La Normandie romanesque et merveilleuse/21

J. Techener & A. Le Brument (p. 418-433).

CHAPITRE VINGT-ET-UNIÈME.

Légendes historiques


Caractère des Légendes historiques relatives à la Normandie ; comment
se sont établies les fausses traditions sur l’origine de certaines villes ;
diverses étymologies du mot Rothomagus ; Caen fondé par
Kaïus, sénéchal du roi Arthur ; Domfront, Falaise,
Avranches, Évreux : interprétations étymologiques
du nom de ces villes ; le royaume d’Yvetot.

Séparateur



Ceux de nos lecteurs qui cherchent à tirer quelques inductions scientifiques de l’ensemble de cet ouvrage, remarqueront que les légendes historiques de la Normandie sont peu nombreuses, et, en outre, peu importantes. La raison en est facile à concevoir. Lorsqu’un pays est devenu de bonne heure célèbre, que tout l’enchaînement de son histoire est mis en lumière par des faits éclatants, comment pourraient s’y introduire quelques-unes de ces traditions mystérieuses qui, transmises de génération en génération par la mémoire vigilante du peuple, grandissent et se développent jusqu’à former de magnifiques épopées, telles que les Niebelungen et les romans du cycle d’Arthur ? Tout au plus pourrait-on comparer la fausse généalogie de notre duc Aubert et de ses fils, à la mensongère dynastie des comtes Forestiers de la Flandre[1] ; mais les traditions de cette espèce ne remontent pas à une source vraiment antique ; ce ne sont point des souvenirs patriotiques précieusement conservés par le peuple ; ce sont, seulement, des réminiscences, des divagations érudites, interpolées dans nos chroniques par nos premiers historiens. La Neustrie, deux fois mise à nu et dépouillée, pour ainsi dire, de tous les vestiges de son passé, par la conquête de César et par celle des Francs, puis, de nouveau ravagée et fouillée en tout sens par l’invasion des Normands, n’aurait pu, comme la Germanie et la Bretagne, se constituer le théâtre d’héroïques et anciennes fictions. La partie principale des légendes, que nous désignons ici sous la qualification d’historiques, ne se compose donc que de traits extraordinaires et singuliers, empruntés au merveilleux chrétien, et se rattachant à la vie de quelques personnages célèbres ; si bien qu’on ne peut guère considérer ces traditions que comme une sorte d’appendice à nos légendes religieuses. Les récits fabuleux relatifs à la fondation de nos villes normandes, sont à peu près les seuls qu’on puisse distinguer de la catégorie que nous venons d’établir. Nous nous proposons de leur consacrer ce chapitre, et, pour entrer en matière, nous commencerons par indiquer quelle est la voie qui nous les a transmis, et quels sont les dépôts qui nous les ont conservés.

Des historiens lourdement imposteurs, mais dont les fallacieuses compilations se débitaient et trouvaient encore crédit au xvie siècle, s’étaient proposé de déterminer l’origine des différentes nations de l’Europe. À cet effet, ils avaient recueilli tous les récits fabuleux que le moyen-âge avait imaginés sur ce sujet, et, les ayant développés ensuite par des commentaires non moins erronés que le texte, ils étaient parvenus à relier, sans interruption, la généalogie des peuples modernes à la souche antique des Romains, des Grecs et des Troyens. Les historiens locaux, à leur tour, s’emparèrent de ces traditions falsifiées de l’histoire universelle, leur prêtèrent, dans un autre ordre, une nouvelle extension hypothétique, et se mirent ainsi en état de rendre compte des circonstances les plus éloignées qui avaient présidé à la formation de certains établissements, ou de villes anciennes dont ils se proposaient de faire connaître l’histoire. Cependant, ces récits fabuleux, remaniés par plusieurs auteurs, ne concordèrent pas toujours les uns avec les autres. Il existe, par exemple, pour expliquer l’origine de Rouen et l’étymologie de son nom, trois ou quatre versions contradictoires, affirmées avec une égale autorité, sans que l’une d’entre elles mérite plus que les autres d’exciter notre créance, et de prêter matière à une critique sérieuse.

