La Normandie romanesque et merveilleuse/19

J. Techener & A. Le Brument (p. 388-404).

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.

Saints populaires.


Légendes de saint Taurin, premier évêque d’Évreux ; de saint Gerbold,
évêque de Bayeux ; de saint Marcouf, fondateur de l’ancienne
abbaye de Nantes, dans le Cotentin ; et de saint
Germer, abbé de Pentale.|

Séparateur



Les historiographes religieux désignent saint Taurin comme le fondateur apostolique de l’église d’Évreux, mais, ni les détails de la vie de ce saint prélat, ni les circonstances qui marquèrent sa prédication, ni même l’époque où elle eut lieu, ne sont connus d’une manière authentique[1]. Tous les renseignements que nous possédons sur le compte de saint Taurin, nous viennent d’une légende très fastidieuse et si évidemment apocryphe, que les Bollandistes, tout en lui donnant place dans leur précieux recueil, n’ont voulu admettre comme véritable aucun des faits qu’elle contient. Le premier narrateur de cette légende est un faux Déodat, soi-disant contemporain de saint Taurin, et que l’on peut supposer être, en réalité, quelque moine du ixe ou du xe siècle[2]. Au reste, le récit que cet anonyme nous a légué, a droit d’occuper une place dans ce Recueil, tant à cause de son caractère fabuleux, de son origine traditionnelle, que par la grande célébrité qui lui est acquise parmi les Ébroïciens.

Saint Taurin naquit à Rome, sous l’empereur Dioclétien ; son père se nommait Tarquin, et sa mère Euticie. Tarquin était un ardent persécuteur des chrétiens, mais Euticie, secrètement dévouée à la religion nouvelle, suppliait le ciel de lui accorder un fils qu’elle pût consacrer au saint ministère des autels. Or, une nuit, un ange apparut à Euticie durant son sommeil, lui toucha les entrailles d’une baguette qu’il tenait à sa main, et qui se changea aussitôt en une belle, tige de lis, garnie de feuilles et de fleurs. Euticie tira bon augure de cette agréable vision, dont la promesse se trouva en effet justifiée par la naissance d’un enfant qui fut nommé Taurin.

Quand il fut parvenu à l’âge d’homme, Taurin fut remis par sa mère au pape saint Clément, qui le baptisa, et le donna pour compagnon à saint Denis l’Aréopagite. Ces deux apôtres se rendirent en mission dans les Gaules, suivis d’un grand nombre d’autres saints personnages. Dans le cours de leur prédication, saint Denis envoya saint Taurin aux habitants d’Évreux, en lui conférant la dignité épiscopale

La mission du nouvel évêque eut des prémices très glorieuses. Comme le pieux Taurin approchait de la cité à laquelle il apportait la sainte parole, le démon tenta de lui en défendre les portes, et, dans ce but, s’offrit à lui sous trois figures terribles et menaçantes : celles d’un ours, d’un lion et d’un buffle. Malgré ce triple déguisement, l’ennemi ne put résister aux armes spirituelles de notre apôtre. Saint Taurin, après sa victoire, fit son entrée dans la ville, et reçut l’hospitalité chez un nommé Lucius.

Cependant, le diable avait menacé le courageux évêque d’une éclatante revanche ; trois jours plus tard, il en saisit l’occasion. Tandis que saint Taurin prêchait le peuple émerveillé des sublimes vérités de la foi, le malin esprit s’empara d’Euphrasie, fille de Lucius, et se prit à la tourmenter avec tant de fureur, qu’elle fut se jeter dans un grand feu, où elle trouva la mort à l’instant même. Mais saint Taurin, en présence de tous les assistants, invoqua le nom de Jésus-Christ, et, par la puissance de ce nom divin, ressuscita la jeune fille, la guérit, et fit disparaître jusqu’aux traces de ses brûlures. Tous ceux qui furent témoins de ce miracle, confessèrent le Dieu qui avait ressuscité Euphrasie, et, dès ce jour, cent vingt personnes reçurent le baptême.

