Mercure de France (p. 209-461).


TROISIÈME PARTIE

LA PASSION DE LA NICHINA


Fasol avait les emportements d’une virilité puissante et la grande ivresse de ma beauté. Mais son âme demeurait tranquille près de moi. Il ignorait les caresses, l’enlacement tendre, les petits mots qui fondent sur les lèvres comme des dragées. Avec le plus admirable corps que j’eusse vu, il ne me causait au lit que du dégoût. Je lui disais souvent :

— Toi, tu n’as jamais pleuré, tu n’as jamais aimé, tu n’as pas de cœur, tu n’es pas un homme !

Il me regardait avec une douceur méprisante et ne me répondait pas.

On racontait pourtant que, naguère, il avait eu une femme qu’il avait adorée et qu’il ne s’était point consolé de l’avoir perdue. Mais je ne voulais pas le croire. Il avait de cette femme un enfant qui vivait avec sa grand’mère à la campagne et dont il ne parlait point.

Un jour, en ma présence, il fit à l’un de ses amis cet aveu :

— Nos amours doivent servir à nos instincts de mâles et à nos rêves d’artistes, mais ne pas dominer notre existence. Pour moi, si mon corps ne peut pas rester vierge, mon esprit le sera toujours.

Cette déclaration souleva toute ma haine.

Je ne lui pardonnais pas de différer des autres et de refuser mon joug. Je l’aurais souffleté devant son ami si j’avais osé. Des hommes m’avaient léché les pieds, d’autres me révérèrent accroupie ou malade, d’autres chérirent mes insultes et mes coups. Fasol ne voulait même pas aimer mon esprit. Doutait-il donc de son existence ?

Dès le premier jour de notre liaison, il m’avait imposé sa volonté, me contraignant de quitter Morosina pour venir demeurer avec lui.

Il me traitait en servante d’amour et en belle statue.

Après des nuits passées en d’ardentes étreintes, il ne me laissait pas, le matin, prolonger mon sommeil.

— Allons ! paresseuse ! me criait-il de son atelier, viens poser : tu as assez dormi.

Car, pour lui, les baisers, loin d’épuiser les forces, illuminaient le génie. Il fallait voir avec quelle fougue il peignait ses Bains de Diane ; ces admirables filles nageant en troupe parmi les poissons, les cygnes, les nénuphars, sous les grands feuillages des rives, tandis que de petits amours narquois les poursuivent d’une pluie de fleurs.

— Te rappelles-tu, disait-il, que tu ne voulais pas venir poser quand tu étais page du cardinal ? Tu avais peur de me montrer cette belle gorge, (et il en baisait les fleurs). Va ! je ne t’aurais pas trahie, délicieuse fille !

Quand il m’avait annoncé que la Seigneurie lui avait commandé une fresque pour la salle du Grand Conseil et qu’il m’avait choisie pour symboliser Venise, j’en avais d’abord ressenti une grande joie, mais les attitudes qu’il me forçait à prendre durant des heures m’enlevèrent tout mon plaisir. Parfois je n’en pouvais plus d’impatience, de gêne, de fatigue ; j’avais envie de lui cracher à la face, et cependant je contenais ma colère qu’il ne pouvait deviner qu’à mon visage et à mon silence.

Sa maison était comme un monde où se trouvaient réunis les choses et les êtres les plus disparates : des richesses princières et des loques. S’il rencontrait un petit mendiant ou une pauvre fille dont le visage lui plaisait, il l’emmenait chez lui. Les chats, les lévriers se promenaient dans toutes les chambres ; des oiseaux apprivoisés volaient dans les tentures ; on rencontrait des enfants qui dormaient par terre ou des femmes qui mangeaient sur les lits. Je ne pouvais souffrir ce désordre :

— Moi, disait-il, j’aime toutes les choses de la vie.

Il mêlait si profondément l’amour à son œuvre qu’on ne savait s’il désirait la femme pour l’inspirer, ou s’il ne cherchait dans l’art qu’un prolongement de jouissance.

Souvent, il se jetait sur les filles qui lui servaient de modèles et, hurlant de passion, les renversait au milieu de son travail ; d’autres fois, il se levait du lit au moment où je croyais qu’il voulait m’enlacer, et il allait chercher ses pinceaux parce qu’il avait vu sur mes lèvres une jolie lumière.

Il m’arriva de le surprendre avec l’une des nymphes de Diane. Folle de rage, je brandissais un bâton pour leur rompre les jambes à tous deux, mais Fasol se tourne vers moi et m’arrête le bras :

— Laisse-nous, dit-il, qu’il te suffisse d’être la plus belle et la plus aimée.

Et il me mit assez rudement à la porte. J’allai cacher mes larmes et mon humiliation dans ma chambre, d’où je pus entendre leurs rugissements de plaisir.

Il était généreux sans prodigalité. Quand il avait reçu un envoi d’argent d’un prince ou de la Seigneurie :

— Voici ta part, faisait-il en me comptant les ducats.

Mais je devais me contenter de ses cadeaux et ne rien lui réclamer.

Je me demandais quelle étrange fascination j’avais subie pour m’être brusquement décidée à échanger des relations profitables contre un amour qui m’était odieux. L’orgueil nous avait réunis ; et, maintenant je restais attachée à Fasol, dans l’espoir de profiter de ses relations avec le cardinal pour revoir Guido, qui était devenu secrétaire de Monseigneur. Me souvenant de l’expression d’enthousiasme que j’avais cru remarquer dans sa physionomie le soir de la fête, j’espérais qu’il ne me ferait pas mauvais accueil, mais je ne pouvais aller le trouver au Palais dont l’entrée, comme courtisane, m’était interdite, et où j’avais tout à craindre du Cardinal et de Coccone. Je les soupçonnais fort en effet, d’avoir, au théâtre, empoisonné le vin qui m’était destiné et qu’avaient bu mes malheureuses compagnes.

Les nouvelles que me rapportait Fasol désolaient mon amour : elles l’eussent ruiné s’il n’avait été indestructible. Je ne pouvais plus douter de la réalité. Benzoni ne quittait pas Guido. Il semblait même que le cardinal, fier de la beauté de son ami, fut heureux de donner sa passion en spectacle à Venise entière. Ils ne se cachaient point. Au Palais, en gondole, dans les jardins de Murano, on avait vu leurs caresses ardentes. Benzoni couvrait son vice de tant d’élégance et de poésie, que le monde lui pardonnait, mais les barcariols avaient composé une ignoble chanson sur Guido qu’on appelait « la femme du cardinal ». J’étais consternée à de tels récits.

— Ô abomination ! m’écriais-je.

— Il faut fermer les yeux sur ces bizarreries de la nature, disait Fasol, quand elles se rencontrent chez un aussi galant homme que Monseigneur. Mais je ne pardonne pas à ce vaurien de Guido. De telles amours sont seulement excusables dans l’adolescence, alors que les sexes ont encore peur l’un de l’autre et qu’ils ont besoin de se connaître eux-mêmes avant de s’unir pour l’œuvre commune. Guido, n’étant ni un enfant, ni un grand homme, mérite le bûcher.

— Tais-toi ! Tais-toi ! répliquais-je : c’est le cardinal qui l’entraîne à son horrible passion.

— Avoue donc, continuait Fasol, que tu as aimé Guido. Tu as eu grand tort, car c’est un misérable qui finira sa vie aux galères s’il ne la termine, comme frère Gennaro, entre les deux colonnes de la Piazzetta.

Cependant, au palais Benzoni, les journées ne se passaient pas toutes en réjouissances. Un événement inattendu venait d’y porter une inquiétude extrême. Le secrétaire de Sa Sainteté, Monseigneur Valmarana était mort à Rome subitement et l’on craignait que son successeur, l’archevêque de Sorrente, ne se servît de son empire sur Clément VII contre son cousin le cardinal. Naguère, il lui avait disputé vainement l’héritage d’un oncle, l’abbé Roccaforte, et il ne s’était jamais consolé d’avoir perdu une si grosse fortune. On pensait donc bien qu’une fois en faveur auprès du pontife, il montrerait la persistance de sa rancune et de son envie. Aussi, à Venise, la disgrâce du cardinal était-elle le sujet de toutes les conversations ; si rien, dans l’attitude ni dans la physionomie de Monseigneur, n’indiquait la moindre anxiété, du moins l’air chagrin et réservé de l’abbé Coccone laissait deviner une catastrophe. Quand on annonça le départ du cardinal pour Posellino, sur les frontières de la Romagne, tout le monde crut à son rappel ; mais il s’en allait seulement, en compagnie du provéditeur Toderini, chasser dans un fief du Saint-Siège, appartenant au comte Marzio et administré par le tuteur du jeune homme, le duc Gacialda.

— De peur de s’ennuyer, me dit Fasol, le cardinal se fait suivre de tous les officiers de sa maison : il me demande de l’accompagner.

— Et tu y consens, n’est-ce pas ? m’écriai-je avec une colère feinte.

Alors, comme Fasol ne répondait rien :

— J’en étais sûre, cela ne te coûte point de laisser ta femme toute seule : les vachères de Posellino ont tant de charmes !

— Mais je suis forcé d’accepter l’invitation du cardinal. Que veux-tu donc que je fasse ?

— Que tu m’emmènes, répliquai-je.

Pendant que je parlais à Fasol, l’image de Guido était devant mes yeux ; je le voyais tel qu’il m’était apparu le soir de la fête, et, à la pensée que je pourrais être près de lui le lendemain, je ne contenais pas mon impatience. Mais Fasol se refusait à ce voyage, de peur que ma présence ne choquât le cardinal. Moi qui avais d’autres risques a courir, je ne redoutais plus rien. Pour fléchir Fasol, je m’abaissai jusqu’à le supplier à genoux. Ma honte fut inutile.

— Puisque tu ne veux pas m’être agréable, dis-je, n’espère plus rien de moi.

Et je m’enfermai dans ma chambre où je passai la nuit, refusant même, le lendemain, de lui dire adieu. Mais, dès qu’il fut sorti, je me couvris le visage d’un voile sombre et je m’élançai derrière lui.

J’allai de la sorte jusqu’à la place Saint-Eustache où une grande foule était rassemblée autour de l’équipage de chasse du cardinal. Les domestiques et les officiers de la maison se croisaient et se heurtaient avec des révérences peureuses ou des insultes. Les chiens, accouplés, attendaient, la langue pendante et assis sur leur derrière, le moment du départ. Au piaffement d’un cheval, au pas précipité d’un valet, ils haletaient plus vite, sautaient en l’air et lançaient vers le ciel un aboiement de colère, changé aussitôt en une plainte hurlante par le fouet des veneurs. On embarqua les mulets qui devaient transporter les bagages et les paniers à faucon. Au milieu de cette multitude, je perdis de vue Fasol, et je le cherchais encore quand j’aperçus au loin, sur le grand canal, la gondole du cardinal, couverte d’une tente écarlate, qui s’éloignait lentement. Craignant de manquer le départ, je m’élançai aussitôt dans une barque.

— Où allez-vous ? me demanda l’un des rameurs.

— Je suis mon mari qui est officier de Monseigneur, répondis-je.

L’homme n’osa rien objecter, mais il me considéra de haut en bas comme si ma mise et mon voile ne lui disaient rien qui vaille. À ce moment, le signal fut donné, les cors retentirent, les faucons dans leurs cages d’osier battirent des ailes, les chevaux s’ébrouèrent, un chien jappa, éveillant un chœur de voix enrouées, de rauques appels, et j’eus la joie d’entendre les rames, d’un même coup, tomber sur l’eau, tandis que je sentais la barque glisser vers la gondole du cardinal.

Mes regards ne quittent pas la tente fermée car, je me l’imagine, l’âme qui fait vivre la mienne est là, vouée peut-être à une exécrable servitude. Je cherche à activer les bateliers ; je maudis leur lenteur : je voudrais si ardemment rejoindre la gondole, soulever le voile de la tente, dussé-je, à ce qui s’offrirait à mes yeux, tomber anéantie de douleur !

Mais la distance qui nous sépare est de plus en plus grande et, quand la gondole aborde enfin, je n’arrive pas à distinguer le cardinal ni personne de sa suite.

Comme je débarquais moi-même, j’aperçus Fasol auquel un écuyer amenait un cheval. Je courus à lui et, me découvrant, je me plantai sur son passage, les mains aux hanches, avec un air de bravade et des clignements d’yeux moqueurs.