On lit, dans un recueil du xvie siècle, qui fut réimprimé encore au xviie : « Rouen, assise en Gaule celtique, sur le fleuve de Seine (comme dit Jehan le Maire), fut édifiée par Magus, deuxième roy de Gaulle, filz de Samothès, à quoy s’accorde l’autheur de la Légende des Flamens. Celluy roy Magus régna enuiron trois cents ans après le déluge, et fut grand édificateur, comme son nom le démonstre ; car Magus, en langue scytique, signifie édificateur, ce que tesmoigne frère Jehan Annius de Viterbe, expositeur de Bérose. De luy sont plusieurs citez nommées comme celle cité de Rouen, qu’on dit en latin Rothomagus ; Neomagus en la province lyonnaise ; et Nouiomagus, qu’on appelle Nimeghe, la première ville des Gueldres à quoy s’accorde Ptolémée[2]. »

À cette fable, quelques auteurs ont ajouté des définitions plus complètes de l’étymologie du mot Rothomagus. Une description de la ville et cité de Rouen contient ce préliminaire : « Rouen est dict par les latins Rothomagus ; et prend son nom du mot Roth, qui estoit une idole anciennement adorée en ce pays, qui fut fait démolir par sainct Melon, deuxième archevesque de Rouen, et, au lieu mesme où il la feit abbatre, fonda un temple ou plustost feit accommoder cestuy-cy au service du Dieu vivant et le dédia pour ceste fin : lequel auparavant n’estoit basti que pour un Dieu imaginé. Depuis, ce temple a esté érigé en prieuré de religieux ou chanoines de sainct Augustin, portant maintenant le nom de Sainct-Lô.

Or, de ce nom susdict Roth, et de Magus fils de Samothès, roy des Celtes et de toute la Gaule, fondateur de Rouen, est donc venu Rothomagus qui signifie Rouen[3]. »

Il y a tout lieu de penser que la tradition de l’idole Roth est de source fort ancienne, et par conséquent authentique. Dans une prose chantée autrefois à l’office de sa fête, on glorifiait saint Mellon de la destruction de cette idole : Extirpato Roth idolo. À vrai dire, cependant, ce ne fut que vers le xive et le xve siècle que s’établit le culte de saint Mellon dans l’archevêché de Rouen : un arrêt, du 21 octobre 1484, de la Cour de l’Échiquier, ordonna « qu’il seroit désormais chommé la fête de saint Mellon par la dite Cour. » Mais il n’est pas douteux que le culte de saint Mellon ne fût en honneur bien avant cette époque, en d’autres lieux, puisqu’un monastère dont, suivant Toussaint Duplessis, l’existence remonterait jusqu’au xie siècle, se trouvait à Pontoise sous le vocable de notre premier prélat. Ainsi, lorsque le chanoine Guy Rabascher fonda, ou plutôt introduisit, au xive siècle, dans le diocèse de Rouen, l’office de saint Mellon, la prose, citée plus haut, fut un des emprunts indispensables qu’il dut faire à la liturgie du monastère de Pontoise[4].

Si nous en croyons l’auteur de la Description de la ville et cité de Rouen, le temple de l’idole Roth était situé sur l’emplacement occupé depuis par le prieuré de Saint-Lô. Cette opinion ancienne, que plusieurs savants ont adoptée, est un des points sur lesquels s’est appuyée l’argumentation de M. Licquet, qui opinait pour qu’on rejetât parmi les fables la tradition de l’idole de Roth, ne considérant les Actes de saint Mellon que comme une réminiscence falsifiée, un plagiat déguisé, de ceux de saint Romain[5]. Le temple de Roth, suivant les Actes de saint Mellon, était situé extra urbem ; or, l’emplacement du couvent de Saint-Lô ne correspondait pas à cette indication. On peut, à la rigueur, inférer, de cette circonstance contradictoire, que toute la version est fausse, et que l’idole et le temple n’ont jamais existé. Mais, d’un autre côté, le lieu de ce temple n’étant pas décrit d’une manière précise, il est naturel aussi qu’on essaie d’en déterminer la situation par différentes conjectures. En sorte que les partisans de l’idole ne se regardent pas comme vaincus, trouvant encore plus d’une place de refuge à leur choix, et bon nombre d’arguments à opposer pour leur défense.

