La Normandie romanesque et merveilleuse/20

J. Techener & A. Le Brument (p. 405-417).

CHAPITRE VINGTIÈME.

Miracles emblématiques.


Légendes des Saints vainqueurs de Monstres et de Dragons : saint Romain,
saint Nicaise, saint Vigor, saint Loup, saint Samson. Légendes
des Saints qui ont porté leur tête à la main, après le
supplice de la décolation : saint Clair,
sainte Quitterie, saint Léon.

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Grand nombre de nos saints normands sont renommés pour les victoires qu’ils ont remportées sur de monstrueux serpents. Nous avons déjà essayé d’établir, au chapitre des superstitions relatives aux animaux fantastiques, les opinions qui pouvaient être le plus vraisemblablement admises au sujet de ces prétendus dragons. Il nous reste seulement à rappeler ici que la plupart des critiques, dans l’impossibilité de reconnaître la réalité de tant de miracles analogues et dénués d’ailleurs de preuves historiques, ont considéré, comme un emblème de l’idolâtrie détruite, les monstres qui tombaient vaincus aux pieds de nos premiers pasteurs.

Parmi les diverses légendes de ce genre, qui ont cours dans la Normandie, il n’y en a point de plus fameuse que celle de la Gargouille ; aussi est-ce à elle que nous réservons l’honneur de la priorité, qui ne lui appartiendrait point, cependant, si nous nous en tenions à l’ordre chronologique.

Le miracle de saint Romain date de la première moitié du viie siècle, l’intronisation du bienheureux prélat, à l’évêché de Rouen, ayant eu lieu vers l’année 630 ; l’époque n’est pas connue d’une manière absolument précise. Or, il est important de remarquer que, depuis le viie siècle où vécut saint Romain, jusqu’à la fin du xive, aucun légendaire ni aucun historien normand n’a fait mention du miracle si célèbre de la Gargouille. Ce n’est qu’en 1394 que cette tradition fabuleuse fut mise en lumière, pour la première fois, par le chapitre de Rouen, à l’appui de l’éminent privilège de la Fierte[1].

Ce rapprochement de dates, entre l’épiscopat de saint Romain et la première divulgation du miracle de la Gargouille, nous paraît démontrer suffisamment le peu de véracité de la légende, d’autant mieux que la relation primitive en était dénuée de tous les enjolivements caractéristiques qui prirent place dans les récits subséquents, lorsqu’elle fut plus répandue et eut obtenu plus de crédit. Notre narration va faire connaître au lecteur cette légende, dans toute l’étendue des détails dont l’a enrichie le temps.

Saint Romain passa sa jeunesse à la cour de Clotaire II ; élevé ensuite à la dignité épiscopale dans le diocèse de Rouen, il mit tout en œuvre pour détruire l’idolâtrie. Ses vigilants efforts furent couronnés de succès, et Dieu se plut à manifester la sainteté de son ministre, en lui accordant d’opérer un grand nombre de miracles, dont un, en particulier, devait effacer, par sa longue célébrité, celle de tous les autres.

Il y avait alors, dans un marais des environs de Rouen, un prodigieux dragon qui dévorait les hommes et les animaux. La présence de ce redoutable ennemi portait la terreur parmi les habitants de la cité normande. Saint Romain, dans l’ardeur de sa charité, méditait sans cesse sur les moyens de délivrer ses diocésains de ce fléau. Enfin, résolu à tenter une attaque directe, le zélé prélat se fit accompagner par un meurtrier, déjà sous le coup d’un supplice infamant. Saint Romain, en pénétrant dans le repaire de la bête cruelle, fit devant elle le signe de la croix ; celle-ci se trouva aussitôt comme transformée par une magie divine, c’est-à-dire que ses instincts furieux firent place à la plus paisible douceur. Cette accommodante disposition du monstre permit à notre évêque de lui passer son étole autour du cou, et de le donner à conduire en laisse au criminel qui prêtait sa coopération au miracle. C’est de cette manière que l’épouvantable serpent fut amené dans la cité de Rouen, pour y être brûlé publiquement, à la grande réjouissance de toute la population[2].