Taurin entraîna ensuite le peuple vers le temple de Diane : « Allons vers votre déesse, disait-il à la foule stupéfaite de tant d’audace. » Lorsque le saint apôtre pénétra dans le temple, les prêtres entourèrent leur divinité, et lui adressèrent d’énergiques supplications. Le démon, répliquant, alors, par la bouche de l’idole, fut contraint de déclarer que toute sa puissance était tombée devant le serviteur de Dieu. Pour achever de réduire le malin esprit par la confusion et l’opprobre, saint Taurin le conjura de sortir de la statue, et de se montrer sous la forme qui lui était habituelle. On aperçut aussitôt un Éthiopien noir comme la suie, portant une barbe hideuse, et jetant des étincelles par la bouche. À cette vue, le peuple témoigna une grande frayeur, mais il fut bientôt rassuré par la présence d’un ange aussi resplendissant que le soleil. Cet ange se saisit de l’Éthiopien, lui lia les mains derrière le dos, puis, l’entraîna hors du temple. En ce jour-là, il y eut encore deux mille personnes baptisées, entre autres, Déodat, frère d’Euphrasie, auteur prétendu de cette légende. Saint Taurin purifia le temple, et le consacra Sous l’invocation de la Vierge, mère de Dieu. Notre saint évêque conféra ensuite des ordinations canoniques, et fonda divers établissements d’hospitalité.

La haine jalouse de Satan se réveilla avec plus de fureur que jamais ; elle suscita contre l’apôtre du Seigneur un certain préfet, nommé Licinius. Il y avait aussi deux mages, Cambyses et Zarès, qui, ayant été prêtres de la déesse Diane, se désespéraient de voir que le peuple avait abandonné le culte dont ils étaient les ministres. C’est pourquoi, ils fanatisèrent vingt de leurs disciples, et leur persuadèrent d’assassiner celui qu’ils regardaient comme un usurpateur de leur autorité. Taurin, voyant la troupe de ces assassins hypocrites s’avancer vers lui, fit sur eux le signe de la croix, et, en un instant, ils furent frappés d’immobilité. Cependant, à la voix du saint, ils retrouvèrent la liberté de leurs membres, et, convertis par un si étonnant miracle, ils supplièrent l’apôtre du Seigneur de purifier leurs âmes coupables dans les eaux sanctifiantes du baptême. Les mages tournèrent alors leur jalouse fureur contre eux-mêmes, et vengèrent leur homicide attentat en se poignardant.

Ce fut vers le même temps, que Licinius, importuné par la renommée du saint prélat, le fit appeler à sa maison de Gisai. Pendant le trajet, saint Taurin rencontra un paralytique accompagné de sa sœur qui était aveugle, sourde et muette ; il les guérit l’un et l’autre par une immersion d’eau sainte.

Licinius se hâta d’interroger Taurin en accompagnant ses questions d’insidieux encouragements de renoncer à la foi chrétienne. Non seulement notre apôtre rejeta les propositions du païen, mais, dans la discussion qui s’en suivit, il embarrassa Licinius avec tant d’adresse, dans les pièges de ses vieilles erreurs, que celui-ci ne put contenir un vif dépit. Il eut recours, pour répliquer, à la raison violente des persécuteurs, c’est-à-dire qu’il appela ses bourreaux, en leur commandant de dépouiller Taurin et de le fouetter de verges. Léonille, femme de Licinius, représenta alors à son mari qu’il avait un puissant motif de se montrer indulgent envers Taurin, puisqu’il venait de le reconnaître pour son parent. Le père du saint Vieillard était, en effet, le propre aïeul de Licinius. Loin de tenir compte de la bienveillante observation de sa femme, le cruel préfet s’écria avec un véhément courroux : « Eh quoi ! es-tu donc aussi devenue sorcière ? Par le salut des Dieux, tu partageras sa punition ! » Et, comme on la traînait au supplice, Léonille effrayée supplia saint Taurin en disant : « Serviteur de Dieu, venez, s’il se peut, à mon secours, et je croirai en votre Dieu. » Sur ces entrefaites, un messager apporta la nouvelle que le fils de Licinius s’était tué à la chasse, ainsi qu’un de ses écuyers. Cette catastrophe imprévue frappa Licinius de douleur, et éveilla subitement ses remords. Aussi, ce père malheureux fit-il vœu, en présence du saint prélat, d’embrasser la foi chrétienne, si son fils lui était rendu. Alors ils allèrent tous ensemble à la ville, et, après avoir invoqué Dieu, dans l’église de Sainte-Marie, ils se rendirent au lieu où étaient déposés les deux morts. Taurin s’approcha du jeune Marinus, le prit par la main, le fit lever, comme s’il l’eût éveillé d’un sommeil naturel, puis lui enleva de la figure la poussière et le sang qui la souillaient. Marinus se jeta aux genoux du saint évêque, en demandant le baptême, selon l’ordre qu’il en avait reçu d’un ange. Sur la prière de Marinus, Taurin ressuscita aussi Paschale, son écuyer. Aussitôt, ce jeune homme, s’adressant à son maître : « L’envoyé du Très-Haut, qui, sur votre prière, m’a ramené ici, dit-il, vous avertit de revenir vers lui, le jour où vous aurez quitté les vêtements blancs, que l’on prend à la cérémonie du saint baptême. » En effet, Marinus fut attaqué d’une légère fièvre, et mourut au bout de huit jours. Le lendemain de la résurrection de ces deux jeunes hommes, à peine aurait-on pu trouver dans tout le diocèse une seule personne qui ne fût empressée d’accourir au baptême.