C’est ainsi que l’auteur de la Dissertation sur l’idole de Roth, en réponse à M. Licquet, démontre, il nous semble, victorieusement : que les Actes de saint Mellon n’ont point dû être empruntés à ceux de saint Romain, mais plutôt ces derniers aux premiers. Comment, au vie siècle, après les ordonnances réitérées de plusieurs empereurs romains, qui commandaient l’abolition des temples dédiés aux faux dieux, saint Romain eût-il trouvé, encore ouvert et fréquenté, un de ces monuments dont l’usage était interdit par les lois ? Non, si saint Romain a mérité d’être représenté comme le triomphateur de l’idolâtrie, c’est pour avoir déraciné ces superstitions antiques qui s’entremêlaient, comme autant de plantes parasites et tenaces, aux croyances religieuses des chrétiens mal instruits ; c’est pour avoir réprimé, par l’autorité de sa parole, le culte secret que quelques païens obstinés rendaient encore aux dieux de leurs ancêtres. Au contraire, quand saint Mellon, qui précédait saint Romain de trois siècles, visita la Normandie, le règne du christianisme n’était pas établi dans cette province, et le but des prédications du saint apôtre dut être de provoquer, sinon la destruction, au moins l’abandon des temples du paganisme. La mission spéciale de saint Mellon fut véritablement d’extirper l’idole, c’est-à-dire de vouer au mépris et à l’exécration la divinité impure qui, jusque-là, avait été l’objet des vœux soumis et des hommages constants de tout un peuple.

La véracité des Actes de saint Mellon nous paraît d’autant mieux prouvée, en ce qui concerne l’idole de Roth, par l’argumentation de l’auteur que nous analysons, que celui-ci nous fournit une explication très satisfaisante de ce que pouvait être cette idole, dont l’existence n’a point laissé d’autres traces que notre tradition rouennaise. Roth serait la cité même de Rothomagus, personnifiée et déifiée, ainsi que l’ont été bon nombre d’autres villes, d’après un usage assez fréquent parmi les Gaulois. En quel endroit, maintenant, cette divinité locale avait-elle son temple ? Nous savons seulement d’une manière positive que c’était hors la ville et dans le voisinage d’une fontaine. Mais, les Actes de saint Mellon se refusant à d’autres indications, ne peut-on pas se reporter, pour résoudre cette question, aux Actes de saint Romain, s’il est vrai qu’il y ait eu mélange et confusion des mêmes éléments, dans ces deux récits rivaux. Nous lisons, dans les Actes de saint Mellon : Extra urbem… vidit templum Roth in quo erat arca Dianæ et Veneris, et, dans une Vie de saint Romain, souvent citée : Juxta urbem ab aquilone fanum Veneris. Ainsi, en admettant que les deux indications s’appliquent au même monument, ce serait près de la ville, vers le nord, que le temple de Roth aurait été situé. L’auteur de la dissertation que nous consultons ajoute : que ce devait être proche de la fontaine Galaor ou Galor ; et, comme conjecture finale, que Galor, formé des deux syllabes Gall, Gaule, et or, porte, pourrait bien signifier, en langue celtique, porte de la Gaule ou porte gauloise.

Quoique toutes ces suppositions ne manquent pas d’une certaine vraisemblance, et qu’elles paraissent même se compléter logiquement les unes les autres, suivant notre opinion personnelle, elles ne méritent cependant qu’une confiance encore douteuse, les renseignements d’où elles découlent n’émanant que de deux documents falsifiés par leurs emprunts réciproques. Ce serait donc une rare chance que l’on fût parvenu à extraire, de cet alliage fabuleux, un filon pur de vérité. Ainsi, le nom de l’idole Roth serait, peut-être, la seule parcelle brillante dont nous ne suspecterions pas la valeur, le seul détail précieux auquel nous trouverions plausible de restituer un caractère historique.

Maintenant, tout en admettant, ainsi qu’il a été dit plus haut, que l’idole de Roth était une divinité locale, la personnification de la ville elle-même, nos lecteurs ne nous tiendront pas quitte sur la signification du mot Rothomagus, qui ne se trouve pas expliqué. Mais nous avons de quoi les satisfaire outre mesure, en leur offrant une variété d’étymologies d’une nature assez extravagante pour lasser l’esprit le plus enclin à ces ingénieuses recherches.