Il n’est pas besoin d’ajouter que, par compensation à ce supplice exemplaire, le meurtrier qui s’était fait le conducteur du dragon obtint sa grâce sur-le-champ. Et, afin que le souvenir de ce glorieux miracle ne se perdit jamais, le roi Dagobert, de l’avis de saint Ouen, alors son référendaire, accorda à l’église cathédrale de Rouen la faculté de délivrer, tous les ans, le jour de l’Ascension, un prisonnier, à son choix, aucune sorte de crime n’apportant exclusion à ce droit de grâce.

Telle est la tradition qui a servi de titre au clergé de l’église métropolitaine, pour réclamer, avec une insistance qui ne se démentit qu’en présence de la révolution, l’inestimable privilège de la Fierte. Tous nos lecteurs savent que la Fierte était la châsse renfermant les reliques de saint Romain, que, dans le cérémonial de sa délivrance, le prisonnier était obligé de soulever, par trois fois, sur ses épaules. Quant à l’étrange surnom de Gargouille, attribué au monstre vaincu par le bienheureux évêque, il faut en chercher l’origine dans les habitudes du langage populaire. Au quatorzième et au quinzième siècle, on appelait gargouille, par toute la France, ces énormes gouttières terminées par des figures aux formes fantastiques, aux attitudes menaçantes, qui entouraient les églises, les châteaux et d’autres importants édifices. Si, comme le pense judicieusement M. Floquet, on a voulu, par l’harmonie imitative du mot gargouille, caractériser le bouillonnement de l’eau dégorgeant d’un long tuyau pour retomber à terre avec fracas, on doit croire que ce nom, appliqué d’abord à l’ensemble de l’objet qu’il voulait désigner, aura passé ensuite à un simple détail, c’est-à-dire de la gouttière à sa pièce principale d’ornementation, et de là, par analogie, à la monstruosité animale que l’on voyait terrassée aux pieds du saint patron de la métropole normande[3].

Avant de clore nos observations sur la légende de la Gargouille, nous ferons remarquer que l’une des relations, produites par le chapitre de Rouen, offrait une variante assez notable avec le récit que nous venons de faire, et constituait en même temps une grave erreur[4].

D’après cette variante, le prisonnier aurait conduit le dragon en laisse jusqu’à la Seine, où il l’aurait noyé, en le jetant pardessus le pont. Mais une circonstance nuit à l’évidence de ce récit : c’est qu’il n’existait point de pont, à Rouen, au temps de saint Romain, puisque le premier qu’on y construisit, date de l’année 962, sous Richard I, duc de Normandie, c’est-à-dire plus de trois cents ans après le fait merveilleux de la prise du dragon[5]. D’ailleurs, la noyade judiciaire n’eût pas été un supplice très dangereux pour notre Gargouille, si, comme il est dit ailleurs, elle faisait maintes promenades au milieu du fleuve, durant lesquelles ses évolutions occasionnaient parfois la perte de plusieurs bateaux ou navires[6].

Les diverses légendes normandes, que l’on peut rapprocher de celle de saint Romain, sont les légendes de saint Nicaise, de saint Vigor, de saint Loup, de saint Samson.

Saint Nicaise, qui porte le titre d’évêque, est considéré. comme le premier prélat de l’église de Rouen. Tandis qu’il se rendait dans cette ville, qu’il espérait convertir, il lui arriva de faire plusieurs stations sur la route, afin de semer quelques germes de la foi chrétienne dans le pays qu’il parcourait. Il s’arrêta, entr’autres lieux, au village de Vaux, où, par la destruction d’un dragon prodigieux, il gagna un si grand nombre d’infidèles à la religion, qu’il dut en baptiser trois cent dix huit pour une seule journée, dans une fontaine qui porta depuis le nom de Fontaine Saint-Nicaise. Le fervent apôtre était accompagné, dans ses excursions, de deux autres saints personnages, qui partageaient les travaux de sa mission : Quirin et Scuvicule. Ces trois apôtres, parvenus au lieu appelé la Rocheguyon, furent arrêtés par l’ordre de Sisinnius Fescenninus. Après un interrogatoire, tel qu’on les faisait subir alors aux chrétiens, où le juge n’apportait, en présence des accusés, que des sentiments de colère et de dérision, saint Nicaise et ses deux compagnons furent condamnés à avoir la tête tranchée. Leur supplice eut lieu sur le bord de la rivière d’Epte, à l’endroit où est situé maintenant le bourg de Gany ; on y laissa leurs corps abandonnés pendant la nuit. Mais le Seigneur ne souffrit point que les dépouilles de ses saints demeurassent exposées, sur la terre baignée de leur sang, aux outrages de leurs ennemis : une brise céleste vint leur communiquer un souffle de vie ; le rayon d’un astre propice pénétra les ombres de leur regard éteint ; l’onde, avec un murmure harmonieux, les invita à se confier à son flot obéissant, et leurs anges gardiens, accourus pour contempler ce miracle, guidèrent nos martyrs jusque dans une île située au milieu de la rivière. C’est à cet endroit que leurs corps furent retrouvés le lendemain, par une sainte femme nommée Pience, et un chrétien nouvellement converti, autrefois prêtre des idoles, et portant le nom de Clair, qui leur rendirent les derniers honneurs. Dans la suite des temps, une chapelle fut érigée en ce lieu appelé Gany-l’Isle ; le gué, que les saints corps firent découvrir par leur miraculeuse traversée, conserva le nom de Gué Saint-Nicaise[7].

