La Nouvelle Atala/Chapitre II

Le Propagateur catholique (p. 9-15).

CHAPITRE II


Les parents et les amis d’Atala firent encore, pendant quelques semaines, de journalières recherches pour trouver au moins ses restes dispersés par les oiseaux de proie ou les animaux carnivores : Tout fut inutile : Mais l’enfant n’était pas mort de faim, elle n’était pas dévorée des bêtes féroces ; elle avait conquis toutes les difficultés et pris possession de son nouvel empire comme si elle y était née et y avait toujours vécu.

Dès son enfance, elle avait fait vœu de virginité ; et, à l’âge de raison, elle avait renouvelé ce vœu ; Mais elle gardait ce secret au fond de son âme, où brûle la lampe mystique qui éclaire les hautes pensées de l’éternité.

Elle avait beaucoup lu la Bible, l’Imitation de Jésus-Christ, les Vies des Saints, et toutes ces pages ravissantes que le génie a illuminées de ses splendeurs immortelles. Son cœur était rayonnant de l’idéal de ces lectures poétiques, idéal qui entretenait en elle le feu de son exaltation virginale.

Pendant quelque temps, elle regretta beaucoup ses livres, et elle fut tentée de sortir de sa solitude pour s’en emparer, sans être aperçue ; mais elle ne céda pas à cette tentation : Elle avait devant ses yeux le Grand Livre, où Dieu se manifestait à elle avec tant d’éloquence et de poésie ; où il lui parlait dans les couleurs, les sons, les lignes, toutes les figures, toutes les formes, dont la diversité, qui descend de l’unité, y remonte, comme la fin répond au commencement dans le cercle, qui résume toutes les figures, et dont la somme est la sphère, emblème de Dieu.

Grande, fière et majestueuse, elle était vraiment l’imposante personnification de la nature austère et sauvage qui l’entourait. Sa longue chevelure noire ondoyait au vent comme la mousse qui pend des sombres cyprès du Sud. Ses yeux, aussi noirs que sa chevelure, avaient la profondeur mystérieuse des forêts, et rayonnaient, tantôt de la douce lumière de l’astre de la nuit : On eût dit, parfois, l’amazone guerrière, et, d’autres fois, le chaste génie des rêveries mélancoliques, la muse des tristesses du désert. On la comparait à Jeanne Marguerite de Montmorency, la Solitaire des Pyrénées.

Les oiseaux et les animaux, guidés par cet instinct qui ne les trompe pas, n’avaient aucune crainte d’elle ; car elle était imprégnée des mêmes parfums qu’eux, elle respirait le même air, buvait aux mêmes sources et dormait sur les mêmes herbes odoriférantes.

Elle rencontrait souvent des tribus errantes de peaux rouges, des caravanes de chasseurs indiens, qui l’avaient surnommée, « la Blanche Sauvagesse. » Une jeune Indienne, qui avait été baptisée, se voyant sans cesse persécutée à cause de sa religion par ses parents et par tous ceux de sa tribu, et connaissant la retraite de la Blanche Sauvagesse, s’y était réfugiée et y avait reçu l’hospitalité fraternelle : Atala avait donc maintenant une compagne, une amie, une gardienne. Avec cette enfant des bois, quelle inquiétude pouvant-elle avoir, elle qui n’en avait aucune, avant de l’avoir connue ? On distinguait à peine l’une de l’autre, tant la fille de la civilisation était devenue l’hôte des bois et de la nature. Sans parler le même langage, elles se comprirent bientôt comme les oiseaux se comprennent : D’abord, par des regards, par des gestes ; ensuite, par des cris ; et, enfin, par une langue articulée qu’elles seules parlaient et entendaient : Appuyant les voyelles sur les consonnes, elles trouvèrent dans l’organe humain une touche pour rendre chaque bruit, chaque son de la nature ; elles traduisirent leurs pensées et leurs sentiments dans le langage, comme on les traduit dans la peinture et la musique ; et ce langage fut à la fois figuré, plein de riche coloris et vibrant d’harmonie imitative : C’était une explosion soudaine et spontanée de l’âme et de l’esprit dans une combinaison intuitive de consonnes vocalisées. Saint-Hildegarde s’était ainsi composé une langue mystique qu’elle seule comprenait.

Atala avait conservé avec soin le costume qu’elle portait, lorsqu’elle se perdit dans la forêt, et elle le mettait, toutes les fois qu’elle en sortait pour s’approcher des habitations humaines. On l’appelait « la femme mystérieuse ; » mais on ne savait, ni qui elle était, ni où elle demeurait. Elle inspirait autant de doutes inquiets que de craintes superstitieuses. On la regardait comme un personnage surnaturel, un être extraordinaire, une sorte de magicienne sauvage. Elle se rendait souvent à la chapelle du Bocage, pour y accomplir ses devoirs de chrétienne, et son confesseur seul était initié aux secrets de son âme et à une Religieuse qu’à une sibylle.