Quelques auteurs ont découvert, dans Rothomagus, le composé des noms de deux rois : Rhomus et Magus. De même que Magus, pour avoir bâti la ville, lui laissa son nom, Rhomus, pour ravoir restaurée et agrandie, y ajouta le sien. La contraction de ces deux noms, dans celui de Rothomagus, indique, suivant une des autorités tant soit peu divagantes que nous consultons, que l’on doit préférer cette ville, quant à l’antiquité, à la cité même de Paris : « car lesdits Rhomus et Magus furent long-temps devant le roi Pâris, fondateur de la ville de Paris[6]. »

D’autres, écartant le roi Magus, prétendent que le roi Rhomus suffit bien, à lui seul, à doter la ville d’un nom. Ce nom primitif aurait été Romomagus. Les dénominations du pays de Rommois et du village de Maromme, seraient aussi des dérivés de ce même nom de Rhomus[7].

Une opinion, qui n’est pas encore trop diverse ni éloignée de raison, c’est que Rothomagus vient du latin rota magorum, qui veut dire roue des sages ; une compagnie de gens doctes et savants étant appelée en latin corona ou rota, couronne ou roue, « parce qu’ils sont assis à table ronde qui est faite en manière d’une roue » ; et comme, à Rouen, « y avoit un parlement et conseil des Druides, appelez pour lors Mages ou Sages… on peut dire, sans contradiction, que Rothomagus vient et prend sa dénomination de rota magorum, de la roue des mages.[8] ».

Roth pourrait venir encore du temple des idoles, qui était de forme circulaire, ou des danses que l’on formait autour de ce temple, en l’honneur de l’idole. « Lequel idole, représentant l’ennemi Satan, combien qu’il ne fût que de bois sec, si est-ce qu’il parloit et donnoit responce de ce qu’on le requerroit, moyennant qu’on fist le circuit et la danse qu’il enseignoit de faire à l’entour de cest édifice…[9] »

Rothomagus est supposé encore dériver : de rith, qui signifie gué ou passage de rivière ; en conséquence, on aurait dit primitivement Rithomagus ; ou de Rotobeccum, nom latin de la petite rivière de Robec, et de Magus ou Magum, qui, en langue celtique, signifie ville : la ville de Robec.

Cette dernière étymologie, que Farin attribue à Piganiol de la Force, a été adoptée, en partie, par T. Duplessis, qui traduit la syllabe Roth par rouge, et Mag par magasin, marché, en latin emporium. Rotobeccus ou Robec aurait été appelé rouge à cause de la couleur qu’il empruntait aux terres qu’il arrosait, de même que la rivière d’Aubette porte le nom de blanche : Albula. D’après cette nouvelle explication, on comprend que Rothomagus voudrait dire marché sur le Rouge, soit par allusion à la petite rivière de Robec, ou à la nature du terrain sur lequel se tenait le marché qui, suivant Duplessis, donna naissance à la ville[10].

Orderic Vital, après avoir mentionné comment Henry I fit bâtir, dans un lieu nommé le vieux Rouen, un château que, par mépris pour la comtesse Hedvise, il appela d’un nom qui signifiait vainqueur de la courtisane[11], entame une digression où il se complaît à expliquer l’origine de Rouen et l’étymologie de son nom :