Une preuve bien évidente que tous ces combats des saints contre des animaux monstrueux doivent être compris au figuré, c’est qu’il est arrivé à certains légendaires de faire jouer, au démon même, le personnage du dragon. On se convaincra de la vérité de cette observation en lisant l’épisode suivant de la légende de saint Nicaise, d’après un manuscrit du xiie siècle :

« Sur les bords de la Seine, dans un lieu appelé Monticas[8], s’élève une énorme roche sous laquelle est une caverne dont le diable avait fait sa demeure. Cet endroit de la Seine était devenu si dangereux pour les voyageurs, et surtout pour les mariniers, qu’aucun bateau, chargé ou vide, ne pouvait passer par là sans être submergé. Saint Nicaise et ses compagnons, venant vers ce lieu, entendirent parler des iniquités de ce démon, et, touchés des maux qu’enduraient les commerçants et les voyageurs, ils se prirent en prière pour demander à Dieu de délivrer le pays d’un tel fléau. Ensuite, saint Nicaise, accompagné du prêtre Quirinus et du diacre Scuvicule, se dirigea vers la caverne, et, se tenant à l’entrée, parla ainsi au diable : « Je t’adjure méchant démon, toi qui te caches dans cet antre pour surprendre les ames des hommes et tourmenter leur corps, je t’adjure, par l’ineffable nom de la sainte et indivisible Trinité, et par la toute-puissance de N.-S. Jésus-Christ, qui te condamna ainsi que Satan, ton père, à vivre éternellement dans l’horrible enfer, je t’adjure de sortir de ce lieu, sans porter plus loin ton infernale malice. Laisse tout accès libre aux hommes pour lesquels Jésus-Christ répandit son précieux sang, et prépare-toi à retourner promptement dans les flammes éternelles de l’enfer. Si tu méprises ma voix comme celle d’un homme, redoute la toute-puissance de celui sous lequel tremblent les anges du Christ, fils du Dieu vivant qui règne dans les siècles des siècles. » À cette voix, le démon se mit à rugir et à se débattre dans son antre. Au milieu de ses gémissements et de ses hurlements féroces, il se demandait ce qu’il ferait, par où il pourrait fuir ? Il n’osait sortir par l’entrée où se tenaient saint Nicaise et ses compagnons, et l’ordre de Dieu était si pressant, qu’il lui fallait promptement abandonner son repaire. Enfin, prenant conseil de son infernal génie, il s’ouvrit un chemin à travers la voûte de la caverne, et s’échappa par le haut de la montagne, comme par un puits. Dès-lors, on ne le vit jamais reparaître : ce qui montre la grande puissance de Dieu et des saints[9]. »

Ce n’est point de quelque prodigieux dragon, mais seulement d’un loup cruel et dévorant, que saint Loup, évêque de Bayeux, au commencement du cinquième siècle, délivra cette ville. Pour assurer son triomphe, le saint employa le même moyen qui devait, un siècle plus tard, réussir si parfaitement à saint Romain. Il passa son étole, emblème du joug puissant de la religion, autour du cou de la bête furieuse, et l’amena à sa suite, depuis un bois voisin de la porte Arborée, lieu qu’elle avait choisi pour repaire, jusqu’au bord de la rivière de Drôme, où il la précipita. À certaines époques de l’année, la Bête Saint-Loup, possédée de la fureur des démons, revient errer encore autour de l’église consacrée à son céleste vainqueur. Si vous étiez assez incrédules pour penser que l’unique fondement de cette histoire est dans le nom du saint à qui elle a été attribuée, allez à Bayeux, et l’on vous montrera le lieu même où le miracle s’est opéré. Vous trouverez aussi un bas-relief sur la porte de l’église, un tableau dans l’intérieur, lesquels sont destinés à servir de témoignage de la vérité de ce fait, ainsi qu’à en perpétuer le souvenir[10].