— Tu vois : J’ai beau n’être encore qu’une petite fille, je puis cependant voyager seule.

— Chienne ! cria-t-il, je vais te faire passer ta rage.

Et il levait déjà sur moi son fouet de chasse lorsqu’un officier du palais lui arrêta le bras en lui disant que le cardinal venait de notre côté. Toute frémissante de colère et de honte, je rabattis mon voile.

Benzoni s’arrêta devant moi. Je fus étonné qu’il ne portât point, ainsi qu’il en avait coutume, un vêtement noir à la mode des gentilshommes vénitiens, mais qu’il eût revêtu sa robe de cardinal comme pour une fête.

— Oh ! Oh ! messer Fasol, commença-t-il, vous êtes donc toujours en bonne fortune ?

— Si c’est une bonne fortune, monseigneur, d’avoir attaché à ses pas une enfant obstinée, indocile et méchante.

— Vous n’êtes pas galant pour vos belles amies, Fasol, dit le cardinal. Au lieu de tenir ces propos sur une dame qui mérite, j’en suis sûr, toute notre admiration, vous devriez lui chercher une monture convenable pour le voyage. Mais, je le vois bien, vous me laissez ce soin.

En effet, appelant lui-même un valet, le cardinal lui ordonna de me céder son cheval et de me tenir l’étrier. Furieuse de l’humiliation que m’avait infligée Fasol, j’avais soif de me venger sur quelqu’un et, pour m’asseoir en selle, je m’appuyai brusquement de tout mon poids sur la main du domestique. Le malheureux se retira en poussant un cri et s’éloigna la tête basse, après m’avoir lancé un regard féroce.

— Que je te retrouve seule ! murmura-t-il, et tu verras, salope, tu verras si cette main, que tu as écrasée, ne saura pas un jour proprement t’étriper.

Cette cruauté absurde révolta Fasol. Pour m’en punir, il me saisit les doigts et me les serra si étroitement que je hurlai de douleur.

— Toi ! m’écriai-je avec rage, tu me paieras tout cela !

Fasol haussa les épaules avec mépris.

Cependant le cardinal éperonna son cheval, et nous nous élançâmes à sa suite. Mon cheval, solide, bon marcheur, était admirable d’allures et de formes. Je ressentais le plus vif plaisir à presser les flancs de cette belle bête et à bondir sur elle, grisée par le vent de la course, les cris des cavaliers, l’odeur des campagnes, la rosée étincelante et diaphane au soleil du matin. Ma fureur se dissipait dans le ciel clair. Toute à ma satisfaction du moment, j’arrangeais les événements à ma guise ; je pensais qu’affranchie des soupçons du cardinal, qui ne m’avait point devinée sous mon voile, il me serait aisé de voir Guido.

Comme nous avions ralenti notre course en montant une côte, je jouissais de l’ardente vigueur de mon cheval, de ses façons de grand seigneur, de ses manières brusques de secouer la tête et de mordre l’acier, du souffle qui sortait en blanche vapeur de ses naseaux, faisait trembler ses flancs ou agitait sa croupe de joyeuses pétarades. J’étais si heureuse qu’à un moment, je me penchai sur Fasol, et, levant un peu mon voile, je lui tendis ma bouche humide. Il avait, lui aussi, oublié sa rancune. Il me prit dans ses bras, me souleva de selle et m’embrassa. Je lui répondis de toute mon âme sans savoir sur quelles lèvres je mettais mon baiser.

— Bravo ! bravo ! cria-t-on autour de moi.

Déjà, je surprenais les lèvres fines, le nez recourbé, l’œil narquois du provéditeur Toderini qui se détournait, quand un galop effréné retentit derrière nous et fit s’écarter nos chevaux. Nous fûmes aussitôt heurtés, bousculés, jetés de côté par une masse volante que nous reconnûmes, une fois remis de ce choc, pour être les personnes, jointes parfois et plus souvent désunies, d’Arrivabene et de la vieille jument blanche du cardinal que personne ne montait plus depuis des années. Le moine avait les jambes écartées, les bras raidis ; son vaste derrière sautait de droite à gauche sur la croupe emportée, et d’une voix enrouée il criait :

— Arrêtez-la ! arrêtez-la !

Soudain il fut lancé, cul par-dessus tête, dans un champ voisin de la route, tandis que la jument poursuivait sa course folle. Nous nous arrêtâmes à l’instant et deux domestiques descendirent de cheval pour venir en aide au moine, mais comme ils entraient dans le champ, ils se rencontrèrent nez à nez avec Arrivabene qui, déjà relevé, se frottait les fesses et, le front plissé, l’œil triste, leur sourit d’une lèvre aimable. Ayant même entendu s’élever des gémissements, il s’imagina qu’il en était la cause et se fit un cornet de ses mains pour crier aux cavaliers restés en arrière :

— Ne vous inquiétez pas ! Je n’ai point de mal, point de mal !

Mais chacune de ses paroles semblait augmenter la violence des lamentations bruyantes et mystérieuses qui venaient de s’élever. À force de chercher d’où elles provenaient, nous finîmes par découvrir, assises sur le bord de la route, deux paysannes qui, pour pleurer à leur aise, avaient relevé leur robe sur leur visage, découvrant ainsi des jambes jaunes comme du vieil ivoire. Par leur teint et leurs vêtements, ces femmes se confondaient avec la terre, dont elles avaient la couleur.

Quand elles aperçurent le moine, elles laissèrent retomber leur jupe, se relevèrent et firent voir, l’une près de l’autre, une mine pointue et une trogne bouffie également arrosées de larmes, qui lustraient la peau de la grasse, que buvaient les rides et les crevasses de la maigre.

— Monstre ! s’écrièrent-elles.

Et la grosse paysanne, le menton perdu, le geste embarrassé par une chair qui se présentait comme un rempart, se lança sur Arrivabene, qui reçut avec terreur le double abordage de cette abondante poitrine.

— Quel diable vous travaille donc les flancs, sorcières ! dit-il.

— Regarde ton ouvrage ! répliquèrent-elles en même temps.

Du doigt, elles lui montrèrent un tout petit corps d’enfant étendu à leurs pieds dans une bouillie sanglante. Arrivabene, après un instant de surprise, était redevenu fort calme.

— Eh bien ! est-ce ma faute ? répliqua-t-il.

— Il le demande ! firent-elles toutes deux en échangeant un coup d’œil indigné.

Nous nous étions approchés du moine et des deux commères pour ne rien perdre de la dispute.

— Qu’y a-t-il ? demanda l’abbé Coccone qui, se tenant mal en selle, arrivait au pas de crainte de tomber.

— C’est cette sale pouffiasse de moine qui vient d’écraser le pauvre innocent.

— Si c’était un innocent, remarqua l’abbé Coccone, il faut se réjouir qu’il ait quitté la terre, car il est au ciel à présent, tandis que, s’il était demeuré parmi vous, il aurait bien pu manquer son paradis.

À l’idée que son enfant était un petit ange avec une tête sans corps et des ailes attachées au cou, ainsi qu’elle en voyait le dimanche à son église, dans un tableau d’autel ; la bonne femme releva de nouveau sa robe sur sa figure et sanglota plus fort. Sa grasse compagne, qui avait fini de pleurer, lui frappait de petits coups dans le dos et promenait sur nous des yeux de vache ahurie.

— Bêlez pas comme ça, répétait-elle, vous allez vous enrayer la voix.

— Je suis sûr qu’il n’y a pas seulement une heure, fit Arrivabene, elle se tournait le sang à morigéner cette engeance.

Mais la paysanne était inconsolable et rappelait ses souvenirs.

— La pauvre fiotte, quand elle faisait « bou, bou », sur sa soupe, je croyais toujours voir ma pauvre défunte maman, lorsque sa tête déménagea.

— Voyons ! s’écria Arrivabene, cet enfant était donc de la graine du père Nicéphore, dont on a perdu l’espèce, voilà cent ans ? Voulez-vous que je vous en refasse un autre ?

Cependant la femme, du coin de sa jupe, s’essuyait lentement le bord de ses paupières. Soudain, cessant de geindre, elle saisit à la gorge Arrivabene.

— Tu vas me le payer, vampire !

— Que voulez-vous que je vous paie ?

— La mort de ma fiotte.

— Demandez plutôt à ma jument de vous payer ; seulement tâchez d’abord de la rattraper.

— Pas tant de giries ! paie-moi tout de suite.

— Est-ce que j’ai le moyen de vous payer ? Tenez : regardez mes poches.

— Tu dois bien avoir quelque chose caché là, dans le gousset, répliquait la paysanne en tâtant le moine des pieds à la tête.

— Il faut que cette comédie finisse, dit le cardinal qui s’impatientait.

Et il donna l’ordre à Coccone de remettre aux paysannes deux ducats d’or.

L’abbé descendit de cheval, prit sur son cœur trois clefs, et les introduisit dans les trois serrures d’une cassette qui se trouvait attachée sur sa selle. Il ouvrit enfin, puis, lentement, comme à regret, il remit l’argent aux femmes.

— Maintenant, en route ! s’écria le cardinal.

— Et moi, que vais-je faire sans ma jument ! demanda le moine.

— Tu t’en iras à pied, coquin, il ne fallait pas la laisser s’enfuir !

Pendant que l’on se disposait à repartir, les deux femmes tournaient, retournaient dans le creux de leur main les pièces d’or et les considéraient avec surprise : elles n’en avaient jamais vu de semblables.

— J’ai dans l’idée que ce sont les faux-monnayeurs dont on nous a parlé, dit la grosse paysanne.

— Tu as raison, reprit son amie, ce sont eux : j’ai bien remarqué leurs figures de démons.

Aussitôt, à grands cris, elles appelèrent au secours.

Les paysans rentraient alors pour dîner ; nous les vîmes accourir vers nous et nous menacer de bâtons, de fourches et de faucilles. Très irrité, le cardinal donna l’ordre de prendre le galop et nous piquâmes des deux, suivis d’Arrivabene qui s’enfuyait à perdre haleine, précédés de l’abbé Coccone qui, pour la première fois, laissait courir son cheval et s’en allait, le front penché sur l’encolure de la bête, blanc comme un linge, sans pourtant oublier, dans sa frayeur, de retenir d’une main tremblante, la précieuse cassette.

Les clameurs de cette canaille nous accompagnèrent longtemps. Nous réussîmes toutefois à y échapper et nous arrivâmes à Notre-Dame-des-Bois où nous devions passer la nuit.

Du haut de la colline que dominait le couvent, nos regards erraient sur les prairies de la vallée où flottaient déjà les ombres du soir. Sous le vent léger, les hautes herbes frissonnaient à perte de vue et, lentement, s’avançaient les petits dômes de laine blanche et roussâtre des troupeaux, parmi les abois, les bêlements, la sonnerie incessante des clochettes.

Un moine, qui avait la taille et les allures d’un capitaine, se promenait d’un pas grave sur le chemin, en égrenant son rosaire.

Je m’étonnai de l’expression humble de sa physionomie : il n’osa lever les yeux à notre passage.

— Voici un homme, me dit Fasol, qui portait peut-être en lui le courage d’un chef de bande, le génie d’un législateur ou l’enthousiasme d’un poète ; mais il a eu peur de vivre, et la Terre, profitant de sa frayeur, a vite fait de lui reprendre son âme. Il l’a laissée peu à peu s’évanouir dans les bois, les eaux, les pâturages, tandis que la folie de la servitude s’emparait de son être et qu’il échangeait l’égoïsme neuf, impétueux de ses instincts contre une mécanique étrangère et ancienne, réglée jadis par un homme dont le cadavre même n’existe plus. Ainsi, tous les êtres que tu verras ici n’agissent point de leur propre volonté ; seule, l’ombre du créateur de leur ordre les conduit du fond de la tombe ; c’est lui qui leur inspira de ne garder, des magnifiques présents de l’existence, que les fonctions du corps les plus grossières ; et c’est pour complaire à ses cendres qu’ils ont étouffé en eux cette sensualité avide et curieuse, qui nous aide à pénétrer le Monde.

Mais excitée par l’air libre et les parfums des champs, je répondis :

— Ô Fasol ! si tu ne comprends pas ces hommes, tu ne comprends rien. Bien souvent, à Venise, j’ai rêvé d’aller m’enfermer dans un couvent pour ne plus voir que le ciel entre quatre murailles.

