Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 129-142).


CHAPITRE XX

Son entrée à Guamanga et ses aventures jusqu’à ses aveux au seigneur Évêque.

J’entrai dans Guamanga et me logeai à l’hôtellerie. J’y rencontrai un soldat de passage qui s’éprit du cheval ; je le lui vendis deux cents pesos. J’allai visiter la ville. Elle me parut belle, pleine de beaux édifices, les meilleurs que j’aie vus au Pérou. Je vis trois couvents de Religieux de la Merci, de Franciscains et de Dominicains, un couvent de nonnes, un hôpital, une multitude d’Indiens et nombre d’Espagnols. Le lieu est agréablement tempéré. C’est une plaine ni froide ni chaude, riche en froment, vin, fruits et grains divers. L’église est bonne, avec trois prébendes, deux chanoines et un saint Évêque, don fray Agustin de Carvajal, religieux Augustin, qui me fut secourable médecin. Il me manqua trop tôt, trépassant subitement l’an mil six cent vingt. Il était Évêque, à ce qu’on disait, depuis l’an douze.

Je séjournai quelque temps à Guamanga et le guignon voulut que j’entrasse parfois dans une maison de jeu. Un jour que je m’y trouvais, le corregidor don Baltasar de Quiñones survint et, me regardant, me demanda d’où j’étais. — De Biscaye, répondis-je. — Et d’où venez-vous présentement ? — Du Cuzco. Il resta un moment à m’examiner, et dit : — Je vous arrête. — Bien volontiers, repartis-je, et, tirant l’épée, je reculai vers la porte. Il se mit à crier : — Main-forte au Roi ! Je rencontrai à la porte une telle résistance, que je ne pus sortir. Je montrai un pistolet à trois canons. On me fit place et je disparus pour aller me cacher au logis d’un nouvel ami que je m’étais fait. Le Corregidor partit et fit saisir ma mule et quelques menues choses que j’avais à l’hôtellerie.

Je demeurai plusieurs jours chez ledit ami, ayant découvert qu’il était Biscayen. Cependant on ne sonnait mot de l’aventure, et la Justice ne semblait pas s’en occuper. Néanmoins, il nous parut prudent de changer d’air ; il n’était pas plus sain là qu’ailleurs. Le départ fut décidé. Une nuit, je sortis. À peine dehors, ma malechance me fait rencontrer deux alguacils. — Qui va là ? — Ami. — Votre nom ? — Le Diable ! La réponse était incongrue, ils veulent m’arrêter, je dégaine. Grand tapage. Ils crient : — Main-forte ! à l’aide ! On s’attroupe. Le Corregidor sort de chez l’Évêque. Des sergents me happent. Me voyant pris, je lâche un coup de pistolet. J’en abats un. Le tumulte redouble. Mon ami le Biscayen et d’autres compatriotes se rangent auprès de moi. Le Corregidor hurlait : — Tuez-le ! Les coups de feu partaient de tous côtés. Tout à coup, éclairé par quatre torches flambantes, l’Évêque parut et entra dans la mêlée. Son secrétaire don Juan Bautista de Arteaga s’achemina vers moi. Il s’avança et me dit : — Seigneur Alferez, rendez-moi vos armes. — Seigneur, lui répondis-je, j’ai ici bien des ennemis. — Rendez-les, insista-t-il, vous êtes en sûreté avec moi et je vous donne parole de vous tirer d’ici sain et sauf, quoi qu’il m’en puisse coûter. Alors je m’écriai : — Illustrissime Seigneur, sitôt que je serai dans l’église, je baiserai les pieds à votre Très Illustre Seigneurie. Au même instant, quatre esclaves du Corregidor se jettent sur moi, me tiraillant outrageusement, sans aucun égard pour une si glorieuse présence, de sorte que, me défendant, il me fallut jouer des mains et en culbuter un. Le secrétaire, du seigneur Évêque, l’épée nue et le bouclier au poing, me vint à la rescousse avec d’autres personnes de sa maison, jetant les hauts cris d’un tel manque de respect. La bagarre s’apaisa. L’Illustrissime me prit par le bras, m’ôta les armes des mains et, me plaçant à son côté, m’emmena et me mit dans son palais. Il me fit sur l’heure panser une petite plaie que j’avais, me donna souper et gîte, et, m’enfermant, emporta la clef. Le Corregidor survint et eut, à mon sujet, avec Sa Seigneurie un long et orageux entretien dont je fus par la suite plus amplement informé.

Le lendemain, vers les dix heures du matin, l’Illustrissime, m’ayant fait mener en sa présence, me demanda qui j’étais, de quel pays, fils de qui et tout le compte de ma vie, les causes et les voies qui m’avaient conduit là, détaillant tout et mêlant à son interrogatoire de bons conseils sur les risques de la vie, l’effroi de la mort toujours menaçante et l’horreur de l’autre vie pour une âme mal préparée, m’exhortant à m’apaiser, à dompter mon esprit inquiet et à m’agenouiller devant Dieu. Je me sentis devenir tout petit et voyant un si saint homme, comme si j’eusse été devant Dieu, j’avouai tout et lui dis : — Seigneur, tout ce que j’ai conté à Votre Seigneurie Illustrissime est faux. Voici la vérité : Je suis une femme, née en tel lieu, fille d’un tel et d’une telle, mise dans tel couvent, à tel âge, avec une mienne tante ; j’y grandis, pris l’habit et fus novice ; sur le point de professer, je m’évadai pour tel motif, gagnai tel endroit, me dévêtis, me rhabillai, me coupai les cheveux, allai ici et là, m’embarquai, abordai, trafiquai, tuai, blessai, malversai et courus jusques à présent où me voici rendue aux pieds de Votre Très-Illustre Seigneurie.