« Je dirai quelque chose, d’après ce qui est rapporté dans les anciennes histoires romaines, sur le vieux Rouen, dont je viens de faire mention. Caïus Jules-César assiégea Calet, d’où le pays de Caux a pris son nom et le conserve encore, et attaqua long-temps cette place de toutes ses forces. Comme il s’était réuni là, de toutes les Gaules, d’implacables ennemis qui offensaient ce Romain par le meurtre, l’incendie, ainsi que par de fréquents outrages, et qui l’irritaient d’une manière impardonnable, il pressa opiniâtrement la place, la prit, ainsi que ses habitants, et la détruisit de fond en comble. Toutefois, pour que la province ne fût pas privée de défense, il construisit une forteresse que, du nom de sa fille Julie, il appela Julie-Bonne ; mais, par une locution barbare, ce nom corrompu fut remplacé par celui d’Illebonne. De là, il traversa neuf fleuves : la Quiteflède[12], la Tale, que maintenant on appelle le Dun, la Saanne, la Vienne[13], la Scye, la Varenne[14], la Dieppe[15] et l’Eaulne[16]. Puis il parcourut le rivage de l’océan jusqu’à la rivière d’Auc, que l’on appelle vulgairement Ou[17]. L’habile capitaine romain, ayant reconnu l’avantage du pays, s’occupa des intérêts des siens, et résolut de bâtir une ville pour leur défense, et il l’appela Rodomus, comme pour désigner une habitation de Romains[18]. En conséquence, ayant réuni des ouvriers, il mesura l’espace nécessaire, et partit après avoir mis à l’ouvrage des tailleurs de pierre et des maçons. Pendant ce temps-là, Rutubus, tyran puissant et cruel, occupait, sur une montagne près de la Seine, une forteresse qu’il croyait imprenable, et au moyen de laquelle il opprimait le pays voisin, ainsi que les vaisseaux qui naviguaient sur le fleuve. César, ayant eu connaissance de ce tyran, marcha contre lui avec une armée, et prit son château, que l’on appelait le port de Rutubus[19]. Les habitants du pays, quand ils ont quelque science, reconnaissent clairement les traces et les ruines de cette place. Alors, César rappela les maçons et les autres ouvriers qu’il avait placés à Rodomus, fit bâtir, sur la Seine, la noble métropole de Rouen, et laissa le premier nom, qui s’est conservé jusqu’à ce jour, à la première de ces villes qui se trouve sur la rivière d’Auc[20]. »

Toute cette fausse histoire, rapportée par Orderic Vital, pourrait bien n’avoir d’autre fondement qu’une vicieuse interprétation d’un ancien mot : Viez, que l’on a reproduit par Vieux, et qui était plutôt l’équivalent de Via, voie, route, Via Rothomagensis, route de Rouen[21].

Nous laisserons le lecteur fixer son choix parmi les nombreuses variantes étymologiques que nous venons de lui soumettre, ne nous reconnaissant ni la science, ni la sagacité nécessaires pour diriger son opinion. Aussi déclarons-nous, par avance, nous ranger humblement du parti de la majorité, si tant est qu’une majorité puisse s’établir sur une question aussi bizarrement controversée.


origine de caen, étymologies de son nom.


Il existait, au moyen-âge, une tradition romanesque sur l’origine de la ville de Caen. On prétendait que cette ville avait été fondée par Kaïus, comte d’Anjou, sénéchal du roi Arthur. Cependant, l’abbé De la Rue, dans son Essai historique sur Caen, avait exprimé l’opinion que c’était Chinon, et non pas Caen, que l’Historia Britonum de Geoffroy de Monmouth, avait indiquée comme la ville dont l’érection remontait à Kaïus. Mais le fait historique qui va suivre contredit formellement les arguments du savant antiquaire, en nous offrant la preuve que la fable, dont nous nous occupons, jouissait, au moyen-âge, d’une assez grande popularité, pour qu’il ne pût s’établir aucune erreur ni se former aucune incertitude relativement à la ville que cette fable concernait. La Chronique du Chanoine anonyme de Laon, imprimée dans le tome xiii des Historiens de France, nous apprend que, lors du couronnement de Philippe-Auguste, en 1179, Henri au Court-Mantel, fils de Henri ii, roi d’Angleterre, rendit hommage, en sa qualité de duc de Normandie, à l’héritier du trône de France, porta la couronne du nouveau roi, et réclama, dans la cérémonie, l’office de sénéchal, ou dapifer, aux droits du comte d’Anjou Kaïus, fondateur de la ville de Caen[22]. »

Il n’est pas besoin de faire observer à nos lecteurs que cette tradition sur l’origine de Caen, tout accréditée qu’elle ait été pendant le moyen-âge, est complètement dépourvue de valeur historique. En conséquence, elle ne saurait contredire les indices très plausibles qui ont déterminé l’abbé De la Rue à considérer Caen comme une fondation saxonne. L’ancien nom de cette ville : Cathim, Cathem, ou Cathom, indique suffisamment l’origine qui lui est attribuée ici. D’ailleurs, les premières irruptions des Saxons sur les côtes de la Gaule septentrionale, commencèrent dès l’année 286, et, suivant l’historien Procope, les derniers établissements de ces peuples ne finirent que vers l’année 550. Dans la Notice de l’empire, écrite sous Honorius et Arcadius, toute la partie du littoral qui avoisine Caen, est appelée le rivage saxon, littus saxonicum[23].