— Tu as eu des malheurs ? dit Fasol d’un ton railleur.

Je levai les épaules. Je songeais que s’il m’était impossible de vivre avec Guido, j’irais chercher la paix dans l’une de ces pieuses retraites. De ces hauteurs, l’agitation de Venise, les luttes pour l’argent, les honneurs et le plaisir, me parurent misérables. Seul le bon Dieu peut me consoler de ne pas être aimée, me dis-je, mais j’espérais bien ne pas avoir besoin de lui.

Nous allions nous engager dans l’avenue qui conduisait au monastère, quand l’abbé Coccone vint avertir Fasol qu’on n’y laissait entrer aucune femme et le pria de chercher un logis dans les environs. Fasol, fort contrarié, se décida pourtant à tourner bride, après avoir lancé, contre les religieux et leur règle, toutes ses malédictions. Mais soudain, en route, nous croisâmes Arrivabene. Le moine, qui avait retrouvé sa jument, arrivait au petit trot en poussant des cris de triomphateur :

— Me voilà ! me voilà ! criait-il.

Apercevant au loin, au milieu des feuillages de l’avenue, la suite du cardinal, il sauta lestement à terre, puis se frotta les reins. Fasol, à sa vue, changea de résolution. Il descendit de cheval, m’en fit descendre moi-même, et, prenant par le bras Arrivabene, il le conduisit derrière un grand chêne dont le tronc et les vastes branchages nous cachaient à tous les yeux.

— Arrivabene, lui dit-il, tu vas me rendre service.

— Je suis à vos ordres, seigneur.

— Il s’agit d’être plus charitable que saint Martin lui-même et de me donner non pas un pan de ton manteau, mais ta robe tout entière.

— Seigneur, il m’en coûte beaucoup de vous refuser, mais cette robe a un caractère sacré : je ne puis la quitter sous aucun prétexte.

Fasol tira de sa bourse un ducat d’or et le fit étinceler au soleil.

— Voici de quoi t’offrir une bouteille de vieux vin et la plus belle tétonnière du pays.

Nous vîmes s’agrandir les yeux du frère.

— Je suis au désespoir, seigneur, mais…

— Tu n’as pas assez d’un ducat, c’est bien ! je t’en donne deux. Seulement déshabille-toi promptement et ne nous fais pas attendre.

Arrivabene secouait la tête. Il finit toutefois par prendre les ducats, les mit entre ses dents, puis, troussant son froc, il se le passa par-dessus la tête et nous le tendit. Fasol considérait l’obèse et tremblante nudité que le frère nous exposait.

— Sais-tu que tu as des formes élégantes ! fit-il par plaisanterie.

— Je vous crois, reprit Arrivabene du ton le plus sérieux, j’ai posé pour le sculpteur Claudio de Rivolta : il trouvait que j’étais beau comme un dieu.

— Comme le dieu Silène, peut-être, ajouta Fasol. Mais tu as froid : enveloppe-toi de mon manteau. Au couvent on te donnera bien une robe.

— Ah ! que va dire l’abbé Coccone, s’écriait Arrivabene, que va-t-il dire, Sainte Marie des Anges !

Fasol m’avait apporté la souquenille du moine, qui sentait le bouc et la sueur humaine.

Je la rejetai bien vite.

— Je coucherai à la belle étoile, m’écriai-je, plutôt que de m’appliquer sur le corps cette infection.

— Quoi ! madame, vous méprisez mon habit, répliqua le frère, eh bien, moi, je ne vous ressemble pas : si vous me donniez une de vos robes, je ne ferais pas tant de manières, je me la mettrais tout de suite sur le dos. Ah ! je ne suis pas dégoûté.

Mais Fasol m’obligea, en dépit de ma répugnance, à revêtir le froc et en rabattit sur mes yeux le capuchon de laine. Alors, tenant nos chevaux par la bride, nous allâmes rejoindre le cardinal qui attendait à pied, avec tout le cortège, qu’on nous laissât entrer dans le monastère. Par bonheur, il ne nous remarqua point.

Après quelques moments, nous entendîmes pousser plusieurs verrous, grincer les clefs de deux ou trois serrures et une barre de fer se leva lentement.

— Pour se barricader ainsi, dit Arrivabene, il faut que la vertu des moines soit bien fuyante.

— Êtes-vous donc plus sûr de la vôtre ? repartis-je.

— C’est-à-dire, continuait Arrivabene, que je la mets sous la protection de Dieu et la laisse ensuite aller où bon lui semble, trop bon chrétien pour douter de la Providence. Si, ensuite, ma vertu ne suit pas le droit chemin, tant pis pour elle ! je ne pèche que par excès de foi. Mais je sais bien qu’au jour du Jugement, entre les virginités orgueilleuses et ma paillardise pleine d’humilité, le bon Dieu n’hésitera pas. Alors on verra si, pour n’avoir confié sa vertu à personne qu’au creux de sa main, on a le droit d’entrer au ciel et d’y épouser les saintes !

Cependant la porte du monastère s’était entrebâillée. Un petit frère aux yeux rieurs et timides, qui essayait de donner une expression sévère à ses traits, nous dit d’une voix flûtée d’eunuque, avec un air boudeur, que nous étions trop nombreux pour être reçus au couvent.

— Je suis le légat de Sa Sainteté, répliqua le cardinal, et toutes ces personnes font partie de ma suite.

— Le légat est un homme égal aux autres, devant Dieu, continua le petit frère. La règle établie par le père Romuald ne souffre point d’exception. On ne reçoit pas ici, le même jour, plus de trois voyageurs.

— Oh ! oh ! oh ! monseigneur, remarqua l’abbé Coccone, je flaire ici un joli nid d’hérétiques.

Mais le cardinal, sans prêter attention aux paroles du petit frère, reprit sur un ton impérieux :

— Annoncez ma venue au père Romuald et dites-lui que je viens lui demander l’hospitalité.

— Je veux bien, seulement je doute qu’il vous laisse entrer.

Et après avoir promené sur nous des yeux inquiets, comme nous ne lui inspirions aucune confiance, le petit frère rentra et se barricada d’un tour de clef.

L’abbé Coccone soupirait :

— Quel repaire ! mon Dieu ! quel repaire !

Cette fois, la porte s’ouvrit toute grande et le père Romuald, en personne, vint nous souhaiter le bonsoir. Il avait, lui aussi, le regard fuyant, timide et joyeux, mais sa voix, formée à la prédication et au commandement, était ferme et bien assise. Il disait :

— Comme je suis heureux ! monseigneur, comme je suis heureux de vous savoir parmi nous ! Vous verrez combien Dieu favorise cette maison depuis que, sous de pieuses disciplines, je prépare les recrues du Ciel !

Nous entrâmes enfin. Nous dûmes passer un à un sous la double inspection du père Romuald et du petit frère.

Semblables de physionomie, de tournure, on remarquait, chez tous deux, un tel mélange de vieillesse sautillante, d’enfance solitaire et refrognée, qu’on n’eût su dire s’ils avaient douze ou soixante ans.

Sous le froc, mes hanches et ma poitrine restaient peu monacales, et le petit frère fronça le sourcil en les considérant. Puis, — fut-ce avec intention ou sans le vouloir ? — il m’effleura les jambes de ses gros doigts où l’ongle, rogné très bas, disparaissait dans la peau brune et durcie. À un moment même, je les sentis se promener au bas de mes reins.

— Ah ! m’écriai-je, finissez !

J’avais tout à coup oublié mon rôle d’homme ; je laissais éclater le rire que ce chatouillement me causait, enhardie par les yeux du petit frère, qui me paraissaient pleins d’indulgence pour ma gaieté, mais j’observai que le reste de sa figure demeurait sérieuse, et, cinq ou six fois, il hocha la tête, lentement et d’un air indigné.

Le père Romuald, sans nous donner le temps de respirer, se plut à nous faire visiter son monastère. Nous traversâmes de longs corridors.

— Ici, répétait le père, l’Esprit Saint souffle de toutes parts.

— Dieu ! m’écriai-je, qu’il sent donc mauvais !

En effet, des exhalaisons fétides, une odeur de graisse et de choux brûlés, nous arrivaient des cuisines.

— Est-ce que vous vous mêlez de pharmacie ? demanda l’abbé Coccone auquel je ne vis jamais si grimaçante figure.

— Oui, répondit le père, ou plutôt nous abandonnons ces besognes à des frères qui sont attachés à notre ordre, sans être astreints à toutes nos dévotions. Les uns s’en vont dans les campagnes voisines, chercher des simples ; les autres, avec les herbes qu’on leur rapporte, composent une liqueur régénératrice dont la recette, trouvée par l’un de nos frères, est conservée dans nos archives.

— Et pourquoi ne fabriquez-vous pas vous-mêmes cette liqueur ?

— Parce que la règle nous le défend.

— Comment ! Mais c’est vous qui l’avez faite, cette règle !

— C’est une raison de plus pour m’y soumettre. D’ailleurs je l’ai composée sous la dictée du Saint-Esprit. N’est-il pas dit : Les lys ne filent point, les…

— Je sais ! je sais ! interrompit l’abbé Coccone. Mais vous profitez du travail des autres.

— Le monastère seul en profite pour la plus grande gloire de Dieu !

Le père Romuald courut chercher la clef de la chapelle, car, à Notre-Dame-des-Bois, tout était renfermé, le bon Dieu aussi bien que les provisions. Je regardai s’étaler sur les dalles ses larges pieds nus, dont les doigts, meurtris et gonflés, ressemblaient à des coquilles de limaçons, tandis que nous nous communiquions librement, les uns aux autres, les pensées qu’avait fait naître ce pieux départ.

— Ce doit être un vieil avare, remarqua l’abbé Coccone.

— Il pourrait bien avoir beaucoup d’or, ce moinillon, ajouta le cardinal.

Après avoir prié quelque temps à haute voix dans une chapelle aussi nue que le crâne de Romuald, nous gagnâmes les cellules où nous allions passer la nuit, et nous y attendîmes l’heure du souper.

Ce repas causait à tout le monde de grandes inquiétudes. On craignait que le père Romuald, par ostentation d’austérité plus encore que par économie, ne se souciât point de rassasier ses hôtes, dont le voyage avait fort excité l’appétit. Pour moi, qui ne pouvais paraître au réfectoire où j’aurais forcément trahi mon sexe, je ne sais ce que j’aurais mangé ce soir-là sans la prévoyance d’Arrivabene. Mais le frère avait eu la précaution de glisser dans une poche de son froc un pâté, du pain, des fruits, un flacon de vin, et, tandis que Fasol s’en allait partager les pois chiches et les raves du père Romuald, je soignai bien ma petite gourmandise et je me traitai avec autant d’honneur que si j’eusse été à l’ostérie de la Noix, à une table présidée par le seigneur Bernardo Malaspina si amateur, comme on sait, des friandises de la bouche, et qui a reporté sur son ventre l’attention qu’il témoignait autrefois à des parties plus précieuses de sa personne.

La nuit venait lentement et Fasol ne remontait point. Fatiguée de la route, j’allais m’étendre sur la couchette que l’on m’avait préparée, quand, à côté de moi, je vis briller une lueur et je surpris des chuchotements. Je reconnus que, dans la muraille, il y avait un trou, large comme deux doigts, par lequel on pouvait communiquer avec la cellule voisine, sans toutefois que l’épaisseur des murs permît de voir ce qui s’y passait. Une parole s’élevait, caressante et charmeuse et, pour l’écouter, j’approchai l’oreille de l’ouverture.

— Ne craignez rien, mon seigneur, faisait-elle, ici nous sommes seuils. Personne n’a occupé la cellule voisine, depuis que le frère Tito y est mort de chagrin. Le bruit que vous entendiez tout à l’heure est dû sans doute à des rats, seuls visiteurs que nous ayons, dans ces tristes retraites.

On répondit de la sorte :

— Enfin, que veux-tu ?

C’était la parole hautaine du cardinal.

— Je veux savoir, reprit la première voix, pourquoi vous m’avez abandonné à la misérable existence du cloître après m’avoir enivré de vos belles promesses.

