La Nouvelle Atala/Chapitre VIII

Le Propagateur catholique (p. 69-79).


CHAPITRE VIII


Un jour, où la nature respirait à peine ; où tout était si calme et immobile, que le silence enchanté dormait dans les bras de l’extatique solitude, un peu avant le coucher du soleil, Rosalie s’éloigna de sa cabane, en effeuillant, le long de la route, une branche de sumac, marquant ainsi la trace de ses pas : Elle semblait pressentir quelque danger. Après un quart d’heure de marche, elle s’arrêta sous un grand magnolia, et s’assit sur une de ses racines qui sortait de terre. Elle remarqua autour d’elle, que les feuilles de cet arbre, d’un tissu ferme et serré, s’étaient repliées en séchant, de manière à former des vases naturels capables de recueillir et de conserver l’eau de la pluie, pendant des semaines. Les oiseaux, les lézards et une foule d’insectes venaient se désaltérer dans ces petits bassins préparés par la Providence.

Rosalie était triste et pensive. Elle comprenait toute l’étendue de l’engagement qu’elle venait de prendre. Il lui faudra désormais préparer les repas d’Issabé, tenir toujours prêts ses accoutrements de chasse, prévoir et prévenir tous ses besoins. Adieu la douce liberté, qui lui permettait d’aller et venir, de veiller et de dormir, au gré de sa fantaisie, aussi enfantine que changeante et irrégulière ! Adieu les promenades solitaires, les rêveries silencieuses et les plaintives modulations de la vague mélancolie.

Dans cette veine de tristesse, qui ressemblait à du regret, il s’échappait de son âme une mélodie gracieuse et suave, tendre et mystérieuse, douce et voilée comme la nuit tranquille. Elle modulait avec élan et précision ; les notes dolentes ruisselaient de son gosier, toutes chaudes de larmes, et tombaient, goutte à goutte, comme une rosée de lumière perlée, et elles scintillaient comme la chaste clarté des étoiles sereines, sous le voile transparent des ombres fugitives que chasse la brise gémissante. Il y avait, réunies et fondues ensemble dans cette voix virginale, la voix élégiaque du rossignol et la voix lyrique du moqueur. La nuit étoilée l’écoutait, dans une muette ivresse, et un extatique enchantement ! Et le moqueur se taisait, pour admirer sa rivale victorieuse, en s’illuminant des sonores éclats de sa mélodie improvisée.

Ce n’est pas la musique savante et correcte qui nous touche et ravit le plus ; mais c’est l’expression naturelle, c’est l’accent de l’âme, c’est l’explosion des passions les plus intimes : Toute l’âme passionnée de Rosalie était transmise et vibrait dans sa voix émue.

De tous les animaux, le serpent est celui, qui, par l’élasticité vibratile de son organisation, est le plus sensible à la musique. Il recherche plutôt qu’il ne fuit l’homme. Il est plutôt domestique que sauvage. Il s’apprivoise facilement, et vit dans les maisons. Il a toujours existé des psylles qui pouvaient manier impunément les serpents et en faire ce qu’ils voulaient. Le serpent a joué un grand rôle dans le drame de l’humanité naissante. C’est sa forme que prit le démon, pour tenter et faire succomber la première femme. Il tente encore, de nos jours, et séduit une grande partie de la famille humaine ; il en obtient un culte immonde, et des autels souillés de larmes et de sang. Il est, aujourd’hui comme autrefois, le même impressionnable et mystérieux amateur de musique : Un instrument qui joue, une voix qui chante, la moindre note mélodieuse le fait sortir de sa retraite, l’attire et le magnétise ; il avance, comme porté par les ondulations des vagues de l’harmonie : C’est ainsi que le moqueur l’attire par sa voix magique, pour en être bientôt la victime et la proie : Il étouffe dans ses replis glacés l’harmonie du chantre merveilleux.

Mais, quel instrument, quelle voix est comparable à la voix humaine, traduisant les émotions intimes de l’âme, dans cette langue mystérieuse de l’infini ; cette langue, qui commence là où s’arrête la parole ; cette langue qui exprime l’ineffable par toutes les nuances idéales les plus délicates du coloris des sons.

