit voler un éclat qui se planta dans la terre, à quelques pas de Hopoyouksa ; un frisson parcourut tous ses membres ; ses cheveux se dressèrent sur sa tête ; il frémit d’épouvante ; et, agité de remords, et courant ça et là, il s’écria : « Sacrilège insensé que je suis ! Qu’ai-je dit, qu’ai-je osé ? J’ai voulu enlever à Dieu sa sainte épouse ; j’ai souillé la solitude d’une vierge immaculée ; je l’ai offensée ; je l’ai blessée ; je l’ai tuée ! … Fuis, ô monstre ingrat ! Fuis de ces lieux,—profanés par tes pas, profanés par ton souffle ; fuis jusqu’au bout du monde ; fuis jusqu’au fond des enfers ! »

Lossima et Rosalie arrivèrent alors ; et, prodiguant tous les soins de la plus tendre amitié à la Solitaire évanouie, elle revint à elle-même ; et, croyant être seule, elle disait, en soupirant : « Où suis-je ? … qui est là ? … qu’entends-je ? … O mon Dieu, où était ton amour, lorsque cet homme a osé me suggérer la pensée du mariage ? … O mon Dieu et mon Tout, où était ta puissance ? Oh ! où était ta jalousie ? … Que mon exil est douloureux et prolongé ! … Qui me donnera des ailes ? Je voudrais m’envoler là où est tout mon trésor ! Dissous-toi, ô mon corps ! Brise tes liens, ô mon âme ! Prends ton vol vers la grande patrie ! Il fait froid, il fait nuit ici-bas ! Je languis d’amour, je tombe de défaillance, je me meurs du désir d’entrer dans la chambre nuptiale où m’attend Celui que j’aime ! O mon Epoux, ô mon Bien-Aimé, prends moi dans ton sein palpitant d’émotion ! Prends-moi dans la couche secrète de ton intimité mystérieuse ! Prends-moi dans les plus tendres embrassements de ton amour inépuisable ! Prodigue-moi tes caresses les plus délicieuses ! Enivre-moi de tes baisers, plus doux que le miel des fleurs du printemps ! Plonge-moi dans l’océan sans fond des ineffables voluptés, dont l’excès augmente l’intensité, et qui ne tarissent pas dans leur éternelle profusion béatifique ! Enlève-moi à moi-même, et à tout ce qui n’est pas Toi ! … O mort, que tu tardes à venir ! Que fais-je sur cette terre, où l’Amour n’est plus aimé ! Sur cette terre, où les hommes n’aiment plus que la chair corruptible et la matière périssable ? Viens, ô mon Bien-aimé ; viens au-devant de ton épouse languissante, qu’environnent de si froides ténèbres ! Viens chercher celle qui n’a jamais aimé que Toi, et pour qui la terre a toujours été un séjour de deuil, de pleurs et de gémissements ! … Viens, oh ! viens, seule immuable et ravissante Beauté, ô mon Bien-Aimé, dont la possession allume et immortalise l’amour ! Je t’ai attendu, je t’ai cherché, jour et nuit, dans la solitude de mon exil : Viens, oh ! viens me prendre ! »

Lossima et Rosalie essayèrent, à plusieurs reprises, de parler à Atala ; mais ce fut en vain ; Elle ne les entendit point : Son âme était tout entière absorbée en Dieu seul ! Elle s’élançait vers son Epoux céleste avec une telle violence, que son corps s’affaiblissait de plus en plus, consumé par cette nostalgie devine qui devait, dans quelques jours, la délivrer de l’esclavage de la matière : Le parfum de l’immortalité allait bientôt se détacher de la fleur penchée vers la tombe !