— Ah ! ah ! ah ! fit le cardinal, autant vaudrait demander au feu pourquoi il consume. Je t’ai aimé, je t’ai oublié. Et cela est tout simple, mon pauvre ami ; il n’y a que toi sans doute à ignorer que l’Amour est d’une nature inconstante et qu’il dédaigne aujourd’hui ce qu’il adorait hier.

— Je me le disais bien quand j’écoutais sans fureur vos horribles aveux, je me disais bien que j’allais être votre victime, et puis, je ne sais pourquoi, moi qui n’avais qu’un mot à prononcer, qu’un cri à faire pour vous dénoncer, j’ai tremblé devant vous, je me suis soumis à votre désir.

— Et tu as sagement agi. Autrement, tu te serais perdu et l’on ne t’aurait pas écouté. Car, tu ne t’imagines pas, je suppose, que l’accusation d’un moine comme toi peut renverser le légat. En vérité, mes pouvoirs seraient bien vains et inutiles s’il suffisait d’un mot pour les anéantir.

Mais la voix reprenait, humble et dolente :

— Je regarde vos yeux ; je me demande quelle étrange fascination ils exercent sur les hommes pour que moi, comme tant d’autres, j’aie dû servir vos amours. Et je songe à celui qui m’a remplacé. Il est donc plus beau que moi ?

— Donato, je vais être franc car ton orgueil a besoin d’une leçon. Apprends donc à te connaître un peu, mon ami, et à ne pas exagérer ta valeur : tu n’as que des grâces de village, tu n’es qu’un rustre agréable à la campagne, mais dont les formes paraîtraient lourdes à Venise. Si tu as jamais satisfait chez moi une passion grossière, mon âme n’a jamais été à toi ; ne te compare donc pas à l’enfant merveilleux qui règne à présent sur mon existence : je l’aime, celui-là, d’un amour que toi, pauvre moine, tu ne peux comprendre, et qui égale en beauté les plus sublimes sentiments que les hommes aient jamais éprouvés. Mon pauvre Donato, il n’y a rien de commun entre nos anciens plaisirs, si vulgaires, et ces divines caresses.

— Quand je pense, quand je pense que vous me disiez autrefois : Donato, tu es le seul être auquel je tienne sur la terre.

— Certainement ! l’Amour a des formules de politesse qui sonnent bien à l’oreille, mais que personne, sauf toi, ne prend à la lettre. Je te croyais un esprit plus fin, Donato.

— Assez ! assez ! je ne souffrirai pas…

— Je suis curieux de savoir ce que tu ne souffriras pas, mon ami.

— Je ne souffrirai pas que, après m’avoir, dans le couvent où j’étais, fait courir le risque d’être brûlé, après m’avoir contraint à me sauver et à me cacher ici, vous veniez encore ce soir m’accabler de vos sarcasmes. Puisqu’on ne doit pas plus se fier à vos serments qu’aux promesses d’un ruffian ou d’une courtisane, laissez-moi du moins en repos. Laissez-moi ! je vous hais.

— Mais en quoi ai-je pu mériter ton ressentiment ? Je t’ai promis ma voix au prochain conclave. Je te la donnerai. Aie seulement un peu de patience et attends que Sa Sainteté ne soit plus de ce monde.

Ces paroles furent suivies de bruyants sanglots.

— Allons ! dit le cardinal, que signifient ces larmes ?

— Vous venez me railler, vous moquer de moi, disait-on au milieu de gémissements, vous me refusez une grâce que vous m’aviez toujours promis de m’accorder.

— Quelle grâce ! je ne sais ce que tu veux dire. Voyons, parle ! mais parle donc, imbécile !

— Apprenez-le, monseigneur : je ne suis entré dans les ordres que par désespoir de ne pas épouser la femme que j’aimais. Or, à présent, elle est veuve et me prendrait volontiers pour mari. Je n’ai donc plus de raison de rester dans un cloître.

— Et quelle est cette femme ?

— C’est une fille de Posellino, une tenancière du comte Marzio.

— Je reconnais là ton goût. Nos étreintes ne pouvaient te convenir : il te fallait une paysanne, qui sentît l’étable et le fumier.

— Taisez-vous. Je vous défends de vous moquer de ma fiancée.

— Ah ! vous êtes déjà fiancés ? Alors, c’est excellent. Tu t’enfroques et tu te défroques aussi vite qu’un acteur change de costume. Et c’est moi qui te sers de valet de chambre. Veux-tu, mon cher frère, que je tienne la chandelle ?

— Vous refusez de m’aider à sortir de ce cloître qui m’est plus dur qu’une geôle, plus douloureux qu’une chambre de torture, où je pleure des larmes de sang, où mes jours ressemblent à une agonie éternelle, eh bien ! soyez-en sûr : demain, quand vous partirez, je serai devant la porte du monastère et, en présence de vos domestiques et de tous les moines, je crierai votre crime, monseigneur ; peut-être, cette fois, ne dédaignerez-vous pas mes accusations.

— La bonne plaisanterie, mon frère, la bonne plaisanterie ! En vérité, il n’y a qu’au couvent du père Romuald qu’on en fait d’aussi bonnes. Mais, cher Donato, dis-moi, quelle idée as-tu donc du légat pour t’imaginer qu’il peut à son gré, ou plutôt au gré de tous, délier ou renouer les vœux monastiques ?

— Vous avez la confiance de Sa Sainteté, je le sais.

— La confiance d’un homme qui écoute tout le monde depuis le cardinal de Sorrente jusqu’à sa cuisinière ! qui change d’avis vingt fois par heure, et dont la pensée du soir est juste le contraire de celle du matin ! Ah ! tu as de singulières illusions ! Tiens, Donato, j’aurais le droit et le pouvoir, à cause de tes belles paroles, de te faire enfermer au cachot pour le reste de tes jours, mais, apprécie ma bonté, je consens à oublier tout ce que tu m’as dit, jusqu’à tes ridicules menaces. Je vais même te donner les moyens de sortir du couvent et de vivre en paix sans t’occuper des moines.

— Vous allez me relever de mes vœux ?

— Non, je te le répète, cela m’est impossible, mais tu auras assez de ducats pour te moquer de la dispense du pape.

— Je ne pourrai pas épouser mon amie ?

— Tu en feras ta maîtresse.

— Oh ! monseigneur !

— Maîtresse riche vaut mieux qu’épouse malheureuse. Seulement écoute, il faut d’abord que tu m’obéisses en tout ce que je te commanderai. Tu connais Posellino ?

— J’y suis né.

— Et le comte Marzio ?

— Certes ! bien des fois, lorsqu’il était tout enfant, je l’ai conduit par la main dans les jardins du château.

— Alors ne perds pas un mot de ce que je vais te dire.

Et le cardinal se mit à parler à voix basse.

— Comment ! Monseigneur ! s’écria-t-on tout à coup, c’est à moi que vous venez de demander de commettre ces crimes ?

— Oui, mon cher Donato, à toi, car je sais l’homme que tu es, je connais ta vie. Ta récente vertu, tes projets de mariage ne m’en imposent point. Quand tu es entré au couvent où je t’ai connu, combien de meurtres déjà avais-tu commis ?

— J’ai tué parce que j’aimais. Biagio auquel j’ai planté mon poignard en plein cœur, s’était jeté comme une bête sauvage sur ma Cattina, le vieil Onfredo, que j’ai assommé de mon bâton, venait sans cesse à la maison lui offrir de l’argent et l’insulter de son immonde amour, quant au frère Ilarione, si je l’ai lancé dans le torrent, avait-il besoin d’épier nos caresses ?

— Se douterait-on que cette voix délicieuse est celle d’un assassin, et qu’un homme, qui chante si bien à l’église, manie avec tant de grâce le couteau ! Et tu comptes, sans doute, t’établir avec ta femme à Posellino et y fonder une famille respectable ?

— Non, je quitterai le pays ; seulement Cattina qui est pieuse, tient à ce que je l’épouse, après m’être fait relever de mes vœux.

— Et tu peux, au couvent, continuer tes relations avec elle ?

— Elle est venue ici deux fois sous des habits d’homme. Un frère l’a vue, et Ilarione, dont je vous parlais tout à l’heure, m’aurait dénoncé si je n’avais eu soin de le prévenir. Les autres moines, s’ils se sont doutés de quelque chose, n’ont rien osé dire, mais il n’est pas de jour où le père Romuald ne les entende se plaindre de moi. Ils vont, à mon insu, lui accuser ma tiédeur, mon manque de piété, mes fautes contre la règle. Aussi le supérieur me traite-t-il comme un esclave ; j’ai épuisé toutes les pénitences. Et pourtant il faut que je reste, parce que Cattina ne veut pas vivre avec un défroqué, que moi-même, si je me sauve, je suis obligé de fuir bien loin d’ici et que je redoute d’arracher mon amie à une famille dans l’aisance pour l’emmener vivre sans argent dans un pays inconnu.

— Mais, quand je t’aurai donné de l’or, ne peux-tu lui mentir ? Tu n’auras plus peur de l’existence, j’espère ? Tu ne réponds rien. Hésiterais-tu encore ?

— Oui ! il en coûte trop cher d’obtenir vos faveurs.

— Réfléchis bien, tu as en main ta destinée. Ne peux-tu faire, par intérêt, ce que tu as déjà fait par jalousie ? Ce n’est pas l’audace qui te manque et tu as montré que la mort d’un être ne t’épouvantait pas.

— Vous avez raison, je n’ai pas plus souci de l’existence des autres que l’on n’a eu souci de la mienne : et je ne suis pas troublé quand vous me dites de tuer un homme, mais plutôt quand vous m’ordonnez de prendre de force une jeune fille : il me semble impossible de trahir ma Cattina.

— Voilà bien des scrupules ! Et ne l’as-tu pas déjà trahie pour mon plaisir ?

— Avec vous ! Est-ce que je pensais à ce que je faisais !

— Je me souviens pourtant de certains soirs d’été où tes lèvres et tes mains furent si caressantes, où je vis tes yeux briller de bonheur ! Est-ce que tu songeais à ta femme ?

— Peut-être. Du moins, c’est à cause d’elle, que mon corps est devenu votre jouet. Mais mon âme ni ma chair ne vous ont aimé.

— Donato, tu mens sans le savoir. L’âme passionnée ressemble à une harpe qui n’est point avare de ses harmonies et dont tout doigt musicien peut émouvoir les cordes. Aime, et un enfant, une femme, un dieu feront aussi bien vibrer ton âme. Et puisque tu n’appelles pas l’Amour de ton nom, tu peux l’appeler de tous les autres. Sans que tu t’en doutes, ou plutôt sans que tu veuilles le reconnaître, j’ai été ta Cattina ; la petite marquise Paola pourra bien l’être à son tour un moment. D’ailleurs, en cette circonstance, il ne s’agit pas d’aimer, mais d’être un mâle ; et, si je me rappelle tes caresses, si seulement je te regarde, Donato, si je considère ta barbe noire et tes yeux de feu, il me semble que ce rôle te convient davantage que celui d’amoureux transi. Et puis ne dois-tu pas songer à la fortune de ta fiancée ?

— Et si l’on m’arrête ?

— Tâche de ne l’être qu’à la fin de la comédie : tu n’auras rien à craindre. Car je serai ton geôlier et tu t’évaderas de prison les poches pleines d’or… Allons, tu pars ce soir, n’est-ce pas ?

— Je suis décidé. Je pars. Mais comment sortirai-je du couvent ?

— Tu vas aller te cacher dans ma chambre. Quand la nuit sera complètement venue, tu descendras par la fenêtre qui donne sur la campagne.

— C’est entendu. Seulement, j’aimerais, pour me donner du cœur, à recevoir dès ce soir un encouragement.

J’entendis un tintement d’or ; un pas s’éloigna dans le couloir, puis, à demi-voix, le cardinal s’entretint avec un homme à la parole lente et grave.

— Vous le suivrez partout, dit-il, et s’il n’exécute pas mes ordres, vous savez ce que vous aurez à faire.

Je n’avais plus envie de dormir, mais tremblante d’émotion, folle de terreur, je restais sur ma couchette, sans oser remuer, de crainte que le moindre bruit ne dénonçât ma présence. Je pensais que Benzoni n’eût pas eu peur de commettre un nouveau crime sur ma personne. Enfin, après une longue causerie, des chuchotements, des exclamations auxquelles je ne compris rien, on s’éloigna et je ressentis un grand soulagement.

