La Nouvelle Atala/Chapitre III

Le Propagateur catholique (p. 17-25).

CHAPITRE III


Les arbres, qui avaient appris à St-Bernard plus de choses que les plus savants professeurs, lui disaient tous les secrets de leur grand souffle inspirateur.

Lorsque la jeune Atala sympathisait, ainsi que je l’ai dit, avec la nature sauvage, au point de ressentir toutes les blessures que lui faisaient les barbares de la civilisation, c’était la partie inférieure de son être qui était émue et troublée par l’émotion ; mais les hauteurs de l’esprit restaient toujours calmes et gardaient l’inaltérable sérénité d’une abstraction suprême : Ces hauteurs touchaient à l’infini. Attentive et muette pendant des heures entières, immobile comme une extatique, elle écoutait avec ravissement les symphonies des innombrables musiciens de la nature. Elle distinguait les moindres nuances des sons, et les moindres ombres de ces nuances. Les couleurs aussi, par leur clair-obscur, leurs teintes graduées, si faibles et si vagues qu’elles semblaient se confondre, produisaient en elle des sensations analogues à celles des sons. Et les lignes droites, les angles, les courbes, les figures variées, les formes diverses, avec leurs mille contours harmonieux, lui révélaient, pour ainsi dire, toutes les lois de la statuaire, de l’architecture et des autres Beaux Arts, qui, tous, reposent sur les mathématiques. Dieu a tout fait avec nombre, avec poids et mesure. Les mathématiques sont au fond de toutes les forces, de tous les mouvements, et de toutes les harmonies. La poésie, pas plus que la musique et la peinture, ne peut échapper à ces lois ; tout a sa base dans les secrets du calcul, et tout calcul transcendant remonte à l’unité, c’est l’infini : Elle sentait, elle savait tout cela. La femme est plus artiste, plus poète que l’homme ; et tout artiste, tout poète est mathématicien par l’intuition du génie, par le sens intime et synthétique de l’universelle unité ; il devine ce que les autres sont obligés d’apprendre ; il possède ce que les autres cherchent ; il naît ce que les autres voudraient devenir ; il se place sur ces hauteurs et dans ces profondeurs, où toutes les sciences se rencontrent et s’embrassent dans l’unité de la Science ; où tous les Beaux-Arts s’entendent et se répondent, dans l’unité du Beau  : Aux yeux du poète, toutes les sciences forment une épopée ; aux yeux du savant, une encyclopédie ; aux yeux du vulgaire, un Babel dans une solitude : Sublime initiée de la nature et de la grâce, au regard illuminé d’Atala tout était type de tout, et tout était en tout, —immense unité diversifiée.

Les nombres contiennent toutes les harmonies, toutes les proportions ; ils règlent les mouvements des astres, la circulation de la sève et du sang, les battements du cœur, les flots de la mer et les ondulations de l’air, les vibrations des sons, et les nuances des couleurs, et toutes les figures, et toutes les formes, dans leur variété infinie.

Dieu est le Grand Géomètre, il est le Grand Architecte, le Grand Mathématicien, le Grand Artiste ; il est surtout le Grand Poète : Après Dieu, le poète est le grand artiste mathématicien ; il compte, il pèse,-il mesure, il dispose tout avec harmonie et proportion, avec unité et diversité, avec ordre et beauté ; il équilibre et balance et harmonise tout.

Le grand malheur des sciences et des sociétés modernes, c’est de séparer, c’est d’isoler, c’est de regarder comme incompatibles les hommes et les choses, qui, loin de s’exclure, doivent s’embrasser ; le vrai poète et le vrai mathématicien sont les sublimes glorificateurs de Dieu ; et, loin de se repousser, ils doivent s’entendre et s’unir, dans un même élan d’enthousiasme et un même cri d’admiration ! On peut dire avec vérité, le poète-mathématicien, ou le mathématicien-poëte : Pythagore, Platon, Keppler étaient poètes-mathématiciens ; Newton, Leibnitz, Euler et Marie Aguési, mathématiciens-poètes Mais des rimeurs ne sont pas des poètes ni des chiffreurs, des mathématiciens ; et s’ils se battent dans un nuage de poussière, c’est parce qu’ils n’ont pu s’élever et planer au milieu des astres étincelants !