Dans le siècle suivant, saint Vigor, aussi évêque de Bayeux, qui remporta dans cette ville de grands triomphes sur l’idolâtrie, sut délivrer d’un horrible serpent les terres d’un seigneur riche et puissant appelé Volusien. En considération d’un si grand service, Volusien céda à saint Vigor la terre de Cerisy, pour y fonder un monastère. Par une rencontre, qui semble ôter encore un degré de crédibilité à cette histoire, c’est dans la rivière de Drôme, ainsi que la Bête Saint-Loup, que fut précipité le serpent de saint Vigor.[11]

Saint Samson vivait dans la première moitié du vie siècle ; il n’était point originaire de la Normandie, mais du pays de Galles, et évêque de Dol. Une mission, digne de son ministère, l’appela auprès du roi Childebert. Après l’avoir accomplie, il se disposait à regagner son diocèse, comblé des marques de munificence du monarque, lorsque celui-ci lui demanda en retour un service signalé ; c’était encore de combattre un monstrueux serpent, épouvantail de toute la contrée. Or, saint Samson n’en était pas à sa première épreuve de ce genre ; il s’était signalé déjà comme l’antagoniste victorieux de ces hideux reptiles, images du péché. Aussi se fit-il conduire sans hésitation à la caverne du monstre. Les légendaires, qui se plaisent, dans toutes les histoires analogues, à reproduire les mêmes détails, consacrés par la tradition, nous peignent aussi saint Samson passant son étole autour du cou du terrible serpent. Ils ajoutent ensuite que le saint chanta un psaume d’actions de grâce, et traîna l’horrible bête jusqu’au bord de la Seine. Il lui commanda alors de passer le fleuve, et d’aller s’ensevelir vivante sous une pierre qui gisait sur le rivage opposé. Childebert voulut qu’il demeurât un témoignage impérissable de ce fait glorieux : saint Samson ne retourna point dans son diocèse avant d’avoir fondé la magnifique abbaye de Pentale, où plus tard ses restes mortels furent déposés[12].

La grotte, devenue célèbre par le miracle de saint Samson, est la même qui a porté depuis le nom de saint Germer, autre abbé de Pentale ; elle existe encore aujourd’hui sur le bord de la Seine, à peu de distance de l’ancienne abbaye, dans le hameau de Saint-Samson-sur-Risle, canton de Quillebeuf. L’église de Saint-Samson a été détruite en 1827, après une durée de près de treize siècles[13].


saint clair, sainte quitterie, saint léon.


Une tradition qui, comme la précédente, se reproduit très fréquemment en Normandie, est celle qui attribue, aux saints ayant subi le martyre de la décolation, le miracle d’avoir porté leur tête à la main jusqu’à certaines distances du lieu de leur supplice, pour échapper aux profanations de leurs bourreaux. L’invention de cette fable, dans laquelle se complaît la pieuse vénération du peuple, doit dériver de l’usage où étaient les artistes du moyen-âge, d’exprimer qu’un saint martyr avait été décapité, en le représentant le cou tranché et la tête placée entre les mains. Non-seulement, par suite de l’interprétation erronée que l’on a faite de ces sortes d’images pieuses, on a faussé, en y ajoutant un miracle sans authenticité, la légende de plusieurs saints parfaitement orthodoxes, tels, par exemple, que saint Nicaise et saint Léon, mais, de plus, il est arrivé que quelques pieux personnages, dont l’existence douteuse n’était affirmée que par la tradition populaire, ont dû, à cette circonstance merveilleuse, introduite dans leur histoire, l’affermissement de leur culte et une religieuse célébrité. De ce nombre se trouvent deux saints de Normandie : saint Clair et sainte Quitterie, particulièrement vénérés dans quelques-unes de nos paroisses de village, quoique les historiens ecclésiastiques inclinent à penser que leur existence soit seulement le fait de l’erreur de certains légendaires sans autorité.