Alors j’allai jusqu’à l’étroite fenêtre qui donnait un peu d’air à la cellule ; je l’ouvris et je respirai l’odeur du foin coupé que le vent m’apportait de la campagne. Le calme de la nuit m’avait touchée. Oubliant la conversation terrible que je venais d’entendre, je pus jouir un instant du clair de lune et des douces étoiles.

Tout à coup je fus saisie, enserrée aux hanches ; deux bras se croisèrent sur mon sein ; et un souffle, un baiser, vinrent m’effleurer les cheveux. C’est ainsi que Fasol m’annonçait son retour.

— Fou ! Fou ! criai-je moitié rieuse, moitié fâchée, veux-tu finir, fou !

Il m’avait entraînée, renversée sur le misérable lit, et je crus qu’il allait m’étouffer sous la violence de son désir. Ses doigts s’enfonçaient dans mes fesses et mes épaules ; sa bouche écrasait la mienne, et mon corps bondissait, emporté par ses furieux assauts.

— Ah ! fis-je après l’étreinte, d’un ton narquois, est-ce l’exemple des moines qui te rend aussi chaste ?

— Oui, me répondait-il, cet amour qu’ils portaient en eux et qu’ils ont vainement essayé de détruire, il flotte maintenant, aérien esprit, aux murailles des cellules et jusque devant l’autel, triste d’être repoussé de tous, heureux de se donner aux premiers êtres qui veulent bien l’accueillir. Ces retraites de moines sont des cavernes ardentes. Quand on s’en approche l’âme ouverte et les sens libres, toutes les passions proscrites par ces religieux viennent vous assaillir et vous enflammer.

La cellule retentit longtemps de nos soupirs et de nos cris de jouissance. Nous étions enlacés quand de furieuses clameurs, des grondements sourds montèrent jusqu’à nous en même temps que le tonnerre semblait éclater au-dessus de notre tête.

— Qu’est-cela ? fis-je en me redressant et je prêtai l’oreille.

Le bruit venait de la chapelle où les moines étaient en prières. C’était l’orgue qui déchaînait ainsi ses tempêtes au milieu des ténèbres, mêlant ses rugissements à la colère des voix. Toutes ces âmes captives se délivraient un instant, mettaient dans un cri ce qui leur restait d’existence, et nous frémissions à leurs fiévreux appels. Mais leur révolte s’apaisa bien vite ; et, comme si les voix avaient, en un seul élan, épuisé leurs énergies, un chant las et traînant remplaça l’hymne de triomphe. L’orgue calmé n’eut plus que des plaintes sourdes, et finit par s’endormir.

— Ils offrent à Dieu, me dit Fasol, leur impuissance, leur stérilité, leur dégoût de la terre. Nous, honorons-le en faisant nos délices des biens dont il nous a comblés !

Et nous nous étreignîmes encore.

Mais l’image du cardinal et le souvenir de la conversation que j’avais surprise ne me quittaient pas. Il me sembla que si je rapportais à quelqu’un ces paroles horribles, elles cesseraient de m’inquiéter. Et comme Fasol, fatigué par le voyage et nos baisers, allait s’endormir, je lui touchai du doigt l’épaule. Il eut un sursaut.

— Fasol, lui demandai-je, sais-tu pourquoi nous allons à Posellino ?

— Pour chasser.

— Non, pour commettre un crime !

Il n’eut pas l’air d’avoir entendu ma réponse et, avec la plus complète indifférence, il laissa retomber sur le lit sa tête lourde de sommeil. Il me parut que le sort se prononçait franchement contre ma confidence. Je ne voulus point la renouveler, mais plutôt oublier tout ce que j’avais entendu, car je m’imaginais que la connaissance d’un secret si redoutable allait me rendre complice ou victime des meurtriers.

Le lendemain, au soleil levant, il me fut aisé de croire à un mauvais rêve. Les paroles du cardinal s’étaient déjà, pour la plupart, envolées de mon souvenir, et, comme je n’avais pu toutes les comprendre, qu’elles ne m’apprenaient rien de certain, je m’ingéniais, devant les belles promesses de l’aube, à leur donner une interprétation rassurante. J’étais donc fort calme lorsque je descendis me promener avec Fasol. J’avais rabattu mon capuchon sur les yeux et je réussis à franchir, sans encombre, le seuil du couvent. Le petit frère essaya bien de me voir le visage et de me tâter les reins, mais je me dérobai prestement à sa désagréable inspection.

Devant la porte nous trouvâmes l’abbé Coccone qui s’entretenait avec un moine court et rougeaud.

— Frère Simpliciano, disait l’abbé Coccone, ces excès d’austérité m’effraient. Il est contraire à notre sainte religion d’attenter au bien-être et à la santé de notre corps.

— Mais, seigneur abbé, reprenait le moine, toutes ces pénitences, qui vous font peur, nous rendent les plus heureux des hommes. C’est en cela que nous nous distinguons des autres religieux, qui n’acceptent la règle qu’en maugréant. Notre amour pour Dieu est si grand qu’il nous cache notre sacrifice. Ainsi le jeûne nous est devenu si naturel que nous préférons notre unique repas de légumes à vos dîners copieux.

— Mais alors, frère Simpliciano, vos pénitences n’ont plus raison d’être. Ne jeûne-t-on pas, comme dit le Psalmiste, pour affliger son âme ? Vous vous rappelez bien la divine parole ?

— Non, je ne me la rappelle pas. Le père Romuald nous défend de lire, même les livres saints, estimant que la science, celle de Dieu comme celles des hommes, rend l’âme orgueilleuse. Il est venu dernièrement au monastère un grand docteur de Padoue, et le père, pour bien montrer qu’il se souciait peu de son savoir, lui a tourné le dos tout le temps qu’a duré sa visite, et, sans s’occuper de ses questions, s’est entretenu avec le jardinier.

— Votre père Romuald m’a tout l’air d’un grossier malhonnête.

— C’est un saint. Et nous avons tant d’affection pour lui que des coups, venant de sa main, nous sont plus doux que les baisers des courtisanes.

— Comment ! vous connaissez des courtisanes ? s’écria l’abbé Coccone.

— Non, c’est une façon de parler… Même quand Romuald nous frappe, sa main reste encore celle d’un père.

— Il vous bat quelquefois ?

— Régulièrement chaque vendredi, il nous administre la discipline en souvenir du crucifiement de Notre-Seigneur, et, par un miracle singulier, c’est pour nous une pure jouissance de répandre notre sang devant la Croix.

— Hem ! Hem ! Cette flagellation ne me dit rien qui vaille. Vous enflammez votre sensualité par de telles pratiques.

— Enflammer notre sensualité ! Est-ce que nous n’avons pas pris soin de l’éteindre ? Les plaisirs de la chair nous sont indifférents. Nous ne sentons plus notre corps. Tenez, je suppose que vous m’ameniez la plus belle des courtisanes…

— Ne parlez donc pas si souvent de ces créatures.

— Non, seigneur abbé ! Je suppose donc que vous m’ameniez la plus belle des courtisanes, mais nue, absolument sans voile, ni jupe, n’ayant rien qui couvre sa gorge, ni son ventre, ni ses cuisses, ni…

— C’est bien, n’insistez pas, je comprends…

— Eh bien ! je resterais pareil à cette statue d’ange que vous voyez là-bas. Nous ne sommes plus touchés que par la gloire de Dieu. Et pourtant il y a ici des moines qui, autrefois, ont tué père et mère. Romuald, par son exemple, a su les ramener au bien. Aussi, je vous le répète, c’est un saint ! L’autre soir, une jeune fille, en danger de perdre l’honneur, est venue lui demander asile. Pour une fois, le père a cru ne pas devoir observer les règles du cloître ; et, la conduisant à sa propre cellule, il a passé la nuit à lui parler de Dieu. Mais, le lendemain, un homme s’est introduit dans le monastère, disant qu’il n’avait point mangé depuis deux jours. C’était l’amant de la jeune fille qui, ne pouvant satisfaire avec elle son criminel désir, voulait au moins se venger sur Romuald de la lui avoir ravie. Au moment donc où le père, avec sa charité ordinaire, s’apprêtait à soulager cette fausse infortune, le misérable lui a asséné sur la tête un terrible coup de bâton. Plusieurs frères, qui se trouvaient là, sont alors accourus, s’imaginant que le père était blessé. Ô miracle ! Romuald, devant le bâton rompu en deux, le front illuminé, les yeux remplis d’allégresse, étendait les mains pour bénir son meurtrier, qui était tombé à genoux et pleurait des larmes de repentir. « Mes frères, disait-il, Dieu ne m’a jamais causé tant de plaisir qu’en me frappant par la main de ce malheureux ! »

— Est-ce que le bâton était gros et solide ? demanda l’abbé Coccone.

— Je ne sais pas, répondit le moine, mais que vous importe ?

— J’ai besoin de ce renseignement pour reconnaître si, dans la circonstance, il s’est produit réellement un miracle.

— Oh ! n’en doutez pas, seigneur abbé ; d’ailleurs le père Romuald n’en est pas à son coup d’essai.

Il parlait encore quand Romuald lui-même apparut. Le père avait les yeux rieurs et la bouche sévère, comme si sa physionomie eut été faite de l’expression de deux visages.

— Je vous défends de parler de moi, mon frère, dit-il. Vous allez me donner de l’orgueil.

Et apercevant une bouse de vache étalée sur le chemin, il la prit dans ses doigts et s’en barbouilla les joues.

L’abbé Coccone détourna la tête, se pinça le nez, fit voler d’une chiquenaude un grain de poussière qui se trouvait sur sa soutane, puis, avec un soupir :

— Ce sont là des manières qui sentent bien leur hérétique, fit-il à demi-voix.

Mais Simpliciano répliqua, très bas, comme s’il eût craint de blesser encore la modestie de son supérieur :

— Il est charmé de trouver une occasion de s’avilir.

Le père Romuald tourna vers nous son visage tout souillé.

— Il faut mortifier notre corps pour délivrer notre âme, dit-il, afin de nous expliquer cette singulière pénitence.

— Que je plains donc mon âme ! s’écria frère Arrivabene qui venait d’apparaître vêtu d’une robe neuve et portant un gros paquet sous le bras.

— Pourquoi plaindre votre âme ? demanda Simpliciano.

— Parce que je ne lui sacrifierai jamais mon bonhomme de corps ! elle peut en être assurée. Ce pauvre vieux, je le vois, je le sens, je l’entends, et si, parfois, il me cause des chagrins, il est bien plus souvent disposé à m’apporter des plaisirs ; et j’irais lui sacrifier une péronnelle dont j’ignore même la couleur. Non ! par le sang du Christ ! Je suis comme ma défunte tante Tartaruga qui laissa tout son bien à Costantino, le sacristain de Saint-Antoine-de-Padoue. Lorsque j’appris qu’elle était sur le point de mourir, j’allai la voir, espérant une part d’héritage. Elle était couchée sur son lit en pleine connaissance. « Qui es-tu ? me demanda-t-elle, tu n’as pas mauvaise figure. — Je suis Arrivabene, ton neveu, ma pauvre tante. — Arrivabene ! Seigneur Jésus ! Que tu es changé, mon garçon. Pourquoi viens-tu si tard ? Je t’aurais laissé un souvenir, au lieu de tout donner à ce satané Costantino qui m’a embrenée du matin au soir, chaque jour de ma pauvre vie. — Eh ! ma tante, pourquoi est-il dans tes papiers ? — Parce qu’il a toujours été près de moi, aux petits soins de ma vieille carcasse, si bien que je ne pouvais pas plus me passer de lui que de mes jambes, encore qu’il me fît autant de mal. — Mais, ma tante, je suis là, tu peux changer d avis. — Non, il fallait arriver plus tôt ; le notaire est parti et d’ailleurs ça me fatiguerait trop de faire un autre testament. Laisse-moi mourir en paix. » C’est ce qui vous prouve que, eût-on comme moi visage plaisant ou fût-on Sa Seigneurie l’Âme, on a toujours tort de ne pas se montrer.

Romuald, par bonheur, n’écoutait point Arrivabene.