L’antiquité a personnifié la poésie dans Neuf Vierges ; les Muses sont les formes les plus ravissantes de la beauté idéale ; le vrai poète les invoque comme des divinités inspiratrices ; elles sont les filles du ciel, les gardiennes du feu sacré, et les dépositaires de toutes les lois de l’unité, s’épanouissant dans l’universelle diversité, qui resplendit à tous les degrés de la création.

Atala était donc poète ! Parler correctement, parler éloquemment, ce n’est pas être poète ; pour l’être, il faut parler divinement ; il faut faire chanter le langage imagé ; il faut y mettre le rythme de la musique ; en un mot, il faut y infuser ce je ne sais quoi d’intuitif et d’idéal : C’est d’en haut que le poète reçoit le mens divinior, le souffle inspirateur qui lui donne un caractère sacerdotal. On devient écrivain, on devient orateur ; on ne devient pas poète. Tous les plus grands prosateurs,—Platon, Bossuet, Fénélon, Chateaubriand, Lacordaire, Balmès, et tous ceux que je m’abstiens de nommer,—avaient tenté de devenir poètes, avant de se résoudre à n’être que prosateurs.

On a abusé, dira-t-on, on abuse de la poésie ; oui, mais l’abus d’un don divin n’en détruit pas l’excellence glorieuse. On abuse des plus sublimes facultés, et on abuse des plus saints mystères de la Religion : Faut-il pour cela éteindre ces facultés et retrancher ces mystères ? Comme la source divine dont elle découle, la poésie est éternelle. A l’origine des temps, elle régna en souveraine ; elle règne encore aujourd’hui ; elle régnera jusqu’à la fin, ornant de fleurs la dernière tombe, comme elle en a couronné le premier berceau.

La poésie a civilisé les sociétés naissantes, et elle empêche les vieilles sociétés de retomber dans la barbarie. Un signe certain de décadence et de ruine prochaine, c’est le débordement de la prose ergoteuse et marchande, impie et dévergondé, qui flatte tous les plus mauvais instincts de l’homme affranchi de Dieu et livré à lui-même. Lorsque la Muse remonte au ciel, la société est abandonnée aux sophistes, aux romanciers et aux démagogues, en attendant l’invasion des hordes barbares, que Dieu envoie pour venger la nature outragée, et la Religion bannie de l’éducation de la jeunesse.

Quand je parle de poésie, je n’entends pas parler de celle qui est fêtée dans les salons et applaudie sur les théâtres, ou de celle qui descend dans les rues, les carrefours et tous ces bas lieux, où s’agitent les bacchantes échevelées et les rhapsodes en délire ; non, les accords de la lyre seraient étouffés par les hurlements de l’orgie ; et les fades compliments des salons, les tumultueux applaudissements des théâtres seraient une indigne profanation de la chose la plus sainte dont le ciel ait favorisé la terre, et que la terre honore à l’égal de la Religion.

Etre poète, c’est être inspiré, c’est être prophète, c’est être créateur. « On a dit que le poète est celui qui ne fait rien, et cependant poète, dans l’unique signification du mot, veut dire celui qui agit, et ceux qui ne savent pas le grec pourraient peut-être deviner cela. » Le poète met sur un nom la marque royale qui permet à ce nom de traverser les siècles, et qui lui sert de garantie auprès de la postérité la plus éloignée. C’est le poète qui donne la gloire et l’immortalité, ou, si l’on aime mieux, la gloire de l’immortalité et l’immortalité de la gloire. Oui, le poète perpétue, en la revêtant de splendeur, la mémoire des grands hommes et des grandes actions. Il signale les sanguinaires égoïstes et désigne les héros bienfaiteurs. C’est lui qui ouvre le temple de la renommée et y inscrit la liste de ceux qui ne doivent pas mourir dans la tradition des peuples.