Rosalie continuait toujours de moduler son chapelet de notes mélodiques, dans le silence de la solitude et le repos du silence : Elle modulait en un demi-ton, avec une si vive expression, un tel accent et une voix si émue, qu’elle eût attendri des rochers et adouci la férocité du tigre ! … La musique est un radieux écho du ciel sur la terre, de l’éternité dans le temps, pour ravir l’âme dans les splendeurs de l’Idéal, en dissipant les ténèbres de la matière, et arrachant les voiles du mystère et de l’infini ! La musique, c’est le soulèvement de l’âme jusqu’à la hauteur des célestes visions et des divines voluptés ! Le poète et le musicien sont les deux plus sublimes initiateurs du sanctuaire des Beaux-Arts : Le Dante siège et domine à côté de Palestrina et de Pergolèse.

Réveillé de son sommeil profond, et attiré par la voix de la grande enchanteresse de ces bois, un serpent sort de son repaire obscur ; il avance avec lenteur, approche cauteleusement ; il ne suit pas la ligne droite ; il louvoie et dévie en traçant des courbes capricieuses et fuyantes. Pourquoi se presserait-il ? Il est sûr de sa victime ? Ses yeux brillent comme l’étincelle du diamant et la flamme du rubis. Il n’est pas en colère ; il n’est pas impatient ; ses allures sont celles d’un vainqueur. Il s’arrête, s’allonge, s’élève en spirale, se dresse et balance avec grâce. Il glisse sur les flots de verdure, en les effleurant à peine. Son cou se courbe comme celui du cygne. Toutes les nuances du noir, du brun et du jaune s’harmonisent en mosaïque à bordures blanches sur le fond cendré de sa peau moirée et chatoyante ; selon les reflets de la lumière ou de l’ombre, ces nuances sont tantôt miroitantes. A le voir se rouler et se dérouler, on dirait un collier vivant qui se ment de lui-même, en se confondant avec les fleurs diaprées : Le spectateur émerveillé se dit, en l’admirant : « Non seulement le serpent est le plus fin des animaux, mais il est aussi le plus beau ! Semblable à un ressort animé, sans ailes, sans pieds et sans nageoires, il glisse sur la terre, s’élance dans l’air ou fend les flots, avec la promptitude et la vitesse de l’éclair qui sillonne le ciel. »

Ce jour-là, le temps était orageux, lourd et chaud ; l’atmosphère, chargée d’électricité ; et le soleil brillait à travers les nuages : C’est le temps où le serpent est le plus dangereux.

Rosalie, qui chantait toujours, dans sa rêveuse mélancolie, et regardait vaguement de côté et d’autre, aperçoit au loin l’animal tortueux qui s’avance vers elle ; ses mouvements gracieux captivent ses regards ; elle les suit avec attention ; ses yeux rencontrent enfin les yeux du reptile ondoyant ; elle est encore plus attentive et se sent plus fortement captivée ; un voile s’étend sur sa vue troublée ; un charme l’a pénétrée ; elle est comme enchaînée ; elle veut crier, elle ne le peut ; elle fait un effort pour s’enfuir, c’est en vain : Elle est transformée en statue muette et immobile.— Et le serpent avance toujours, sans détacher ses yeux des yeux de sa victime convoitée. Ses mouvements deviennent plus rapides ; ses regards brillent d’un feu plus subtil ; sa gueule enflammée est béante d’avidité ; il tressaille, il s’élance, il est à ses pieds ! … Oh ! pauvre femme ! … Et il dresse sa tête, et il monte le long du corps, il l’entoure de plusieurs replis ; et il aspire le souffle de Rosalie ! … Il ne veut pas mordre sa victime inoffensive ; il ne veut que la fasciner, l’enivrer, l’endormir ; il ne veut que la faire défaillir dans un paisible évanouissement ; il ne veut que la tenir dans une douce langueur, sous le charme vainqueur de sa puissance magnétique.