Quoi qu’il en soit de l’origine de Caen, on n’a pas plus épargné à son nom, qu’à celui de Rothomagus, les ridicules interprétations étymologiques : Caen pourrait dériver de Caïn, premier né d’Adam[24], ou de Cadmus, qui, après avoir inventé l’alphabet grec, serait venu dans la Gaule pour y fonder cette ville[25]. Mais peut-être Caïus Julius César se recommanderait-il de préférence pour être reconnu comme le fondateur de la ville de Caen, quoique lui-même, dans ses Commentaires, n’ait fiait aucune allusion à cette circonstance[26] ? On fait encore venir le nom de Caen de Campodomus, maison de campagne[27] ; du latin Cani, parce que, à cause de la salubrité de l’air, les habitants y parviennent à une vieillesse avancée, et finissent par avoir des cheveux blancs[28] ; enfin, de Cadomus, quasi casta domus, maison chaste, pour la continence que gardoyent les citoyens hommes et femmes en pudicité[29].

Le poète Segrais, découvrant, dans le nom de Caen, une onomatopée, dit que cette ville s’appelle ainsi à cause des canards qui fréquentent ses marais[30]. Ne peut-on pas proposer cette explication comme une raillerie ingénieuse, à l’adresse de nos chercheurs d’étymologies ?

Il nous reste encore à énumérer, tandis que nous sommes sur cette matière, quelques fabuleuses interprétations du nom de certaines villes. Domfront, ou Danfrons, doit son origine et son nom à saint Front, pieux ermite qui vint apporter l’évangile aux habitants du Passais, vers l’an 510[31]. Avranches est dite en latin Arborica, ou Arboricæ, « pour la grande abondance des bois qui jadis l’auoisinoient, et qui depuis furent couppez[32]. » Évreux porte le nom de d’Eburovix, qui signifie ivoire, « à cause que la plus part du terroir d’Évreux est blanchissant comme yvoire[33]. » La ville de Falaise est ainsi dite de Fales, ou Feles, mot hébreu « qui signifie la languette qui tient une balance en son contrepoids, lequel nom fut jadis donné à ceste ville, par les enfants de Noé possédant la Gaule, à cause que la dicte ville est située, comme en esgale distance, au fond d’un vallon, environnée de montaignes de toutes parts[34]. »

Peut-être, malgré nos recherches, cette énumération se trouvera-t-elle bien incomplète encore, mais, d’après les fastidieuses citations qui précèdent, il nous paraît certain que le lecteur doit être disposé à l’indulgence à l’égard de nos omissions.


le royaume d’yvetot.


Quoi ! pas un trône qui ne soit le prix du sang ! pas un ornement de bandeau royal qui n’ait été acheté de la vie d’un homme, voire même la mèche du bonnet de coton qui couvre le chef débonnaire du petit roi d’Yvetot ! La tradition nous l’affirme, hélas ! le modeste et rustique royaume qui, à travers nos réminiscences de la ravissante chanson de Béranger, nous apparaît comme une sorte d’Eldorado champêtre, patrie du nonchaloir et de la jovialité, a dû cependant son établissement à un cruel forfait !

