Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 124-128).


CHAPITRE XIX

Partie du Cuzco pour Guamanga, elle passe par le pont de Andahuilas et Guancavélica.


Étant sorti du Cuzco, ainsi que je l’ai conté, j’arrivai au pont d’Apurimac où je trouvai la Justice et les amis du défunt Cid qui me guettaient au passage. — Je vous arrête ! cria le sergent, et il me vint mettre la main dessus, assisté de huit autres personnages. Nous étions cinq qui ne nous laissâmes pas intimider. L’affaire fut chaude. De prime abord, un de mes nègres fut jeté

bas. Un homme de l’autre bande le suivit de près, puis un autre. Mon second nègre tomba. D’un coup de pistolet, je renversai le sergent. Plusieurs de ses partisans étaient blessés. Au bruit des armes à feu, ils décampèrent laissant, sauf à y revenir, trois des leurs sur la place. La juridiction du Cuzco s’étend, à ce qu’on dit, jusqu’à ce pont, mais ne passe pas plus outre. C’est pourquoi mes camarades, après m’avoir accompagné jusque-là, rebroussèrent. Je poursuivis ma route.

En entrant à Andahuilas, je rencontrai le Corregidor qui, de la façon la plus affable et courtoise, m’offrit sa personne et sa maison, et m’invita à dîner. Je n’acceptai pas et, me méfiant de tant d’honnêtetés, je partis.

Arrivé à la cité de Guancavélica, je descendis à l’auberge. J’employai un couple de jours à visiter l’endroit. En entrant sur une petite place, proche la colline de vif-argent, j’y aperçus le Docteur Solorzano, Alcalde de Cour de Lima, qui était venu prendre résidence au Gouverneur don Pedro Osorio. Je vis un alguacil, que je sus depuis se nommer Pedro Xuarez, s’approcher de lui. Le Docteur tourna la tête, me regarda, tira un papier, y jeta l’œil et me regarda derechef. L’alguacil et un nègre s’avancèrent aussitôt vers moi. Je m’esquivai d’un air indifférent, quoique fort soucieux au fond. J’avais à peine fait quelques pas, que l’alguacil, me dépassant, m’ôte son chapeau. J’ôte le mien. Le nègre, venu par derrière, m’empoigne la cape. Je la lui laisse aux mains et tire mon épée et un pistolet. Ils me chargent tous deux, l’arme haute. Je lâche le coup, l’alguacil s’effondre, j’estocade le nègre, il tombe, je détale, et rencontrant un Indien qui tenait par la bride un cheval, que je sus depuis être à l’Alcalde, je le lui prends, saute dessus, et pique vers Guamanga, à quatorze lieues delà.

Après avoir traversé le rio de Balsas, je descendis pour laisser un peu souffler le cheval. À ce moment, je vois arriver trois cavaliers qui entrent jusqu’au milieu de la rivière. Mû par je ne sais quel pressentiment, je leur criai : — Où allez-vous donc, messieurs ? — Vous arrêter, seigneur Capitaine, me répondit l’un d’eux. Je tirai mes armes, armai deux pistolets, et dis : — Vous ne m’aurez pas vivant, il faut me tuer pour me prendre. Et je m’approchai de la berge. Alors un autre : — Seigneur Capitaine, nous avons des ordres et il faut bien marcher, mais nous sommes tout au service de Votre Grâce. Et ils étaient toujours arrêtés au beau milieu de l’eau. Je leur sus gré du bon procédé. Déposant sur une pierre trois doublons, je remontai à cheval et, après force courtoisies, repris le chemin de Guamanga.