Cependant, une immense nation menaçait d’envahir les Gaules ; le peuple, effrayé, voulut émigrer ; saint Taurin se mit à la tête de son troupeau, et guida sa fuite vers Rome. Lorsque les pèlerins furent de retour dans leur patrie, leur vénérable évêque les convoqua, avec le reste de la population, dans l’église où il avait coutume d’enseigner la foi. Là, il leur adressa de tendres adieux, leur prodigua de bienveillantes consolations ; à peine avait-il cessé de parler, qu’on vit descendre, autour de l’autel, une multitude d’hommes vêtus de blanc, qui invitaient le saint prélat à venir les rejoindre. Aussitôt que cet appel se fut fait entendre, une nuée odoriférante se répandit dans toute l’église, et déroba le vénérable évêque aux regards des assistants. L’espace d’une heure s’écoula, et, la nuée s’étant dissipée d’elle-même, le peuple revit son pasteur, mort béatifié, encore assis sur son siège épiscopal, ayant les mains étendues, et les yeux tournés vers le ciel.

Cependant, on s’inquiétait où l’on pourrait enterrer le pontife, pour sauver son tombeau d’une violation sacrilège, quand le torrent des ennemis déborderait. Un ange, sous la figure d’un homme vêtu de blanc, dit au peuple : « Prenez le corps de votre pasteur, et suivez-moi. » Alors il sortit de la ville, et marcha environ un tiers de mille vers l’Occident. Là, il s’arrêta et commanda que l’on creusât une fosse pour y descendre le corps. Comme les assistants élevaient jusqu’au ciel leurs soupirs et leurs larmes, le bienheureux pontife fut sensible à la douleur de ses enfants, il se souleva de son cercueil, et leur dit : « Mes enfants, pourquoi agissez-vous ainsi ? Ne craignez rien, mais écoutez cet homme. » Il retomba dans la froide insensibilité de la mort, et l’ange, de nouveau, s’adressant au peuple : « Le corps de votre père ne sera point profané, dit-il, j’ai veillé sur lui pendant sa vie, je le garderai encore après sa mort. Ce lieu restera long-temps inconnu, mais deviendra ensuite en grande vénération, à cause de la mémoire de votre saint pasteur. Quant à vous, il faut vous retirer promptement, afin de ne pas être enveloppés par les ennemis. La ville que vous habitez sera détruite ; cependant, aucun d’entre vous ne périra. » À ces mots, l’ange disparut, et tout ce qu’il avait prédit reçut son accomplissement.

Orderic Vital, qui a transcrit cette légende, ajoute à la suite, que le démon, chassé du temple de Diane, par saint Taurin, continua de se montrer dans la cité d’Évreux, sous diverses formes, mais sans pouvoir nuire en rien à personne. C’est à ce diable malicieux que le vulgaire donnait le nom de Gobelin.

Le même historien avance une autre particularité qui se rattache encore aux traditions relatives à saint Taurin : Le sol naturellement humide et fangeux de la contrée qui avoisine Évreux, produit beaucoup de couleuvres et de serpents. Les habitants, alarmés de ce fléau avaient supplié saint Taurin de les en délivrer. Le charitable prélat intercéda auprès du Seigneur, pour que ce danger fût au moins éloigné de la ville. Depuis ce temps, non-seulement aucun animal venimeux n’a pénétré de lui-même dans Évreux, mais ceux qui, par hasard, y ont été introduits, sont toujours morts sur-le-champ.

