La Nouvelle Atala/Chapitre IV

Le Propagateur catholique (p. 27-35).

CHAPITRE IV


Atala était poète ! Dire qu’elle était poète, c’est dire qu’elle aimait les fleurs, le étoiles, tout ce qui est gracieux, tout ce qui est beau, tout ce qui est sublime, tout ce qui reflète l’Idéal et touche aux voiles de l’Infini ; c’est dire qu’elle était l’initiée de la grande nature primitive, l’initiée dans ses plus profonds enseignements et ses plus chastes mystères d’amour exalté.

Solitaire, elle avait interrogé la primitive nature, et la primitive nature lui avait répondu ; elle lui parlait par toutes ses voix, et se dévoilait à elle d’autant plus qu’elle était plus unie à Dieu. Autant par instinct que par étude, elle connaissait les propriétés des fleurs, des graines, des feuilles, des écorces et des racines ; les vertus de tous les simples ; celles des gommes, des baumes et des résines ; celles des sources minérales, dont les eaux salutaires vont se mêler aux grandes eaux des rivières.

Elle distinguait à la première vue, et par une sorte d’intuition rapide, les fleurs qui sont plus immédiatement sous l’influence du soleil de celles que domine l’influence de la lune ou des étoiles ; celles du jour de celles de la nuit et du crépuscule ; celles qui aiment la lumière de celles qui se plaisent dans l’ombre ; celles de la terre de celles de l’eau ; elle nommait chacune d’un nom significatif,—la plante vénéneuse comme la plante salutaire, l’antidote comme le poison : Et les fleurs et les plantes lui parlaient de Dieu seul.

Autant que les fleurs, les étoiles attiraient ses regards ; elle observait le repos des unes et les mouvements des autres ; elle pouvait dire l’heure de la nuit par la position de tel groupe d’étoiles mobiles : Elle donnait à chacune un nom qui la désignait : Et les étoiles lui parlaient de Dieu seul.

Ses yeux ravis se portaient des fleurs, étoiles colorées de la terre, aux étoiles, fleurs lumineuses du ciel, et embrassaient l’horizon de verdure se confondant avec l’horizon d’azur, dans ce lointain indéfini qui attire et recueille l’âme contemplative et oublieuse d’elle-même, l’âme abstraite et concentrée : Et tout lui parlait de Dieu seul.

Isolée et libre, Atala avait souvent changé de demeure, selon la saison, ou selon l’avertissement secret d’une voix intérieure qui lui parlait souvent ; mais sa demeure préférée était sur le bord d’une ravine profonde, alimentée par les eaux vives de mille sources intarissables. Autour de cette demeure, croissaient des lataniers nombreux, dont les larges feuilles s’ouvraient en éventails. Parmi les grands arbres toujours verts qui y poussaient, on distinguait le chêne antique, le cyprès chevelu, le cèdre, le mélèse, le magnolia et le pin,—et, sous ces grands arbres, le laurier, le houx, la cassine, et le galé cirier, qui donne une cire odorante, et dont les feuilles, comme celles de l’eucalyptus, purifient l’air des marécages, en absorbant une grande quantité d’hydrogène. Et parmi les grands arbres qui perdent leurs feuilles au commencement de l’hiver, on remarquait le noyer, le platane, le tremble, le hêtre, et le copalme ou liquidambar, à la gomme suave ; et, sous ces grands arbres, le cornouiller, l’airelle, le sumac et le sassafras, aux racines odoriférantes.

Des lianes entrelacées formaient au-dessus de cette demeure une voûte impénétrable aux rayons du soleil ; et la mélodie des oiseaux enchantait cette retraite imposante et tranquille, ce sanctuaire consacré par la virginité : Et elle appela cette solitude le Grand-Ermitage. Là, elle trouvait du miel dans le creux des vieux arbres, où les abeilles mettent leurs ruches à l’abri de la voracité des ours, qui sont très-avides de ce nectar-ambroisie.

Partout où Atala portait ses pas, elle était suivie d’une gracieuse biche, qu’elle avait apprivoisée : Elle lui donna le nom de Pâlki, Pieds-Rapides. Cette biche, comme celle de St.-Gilles, lui prodiguait chaque jour son lait le plus pur.