Saint Clair était, dit-on, Anglais d’origine ; il était né à Orchestre, de parents nobles, vers le milieu du ixe siècle. Afin d’atteindre à une plus grande perfection religieuse, il quitta son pays, échappant ainsi à un mariage que son père lui préparait, puis il s’embarqua pour la France. Ayant abordé à Cherbourg, il se choisit une retraite dans une forêt voisine de cette ville. La tradition indique que c’est au lieu nommé Saint-Clair-au-Marais, où, dans la suite, fut élevée une chapelle sous l’invocation de notre saint. Cependant, le pieux ascète, se trouvant sans défense contre les persécutions de quelques impies qui habitaient le voisinage, alla demander asile à l’abbé d’un monastère du pays. Ce charitable moine avait observé les austères dispositions de saint Clair pour la solitude ; aussi lui permit-il de se construire un ermitage sur les terres du monastère. Mais, bientôt, le bruit de plusieurs guérisons miraculeuses, que ce fervent solitaire avait opérées, attira l’attention sur lui, et l’évêque Ségismond voulut le consacrer prêtre, afin d’augmenter l’influence de sa sainteté, en lui offrant de nouveaux moyens de la mettre en évidence. Toutefois, cette haute renommée de saint Clair, qui était un sujet d’édification pour toute la contrée, devint aussi le premier mobile d’une passion profane, inspirée à un cœur pervers. Une dame de grande condition, ayant été écouter les prédications du saint, en revint moins préoccupée de la parole évangélique que de celui qui l’annonçait avec tant d’éloquence et d’onction. Elle feignit d’avoir quelques scrupules de conscience, dont les avis du saint auraient seuls le pouvoir de la délivrer, et, profitant de l’intimité de la confession, elle révéla audacieusement, à celui qui en était l’objet, le secret de son fol et coupable amour. Mais la prudence n’était pas une des moindres vertus de notre pieux ermite, qui se détermina sur-le-champ à échapper par la fuite à toute occasion de péché. Il parcourut diverses solitudes de la Neustrie et des environs de Paris. À la fin, il se fixa sur les bords de l’Epte, et s’y bâtit une cellule. Mais la femme orgueilleuse, dont il avait repoussé l’amour, s’était, depuis, abandonnée à toutes les fureurs de la haine et de la vengeance. Elle avait mis à la recherche de notre saint plusieurs émissaires qui s’assurèrent du lieu de sa retraite. Lorsqu’ils arrivèrent dans le pays, ils trouvèrent celui qu’ils cherchaient occupé à cultiver son jardin : mais, comme ils ne le connaissaient point, ce fut précisément à lui qu’ils s’adressèrent pour réclamer qu’on leur indiquât un ermite nommé Clair. Sachant qu’on s’était mis de toutes parts à sa poursuite, le saint ne douta pas du sort qui l’attendait. Toutefois, dédaigneux de sauver sa vie, en répondant par un mensonge à la question qui lui était posée, il se déclara pour ce qu’il était, et les hommes cruels qui l’interrogeaient, sans être touchés de sa sublime résignation, exécutèrent l’ordre qui leur avait été donné de lui trancher la tête. Mais quels remords terrifiants ne durent-ils pas éprouver, lorsqu’ils virent le saint, à l’instant même où le coup fut porté, ramasser sa tête sanglante, et marcher, en la tenant entre ses mains, pendant une route assez prolongée !

On remarquera que, au lieu assigné à cette scène, c’est-à-dire sur les bords de l’Epte, un prêtre, du nom de Clair, avait subi déjà le martyre de la décolation, pour avoir enseveli le corps de saint Nicaise. Cette concurrence de noms et de faits, que présentent les deux légendes, donnerait à penser qu’elles n’ont eu en vue qu’un seul personnage, et qu’elles ne sont ainsi que des variantes d’une même histoire défigurée. Quoi qu’il en soit, l’ermite anglais l’a emporté de beaucoup en célébrité sur son homonyme ; si bien que c’est au premier seulement qu’il faut rapporter la généralité des images et des monuments érigés, en Normandie, sous l’invocation de saint Clair.[14]