Précisément à l’endroit désigné par la légende, on montre, de nos jours, le sarcophage de saint Taurin, et c’est encore à un miracle que l’on attribue la découverte de ce tombeau :

Pendant l’époque où saint Viator occupait le siège épiscopal, c’est-à-dire sous le règne du roi Clotaire I, et vers la fin du sixième siècle, un habitant d’Évreux, nommé Landulphe, et connu depuis sous le nom de saint Lau, s’était retiré dans une caverne, à une lieue de la ville, pour s’y livrer à la prière et à la méditation. Un jour qu’il récitait ses matines, il entendit près de lui des voix célestes qui répétaient en chœur : « C’est aujourd’hui qu’il faut célébrer la fête de saint Taurin, dont le nom brille dans toute la France. » Landulphe alla consulter son évêque saint Viator, sur cette vision, mais ce prélat mourut trop tôt pour participer à la gloire de retrouver le sépulcre du premier pasteur de son église. Alors, Landulphe ayant été élu successeur de saint Viator, les voix l’avertirent une seconde fois de commencer ses recherches ; puis, une colonne lumineuse lui apparut, qui touchait le ciel d’un bout, et s’appuyait de l’autre sur la terre. Le fervent évêque creusa le sol à l’endroit même où posait la base de la colonne, et il y découvrit un tombeau qui portait gravée cette inscription :

hic requiescit beatus taurinus,
primus episcopus ebroicæ civitatis.
« Ici repose saint Taurin, premier évêque de la ville d’Evreux. »

Par les soins de Landulphe, une petite église en bois fut construite en ce lieu, où s’éleva depuis une puissante abbaye. Les reliques du bienheureux Taurin sont offertes, de nos jours, à la vénération des fidèles, dans une châsse très précieuse, donnée par l’abbé Gislebert, en 1240. Mais, comme, antérieurement à cette date, il paraît que ces reliques avaient été transférées en Auvergne, il est arrivé que trois lieux différents ont disputé à Évreux l’honneur d’en être les dépositaires, savoir : l’abbaye de Gigni, celle de Fécamp, et l’église de Chartres.

Aux divers récits qui nous ont été légués par les légendaires, il faut ajouter, pour compléter l’histoire miraculeuse de saint Taurin, une tradition vulgaire concernant un violent démêlé qu’eut l’infatigable apôtre avec le démon, son antagoniste. L’authenticité de cette tradition se trouvait établie, chez les Ébroïciens, par la possession d’un trophée, non moins édifiant que grotesque, de la victoire de leur bienheureux patron :

Voulant construire une église, saint Taurin avait fait choix d’un emplacement occupé par les ruines d’un temple des faux dieux. Le démon, vaincu déjà sur tant de points du territoire, et furieux d’abandonner encore ce lieu de refuge, s’ingénia, sans relâche, à troubler le travail du saint. D’ordinaire, le sage évêque supportait, avec une dédaigneuse tranquillité, les malicieux tours de son ennemi ; mais, un jour que celui-ci s’était montré plus railleur et plus tracassier que jamais, le saint sortit tout-à-coup de sa longanimité, saisit le diable par l’une de ses cornes, et le secoua d’une si rude façon, que la corne en fut déracinée. Le vaincu poussa un hurlement effroyable de rage et de douleur, puis disparut en un clin d’œil, ne s’inquiétant pas, pour le moment, de demander son reste. De son côté, saint Taurin, curieux de conserver son étrange et glorieux trophée, le fit soigneusement déposer dans les souterrains de la nouvelle église. Depuis lors, on entendit, chaque nuit, une voix retentissante, qui s’élevait de ces profondeurs, s’écrier, sur tous les tons de la supplication, du dépit et de l’impatience : Taurin, Taurin, rends-moi ma corne ! Malgré ces réclamations énergiques, la corne fut conservée jusqu’au siècle dernier, à l’abbaye d’Évreux, où elle se voyait encore. On assure même que le miracle n’avait pas discontinué, quoique la corne fût devenue plus habituellement silencieuse ; car il suffisait de l’appuyer contre son oreille pour entendre répéter, à travers un mugissement étouffé et plaintif : « Taurin, Taurin, rends-moi ma corne[3] ! »


légende de saint gerbold.