La jeune Indienne, qui partageait sa solitude, avait un frère qui, dans ses courses lointaines à la chasse, venait souvent visiter sa sœur et lui apporter des présents et du gibier. Il allait quelquefois dans le Grand Village des Blancs. La Solitaire inconnue se servait de lui pour faire parvenir des lettres qu’elle écrivait à un Religieux qui autrefois l’avait dirigée et lui avait inspiré ces grandes idées et ces grands sentiments d’une Religion qui ne craint rien tant que les petitesses qui s’affublent d’un air d’humilité pour se mettre au-dessus de toutes les grandeurs, ou plutôt pour abaisser toutes les grandeurs au-dessous d’elles.

Dès sa plus tendre jeunesse, Atala avait compris qu’elle n’était pas faite pour le monde, et que le monde n’était pas fait pour elle. Son âme contemplative se tournait instinctivement vers la Solitude, comme l’héliotrope vers le soleil, l’aiguille aimantée vers le Nord, la flamme vers son foyer céleste. Sensitive délicate, organisation impressionnable, le contact du monde l’eût bientôt froissée, son souffle l’eût flétrie et fait pencher vers la terre. Dieu voulut la mettre à l’abri, en la transportant dans le désert. Cette Fleur virginale ne pouvait prospérer et s’épanouir que dans la solitude, où tombe la rosée du ciel sans avoir traversé l’atmosphère impure qui enveloppe les cités populeuses. En elle, le sentiment de la poésie était aussi exalté que le sentiment de la musique et de la peinture. Elle apercevait d’une manière merveilleuse les relations intimes qui existent entre les différentes formes du beau, dont reluit et resplendit l’univers visible, qui n’est qu’une harmonieuse manifestation de l’invisible Idéal. Elle s’élevait de degré en degré, montait de clarté en clarté, en s’efforçant d’atteindre la Splendeur Incréée d’où rayonnent toutes les autres splendeurs, depuis celle de l’étoile jusqu’à celle du lys ; elle s’abîmait avec extase dans l’Océan Infini de l’Amour Essentiel : C’est alors qu’elle se transfigurait et semblait toute rejaillissante de lumière et de flammes mystiques… O chaste et douce Atala, austère et naïve enfant de la prière, vierge du sanctuaire, qu’aurais-tu fait au milieu du bruit et du tumulte de tous ces hommes qui ne connaissent que les affaires ; et qui, dans leur aveuglement, oublient la seule grande affaire ? Qu’aurais-tu fait dans le grand marché public où tout s’expose, s’évalue et se vend ? Ah ! tu n’étais pas fait pour y paraître une seule fois, et Dieu t’a donné des ailes pour t’envoler dans la solitude du désert ! … O désert ! tu es l’arche sainte dans laquelle se sont sauvées du déluge des passions orageuses toutes ces âmes qui aimaient Dieu, et que Dieu y a poussées avec amour. Il est doux de naître, il est plus doux de vivre, il est cent fois plus doux de mourir dans la solitude, où expirent toutes les voix humaines, pour ne laisser entendre que la voix de Dieu !

Atala ! —Ai-je besoin de dire qu’elle était poète ? Née sous le signe de la Vierge, son berceau avait été ombragé par d’harmonieux pins, qui s’élevaient tout près de la demeure de sa mère. On avait de bonne heure compris qu’il fallait à cette organisation délicate le grand air, l’espace et la lumière ; qu’il lui fallait ce qu’il faut aux oiseaux du ciel et aux fleurs des montagnes : Est-il étonnant alors qu’elle ait toujours eu une particulière et inexplicable affection pour les arbres, et surtout pour les hauts pins, les vieux chênes et les cyprès chevelus ? La vue de leurs troncs, de leurs branches, de leurs feuilles et de leurs fleurs la ravissait, comme n’eût pas fait le plus beau tableau d’un grand maître. Leurs murmures mélodieux, leurs plaintes monotones, leurs longs gémissements et leurs orageuses harmonies la jetaient dans une exaltation que n’eût pas produite l’orgue d’une cathédrale ou l’archet de Paganini. Les arbres lui parlaient, chantaient pour elle, et semblaient s’animer et s’identifier avec elle, comme s’ils étaient devenus des créatures intelligentes et sympathiques. Ils la couvraient de l’épaisseur de leurs feuillages et l’inondaient de la fraîcheur de leurs ombres. Le bruit de la hache qui les abattait, le mugissement de la flamme qui les consumait et l’éclat de la foudre qui les frappait retentissaient douloureusement au fond de son âme. L’ouragan qui les déracinait semblait en même temps arracher ses entrailles. Elle sentait en elle-même le contre-coup de toutes les atteintes qui les blessaient… Ses arbres ! Oh ! ses arbres ! ils avaient mis des siècles à croître, et elle les voyait détruire en quelques heures ; elle les voyait couchés dans la poussière, informes et vermoulus ! Oui ! oui ! mais les ravages des épidémies suivent de près la dévastation des forêts séculaires !