Quant à l’abbé Coccone, il cherchait à deviner ce que le moine portait dans ses bras et il ne le quittait pas des yeux. Enfin, comme il ne pouvait rien découvrir et que sa curiosité augmentait toujours, il lui arracha brusquement son paquet. Une jolie jupe en soie, à fleurs roses, mais toute plissée, se déroula.

— Tiens ! tiens ! tiens ! s’écria l’abbé Coccone, voulez-vous me dire, ajouta-t-il, ce que vous prétendez faire de cette robe, Arrivabene ?

— Mais songer aux jolies chairs qui s’y sont moulées, repartit Arrivabene. Voyez ! elles s’y sculptent en creux de la plus galante façon. Lorsqu’on est sans femme, on se console, comme on peut, de leur absence.

— Enfin, où avez-vous trouvé cette robe ?

— Dans la cellule du frère Donato qui s’est sauvé cette nuit du monastère ?

Aux paroles d’Arrivabene, le père Romuald avait pâli tout à coup.

— Ah ! ah ! mon père, reprit l’abbé Coccone en arrêtant sur Romuald un regard sévère, vous avez donc des brebis galeuses chez vous ?

— Nous en avions une seule, et puisqu’elle est partie, nous devons bénir le Seigneur qui a éloigné le scandale de nos murs…

Le cardinal arrivait en ce moment.

— Je suis content de vous trouver, mon père, je vous cherche depuis une heure ! Vous me permettrez de vous dire que je trouve singulière votre attitude envers moi. S’il faut vous l’apprendre, vous n’êtes pas seul le maître, et vous eussiez dû m’informer déjà de ce qui se passe dans votre couvent.

— Que se passe-t-il ? demanda Romuald effaré.

— J’ai interrogé plusieurs frères. Tous me parlent des querelles, des jalousies, des actes d’indiscipline ou d’impureté dont ils sont chaque jour témoins. Et vous, suivant vos affections et vos antipathies, vous frappez au hasard, et, sans vous occuper d’atteindre les vrais coupables, vous multipliez les austérités, vous vous plaisez à faire de vos moines, non pas des pénitents, mais des galériens qui ne songent qu’à s’enfuir au plus tôt de votre monastère, comme ce frère Donato…

— Ah ! celui-là, interrompit Romuald, ce n’était pas un moine, mais un misérable, un monstre de lubricité, un assassin !

— Vous l’avez pourtant reçu dans votre couvent ?

— Par charité, monseigneur. Mais je m’en repens bien.

— Donato n’est sans doute pas le seul moine de son espèce à Notre-Dame-des-Bois. Je sais que vous aimez accueillir à la fois chez vous des criminels avérés et des moines d’âme indépendante qui, plutôt que de se conformer à renseignement et aux pratiques imposées par l’Église, se font à eux-mèmes une religion. Or, sachez-le, mon père, les criminels ne se repentent pas, ils se reposent. Quant à vos orgueilleux frères, tôt ou tard ils finiront par renier leur loi et par fonder une nouvelle hérésie. Vous, cependant, vous assistez d’un œil indifférent aux luttes incessantes qui s’élèvent dans votre monastère, et ceux qui vous demandent d’abolir la règle comme ceux qui vous prient de la modifier, vous trouvent également sourd. Il semble que vous ne deviez vous occuper de rien en ce monde, en dehors de vos dévotions mesquines et de vos opérations mercantiles.

— Monseigneur ! s’écria le père Romuald, indigné.

— Je connais votre goût pour les humiliations. C’est pourquoi je ne vous les ménage pas, songeant avant tout à votre plaisir. Certes ! je n’ai point l’âme d’un réformateur et je vous laisse le soin de donner à vos moines des sandales ou de leur prescrire de marcher pieds nus. Seulement, je suis étonné que ce monastère échappe, je ne dis pas à l’autorité, mais à la connaissance de Sa Sainteté.

— Nous dépendons de la République de Venise, répliqua Romuald.

— Tous les couvents doivent être sous la protection du pape. La République de Venise, sachez-le, mon père, est en de trop bons termes avec l’Église pour souffrir qu’un couvent puisse jamais exister, malgré elle ou, ce qui revient au même, à son insu. Or, il est inconcevable qu’au moment où le Saint-Père a de si lourdes charges, ses fils s’enrichissent sans subvenir à ses besoins.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Romuald.

Le cardinal eut un sourire, puis d’une voix caressante il demanda :

— Combien votre liqueur vous rapporte-t-elle ?

À cette demande le père Romuald trembla de la tête aux pieds.

— Ma liqueur ! Seigneur Jésus ! Ma liqueur ! Ah ! elle me donne plus de peines que de profits, ma liqueur !

— Ne vous moquez pas de moi. Vous faites bien, n’est-ce pas, bon an, mal an, vingt mille ducats ?

— Seigneur Jésus ! Vingt mille ducats ! Monseigneur ! Vingt mille ducats ! mais il faudrait vendre au monde entier. C’est à peine si, dans les bonnes années, nous gagnons le quart de cette somme.

— N’essayez donc pas de me tromper. Je suis au courant de vos affaires.

— Je vous demande pardon, mais vous ne les connaissez pas du tout, mes affaires. Je tiens mes bénéfices secrets parce que les envieux sont toujours prêts à suspecter mon industrie. Et cependant tout l’argent que je gagne est employé en aumônes et en bonnes œuvres pour la plus grande gloire de Dieu.

— Il ne vous déplaira donc pas, reprit le cardinal, de penser aussi à son vicaire. Je fixe votre redevance annuelle à dix mille ducats.

Le père Romuald était atterré.

— Dix mille ducats ! répétait-il, mais où les prendrai-je ?

— Je n’ai, à ce sujet, aucune inquiétude, repartit le cardinal.

— Monseigneur, c’est ma ruine que vous désirez ! Vous ne songez donc pas à tout ce que me coûte l’entretien du monastère !

— Tenez-vous à son existence ? s’écria Benzoni.

— Et quand devrai-je vous verser cette somme considérable ?

— Mais aujourd’hui même. Vous devez avoir fait des économies depuis le temps que le monastère et la fabrication de la liqueur occupent toute votre pensée.

Il fallait obéir et le père Romuald, après avoir hésité le plus longtemps possible, finit par le comprendre. Il poussa un soupir et nous pria de le suivre. Laissant le frère Simpliciano s’entretenir avec Arrivabene, nous accompagnâmes Romuald, le cardinal et Coccone à travers vingt corridors jusqu’à la chambre secrète où le père renfermait son argent. Sous le froc, je me sentais pleine d’audace et je fusse allée aux enfers.

Le père Romuald, ayant soulevé une trappe, nous fit descendre quelques marches dans l’obscurité. Au fond d’un couloir étroit, éclairé par une lampe, se trouvait un large coffre en fer où étaient entassées toutes les richesses du couvent. Le père nous découvrit ses trésors, et, avec un geste désespéré, il remit à l’abbé Coccone les dix sacs de mille ducats qu’avait exigés le cardinal. Puis, après avoir, d’un coup d’œil attendri, embrassé l’or qui lui restait, il referma le coffre.

— Vous m’assassinez, monseigneur, dit-il.

Nous partîmes le jour même. Le père Romuald humble, anéanti, vint nous souhaiter un bon voyage d’une voix rauque, d’une parole contrainte, laissant deviner, par ses gestes et sa physionomie, qu’il désirait pour nous les pires accidents.

— Sa Sainteté sera reconnaissante de ce que vous avez fait pour elle, mon père, lui dit le cardinal en montant à cheval.

À cette consolation ironique le père serra les lèvres, étouffant sa rage. Planté sur le chemin comme un peuplier mélancolique, à côté de Simpliciano et du frère portier, longtemps il suivit des yeux la petite caisse attachée sur la selle de l’abbé Coccone et qui renfermait les économies de Notre-Dame-des-Bois. Qui eût pu dire s’il pleurait les pièces d’or perdues ou l’espoir détruit d’un couvent idéal ouvert à toutes les infortunes ?

Je me hâtai de rendre à frère Arrivabene sa puante défroque qu’il reprit avec plaisir, car sa nouvelle robe ne lui allait qu’à moitié.

— Ah ! dis-je à Fasol, comme il est bon de respirer le grand air ! Il me semble que je sors d’une effrayante prison. Au milieu de tous ces moines, je me sentais devenir folle. Le monde me semble plus beau, depuis que je l’ai quitté. Les oiseaux dans les feuillages clairs, les vaches dans les près, et cette herbe pleine de fleurs, je voudrais tout baiser, tout embrasser. Décidément, je ne suis pas faite pour le ciel !

— Douce mignonne, disait Fasol, es-tu jolie dans ta joie, ardente et rouge de plaisir sous les beaux rayons de Monseigneur le soleil !

Et comme il m’en priait, j’arrêtai mon cheval puis, distraite, les yeux en l’air, je le laissai humecter ses lèvres des petites gouttelettes de sueur qui perlaient sous mes cheveux.

— Où est donc Guido ? fis-je tout à coup.

— Comment ! demanda Fasol, qui heureusement, ne se doutait point de ma passion.

J’éclatai de rire à son nez.

J’étais si heureuse, si pleine d’espoir ! Je ne sais pourquoi, craintes et soucis s’étaient dissipés comme par enchantement, mais, n’ayant pu découvrir Guido dans le cortège, ma gaieté s’envola bien vite.

Vers le soir, comme nous apercevions devant nous, par les déchirures des hautes futaies, les tours de Posellino, dont les fenêtres brillaient aux dernières lueurs du soleil, Benzoni et l’abbé Coccone se trouvèrent à côté de moi. Avant qu’ils ne m’eussent remarquée, j’eus soin de vite baisser mon voile. Le visage sombre, inquiet et fatigué de l’abbé formait un contraste frappant avec la physionomie calme de Benzoni.

— Vous avez l’air de bien méchante humeur ce soir, seigneur abbé, dit le cardinal. Le voyage vous aurait-il été pénible ?

L’abbé ne put se contenir.

— Certes, le voyage m’a été pénible, mais la cause de mon irritation est autrement grave. Je ne m’occupe point de ma lassitude, monseigneur, je songe que vous vous en allez avec insouciance à la chasse alors qu’a Rome, en ce moment même, Sa Sainteté se dispose peut-être à signer votre rappel.

Le cardinal avait pris une attitude hautaine et autoritaire.

— Contentez-vous de veiller sur ma caisse, seigneur abbé, dit-il, et ne songez pas à diriger ma fortune. Ce soin ne regarde que moi seul. Vous apprendrez bientôt que, si je suis à Posellino, c’est pour faire oublier, par un service éclatant, le scandale que cette Nichina a causé à ma réputation. Je vais prévenir une disgrâce probable et la rendre, dans la suite, impossible.

En prononçant mon nom, le cardinal avait réveillé mes craintes. Encore une fois, sans pouvoir rien deviner, je me demandais de quelle faute, de quel crime je pouvais m’être rendue coupable envers lui. Et j’essayais de comprendre cet homme qui s’avançait à cheval devant moi avec une tranquillité si parfaite et un visage si impénétrable.

Au détour du chemin, nous vîmes se dresser un petit être rouge de visage, à la barbe grisonnante, au ventre bedonnant et de gestes vifs. Vêtu d’un pourpoint de peau de chèvre, il portait de grosses bottes et des chausses rapiécées. Seul un béret de velours au liseré d’or, ombragé de plumes fripées, le distinguait d’un paysan. On chuchotait, dans notre troupe, que c’était le duc Gacialda.

Dès qu’il aperçut le cardinal, il se précipita vers lui et lui souhaita une bienvenue aimable et familière.

— En voilà une surprise ! Le légat ! Peste ! Mon brave cardinal Benzoni, voulez-vous que je vous aide à descendre de cheval ? On connaît ses devoirs ou on ne les connaît pas. Car je suis le vassal du Saint-Père ou le diable m’emporte. Et comment va ce bon papa Clément VII ? Moi, je ne sais rien du monde, vous savez. Je vis dans ma tanière comme saint Siméon sur sa colonne.

Le cardinal lui répondit avec affabilité, tout en gardant une certaine réserve envers ce campagnard aux libres et rudes manières.

Les portes du château étaient toutes grandes ouvertes ; dans les fossés comblés on avait fait des semis ; les arbres, le long des murailles, grimpaient, étalaient leurs branchages et, dans ce combat avec de vieilles pierres, semblaient devoir rester les plus forts. On eût dit que le châtelain de Posellino, en son âme pacifique, ne pouvait imaginer, chez les autres hommes, des instincts guerriers qui ne se trouvaient point en lui.

