Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 116-123).


CHAPITRE XVIII

Au Cuzco, elle tue le Nouveau Cid et est grièvement blessée.


Je revins au Cuzco et me logeai dans la maison du Trésorier don Lope de Alcedo. J’y demeurai quelque temps. Un jour, j’entrai chez un ami pour jouer. Nous étions deux amateurs assis à la table. Le jeu courait. Le Nouveau Cid vint se mettre à côté de moi. C’était un homme brun, velu, de très haute taille et de mine farouche. On l’avait surnommé le Nouveau Cid. Je continuai mon jeu et gagnai un coup. Il allongea la main dans mon argent, prit quelques réaux de huit et sortit. Un moment après, il rentra et, manœuvrant de même, prit une autre poignée et se mit derrière moi. Je préparai ma dague et continuai de jouer. Pour la troisième fois, il recommença son manège. Je le sentis venir, d’un coup de dague lui clouai la main sur la table et, me levant, tirai mon épée. Les assistants en firent autant. D’autres amis du Cid vinrent à la rescousse et me serrèrent de près. Blessé en trois endroits, je gagnai la rue et ce fut heureux, car ils m’auraient mis en pièces. Le premier qui sortit derrière moi fut le Cid. Je le reçus par une estocade, mais il était plastronné. Les autres sortirent et me pressèrent. Deux Biscayens qui passaient par là fort à point accoururent au bruit et, me voyant seul et contre cinq, se mirent à mon côté. Néanmoins, nous avions le dessous et il nous fallut filer tout le long d’une rue pour prendre le large. En arrivant auprès de San Francisco, le Cid me dagua par derrière si furieusement qu’il me perça de part en part l’épaule. Un autre m’entra d’un empan son épée dans le côté gauche. Je chus à terre dans une mer de sang.

Sur ce, les uns et les autres gagnèrent au pied. Je me relevai, dans l’angoisse de la mort, et vis le Cid à la porte de l’église. J’allai sur lui. Il vint à moi : — Chien ! Tu es donc encore vivant ! et il me détacha une estocade. Je la parai avec la dague et ripostai si heureusement que mon fer, pénétrant au creux de l’estomac, le traversa. Il tomba, demandant confession. Je tombai aussi. Le peuple s’attroupa avec quelques moines et le corregidor don Pedro de Cordova, de l’habit de Saint-Jacques, qui me voyant empoigner par les sergents, leur dit : — Laissez ! Il n’est plus bon qu’à confesser. Le Cid expira sur la place. Des âmes charitables me portèrent chez le Trésorier où je logeais. On me coucha. Le chirurgien n’osa pas me toucher avant que je ne fusse confessé, de peur que je n’expirasse. Le Père fray Luis Ferrer de Valence, un fameux homme, vint et me confessa. Me voyant mourir, j’avouai mon sexe. Il s’émerveilla, me donna l’absolution et tâcha de me conforter et consoler. Après avoir reçu le viatique, je me sentis plus fort.

Le pansement commença. J’en souffris beaucoup. La douleur et le sang perdu m’ôtèrent tout sentiment. Je restai en cet état quatorze heures et, tout ce temps, ce saint homme ne me quitta pas. Que Dieu le lui paye ! Je revins à moi, appelant Saint Joseph. J’eus là de hautes assistances. Dieu sait pourvoir à la nécessité. Les trois jours se passèrent. Au cinquième, on commença d’espérer. Bientôt, une nuit, on me transporta à San Francisco, dans la cellule du Père fray Martin de Arostegui, où je passai les quatre mois que dura ma maladie. À cette nouvelle, le Corregidor furieux fit garder les alentours et battre les chemins.

Déjà mieux portant, convaincu que je ne pouvais rester au Cuzco et redoutant la haine de certains amis du mort, avec l’aide et sur le conseil des miens, je résolus de changer d’air. Le Capitaine don Gaspar de Carranza me donna mille pesos, le Trésorier don Lope de Alcedo trois mules et des armes, don Francisco de Arzaga trois esclaves. Ainsi muni et accompagné de deux amis Biscayens, hommes sûrs, je partis une belle nuit du Cuzco vers Guamanga.