Elle avait aussi un magnifique chien de race ; et, voici comment elle eut ce chien : Le chien poursuivait sa biche, qui accourut près d’elle pour lui demander protection. Lorsque le chien aperçut Atala, immobile dans l’attitude de la prière, à genoux, au pied d’un arbre aux longs voiles de mousse, il s’arrêta soudain, en se tapissant dans les herbes : Il était sous l’influence d’un charme irrésistible ; il ne voulut plus quitter sa nouvelle maîtresse ; et, comme il avait, au milieu du front, une tache en forme d’étoile, elle le nomma Etoile. La biche dormait à côté du chien, et le chien et la biche aux pieds de leur maîtresse : Quel peintre aurait pu rendre ce tableau primitif ? Atala, Pâlki et Etoile ne se séparaient jamais, ni pendant leurs courses, ni durant leur repos. Plus d’une fois, Pâlki et Etoile, toujours ensemble, servirent leur extatique maîtresse, en l’avertissant de quelque grand danger prochain, ou en la protégeant contre la silencieuse approche du redoutable serpent à sonnettes ; ils savaient comment combattre et chasser cet insidieux ennemi, qui a la puissance de fasciner la proie vivante qu’il convoite, en lançant de ses yeux et exhalant de son corps un fluide empoisonné : Ces deux gardes fidèles défendaient les abords de sa sainte solitude avec une vigilance qui équivalait à une clôture et des grilles.

La jeune Indienne, qui était venue pour partager la solitude d’Atala, et qui se nommait Lossima, Fleur-du-Soir, demeurait à quelque distance du Grand-Ermitage, sur le bord d’un petit lac, le lac Okatta.

Sa cabane était bâtie avec des cannes liées ensemble, et elle était couverte de lataniers. Deux chênes verts l’ombrageaient de leurs feuillages épais et de leur longue mousse. Elle y vivait solitaire. Elle y était occupée tout le jour à quelque travail des mains. La nuit, elle interrompait son sommeil pour regarder les étoiles et écouter le chant plaintif, monotone et passionné du whip-poor-will, éveillant tous les échos d’alentour. Elle faisait de chaudes couvertures avec des fourrures soyeuses ; des mantelets, avec des plumes diverses, artistement mariées ; avec les plumes de feu du cardinal et les plumes d’azur du geai, avec les plumes de neige du cygne et les plumes roses du flammant ; elle faisait des colliers avec des perles et des coquillages nacrés : Et, dans son riche costume, elle ressemblait elle-même à ces oiseaux éblouissants. Pour qui se parait-elle ainsi ? Avait-elle le désir de plaire à quelqu’un ? Et, à qui rêvait-elle, lorsqu’elle dormait sur la peau de tigre que son frère lui avait donnée ? O femme ! la coquetterie te suit jusqu’au fond du désert le plus reculé.

Atala avait trouvé une pirogue, que la haute marée avait portée jusqu’à la lisière de la forêt voisine de sa demeure. Dans cette frêle et légère embarcation, elle descendait les torrents, s’aventurait sur les lacs, et pénétrait dans les lagunes. Cette gracieuse nacelle, animée de l’esprit de celle qui la dirigeait, et la faisait glisser sur l’onde, tour à tour, paraissait, et disparaissait, dans les brumes du matin et les vapeurs du soir… Oh ! comme elle aimait à voir ondoyer les roseaux, les joues et les grandes herbes qui croissent sur les rivages déserts des lacs ! Comme elle aimait à écouter le gémissement du vent dans les arbres, et des flots sur les grèves solitaires et sablonneuses ! Comme elle aimait à être seule, et à être libre, au milieu de l’immensité, au milieu des horizons infinis, derrière lesquels se cachent d’autres horizons, et d’autres infinis ! … Et l’on aurait voulu que cette âme eût trouvé assez d’air pour respirer dans l’enceinte étouffante des villes populeuses ! … Oh ! comme elle s’enivrait, s’exaltait, et chantait, en se promenant au bord des vagues écumantes, sous les arbres géants que tourmente l’orage, et dans les vastes et verdoyantes savanes où errent les troupeaux d’innombrables bisons ! Comme elle s’y sentait vivre d’une vie surabondante et inépuisable ! … Et l’on aurait voulu que ce chaste et fervent génie eût trouvé assez d’espace pour déployer ses ailes entre les barreaux d’une cage aussi étroite que basse, aussi obscure que malsaine ! L’aigle peut-il planer dans le froid séjour des ténèbres ?