Issabé, qui avait été à la cabane de sa fiancée, et ne l’y avait pas trouvée, suit la trace marquée par les feuilles de sumac, et arrive au pied du grand magnolia… Quel spectacle frappe ses regards épouvantés ! … Hélas ! que Lossima avait raison, lorsqu’elle s’est écriée : « Oh ! mon pauvre frère ! oh ma pauvre Rosalie ! » Elle était, en ce moment, douée de la seconde vue ; elle avait la clairvoyance du cœur.

A peine Issabé avait-il vu, en frissonnant, le serpent qui enlaçait sa fiancée de ses plis amoureux, qu’en levant les yeux il aperçoit, allongée et tapie sur un rameau du magnolia, une panthère tremblante : Saisie d’effroi, pétrifiée de terreur à l’aspect du serpent à sonnettes, une sueur froide ruisselle des membres de cet animal si sauvage et féroce : L’adroit chasseur repose le canon de sa carabine sur la branche inférieure d’un arbrisseau, et l’ajustant d’un œil sûr, appuie doucement le doigt sur la gâchette ; la balle siffle ; la panthère bondit en l’air où elle expire, et tombe lourdement sur le sol ensanglanté ! … Le serpent fait un mouvement pour s’élancer sur la panthère expirée ; mais il ne peut se décider à quitter un instant sa victime enchanteresse : Il semble plutôt charmé par elle, qu’elle n’est charmée par lui : Est-ce la vertu secrète de la virginale chasteté de cette fille de la nuit, qui paralyse ainsi les mouvements du reptile immonde ? … Sans ce redoutable serpent à sonnettes, qui lui-même menaçait sa vie, la panthère féroce eut dévoré la pauvre Rosalie.

N’ayant plus rien à craindre du féroce carnivore, Issabé, s’approchant de Rosalie, saisit de la main droite le cou du serpent inattentif, et de la main gauche il eut déroule les replis qui serraient la taille svelte de sa fiancée comme une vivante ceinture : Il le tient fortement par le cou et par le milieu du corps, pour l’empêcher de s’entortiller autour de son bras, et de s’y appuyer, afin d’avoir la force de se dégager du double étau où il est pris.

Tout à coup, une brise s’élève et apporte sur ses ailes je ne sais quels parfums subtils, quelles essences aromatiques, qui agissent sur Rosalie comme un puissant contre-poison : Elle les respire ; ses yeux s’ouvrent ; elle peut parler ; elle peut se mouvoir ; elle est entièrement revenue à elle-même.

« Je t’ai sauvé la vie, ô Rosalie ! dit alors le frère de Lossima ; mais qui me sauvera de la mort ? » « C’est moi, » répond Rosalie. « N’approche pas,—recule,—et tombe à genoux,—et prie pour nous, » réplique le jeune guerrier. »

Et elle tombe à genoux,—et elle prie ainsi : « O Marie ! Mère de mon Dieu, Mère-Vierge, Reine puissante, vous pouvez tout ; mes larmes vous disent assez ce que je demande : Intercédez pour nous après notre Fils, qui ne peut rien vous refuser ! »

En se relevant, elle dit à Issabé, qui tenait toujours le serpent : « O noble enfant des forêts, brave guerrier, habile chasseur, héroïque fiancé, Issabé, Issabé ! tu n’es pas chrétien ! » « Rosalie, répondit l’enfant des forêts, il y a longtemps que je désire de l’être ; l’exemple d’Atala et de ma sœur, ton exemple, ô chaste fille de la nuit, tout me faisait comprendre que votre Dieu est le vrai Dieu : Oui, je voudrais connaître, aimer, adorer et servir le même Dieu que toi ! » « Ah ! noble enfant du désert, malgré mon amour pour toi, je sentais une froide barrière entre nous ; cette barrière de glace va tomber ; hâtons-nous ; le danger est imminent ; le temps presse ; l’heure approche ; nous sommes sur le seuil de l’éternité,… Ecoute et réponds :