On n’a point de renseignement précis sur le lieu de la naissance de saint Gerbold ; on sait seulement qu’il vivait dans le septième siècle. Après avoir quitté son pays natal, il se fixa en Angleterre chez un puissant seigneur. Cette maison lui avait été d’abord hospitalière, mais il en fut chassé par une aventure navrante, semblable à celle qui valut à Joseph la prison d’Égypte. Non moins crédule et plus cruel encore que son prédécesseur de l’ancien Testament, l’époux, abusé par une dénonciation hypocrite, s’imagina, pour satisfaire son ressentiment, d’attacher une meule au cou de saint Gerbold, et de le précipiter à la mer. Vains efforts d’une vengeance aveugle ! La pierre se détacha d’elle-même, perdit sa pesanteur naturelle, et, flottant sur les eaux, légère comme une feuille de liège, offrit au saint une barque providentielle qui le conduisit paisiblement vers les côtes du Bessin. On était aux jours les plus rigoureux de l’hiver ; et cependant, à peine Gerbold fut-il descendu sur le rivage, que la verdure commença à percer, et les fleurs à s’épanouir, comme aux jours les plus favorables du printemps. En mémoire de ce miracle tout gracieux, le lieu où saint Gerbold avait abordé, porta depuis le nom de Ver.

Notre saint s’établit ensuite à Crépon, sur les bords du ruisseau de Provence, et, là, se construisit un petit ermitage. Sa douce et fervente piété, les bienfaits de la religion, qu’il dispensait à tous ceux qui venaient le visiter, et particulièrement aux bergers des environs, les miracles qu’il ne cessait d’opérer en faveur des affligés, attirèrent l’attention et commandèrent la reconnaissance du peuple. En sorte que le siège de Bayeux étant venu à vaquer, notre saint ermite fut élu par acclamation. Cette fois encore, les chemins que saint Gerbold parcourut pour aller prendre possession de son évêché, se trouvèrent miraculeusement couverts des fleurs les plus suaves et les plus fraîches : l’onction de ses attrayantes vertus était comme une rosée propice qui faisait éclore sous les pas de cet élu du ciel tous les dons enchanteurs du printemps. Un lieu, plus luxueusement orné peut-être que les autres, gagna, à ce nouveau prodige, le nom de Champ-Fleuri.

Qui l’aurait cru cependant ? Tous ces séduisants augures n’étalent que des promesses trompeuses. Les Bayeusains, après avoir accueilli avec enthousiasme leur bienheureux évêque, le repoussèrent avec ignominie. Celui dont un seul regard vivifiait une terre froide et aride, ne put développer, malgré les soins constants de sa charité, que des épines haineuses et tracassières, dans ces cœurs dont la lâcheté égalait la jalousie, et qui se trouvaient à la fois importunés de son zèle, lassés de son dévoûment et irrités de ses saintes vertus.

En quittant la ville ingrate qui s’était rebellée sous sa loi, on raconte que saint Gerbold jeta son anneau pastoral dans la mer, en signe de renonciation à son église. À peine son départ était-il effectué, que les habitants de Bayeux se trouvèrent affligés de lienterie et d’hémorroïdes, et dans un état de maladie assez grave pour mettre leurs jours en danger. Ils eurent alors le bon esprit de reconnaître leurs fautes ; ils envoyèrent une députation à saint Gerbold, et lui firent remettre son anneau pastoral, qu’un de leurs concitoyens avait retrouvé dans le ventre d’un poisson. Le vénérable évêque reconnut, à ce signe, que la volonté de Dieu était qu’il se réconciliât avec son église : il avait fait vœu, en effet, de ne reprendre le gouvernement de son diocèse que le jour où l’anneau, qu’il confiait aux profondeurs de la mer, lui serait rendu. La présence du saint pasteur apporta la santé au troupeau malade ; mais, en dépit de la remise de leur péché et de l’exemption de leur pénitence, les Bayeusains n’ont pas cessé d’être qualifiés. avec mépris, de clichards ou foireux, par tous les habitants des pays qui les avoisinent[4].


légende de saint-marcouf.