Le culte de sainte Quitterie, répandu dans quelques paroisses de l’évêché de Bayeux et de l’évêché de Chartres, ne s’appuie aussi que sur une tradition confuse et incertaine. L’historien du diocèse de Bayeux affirme, cependant, qu’il existe des Actes de cette sainte, rapportés par Thomas de Truxillo, espagnol et religieux dominicain, dans le Trésor de ses sermons[15]. Mais, outre qu’il n’est pas bien prouvé que ces Actes se rapportent à notre sainte normande, plusieurs saintes de Portugal, d’Espagne et de Gascogne portant le même nom, les historiens ecclésiastiques n’en ont pas extrait d’autres détails que ceux que nous tenions déjà de la tradition. D’après ces données incomplètes, on sait seulement que sainte Quitterie naquit à Bayeux, sur la paroisse de Saint-Patrice, au temps de saint Exupère, et qu’elle souffrit le martyre dans un village du pays chartrain nommé Aufargis, où s’est maintenue une grande dévotion à son culte. C’est depuis ce lieu jusqu’à Châteaudun, qu’on l’avait vue porter miraculeusement, entre ses mains, sa tête tombée sous le fer du bourreau.

Saint Léon, né à Carentan, en 856, et appelé au siège archiépiscopal de Rouen, ayant entrepris une mission chez les Basques, termina par le martyre ses travaux apostoliques. Comme sainte Clair et comme sainte Quitterie, il se releva vainqueur sur le lieu de son supplice, et offrit à ses bourreaux l’effrayant spectacle de son cadavre, qui, guidé par le regard de sa tête mourante, se dirigeait jusqu’à l’endroit où sa tombe avait été marquée par un décret du ciel[16].



  1. A. Floquet, Histoire du Privilège de Saint-Romain, t. I, p. 10 et 11.
  2. Quelques narrateurs prétendent que la demeure de la Gargouille se trouvait dans la forêt de Rouvray ; d’autres affirment qu’elle existait sur un emplacement situé entre la porte Beauvoisine et la porte Bouvreuil, et qui est appelé le Champ du Pardon. Ce n’est pas, au reste, par allusion au miracle de la Gargouille que ce champ fut ainsi nommé, mais parce qu’on fut obligé, vu le grand concours de peuple, de faire en ce lieu la prédication qui accompagna la première célébration de la fête solennelle de saint Romain, instituée en 1079, par Guillaume Bonne-Ame, archevêque de Rouen. De nombreuses indulgences ayant été accordées, à l’occasion de cette fête, on donna à l’endroit où leur distribution avait été faite, le nom de Champ du Pardon. (Farin, Hist. de la ville de Rouen, t. I, p. 63.)
  3. A. Floquet, Histoire du Privilège de Saint-Romain, t. I, p. 45.
  4. La relation dont il s’agit ici fut adressée, en 1485, au roi Charles VIII, séant en son lit de justice à l’échiquier de Rouen, par maistre Estienne Tuvache, chancelier et chanoine de l’église cathédrale de Rouen. (Cité par Floquet, Histoire du Privilège de Saint-Romain, t. I, p. 12.)
  5. A. Deville, Notice sur l’ancien Pont de Rouen.
  6. Récit du miracle de la Gargouille, contenu dans les lettres-patentes de 1512, par lesquelles le roi Louis XII confirma le privilège de la Fierte. (Cité par Floquet, Histoire du Privilège de Saint-Romain, t. I, p. 15.)
  7. Trigan, Hist. ecclésiast. de la province de Normandie, t. I, p. 2 et suivantes.
  8. Ou Mont-Icas.
  9. Extrait d’un ms. de la Bibl. d’Évreux, ayant pour titre : Legenda sanctorum de Ecclesia beate Marie Ebroicensis, du xiie siècle, in-fol. Communiqué par M. A. Chassan, conservateur de la biblioth. d’Évreux.
  10. Pluquet, Superst. de l’arrond. de Bayeux, p. 17. — Hermant, Hist. du diocèse de Bayeux, prem. partie, p. 32.
  11. Hermant, Histoire du diocèse de Bayeux, première partie, p. 48.
  12. A. Leprevost, Mémoire sur les monuments du départ, de l’Eure ; (Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, année 1828.)
  13. A. Canel, Essai sur l’arrondissement de Pont-Audemer, t. II, p. 58 et suiv.
  14. Trigan, Histoire eccl. de la province de Normandie, t. II, p. 201 et suiv.
  15. Hermant, Hist. du diocèse de Bayeux, prem. partie, p. 11.
  16. Trigan, Hist. eccl. de la province de Normandie, t. II, p. 230.