Mais, lorsqu’elle s’enivrait, s’exaltait et chantait ainsi, ce n’était pas la nature matérielle qui ravissait et transportait d’enthousiasme son âme ; elle s’élançait du symbole à la Réalité Idéale, de la création visible à l’Invisible Créateur. « O Unité de Dieu, au-dessus de toutes les multiplicités, s’écriait-elle ; ô Unité Souveraine, laisse-moi me perdre, avec toutes mes pensées et toutes mes affections, dans l’abîme de ton Amour ! Laisse-moi me perdre avec mon néant dans le Tout de ton Etre Absolu ! O Vérité, ô Beauté, ô bonté, absorbe et transforme et déifie ta créature, annihilée devant ta Suprême Grandeur ! »

Et tandis que la chaste fille de l’Esprit, la vierge des mystiques amours, employait ainsi toutes ses heures dans la solitude, que faisaient ses sœurs de la cité, ses urbaines condamnatrices ? Elles oubliaient Dieu et s’oubliaient elles-mêmes, dans l’ivresse des plaisirs qui les emportaient au milieu d’un tourbillon nuageux de parfums artificiels ; elles se livraient au délire de la danse, au délire de toutes les passions qui brûlent l’âme et flétrissent la beauté ; elles décevaient et étaient déçues ; elles corrompaient et étaient corrompues ; elles donnaient et recevaient la mort : Ses sœurs ! elles étaient des femmes d’action ; et, elle—ah  ! elle,—elle n’était qu’une oisive rêveuse !

O Monde  ! que tu sais dompter et avilir tous ceux qui t’obéissent ! Tu fais de tes sujets des esclaves ; et de tes esclaves, des marche-pieds ! Tu dissous tous les liens les plus sacrés et tu pulvérises toutes les plus saintes résolutions ! Tu détrempes l’acier des âmes les plus fortes ! Tu démasculinises toutes les virilités ! … Et cependant,tu as des adorateurs ; la multitude accourt à tes fêtes ; ton despotisme efféminant est populaire : Ouvre tes théâtres, ouvre tes salles de bal, ouvre tes salons de réception ; la foule s’y précipite ; la foule les encombre ; la foule s’y enivre, s’y exalte et palpite de joie et de démence ; elle y est ensorcelée et subjuguée par tes pompeuses bagatelles, par tes éblouissantes vanités ! Hélas ! à quoi servent tant de pompes, tant de vanités, puisque, toutes, elles doivent aboutir à un cercueil, à une fosse…et à l’oubli !

« Eh quoi ! se disait Atala avec douleur, il est permis de fuir, pour éviter la peste qu’engendrent les poisons de l’air, et qui n’atteignent que la vie du corps ; et il ne serait pas permis de fuir, pour échapper aux poisons qu’engendre la fermentation des passions, accumulées dans un même foyer impur, et qui atteignent la vie de l’âme elle-même, incomparablement plus précieuse que celle du corps ? Et ce que conseille le médecin, pour sauver la vie du corps, on le défendrait, pour sauver la vie de l’âme ! On s’exile de la société pour sauver le corps ; et on ne s’en exilerait pas pour sauver l’âme ? La contagion est à redouter pour le corps, mais elle n’est pas à craindre pour l’âme ? Tout pour le temps, et rien pour l’éternité ! Tout pour la matière, et rien pour l’esprit ! Tout pour les hommes, et rien pour Dieu ! Tout pour ce qui est rien, et rien pour ce qui est Tout ! L’image inanimée, est-elle donc plus que l’objet vivant ; le portrait muet, plus que l’original qui parle ; l’aurore douteuse ou le crépuscule indécis, plus que le lever flamboyant du soleil ; et tout ce qui n’est pas Dieu, plus que Dieu seul ? »