Saint Marcouf est encore présentement un des saints les plus populaires de la Basse-Normandie. Cette circonstance s’explique facilement, car, si nous en croyons la légende, peu de nos premiers apôtres ont eu, sur les puissances infernales, une influence plus agissante que la sienne. C’est à saint Marcouf que le Cotentin dut la fondation d’un monastère, jadis très célèbre, mais qui ne survécut point aux premiers ravages des Normands. Wace a fait allusion à la destruction de cet établissement religieux, dans les vers suivants ;

À saint Marcof en la rivière
Riche Abéie ert è planière ;
Nantes à cel jor aveit non
Tote la contrée d’environ :
Hastainz è Bier la gasterent
Roberent la, poiz l’alumerent.[5]

Le nom même de remplacement de cet ancien monastère a été effacé et perdu ; on sait seulement que Nantes ou Nantel, Nantus, était situé auprès de la mer, sur la limite des diocèses de Coutances et de Bayeux. La manière dont saint Marcouf obtint la donation de ce terrain, est une des circonstances les plus curieuses de sa légende :

Saint Marcouf était né à Bayeux, vers le milieu du vie siècle, de parents riches qu’il perdit fort jeune. Après leur mort, il se retira auprès de saint Possesseur, évêque de Coutances, qui lui conféra l’ordre de la prêtrise, et l’envoya ensuite prêcher la parole évangélique, dans toute l’étendue du diocèse. Subjugués par un attrait tout céleste attaché à la personne du saint, un grand nombre de fidèles lui témoignèrent le désir de vivre entièrement sous sa direction. Ce fut alors que, pour satisfaire à leur vœu, saint Marcouf avisa, comme un lieu propice, le territoire de Nantes, faisant partie du domaine royal. Sans se préoccuper des difficultés de son entreprise, saint Marcouf se dirigea vers Paris, pour obtenir du roi Childebert le terrain qu’il avait trouvé à sa convenance. Lorsqu’il arriva au terme de son voyage, il était précisément l’heure du jour à laquelle les cloches font entendre leurs joyeuses volées, pour inviter les fidèles à la cérémonie de la messe paroissiale du dimanche. Marcouf ne négligea point cette favorable occasion ; il se rendit à la cathédrale, persuadé qu’il y trouverait le roi, et bien résolu à tout tenter pour approcher de sa personne. Cependant, notre saint se plaça d’abord dans le coin le plus retiré de l’église, pour y vaquer à ses prières, plus empressé encore qu’il était d’adorer le Très-Haut, en toute humilité, que de solliciter une puissance royale. Tandis qu’il s’abandonnait ainsi à sa ferveur intérieure, un murmure inexplicable commença à s’élever de toutes parts dans l’église. C’étaient des lamentations sourdes, des plaintes étouffées, des grincements furieux se mourant dans un cri d’angoisse, toutes sortes de soupirs et de clameurs accusant tour à tour le désespoir et la souffrance, la colère et la supplication. Le service divin est interrompu ; on s’interroge avec inquiétude, avec effroi. Enfin, les plaintes deviennent plus saisissables, des voix s’élèvent avec énergie, s’efforçant de dompter les suffocations de la douleur : « Marcouf, Marcouf, s’écriaient ces voix gémissantes, pourquoi viens-tu nous tourmenter ? Veux-tu nous forcer de nous enfuir de notre refuge ? Ah ! du moins, ne nous contrains pas à retomber dans l’abîme ! »

Ces paroles étranges parviennent jusqu’aux oreilles du roi. Il commande qu’on lui amène le saint personnage qui provoque un tel trouble parmi les puissances infernales. Marcouf vient se jeter aux pieds de Childebert. Aussitôt les démons, logés dans le corps des possédés, s’échappent de leur asile, en froissant l’air avec fracas, comme une troupe effrayée d’oiseaux nocturnes. Les uns font éruption par la bouche, les autres par le nez, par les yeux ou par les oreilles des possédés, et les flots d’un sang noir et épais, qui prend son cours à leur suite, signalent cette surnaturelle opération. Sur ces entrefaites, Marcouf explique au roi l’objet de sa mission ; sa requête est accordée sur-le-champ. Que pourrait-on refuser à un homme dont la puissance mystérieuse vient de se produire par un tel coup d’éclat ? En peu de temps, Marcouf put retourner à Nantes, et travailler efficacement à la fondation de son monastère.