— On m’avait bien annoncé votre arrivée, continuait-il, mais c’est heureux tout de même que vous me trouviez là. Justement j’étais parti pour la chasse avec tout mon équipage. Je suis revenu seul pour la noce d’un tenancier. Vous comprenez, ces gens-là aiment qu’on les voie s’accoupler pour qu’on ne dise point ensuite devant leur rejeton : C’est le roi de Naples qui l’a fabriqué… Comme mes piqueurs sont demeurés sur la lisière de la forêt, vous pourrez, je pense, tenir tous au château… Et puis, quoi ! est-ce qu’on ne peut pas coucher à la belle étoile, pour une nuit ! Ce gros frère, par exemple ! ça ne lui ferait pas de mal de se passer une fois d’un lit douillet.

— Je vous demande pardon, monseigneur, repartit Arrivabene auquel le duc s’était adressé, l’ordonnance de mon docteur, — que motive, hélas ! ma trop délicate santé, — me dispense, quand je suis au service de Dieu, de coucher sur la dure ; ce n’est point pour attraper des rhumatismes au service des hommes.

Mais Gacialda ne l’écoutait point ; il s’entretenait avec le cardinal, avec Coccone, avec Fasol, avec tout le monde, laissant couler un flux de paroles intarissable.

— Quel rustre ! disait l’abbé Coccone.

Le duc surprit la remarque, mais, loin de s’en fâcher, il répondit bravement :

— Eh oui ! je suis un rustre. Moi, je vis avec des bêtes et des paysans qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. On ne prend guère, parmi eux, les façons des cours. Mais puisque le bon Dieu a créé ces bêtes et ces gens-là, pourquoi, moi, Gacialda, aurais-je honte de m’en occuper ? Je n’ai pas toujours l’honneur de recevoir des cardinaux.

Benzoni, se penchant alors vers Fasol, lui dit à demi-voix :

— Croiriez-vous que cet homme administre, au nom de ses pupilles, le fief le plus riche et le plus important du Saint-Siège ?

Coccone, qui se promenait de long en large au milieu de la cour du château, en tenant sa cassette dans ses bras, comme un poupon qu’on dorlote, entendit la réflexion du cardinal et lança un coup d’œil d’admiration envieuse à Gacialda.

À ce moment, une jeune fille traversa la cour, épaisse, forte en couleur, les mains rouges, les jambes nues et crasseuses. Elle avait le corps enveloppé plutôt que vêtu d’une robe courte et en guenilles, qui couvrait à peine ses genoux. Ses cheveux longs, poudreux, embroussaillés, étaient raides comme des brins de paille. Elle ne conservait de la femme qu’un goût barbare et tout primitif de la parure, que l’on remarquait à de grossiers pendants d’oreille en bois et à une petite bague d’or.

— Heureusement que Donato est un amoureux de village et que sa virilité n’a point d’yeux, fit le cardinal entre ses dents.

Qu’était-ce donc que ce Donato ? J’avais déjà entendu Benzoni prononcer ce nom, mais en quel endroit ? dans quelles circonstances ? je ne me le rappelais pas.

— Allons ! Paolina, cria le duc, viens dire bonjour au légat du Saint-Père.

La jeune fille s’approcha et je vis alors, dans ce visage sans sexe, briller un œil timide, farouche, qui ne manquait pas d’une certaine beauté.

S’étant inclinée gauchement devant le cardinal, elle se redressa très vite et se mit à courir, s’abandonnant à la joie et à l’ardeur de ses instincts comme un petit animal sauvage.

Un appel en deux tons, s’élevant d’une note basse à un cri prolongé, superbe et plaintif, discordant comme le bruit d’une meule, remplissait la cour.

— Oh ! oh ! papa ! papa duc ! cria la jeune fille, viens donc voir : le faucon qui étrangle notre paon.

Un faucon de nos piqueurs s’était échappé de son panier et venait de se jeter soudain sur l’orgueilleux éventail de plumes qui, pris de court, n’avait pu se rabattre et se laissait dévorer dans toute sa pompe, en lançant des cris lamentables.

On eut beaucoup de peine à arracher le malheureux paon à son bourreau, dont les serres demeuraient immobiles et qui ne céda sa proie que contre une large beccade, une tranche de bœuf saignant qu’on alla lui chercher.

— Oh ! c’était amusant, ce combat ! dit la jeune fille comme avec un regret.

— Laisse donc, Paolina, tu es sotte !

Le duc se penchait sur l’oiseau blessé, dont le faucon avait tout déplumé la belle robe d’azur, et il essayait, du plat de la main, de la rendre lisse, comme on repasse une soie chiffonnée.

— Pauvre bête ! disait-il.

Enfin, après avoir poussé un soupir et donné au paon une dernière caresse, il se tourna vers ses hôtes et leur offrit, en attendant le souper, de prendre des rafraîchissements. Nous entrâmes dans une haute et vaste salle, dont les murs étaient couverts de bois de cerfs et de têtes de sangliers.

— C’est moi qui ai tué tout ça ! dit le duc, non sans un sourire d’orgueil.

L’abbé Coccone, qui se trouvait près de Gacialda, s’efforça d’être aimable et de faire oublier, par des compliments, sa première réflexion.

— Ah ! mademoiselle votre fille, commença-t-il…

— C’est ma nièce, rectifia le duc.

— Mademoiselle votre nièce sera un beau parti.

— N’est-ce pas ? C’est une jolie chemisée de chair. Un peu capricieuse, un peu indépendante, je l’avoue, et n’étant pas tous les jours de bonne humeur. Nous nous disputons ferme quelquefois et, dame ! on se flanque de solides roulées. C’est une gaillarde. D’ailleurs nous ne sommes pas tous, tant que nous sommes, de petites perfections, pas vrai ? Mais n’importe ! c’est une bonne enfant. Et puis honnête. Il n’y a pas un mirliflore qui lui ait seulement levé le bas du cotillon.

— Vous devriez la mener à Venise.

— Pourquoi ça ? Est-ce qu’il n’y a pas à Venise plus de filles qu’il n’en faut ?

Voyant son maître causer avec Coccone, un chien de Gacialda, au long poil blanc et soyeux, pensa que l’abbé était un ami de la maison, et voulut lui présenter ses hommages. Il se dressa, appuya ses deux pattes de devant sur la poitrine de Coccone et, ne pouvant atteindre jusqu’au visage, il lui lécha le cou. Comme il sentit promptement que ses caresses n’étaient pas appréciées, il se retira avec un air boudeur, en laissant sur la soutane de l’abbé le souvenir de ses babines grasses et de ses promenades dans la boue. Je m’imaginais que Coccone allait montrer son mécontentement ; sans doute songea-t-il à la Passion de Notre-Seigneur, car avec un sourire résigné il reprit la conversation.

— Certes, oui ! les jeunes filles ne manquent pas à Venise, mais qu’il est rare de trouver chez elles ces solides vertus qui forment l’ornement d’une épouse chrétienne et attirent sur les mariages la bénédiction du Ciel ! En cette triste époque, les cœurs droits, sincères, qui désirent fonder une union selon Dieu, ne se rencontrent plus, hélas ! Croiriez-vous que j’ai un neveu, jeune homme du plus grand avenir…

— Où est donc le comte Marzio ? interrompit le cardinal.

— Marzio ! ah ! ah ! Marzio ! ah ! ah ! vous me demandez où il est ? Mais je pourrais mieux vous apprendre les occupations actuelles du pape que de vous renseigner sur les faits et gestes de ce garçon. Il est parti ce matin pour la chasse ; voilà ce que e puis vous dire. Quand rentrera-t-il ? Ce soir ou à la prochaine lune, je n’en sais rien, par la sainte Trinité ! Marzio est un citoyen qui ne nous tient pas tous les jours au courant de ses projets. Il couche chez nos gardes plus souvent que chez son oncle. S’il a le cœur dispos et que la meute soit en train, Dieu seul peut deviner quand il s’arrêtera.

L’abbé Coccone s’était approché de Paola.

— Mademoiselle aime le monde ?

La jeune fille eut un regard peureux et étonné.

— Mademoiselle aime danser ? reprit-il.

— Oh oui ! j’aime ça ! fit-elle et, dans un large rire, elle nous montra ses dents qu’elle avait assez fines, mais toutes jaunes.

— Il faut venir à Venise, mademoiselle, conclut l’abbé.

Comme on dressait la table du souper, mes craintes se réveillèrent. Je pensai que je devais ôter mon voile et que le cardinal allait me reconnaître. Par bonheur, la table était trop petite pour le nombre des convives. Je m’installai donc avec Fasol sur un escabeau, dans l’embrasure d’une fenêtre, me plaçant de telle sorte que ni Benzoni, ni Coccone ne pouvaient me voir.

Le cardinal, après s’être étonné de ne pas trouver Fasol près de lui, l’excusa de souper à l’écart.

— Ne gênons pas les amoureux, fit-il.

Et il apprit au duc Gacialda, qui ne devait pas plaisanter sur le chapitre des unions illégitimes, que nous étions de nouveaux mariés. Si le cardinal avait su quelle était la femme de Fasol, Seigneur Jésus !

La parole du duc, exubérante, joviale, infatigable, dominait toutes les causeries. Gacialda ne semblait pas croire que ses hôtes valussent la peine d’être écoutés. Il élevait la voix, quand il craignait de ne pas être entendu, ne prêtait aucune attention à ce qu’on lui disait et ne prononçait pas une phrase, fût-ce : « Donnez moi du sel », sans y mettre les intonations importantes d’un prédicateur de carême.

— Ah ! vous avez un peintre avec vous, dit-il, moi aussi j’ai aimé la peinture. Je barbouillais sur tous les murs des enfants Jésus, des sainte Vierge, ce qui causait à mon pauvre père des fureurs, des fureurs !… Un moine, le frère Eusebio, me prédit que je me ferais religieux, que j’aurais un génie angélique et que je décorerais une église. Religieux et angélique, moi ! concevez-vous ça ? Hein ! gros père moine, me vois-tu dans ta peau ?

— Certainement, seigneur, repartit Arrivabene qui s’emplissait le ventre avec ardeur, mais je me vois encore mieux dans la vôtre.

Paola, qui avait quitté la salle, revint alors vers son oncle.

— Papa duc, fit-elle, on ne sauvera pas le paon.

Gacialda devint soucieux et se tut un instant, mais bientôt il s’écria de sa voix la plus éclatante :

— Il faut le tuer tout de suite, le rôtir et l’envoyer en cadeau à notre tenancier Borbottino pour son repas de noces.

Le provéditeur Toderini, qui était assis à la gauche de Gacialda, demeurait songeur. Il se pencha tout à coup vers son voisin de table et lui adressa cette question :

— N’avez-vous pas conservé, monseigneur, vos dessins de jeunesse ? Il y a dans ces premiers croquis, hâtifs et gauches, d’une main encore inhabile, une naïveté souvent ravissante et à laquelle ne sauraient atteindre des peintres d’un art accompli.

— Tiens ! j’y pense. Où sont-ils mes dessins ? Paolina, tu dois savoir. J’ai vu Marzio descendre un jour du grenier des papiers pour les latrines. Pourvu qu’il ne les ait pas déchirés ! Il faut vous dire que, maintenant, je suis chasseur, et que je ne m’occupe plus de peindre des anges depuis que j’ai passé l’âge de l’être. Mais vous seriez peut-être heureux d’entendre ma première aventure de chasse. Elle n’est pas commune, je vous prie de croire.

Et il nous apprit comment seul, à douze ans, il tua son premier sanglier.

Il achevait à peine qu’une tête blonde, ébouriffée, mal attachée à un long corps maigre, apparut devant le duc.

— Comment ! dis-je, Michele des Étoiles est ici, mais il est donc partout, cet animal-là !

Le philosophe s’était levé, et, arrêtant sur Gacialda ses grands yeux doux, les narines énormes de son nez retroussé, il interrompit une seconde histoire de chasse.

— Prince, fit-il au milieu du chuchotement indigné des convives qui lui disaient de se rasseoir :

Prince qui laisses à d’autres les plaisirs de la guerre
Et cultives en sage l’héritage paternel,
Mon vers, aux siècles futurs, portera ton nom
Pur de cette fausse gloire qu’on paie avec du sang…

Ce fut au tour de Gacialda de l’interrompre. Il ne parvenait pas à demeurer silencieux. Ses lèvres, brûlantes de paroles, remuaient toujours.