Tout le temps que dura mon récit, jusqu’à une heure, le saint Évêque demeura en suspens, oreille ouverte, bouche close, sans cligner l’œil. Après que j’eus fini, il resta sans parler, pleurant à larmes vives. Enfin, il me dit d’aller reposer et manger et, agitant une sonnette, fit venir un vieux chapelain qui me conduisit à son oratoire. On m’y dressa la table et un matelas, puis on m’enferma. Je me couchai et dormis. Vers les quatre heures du soir, le seigneur Évêque me fit rappeler et me parla avec une grande bonté d’âme, m’engageant à bien remercier Dieu de la miséricorde dont il avait usé envers moi en me montrant le chemin de perdition qui me menait droit aux peines éternelles. Il m’exhorta à repasser ma vie et à faire une bonne confession qu’il considérait d’ailleurs comme à peu près faite et peu malaisée ; après quoi, Dieu aidant, nous aviserions pour le mieux. En tels et semblables propos, s’acheva la journée. Je me retirai et, après un bon souper, je me couchai.

Le lendemain matin, le seigneur Évêque dit la messe. Je l’entendis. Après avoir fait son action de grâces, il m’emmena déjeuner avec lui. Il reprit et poursuivit le discours de la veille et convint qu’il tenait mon cas pour le plus notable en son genre qu’il eut ouï de sa vie. Il finit par dire : — Enfin, est-ce bien vrai ? — Oui, seigneur, répondis-je. — Ne vous étonnez pas, répliqua-t-il, qu’une si rare aventure inquiète la crédulité. Je lui dis alors : — Seigneur, c’est ainsi ; et si une épreuve de matrones peut tirer de ce doute Votre Très-Illustre Seigneurie, je m’y prêterai volontiers. — J’y consens, dit-il, et j’en suis aise.

Je me retirai, car c’était l’heure de l’audience. À midi je dînai, puis reposai un peu. Le soir, sur les quatre heures, entrèrent deux matrones. Elles m’examinèrent à leur satisfaction et déclarèrent par-devant l’Évêque, sous serment, qu’elles m’avaient visitée et reconnue autant qu’il était nécessaire pour pouvoir certifier m’avoir trouvée vierge intacte comme au jour où je naquis. L’Illustrissime s’attendrit, congédia les commères et, m’ayant fait comparaître, accompagnée du chapelain, m’embrassa tendrement et, se mettant debout, me dit : — Ma fille, maintenant je crois sans doute aucun ce que vous m’avez dit et dorénavant je croirai tout ce que vous me direz ; je vous vénère comme une des personnes notables de ce monde et promets de vous assister de tout mon pouvoir et de m’employer pour votre bien et le service de Dieu.

Un appartement décent fut disposé pour moi. Je m’y installai commodément, préparant ma confession que je fis le mieux que je pus. Après quoi, Sa Seigneurie me donna la communion.

Le cas s’étant divulgué, le concours des curieux fut immense. Malgré tout l’ennui que j’en avais ainsi que l’Illustrissime, il ne fut pas possible de refuser l’entrée aux personnes de marque.

Enfin, au bout de six jours. Sa Seigneurie détermina de me faire entrer au couvent des nonnes de Sainte-Claire de Guamanga. C’est la seule maison de religieuses qu’il y ait là. J’en revêtis l’habit. L’Évêque sortit de son palais, me menant à son côté, au milieu d’un si merveilleux peuple que toute la ville y devait être, de sorte qu’on tarda longtemps à gagner le couvent. Enfin, nous parvînmes à la grand’porte. Il fallut renoncer à entrer dans l’église où l’Illustrissime voulait d’abord aller, car elle était comble. Toute la communauté, cierges allumés, nous attendait à la porte. Là, l’Abbesse et les plus anciennes passèrent un acte par lequel la communauté s’engageait à me remettre au prélat ou à son successeur, toutes les fois qu’il me demanderait. Sa Très-Illustre Seigneurie m’accola, me donna sa bénédiction, et j’entrai. Menée processionnellement au chœur, j’y fis mon oraison. Je baisai la main à Madame l’Abbesse, et après avoir embrassé toutes les nonnes et en avoir été embrassée, elles me menèrent à un parloir où l’Illustrissime m’attendait. Il me donna de bons conseils, m’exhorta à être bonne chrétienne, à rendre grâces à Notre-Seigneur, à fréquenter les sacrements, s’engageant, comme il le fit plusieurs fois, à me les venir administrer. Puis, m’ayant offert généreusement tout ce dont je pourrais avoir besoin, il partit.

La nouvelle de cet événement courut partout. Ceux qui m’avaient vue auparavant et ceux qui, dans toutes les Indes, avant et depuis, connurent mes aventures, s’émerveillèrent.

Cinq mois plus tard, l’an mil six cent vingt, mon saint Évêque trépassa subitement. La perte pour moi fut grande.