Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 111-115).


CHAPITRE XVII

Elle passe à Lima, prend part à la sortie contre le Hollandais, fait naufrage, est recueillie par la flotte ennemie et jetée sur la côte de Paita d’où elle rentre à Lima.


Je gagnai Lima. Don Juan de Mendoza y Luna, marquis de Montes Claros, était en ce temps vice-roi du Pérou. Le Hollandais battait alors Lima avec huit navires de guerre et la cité était en armes. Nous lui sortîmes à l’encontre du port du Callao, dans cinq bateaux. Longtemps tout alla bien pour nous, quand notre nef Amirale fut si rudement abordée qu’elle coula. Seuls, trois hommes purent s’échapper en nageant vers un navire ennemi qui les recueillit. C’était moi, un Franciscain déchaux et un soldat. L’ennemi nous traita mal, nous bafouant et moquant. Tout l’équipage de l’Amirale périt.

Au matin, nos quatre nefs, dont était général don Rodrigo de Mendoza, étant rentrées au port du Callao, on trouva en moins neuf cents hommes, parmi lesquels je fus compté comme perdu avec l’Amirale. J’étais au pouvoir des ennemis, craignant fort qu’ils ne m’emmenassent en Hollande. Au bout de vingt-six jours, ils nous jetèrent, moi et mes deux compagnons, sur la côte de Paita, à une centaine de lieues de Lima. Après plusieurs journées de misère, un brave homme, apitoyé par notre dénûment, nous habilla et nous donna de quoi regagner Lima.

J’y demeurai environ sept mois, m’ingéniant du mieux que je pus. J’avais acheté un bon cheval, à bon marché, et je me plaisais à le monter en attendant mon départ pour le Cuzco. Un jour, prêt à partir, je traversais la place, quand un

alguacil vint à moi et me dit que le seigneur Alcalde don Juan de Espinosa, chevalier de l’Ordre de Saint-Jacques, me faisait appeler. Je m’avançai vers Sa Grâce. Deux soldats étaient là. À mon approche, ils s’écrièrent : — C’est lui, seigneur ! Ce cheval est le nôtre, c’est celui qui nous manque et nous en donnerons sans tarder des preuves suffisantes ! Des sergents m’entourèrent et l’Alcalde s’exclama : — Que faire ? Le cas est embarrassant. Moi, prise au dépourvu, je ne savais que dire. Inquiète et confuse, je devais avoir l’air coupable, lorsqu’il me vint à l’idée d’ôter vivement ma cape et, la jetant sur la tête du cheval : — Seigneur, fis-je, je supplie Votre Grâce de vouloir bien demander à ces gentilshommes quel est l’œil qui manque à ce cheval, le droit ou le gauche ? Ce peut être une autre bête et ces messieurs peuvent faire erreur. — C’est juste, dit l’Alcalde. Vous autres, répondez en même temps, de quel œil est-il borgne ? Ils demeurèrent confus. — Allons, insista l’Alcalde, dites ensemble. — Du gauche, dit l’un. — Du droit, fit l’autre, du gauche, veux-je dire ! — Votre preuve ne vaut rien et ne concorde guère, conclut l’Alcalde. Là-dessus, tous deux se mirent à crier à la fois : — Du gauche ! du gauche ! Nous l’avons dit tous les deux, d’ailleurs, ce n’est pas se tromper de beaucoup. J’intervins : — Seigneur, il n’y a pas là de preuve, l’un dit blanc et l’autre noir. — Non ! Nous avons toujours répondu de même, protesta l’un d’eux, qu’il est borgne de l’œil gauche : j’allais le dire, la langue m’a tourné, mais je me suis repris aussitôt et j’affirme que ce cheval est borgne de l’œil gauche ! L’Alcalde hésitait. — Qu’ordonne Votre Grâce ? lui demandai-je. — Que s’il n’est d’autre preuve, vous alliez avec Dieu à vos affaires. Alors, tirant ma cape : — Votre Grâce le peut voir, ni l’un ni l’autre n’a dit vrai, mon cheval est sain et non point borgne. L’Alcade se leva, s’approcha du cheval, le regarda et dit : — Montez, Monsieur, et allez avec Dieu ! Puis se retournant vers les deux compères, il les fit empoigner.

J’enfourchai mon cheval et m’en allai, sans savoir la fin de leur mésaventure, car je partis pour le Cuzco.