Il y a de l’enfant et du prêtre dans le chantre inspiré. Il parle des choses de la terre dans la langue du ciel, pour les diviniser. Il idéalise le réel, et réalise l’idéal. Les ombres du temps lui disent les saintes obscurités des mystères de l’éternité. Derrière le voile obscur de la matière, brille pour lui la splendeur de l’Esprit. Il est le sublime interprète, le traducteur illuminé du sens mystique des merveilles de la création. Il raconte et prédit avec une égale certitude. Il tient d’une main la harpe harmonieuse, et de l’autre les foudres de la parole vengeresse. Et, qu’on l’écoute, ou qu’on ne l’écoute pas, il répand les flots de son harmonie, ou laisse éclater les foudres de ses saintes colères et de ses justes vengeances ; il marque les fronts flétris du thêta de l’ignominie ! On peut essayer de le mettre au-dessous des hommes vulgaires, courbés sous le poids d’un grossier matérialisme, ou perdus dans la poussière de stériles subtilités ; mais ses pensées s’élèvent et planent, et dominent dans la région où la foudre précipitent le vol de l’aigle : Les hommes de la matière passent, le siècle de ces hommes passe avec eux ; mais les notes divines qui tombent de la lyre du poète ont des échos qui les répètent de siècle en siècle jusqu’à l’éternité. Le poète chante ; et chanter, c’est animer la parole du souffle puissant de l’enthousiasme et de l’harmonie ; c’est soulever le langage à la hauteur des espérances immortelles et des amours extatiques. Trop simple pour être accepté, trop confiant en la Providence pour se plaindre du présent ou s’inquiéter de l’avenir, le poète vit comme les oiseaux du ciel qui chantent et s’endorment, balancés sur la branche aérienne. Souvent, il n’a pour toute nourriture qu’un morceau de pain et pour seule boisson un peu d’eau de la source ; mais le pain et l’eau lui suffisent ; il n’envie ni la table des riches ni le banquet des grands : Il a la liberté ; et la liberté, c’est le plus grand trésor après l’amour de Dieu. La terre n’est pas sa patrie ; et il passe sur la terre comme un exilé qui hâte le pas et à qui il tarde de voir briller l’astre de la céleste patrie que Dieu lui a préparée, à lui pèlerin, étranger parmi des hommes qui ne l’ont ni connu, ni aimé, ni reçu sous un toit hospitalier… Plut au ciel qu’ils ne l’eussent jamais insulté, ni blessé dans leur prosaïque dureté !

Atala parlait à Dieu, elle se parlait à elle-même, mais elle parlait peu aux autres et oubliait ce qu’ils avaient dit ; les autres ne l’auraient pas comprise ; elle était pour eux un mystère et un scandale ; en elle, l’intuition atteignait au plus haut sommet de l’idéal ravissant ; identifiée avec la primitive et sauvage nature américaine, inspirée par les voix mystérieuses des forêts profondes, des vastes prairies, des fleuves impétueux et des mers orageuses, soulevée par les grands souffles qui remplissent et animent les solitudes où habitent seuls l’aigle souverain et l’ange enflammé de la prière, debout sur les hauteurs vertigineuses, ou penchée au-dessus des abîmes où tombent les grandes eaux mugissantes, l’espace illimité était ouvert à ses regards illuminés, et l’infini du ciel au vol mystique de ses pensées brûlantes : On l’eut prise pour la vierge enthousiaste de l’inviolable liberté et de l’incorruptible poésie. « O mon Dieu, disait-elle souvent avec ardeur, pourquoi m’as-tu donné une âme, si ce n’est pour t’aimer ; pourquoi un esprit, si ce n’est pour m’élever vers toi ; pourquoi une conscience, si ce n’est pour y entendre et écouter ta voix ; et pourquoi un corps, si ce n’est pour t’en faire l’entière offrande sur l’autel de la virginité ? O mon Dieu, tu es, en toutes choses multiples et diverses, oui, tu es, seul, mon Tout Unique ! »