Depuis qu’Atala s’était égarée dans les bois, et y avait vécu séparée de ses parents, les arbres avaient vu dix fois tomber leurs feuilles, au souffle de l’automne, et dix fois reverdir d’autres feuilles, un vent froid faisait tourbillonner les feuilles mortes dans l’air et en jonchait le sol déjà presque dépouillé de verdure. Atala était couchée sur une peau de bison, épuisée par la fièvre, et plus pâle que le pâle automne. A ses pieds reposaient, l’un à côté de l’autre, Etoile et Pâlki ; Hopoyouska était appuyé contre le tronc moussu d’un morne cyprès ; Issabé se tenait debout et immobile, en face de Hopoyouksa ; et Lossima était à genoux, et priait auprès de la couche de la malade, résignée, et cependant impatiente de prendre son vol et de planer parmi les anges. On avait fait venir le Père Emmanuel, qui eut un long entretien avec elle. Après les cérémonies touchantes de la Religion, avant les derniers moments de la vie, Atala sembla renaître ; son visage s’anima ; ses yeux prirent un éclat et une expression inaccoutumés ; elle sourit avec mélancolie, en jetant un regard affectueux sur ceux qui l’entouraient : C’est alors que Rosalie s’avança, lui prit la main, et lui dit, d’une voix profondément émue : « Maîtresse, l’heure est venue ; je vous ai promis de vous dire tout ce qui vous intéresse ; il est temps d’accomplir ma promesse ; écoutez bien, chère et douce maîtresse ; et vous qui êtes présents, écoutez aussi ce que je vais vous révéler, après en avoir gardé le secret si longtemps : Il y a une cinquantaine d’années, sur le bord de la rivière Itoumikbi, dans l’Alabama, naquit une enfant d’une beauté remarquable. Ses parents la nommèrent Pakanli, La Fleur, tant elle était belle. Lorsqu’elle vint au monde et fut mise par sa mère dans son berceau d’écorce, le soleil se voila devant les rayons de la beauté de cette enfant. A l’âge de vingt ans, elle fut donnée en mariage à un Grand Chef Séminole, aussi sage dans les Conseils que brave sur le champ de bataille. Pakanli eut de ce Chef deux enfants, un fils et une fille. Lorsque l’aîné de ces enfants avait à peine trois ans, ce Chef fut tué dans une guerre avec les Américains. Il est mort en défendant son pays et en combattant pour la liberté. Veuve depuis deux ans, et vivant seule avec ses deux enfants sur le bord de l’Itoumikbi, Pakanli travaillait sans cesse pour gagner de quoi se nourrir et nourrir ses enfants. Il vint en cette région un Français qui voyageait, disait-on, pour observer et étudier les mœurs des différentes tribus indiennes. Ce Français rencontra un jour Pakanli traversant la rivière dans son canot d’écorce. La voir, c’était devenir son admirateur, tant sa beauté était merveilleuse et sa modestie séduisante. Pour ce Français, la voir, l’admirer et l’aimer fut une même chose. Il revint souvent la visiter ; il lui apporta, à elle et à ses enfants, les cadeaux les plus attrayants,—d’épaisses couvertures bleues, des étoffes de couleurs éclatantes, des colliers, des bagues et des boucles d’oreilles d’argent. Enfin, un soir, à la clarté de la lune et des étoiles, seuls témoins de ce qui allait se passer, dans le silence et le mystère il lui parla ainsi : « J’ai appris du Génie de la forêt, que tes parents t’avaient nommée Pakanli, La Fleur : O Fleur de beauté, l’aurore enflammée est moins belle que toi. Pourquoi le Grand Esprit t’a-t-il faite si belle, qu’on ne peut te voir sans t’aimer ? Si je ne dois pas te voir toujours, je voudrais ne t’avoir jamais vue. Je ne suis pas de la même race ni de la même tribu que toi ; mais je suis d’une terre où les chênes poussent leurs racines dans le granit, et où les hommes sont des guerriers et des héros ; je suis de la vieille et noble Armorique ; « noblesse oblige » ; je suis de l’antique noblesse ; je compte beaucoup de Grands Chefs parmi mes ancêtres ; je suis moi-même un Grand Chef ; je n’ai jamais aimé aucune femme au pâle visage ; c’est le cœur qui m’a conduit auprès de toi ; je t’apporte mes premières amours : Veux-tu, ô rouge fleur de l’Itoumikbi, veux-tu de la fleur blanche de l’Armorique ? Parle, et je serai ton chevalier ; parle, et tu seras la dame de mes pensées. »

Lorsque l’exilé français eut ainsi ouvert son cœur, continua Rosalie, Pakanli baissa les yeux ; elle rougit ; se tut un moment ; et, se couvrant le visage avec un pan de sa couverture, elle répondit : « La voix de l’homme, qui n’est pas de ma race et qui n’est pas de ma terre, a fait tressaillir mon cœur. J’ai entendu, ce matin, la tourterelle appelant sa compagne ; j’ai vu un flamant et un cygne, côté à côté, nageant dans les eaux de l’Itoumikbi ; la fleur rouge et la fleur blanche se sont rencontrées ; elles ont entrelacé leurs racines ; le calice de l’une s’est penchée vers le calice de l’autre, et lui a livré tout son parfum le plus chaste, et lui a versé tout son miel le plus doux : L’humble et bienheureuse dame de l’Itoumikbi consent à la demande du noble et brave chevalier de l’Armorique ; le Grand Esprit enverra un de ses prêtes, pour bénir l’alliance de la peau rouge et de la peau blanche : L’aurore va bientôt se confondre avec le jour ; la flamme, avec la lumière ; le rubis, avec le diamant : Nature oblige ; tu as la parole d’une enfant de la grande nature. »