« Issabé ! crois-tu qu’il y a un seul Dieu, et trois Personnes en ce seul Dieu,—le Père, le Fils et le Saint-Esprit ? »

— Je crois ! —

« Crois-tu que la seconde Personne, que le Verbe éternel s’est fait chair ; qu’il a été conçu par l’opération du Saint-Esprit dans le sein de la Vierge Marie Immaculée ; qu’il a souffert et est mort sur la Croix, pour nous racheter et nous délivrer ? »

— Je crois ! —

« Crois-tu qu’il y a un enfer, où le crime est puni éternellement ; un purgatoire, où les âmes sont purifiées dans les flammes ; un paradis, où la vertu est récompensée par la possession de Dieu et la vision béatifique ? »

— Je crois ! —

« Crois-tu tout ce que croit et enseigne la Sainte Église Catholique, Apostolique et Romaine ? »

— Oui, je crois ! —

« Que demandes-tu à l’Église ? »

— La foi ! —

« Que te procure la foi ? »

— La vie éternelle ! —

« Veux-tu être baptisé ? »

— Je le veux ! —

« Quel nom veux-tu prendre ? »

— Léon ! —

« Prosterne-toi et courbe la tête ! »

Rosalie prit alors d’une main une feuille de magnolia remplie de l’eau de la pluie, et, de l’autre, écartant les cheveux du noble guerrier de la Tribu de l’Aigle, en versant l’eau sur sa tête, elle articula distinctement, elle prononça à haute voix les paroles suivants : « Voulant faire ce qu’a fait Jésus-Christ, et ce que fait le prêtre, lorsqu’il accomplit cet acte solennel, Léon, je te baptiste au Nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. »

Le vaillant guerrier, tenant toujours le serpent, demeura prosterné, et la tête courbée. Rosalie, émue d’une joie profonde, lui dit alors :

« Issabé ! tu t’es courbé, esclave du démon ; Léon ! relève-toi, enfant de Dieu ! »

—Dieu soit loué ! —

« O Rosalie ! lui dit alors le guerrier néophyte, sauve-toi ! Je sens mes bras s’engourdir ; mes doigts n’ont plus de force ; ils vont bientôt s’ouvrir et rendre la liberté au monstre irrité… Sauve-toi ! »

« Non, s’écria sa fiancée, non, je ne me sauverai pas ; je reste auprès de toi ; nous mourrons ensemble : Et l’éternité ratifiera l’alliance conclue dans le temps ! »

Le monstre se débattait, dans sa colère et son impuissance ; il exhalait des émanations putrides, une odeur nauséeuse, un fluide immonde : L’atmosphère environnante en était empoisonnée. Issabé sentait qu’il allait bientôt défaillir ; mais, soudain, son ami, le noble chevalier breton, arrive, et tranche la tête du hideux crotale avec son couteau de chasse : Le sang du reptile convulsif se mêla au sang de la bête fauve immobile.

Et Issabé, en écorchant la panthère, se disait avec joie : « Quel cadeau de noces, que cette peau de panthère ! »

Une lune après le dramatique ondoiement de l’héroïque fils de l’aurore par la courageuse fille de la nuit, le Père Emmanuel, vénérable missionnaire parmi les Indiens du Sud, bénit leur mariage avec la plus grande solennité. Il vint à ce mariage des représentants de toutes les tribus voisines et éloignées. Il y vint des Chérokis, des Criks, des Seminoles, des Alibamons, des Apaches et des Apalaches ; il y vint des Chicassas, des Tonicas, des Shétimashas, des Attakapas, des Opéloussas, des Tchoupitoulas et des Haklopissas ; il y vingt des Alatamahas, des Tapouchas, des Houmas et des Biloxis ; et il en vint d’autres, et d’autres encore ; et ils ne cessaient de venir ; et ils arrivaient toujours en nombre innombrable : Ainsi arrivent les multitudes de ramiers en la saison des glands.

Et il y eut des chants, des danses, des jeux, des repas de viandes d’ours, de bison et de chevreuil. Et il y eut une grande allégresse. Et cet événement fit époque dans les annales du désert.