On raconte encore que, dans la suite, la communauté, qui vivait sous les lois de Marcouf, prit un si grand accroissement, que le saint éprouva le besoin de se ménager une retraite dans un lieu plus solitaire. Il avait fait choix, pour cet objet, d’une île inhabitée sur la côte du Cotentin. C’est là qu’il fut assailli par une de ces tentations séductrices, dont le démon se plaisait à éprouver les plus courageux ascètes.

Un certain soir, une tempête violente s’étant élevée sur la mer, notre pieux solitaire suppliait le Seigneur d’épargner sa colère à ceux qui étaient exposés au naufrage. Tout-à-coup, on interrompt sa prière : une femme mourante, transie par l’eau qui inondait ses vêtements, et toute brisée d’une lutte désespérée contre les vagues, se présente à la porte de la cellule hospitalière. Le saint la reçoit avec l’empressement de la plus pure charité, et, sans songer à la beauté de cette fragile créature, il lui prodigue des soins délicats, comme ceux d’une mère pour son enfant. Peu à peu elle reprend vie, elle essaie à reconnaître ce qui l’entoure ; puis, en hésitant, avec modestie, elle remercie son bienfaiteur. Cependant, au moment où celui-ci lui présente le pain de l’hospitalité qu’il veut rompre avec elle, elle lui adresse, en retour, un regard d’une puissance fascinante, mais où la réprobation est écrite en traits de feu. Une révélation instantanée frappe l’esprit du saint, et fait monter à son front la rougeur de la honte ; cependant, la foi vient au secours de sa prudence en alarmes ; le vigilant solitaire se hâte de tracer le signe de la croix sur le pain que cette femme mystérieuse n’a point encore touché. Un frémissement de rage répond au signe rédempteur ; la femme, ou plutôt le démon en personne, s’évanouit hors de la présence du saint, et lui dérobe sa confusion, en se précipitant avec impétuosité dans la mer.

Saint Marcouf, devenu vieux, voulut faire une dernière visite au roi Childebert. Ce prince, avec sa suite, chassait dans la forêt de Compiègne, lorsque notre vénérable abbé vint à passer. Un lièvre, qui était en ce moment poursuivi par les chiens, courut se réfugier sous le manteau de Marcouf, et fut accueilli avec commisération. Cependant, un des écuyers de la chasse se prit à tancer le malencontreux inconnu qui s’érigeait en défenseur du gibier, et dit là-dessus tant d’insolences, que le saint finit par entr’ouvrir son manteau et laisser échapper le lièvre. Au même instant, toute la chasse fut frappée d’immobilité : hommes, chevaux et chiens. L’insolent écuyer tenta seul de rompre l’effet de ce miracle, il poussa son cheval en avant, mais celui-ci bondit avec une telle violence, que le cavalier fut lancé au loin, et, du coup qu’il reçut, son ventre entr’ouvert laissa échapper ses entrailles. Sur ces entrefaites, arriva le roi Childebert, qui combla le saint de marques de vénération. Témoin de l’agonie atroce du malheureux écuyer, le roi supplia Marcouf qu’il voulût bien lui pardonner. Marcouf était trop charitable pour n’être pas accessible à cette demande ; il s’approcha du mourant, ramassa ses entrailles et les remit en leur place, puis le rendit à la vie, ne lui imposant d’autre punition que de porter à jamais la cicatrice de cette horrible blessure.

Saint Marcouf revint mourir à Nantes. Sous un de ses successeurs, l’abbé Bernuin, eut lieu une translation de ses reliques, que l’on destinait à un sarcophage plus riche que celui où elles avaient été déposées d’abord. L’abbé Berluin supplia saint Ouen, alors évêque de Rouen, de venir présider à la translation de ces saintes reliques. L’illustre prélat se rendit à la demande qui lui était faite, et, aussitôt après son arrivée, procéda à l’ouverture du tombeau. Chacun fut frappé d’admiration en retrouvant le corps du saint en son entier ; ses chairs, à la vérité, étaient consumées, mais la peau était demeurée attachée sur les os, et le visage semblait avoir conservé, avec l’animation de la vie, une expression de radieuse sérénité. La vue de ces belles reliques excita la pieuse convoitise de saint Ouen ; il demanda aux frères la permission d’en emporter une partie, et, comme dans sa pensée il fixait déjà son choix sur la tête du saint, un rouleau de parchemin descendit du ciel, et glissa, en se déployant entre les mains de l’illustre prélat, qui put lire ces paroles : « Prends ce que tu voudras des membres du bienheureux Saint-Marcouf, mais garde-toi de t’emparer de sa tête. » Cet avertissement du ciel fit penser à saint Ouen que ce trésor de sanctification ne lui était point réservé, et, non seulement il respecta la tête, mais il n’emporta même aucune autre partie du corps. Ainsi les reliques de saint Marcouf demeurèrent au milieu des religieux de Nantes, jusqu’au moment de l’invasion des Normands, époque où elles furent transférées à Meudon.


légende de saint germer.