« Ce Français, continua toujours Rosalie, eut de Pakanli une fille aussi belle que sa mère : A sa naissance, pendant la nuit, la lune et les étoiles disparurent devant la splendeur qui environna son berceau. Elle fut baptisée et reçut le nom de Marie : On dit qu’après le baptême, son front parut couronné d’une auréole éblouissante. Mais un des oncles de Pakanli, apprenant qu’elle avait épousé un étranger au pâle visage, un homme d’une autre race et d’une autre terre, fit un long voyage pour venir la prendre et l’enlever. Arrivé sur le bord de l’Itoumikbi, où était sa cabane, à la faveur des ombres de la nuit et de l’absence du Français, il vint la surprendre ; et, la plaçant, elle et son enfant, sur le dos d’une jument noire, il partit en toute hâte avec sa nièce éplorée : On eût pu suivre leurs tracas par les larmes que versa cette épouse arrachée à son époux chéri ! Ils voyagèrent pendant plus d’une semaine et arrivèrent enfin sur le bord de la rivière Amite. Manquant entièrement de provisions depuis deux jours, l’oncle barbare tua la jument, et ils se nourrirent de sa chair pendant presque une lune. Plus tard, Pakanli se fixa avec d’autres Indiens, sur le bord d’une rivière profonde et limpide, à laquelle les peaux-rouges avaient donné le nom de Talonshik, et qui se jette dans la Tauchipaho. Elle venait, trois ou quatre fois chaque année, au Grand Village des Blancs, pour vendre des paniers, des racines de sassafras, et maintes plantes aromatiques liées en petits paquets. Elle y vint un été, où la fièvre jaune et le choléra, sévissant avec une cruelle violence, ravageaient la population désolée. Elle tomba malade, peu de jours après son arrivée ; et, se traînant avec son enfant jusqu’à l’habitation d’une famille française qu’elle connaissait, elle y fut accueillie et soignée avec la plus vive tendresse et la plus vigilante sollicitude ; elle fut visitée par les plus habiles médecins, et rien ne fut épargné pour la sauver ; mais, malgré tous les soins, et les remèdes prodigués avec un rare dévouement,—elle mourut !

« Son enfant, continua toujours Rosalie, avec une voix plus émue, son enfant fut adoptée par cette famille noble, émigré en Amérique, et vivant dans une obscurité recherchée. Elle était l’unique enfant de la maison ; et tous les soins, toutes les caresses, tous les cadeaux étaient pour elle seule. Lorsqu’elle fut d’âge, on la mit dans un Couvent, où elle apprit avec tant de facilité et fit de tels progrès, qu’on l’y regarda comme un grand prodige : Mais, sortie du Couvent, et revenue sous le toit paternel, elle paraissait en proie à une tristesse profonde ; elle suivait des yeux le vol des oiseaux ; elle regardait souvent du côté des grands bois ; elle allait s’asseoir sur le bord du fleuve qui coulait devant sa maison ; elle soupirait et gémissait, languissante et malheureuse au milieu du luxe qui l’entourait, des caresses qu’on lui prodiguait et des cadeaux dont elle était comblée : Enfin, ses parents s’inquiétèrent ; et, ayant consulté plusieurs médecins, il fut décidé qu’on la conduirait dans une campagne sauvage, éloignée de tous les objets que l’on supposait pouvoir produire sur elle une impression funeste. Pendant une excursion dans la forêt voisine de leur nouvelle demeure, ses parents et elle y allant souvent se promener, elle se sépara d’eux, en cherchant des fleurs, et charmée par la voix d’un moqueur qui l’attirait en volant d’arbre en arbre ; et, lorsqu’elle s’en aperçut, elle était perdue et seule dans la forêt !

« Cette jeune fille, continua toujours Rosalie, avec une voix presque étouffée par l’émotion, cette vierge mystique…

(Et a mesure que Rosalie avançait dans son récit dramatique, Hopoyouksa pâlissait, ses yeux se replissaient de larmes, et ses lèvres frémissaient des émotions de son cœur ; la tête d’Issabé était penchée, et ses yeux voilés de tristesse ; Lossima avait couvert son visage avec ses deux mains ; Etoile et Palki regardaient, tour à tour, Atala, Rosalie, Lossima, Issabé et Hopoyouksa ; et ils semblaient partager leurs émotions, qui se traduisaient en larmes abondantes).

« Cette jeune fille, cette vierge mystique, cet ange des forêts, répéta Rosalie, cette épouse du Christ, cette sublime contemplative, qui fut nommée Atala pour Monsieur et Madame Oman, elle n’est pas leur enfant ; non  ! Marie-Atala est la fille de Pakanli et d’un Français noble, venu de la Bretagne. »

Hopoyouksa alors s’écria : « C’est donc ma fille ! »

Et Issabé et Lossima : « C’est notre sœur ! »

Et Atala : « Inexplicable à moi-même et aux autres pendant la vie, je m’explique tout à l’heure de la mort : O mon Dieu et mon Tout, reçois mon âme, qui n’a jamais aimé que toi ! »

Et elle expira !