Un seigneur d’Yvetot, nommé Gautier, chambellan du roi Clotaire I, s’était attiré l’animadversion de son prince ; quelques-uns disent pour avoir apporté trop de sollicitude à maintenir ses droits de mari. Cependant Gautier, n’ignorant pas le ressentiment qu’il avait fait naître dans l’ame du roi, résolut prudemment de s’exiler, et passa dix années loin de son pays, à combattre les infidèles. Après ce laps de temps, il dut croire la colère de son souverain apaisée, et muni, d’ailleurs, d’une lettre de recommandation, que lui avait accordée le pape Agapet, en récompense des nombreux services qu’il avait rendus à la foi, il revint à Soissons, capitale des états du roi Clotaire. Ayant appris, à son arrivée, que ce prince se rendait à la cathédrale pour assister à l’office du vendredi saint, Gautier voulut profiter de cet incident favorable ; il se rendit dans l’église, s’approcha du roi, et se jeta à ses pieds pour obtenir paix et réconciliation ; mais la vue de son ancien ennemi réveillant soudainement la fureur de Clotaire, celui-ci se saisit de l’épée d’un de ses écuyers, et, sans s’arrêter à la lettre du pape, sans réfléchir à l’énormité du sacrilège qu’il allait commettre, il frappa à mort l’infortuné Gautier. Cependant, le pape, instruit de ce meurtre et des monstrueuses circonstances qui l’avaient accompagné, menaça Clotaire d’excommunication, s’il ne se soumettait à une pénitence proportionnée à son crime. C’est alors que ce prince, tant pour complaire au chef de l’église que pour donner satisfaction à l’ombre irritée de sa victime, érigea le territoire d’Yvetot en royaume[35].

Cette tradition, comme on doit le supposer, a été vivement controversée par de savants critiques, entr’autres par l’abbé de Vertot, dans une Dissertation insérée dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. En effet, outre qu’il s’y rencontre une circonstance évidemment fausse : la croisade de Gautier contre les infidèles, ce récit ne s’appuie d’ailleurs sur aucun fondement certain, puisqu’il n’est aucun historien, contemporain de Clotaire i et du pape Agapet, qui en fasse mention. Le premier auteur qui rapporte cette histoire, est Robert Gaguin, dans son Compendium de origine et gestis Francorum, publié en 1491. Il n’est pas probable, cependant, que cette fable soit de l’invention de Gaguin, ainsi que l’ont supposé quelques critiques ; mais il y a plutôt lieu de croire que cet auteur l’avait recueillie d’après des témoignages populaires. Nicole Gilles, dans ses Très véridiques Annales, répéta cette légende après Gaguin, et la véracité du fait se trouva ainsi pour long-temps établie. Néanmoins, les historiographes plus sévères de notre siècle n’en admettent qu’un seul point : le nom de Gautier, qui se trouve être, en effet, celui d’un seigneur d’Yvetot, sous le règne de Henri ii, duc de Normandie. De là on est arrivé à induire que c’était en faveur de ce seigneur que le domaine d’Yvetot avait été érigé, non pas d’abord en royaume, mais en fief indépendant. C’est de l’année 1147 que daterait cet affranchissement. Duplessis émet cependant encore une autre hypothèse sur l’érection du royaume d’Yvetot : c’est que celui-ci aurait pu être fondé pour Jean Baliol, roi d’Écosse, qui se réfugia en Normandie après la perte de sa couronne.

Quoi qu’il en soit, le modeste royaume d’Yvetot a subi autant de vicissitudes peut-être que les plus grands empires. Soumise à tous les revirements de fortune de la nationalité et des libertés de notre province, cette pacifique puissance n’a pas même trouvé grâce devant la colère vengeresse de la révolution ; comme toutes les autres institutions féodales, elle fut alors foudroyée et détruite, sans espoir de se reconstituer jamais.



    les capitales y sont distinguées. Il en est mention également dans l’itinéraire d’Antonin, en lisant Ratomagus pour Latomagus, sur la route qui part du lieu nommé Carocatinum… L’altération que le temps a apportée aux dénominations dans leur état primitif, et en les tronquant, a fait changer le nom de Rotomagus en Rotomum, ou Rodomum, comme de Noviomagus on a fait Noviomum, et ainsi de plusieurs autres. (D’Anville, Notice de l’ancienne Gaule, p. 559 et 560.)