Lorsque saint Germer, un des principaux conseillers du roi Dagobert, était encore mêlé à la vie du siècle, il avait fondé, dans sa terre de Vardes, sur les bords de l’Epte, un monastère qui fut nommé l’Isle. Mais, non content de témoigner son zèle religieux par cette fondation, Germer voulut embrasser lui-même l’état monastique, et fit choix de l’abbaye de Pentale, dont saint Ouen le nomma abbé. Sa fermeté à maintenir l’autorité de la règle attira, au saint abbé, la haine de quelques esprits indociles, et, bientôt, un complot se forma contre lui. Une nuit que, suivant son habitude, il était demeuré en prières à l’église, il vint, vers le matin, pour se coucher, et s’aperçut alors qu’un couteau avait été fiché, la pointe en haut, au milieu de son lit, de manière qu’il se serait dangereusement blessé, si, par une inspiration de la providence, son regard ne se fût porté à cet endroit. Douloureusement impressionné de tant d’ingratitude, saint Germer renonça à sa fonction de supérieur, et se retira dans une grotte, située à peu de distance de Pentale, sur le bord de la mer, et déjà célèbre par un miracle de saint Samson[6]. Mais les moines, regardant ce départ comme une protestation qui les couvrait de honte, se mirent en peine de découvrir la retraite de leur abbé. Ils envoyèrent, ensuite, une députation chargée de faire amende honorable, au nom de toute la communauté, et de supplier saint Germer de reprendre la direction du monastère. Le saint abbé refusa long-temps de céder à la demande qui lui était adressée ; mais enfin, vaincu par des instances réitérées, il promit de retourner à Pentale, et se réserva, seulement, de passer encore une nuit en prières dans son ermitage, afin de consulter, une dernière fois, la volonté du ciel. Le lendemain de cette détermination, lorsque les religieux se rendirent à la grotte pour emmener leur abbé, celui-ci avait disparu ! Alors les moines expliquèrent au peuple comment cette disparition leur confirmait la réalité d’un miracle dont ils avaient été témoins ; en effet, disaient-ils, tandis qu’ils récitaient les premières heures de l’office, saint Germer était apparu devant eux, et leur avait déclaré qu’il se disposait à une glorieuse ascension. Ce récit n’obtint pas d’abord beaucoup de crédit ; mais, quelques jours plus tard, il n’eût trouvé que des incrédules, car les pécheurs, en retirant leurs filets des eaux de la Seine, amenèrent un froc et un cadavre qui donnèrent fort à soupçonner que l’ame seule de saint Germer était montée au ciel.

La catastrophe que nous venons de raconter est seulement de tradition populaire, et ne mérite aucune croyance, tous les auteurs ecclésiastiques s’accordant à affirmer que saint Germer, après être demeuré cinq ans dans la grotte de saint Samson, en sortit pour rendre, à son fils Amalbert, les derniers devoirs. Saint Germer ne retourna point à son ermitage ; il fonda un nouveau monastère dans sa terre de Flay, en Beauvoisis. C’est dans cette abbaye qu’il mourut, après l’avoir gouvernée pendant trois ans et demi.



  1. On place ordinairement l’apostolat de saint Taurin du commencement du quatrième siècle au milieu du cinquième ; saint Gaud, successeur de saint Taurin, occupait le siège d’Évreux en 461.
  2. Auguste Leprevost, Notice sur la Châsse de saint Taurin d’Évreux, p. 24.
  3. Le chevalier Masson de Saint-Amand, Essais sur le Comté d’Évreux, première partie, p. 143, notes.
  4. Pluquet, Contes populaires de l’arrond. de Bayeux, p. 18.
  5. Wace, Roman de Rou, t. I, p. 20, v. 394.
  6. Voir au chapitre suivant.