  1. Les historiens flamands prétendent que, dès l’époque de Charlemagne, et même long-temps auparavant, la Flandre était possédée par des seigneurs qui la gouvernaient sous le titre de Forestiers, titre qu’on leur donnait à cause des forêts dont le pays, était rempli. Mais il n’y a aucune preuve que ces seigneurs aient gouverné la Flandre, ni même qu’ils y aient habité. (Sanderus, Flandria illustrata, t. I)
  2. Gilles Corrozet, Le bâtiment des antiques érections des principales Villes et Citez, assises ès trois Gaules, contenu en deux liures, avec un traité dès fleuues et fontaines admirables estans ès dites Gaules ; à Lyon, par Benoist Rigaud et Jan Saugrain, MDLVII.

    Ptolémée est le premier qui fasse mention de Rotomagus, comme de la ville principale des Veliocasses. Ce nom est aussi écrit Ratomagus. On trouve Rattumagus dans la table Théodosienne, avec la figure dont

  3. Description contenant toutes les Singularités des plus célèbres Villes et Places du royaume de France, avec les choses les plus mesmorables advenues en iceluy, par François Des Rves ; à Troyes, chez Yve Girardon, demeurant en la Grande-Rue, près l’Asne Rayé, p. 232.
  4. Dissertation sur l’abolition du culte de Roth, par un membre de la Société des antiquaires de Normandie (M. le marquis Le Ver).
  5. Licquet, Mémoire sur l’histoire morale et religieuse de la ville de Rouen.
  6. Taillepied, Antiq. et Singul. de la ville de Rouen, — 1589.
  7. Farin, Histoire de la ville de Rouen, t. I, chap. II, édition de Du Souillet.
  8. Taillepied, Antiq. et Singul. de la ville de Rouen.
  9. Taillepied, Antiq. et Singul., etc.
  10. Toussaint Duplessis, Description de la Haute-Normandie, t. II, p. 5.
  11. Mata Putenam, id est, devincens meretricem.
  12. La Durdan, qui passe à Vittefleur.
  13. Belnaium : cette rivière, qui se jette dans la Saane, prend sa source à Beaunai.
  14. Cette rivière s’unit à la Béthune, au-dessous d’Arques.
  15. Aujourd’hui la Béthune, ou rivière d’Arques.
  16. Eara.
  17. Aujourd’hui la Brêle. C’est d’Aucum et d’Ou, qu’est venu le nom actuel de la ville d’Eu. Aucum et Aucensis pagus (comté d’Eu) ont été fréquemment confondus avec l’Algensis pagus (le pays d’Auge), qui en est fort éloigné et n’a jamais possédé le titre de comté.
  18. Romanorum domus.
  19. Rutubi portus.
  20. Orderic Vital, traduction de M. L. Dubois, t. iv, liv. xii, p. 340.
  21. Deux endroits en Normandie portent ce nom de Vieux-Rouen : l’un est le village indiqué par Orderic Vital, dans le récit ci-dessus, et qui est situé sur la Bresle, dans l’arrondissement et à cinq lieues de Neufchâtel-en-Bray, l’autre est dans le département de l’Eure, hameau de Saint-Pierre-du-Rouvray.
  22. M. G. Mancel, Sur la tradition du moyen-âge, qui attribue la fondation de Caen à Kaïus, sénéchal du roi Arthur, p. 9.
  23. Essai historique sur la ville de Caen, par l’abbé De la Rue, chapitres i et ii, p. 17 et suivantes.
  24. Cité par M. G. Mancel, Sur la tradition, etc, p. 7.
  25. Cité par l’abbé De la Rue, Essai historique, etc.
  26. Description contenant toutes les singularités des plus célèbres villes et places du royaume de France, p. 252.
  27. Robertus Cenalis, De Re gallica, t. ij, fol. 149.
  28. De Bras, Recherches de la ville de Caen, p. 3 et 4.
  29. Idem, ibidem.
  30. M. G. Mancel, Sur la tradition, etc.
  31. Caillebotte, Essai sur l’histoire et les antiquités de la ville et de l’arrondissement de Domfront.
  32. Description contenant toutes les singularités, etc., p. 243.
  33. Idem, p. 243.
  34. Idem, p. 249.
  35. La date de la mort de Gautier n’est pas exactement précisée ; quelques auteurs la placent en 533, d’autres en 534, en 536 et même en 539.