— Bravo, messer, dit-il. Voilà qui est excellent. Je vous avoue que la poésie et moi, nous ne couchons guère ensemble. Je trouve que les vers sont d’agréables balivernes. Quand j’étais jeune, j’en ai écrit moi-même quelques-uns pour ma bonne amie, hum ! hum ! je veux dire pour ma femme. Les vôtres sont fort jolis. Toutes mes félicitations.

Tandis que le duc parlait et qu’on servait les rôtis ruisselants de graisse, les pâtés de venaison, les crèmes aux fruits et que tous les convives s’occupaient de jouer des dents et des mâchoires, j’inspectais la salle, cherchant en vain à découvrir Guido. Je demandai à voix basse à Arrivabene, puis à Michele des Étoiles, qui tous deux se levaient de table, l’un pour aller au retrait et l’autre pour prendre un livre, s’ils l’avaient vu. Ils me répondirent l’un après l’autre que Guido n’était pas avec le cardinal. Alors je me sentis tout à coup triste et dégoûtée ; la lourde gaieté de Gacialda et de ses hôtes, la grossièreté de tous ces gens qui mangeaient avidement, ouvrant de larges bouches au-dessus des plats de viande saignante, me répugnèrent et, sans attendre la fin du souper, je montai à la chambre où je devais coucher avec Fasol.

Je m’étais toujours figuré, jusqu’alors, que Guido était avec nous et, bien qu’il ne parût point, la pensée que j’allais le voir bientôt, me rendait tout heureuse. À présent que je me savais loin de lui, perdue en ce pays de barbares, j’étais accablée de tristesse. La chambre que l’on m’avait donnée ajoutait encore à ma peine. C’était celle de Paola ; la jeune fille, déjà couchée, me regardait aller et venir de ses grands yeux étonnés, et je me disais que, tout à l’heure, Fasol me ferait la honte de m’embrasser en sa présence, qu’il me faudrait, devant une jeune fille, souffrir un amour qui me répugnait. Je m’affligeais aussi sur mon corps d’amoureuse, habitué à des soins tendres, et voluptueux, et que je devrais forcément négliger, dans cette maison où l’on n’avait pas plus songé aux délices qu’aux besoins des sens. Ah ! si j’avais eu Guido près de moi, je me serais bien moquée de tous ces raffinements de toilette ! mais, en son absence, comment ne pas m’occuper de ces grâces qui étaient mon orgueil et ma richesse ? Il me semblait que si, chaque matin, selon les prescriptions de mon coiffeur, je ne pouvais arroser mes cheveux de l’Eau des Fées et me couvrir les joues du Fard d’Avicenne, je ne conserverais pas longtemps ma beauté. Que devenir sans Flavia la Strega qui me faisait des mains de neige, des ongles de nacre, et comment me passer d’Oreggio à qui je devais les boucles fines et la souplesse brillante de mes cheveux ?

Fasol m’avait suivie et, un instant, s’était arrêté à la fenêtre devant la nuit du jardin, pleine de grandes ombres et de pâles rayons.

— Eh, Nichina, dit-il, j’espère que nous allons être bien ! Respire les bonnes odeurs qui nous viennent des prés.

— Est-ce que nous allons rester ici longtemps !

— Je ne sais pas ; quinze jours, un mois peut-être.

Je frappai du pied avec colère.

— Ah ! bran alors !

— Je croyais que tu voulais devenir la petite dryade de Posellino ?

— Je ne veux rien devenir du tout ; je veux m’en aller au plus vite.

Fasol me considérait en ricanant.

— Tu veux t’en aller déjà quand tu étais si pressée de partir !

— Moi ! pressée de partir ? Vraiment je ne sais pas ce que tu as ce soir : tu es fou, je crois bien.

— Comment ! je suis fou ! Tu n’as pas voulu partir malgré tout ce que je t’ai dit, et tu ne t’es pas sauvée de la maison, malgré moi ?

— Non, je n’ai pas voulu partir, non, je ne me suis pas sauvée : c’est toi qui m’as entraînée dans cet abominable pays où je vais mourir de chagrin.

Je m’étais étendue sur le lit toute vêtue et, tournant le dos à Fasol, je me couvrais le visage de mes mains pour qu’il ne me vît pas pleurer. Il s’approcha et voulut me caresser.

— Tu me fais mal ! lui criai-je, espèce de sot !

— Répète donc un peu ce que tu viens de dire !

Je me retournai brusquement, m’assis sur le lit et, avançant le haut du corps, regardant Fasol bien en face :

— Sot ! sot ! sot ! criai-je.

Pour répondre à cette triple provocation, trois claques vigoureuses et rapides vinrent m’enflammer les joues. Je sanglotai éperdument.

— Lâche ! faisais-je au milieu de mes larmes, lâche qui bats les femmes !

En me voyant souffleter, Paola, qui ne nous avait pas quittés des yeux, se redressa et nous lança un regard effaré. Fasol, la considérait avec attendrissement, et, comme pour lui-même :

— Les hommes sont bien heureux, disait-il, qui vivent aux champs avec de simples filles, et ne connaissent pas de pareilles possédées.

— C’est ça ! répliquai-je. Va donc coucher avec celle-là ! tu ne feras pas mal : un derrière crotté, un souillon de village, ça doit te plaire. Regarde : elle est jolie, elle est tentante, n’est-ce pas, la pucelle ?

Je continuais mes sarcasmes quand je vis Paola devenir rouge, se cacher la figure sous les couvertures pendant qu’elle laissait éclater ses sanglots. Désolée de lui avoir causé de la peine, je courus vers elle, retirai la couverture sous laquelle se dérobait sa petite tête en larmes et, de mon mouchoir parfumé, je lui essuyais les pleurs que mes attentions semblaient redoubler. Puis, tout en lui donnant de longs baisers :

— Ma mignonne demoiselle, faisais-je, ne vous chagrinez pas et ne pensez plus à mes paroles ! Voyons, est-ce que je sais ce que je dis, moi : je suis une malheureuse femme qui ai beaucoup de peine et s’en prend de ses ennuis à de jolies innocentes comme vous.

Mais Paola répliquait d’une voix entrecoupée par les gémissements :

— Oh ! je sais bien que vous disiez la vérité, madame. Vous êtes jolie, vous, tandis que moi, je suis laide. Personne, jamais, ne m’aimera.

— Voulez-vous bien vous taire ! En voilà des imaginations de petite folle ! D’abord, vous êtes une belle fille, là ! Et puis je saurai vous rendre plus belle encore en vous apprenant à vous coiffer, à vous habiller comme une grande femme. Vous êtes une gamine, ma chérie. Vous ignorez beaucoup de choses, mais vous les saurez bientôt. Je le vois à vos yeux. Ne dites pas non. Tenez, elle rit, l’espiègle ! Allons ! ne pleurez plus : vous êtes si jolie comme ça. Bonsoir, mademoiselle.

Satisfaite d’avoir consolé Paola, je me déshabillai à la hâte et me couchai près de Fasol.

— Et à moi, fit-il, on ne me dit rien.

— Ah ! les hommes, est-ce qu’on leur cause jamais de peine, ils ont des cœurs de pierre.

— Alors, tu ne veux pas faire la paix ?

— Un autre jour !

Mais déjà il me baisait les paupières, les cheveux, la bouche, et m’enlaçait de sa forte étreinte. Il me posséda malgré moi, tandis que mes yeux, pleins de sommeil, se fermaient pour m’offrir l’image adorée. Fasol a dû se croire aimé, ce soir-là, à moins que je n’aie crié tout à coup le nom de Guido : et encore, dans la joie de son désir exaucé, n’eut-il pas, innocemment, transformé les syllabes ?

Le lendemain, tout le monde s’occupa de se parer pour les noces. Le duc, dès l’aube, apparut dans notre chambre.

— Bonjour les amoureux ! cria-t-il. Et comment roucoule-t-on ce matin ?

Il avait mis un costume de velours vert passé et portait un béret orné de plumes de coq. Il jeta sur le lit de Paola un paquet soigneusement enveloppé.

— Tiens ! fillette, voici la robe de bal de ta tante. Vous étiez de la même taille : elle t’ira. Mais, fais-y attention.

Paola eut un sourire de plaisir en déployant la robe qui était bordée d’un passement noirci par les années, mais dont la soie avait assez de reflets pour réjouir sa coquetterie de paysanne. Quand je vis sa taille emprisonnée dans l’énorme corps de jupe, je ne pus m’empêcher de rire. Craignant de l’attrister de nouveau, je voulus lui laisser croire que c’était Fasol qui excitait ainsi ma gaieté.

— Seigneur Jésus ! m’écriai-je, quelle mine sérieuse, un jour de noces !…

Mais Fasol, assez bas pour n’être pas entendu, blâmait mon penchant à la moquerie.

— Le ridicule, disait-il, réjouit les égoïstes qui se jugent au-dessus du prochain, dès qu’ils surprennent ses misères ; il attriste les âmes tendres dans leur désir de ne rencontrer sur la terre que des êtres aimables. Pour ma part, je ne puis le concevoir, et je m’imagine volontiers qu’il n’existe plus aussitôt que l’on cesse de considérer les êtres isolément. En effet, la nature a voulu que des liens étroits unissent les hommes et les a placés de telle sorte que la disgrâce des uns sert la perfection des autres, lui emprunte quelque lustre ou disparaît devant elle. Est-ce qu’une fiente d’oiseau, étalée sur la fenêtre d’un palais, va en déshonorer la magnificence. De même, dans l’ensemble harmonieux du monde, la laideur ne saurait m’affecter. Au plus répugnant visage le soleil met toujours de belles ombres.

Cependant j’aidai Paola dans sa toilette et, sans me préoccuper des paroles de Fasol, je fis tous mes efforts pour qu’à mes yeux elle ne fût point ridicule, puis Fasol et moi, en attendant la messe, nous errâmes autour du château.

Sur le chemin qui conduit aux habitations des tenanciers, nous rencontrâmes le cardinal qui causait avec un vieux paysan. Le bonhomme, courbé en deux, les mains derrière le dos, le haut du corps précédant de beaucoup l’arrière-train, s’avançait à la façon d’une vipère, tendant une petite tête qu’illuminaient des yeux bleus et fixes, bordés de rouge et entourés de vingt cercles de rides De temps à autre, on voyait une bouche d’un rose tirant au noir s’ouvrir lentement, découvrir des dents noires comme l’ébène et se refermer avec un grand bruit de mâchoire. Il nous fut facile de suivre l’entretien, car le bonhomme criait de telle sorte qu’on eût dit qu’il s’adressait à tous les passants.

— Alors, père Borbottino, disait le cardinal, vous n’êtes pas satisfait du mariage de votre fille ?

— Pour sûr que non, monseigneur.

— Et toutefois vous avez donné votre consentement.

— J’l’ai donné ; j’l’ai pas donné. C’est-à-dire que nous fallait de l’argent. Il en a, lî, le Beccafico ! Moi, j’aviant dans l’idée que fallait l’aguicher, histoire de lî tirer quèques quattrini. Lorsque l’galant nous aurait compté les pièces, la fille, en vire-voltant su’ les talons lui z’eut envoyé par le visage cette friandise : « Va-t-en, m’ami, attendre à l’église que j’y vienne, le jour du mariage de sainte Catherine. » Mais l’homme a de la malice, y ne s’est point laissé berner. C’est même lî qu’en a conté à l’innocente. Quand j’ai su que l’paillard m’l’avait de vrai ou quasiment gâtée, et pis, qu’à présent, y cherchait une aut’ sotte pour la plaisanterie, moi, tout vieux et courbé que j’suis, j’ai pas hésité ; j’suis allé à Saliceto, jusqu’au logis du sire et, l’saisissant par l’bras, l’vant un manche ed pelle que j’aviant emporté : « Couillon ! lî ai-je dit, t’es de ces animaux qui s’amusent à creuser des trous sans s’occuper ensuite d’les boucher, et ne pensent guère à conduire dans leur lit la fille qu’y z’ont eue au bord du pré, mais Cas afiair’e aujourd’hui z’à ton maître. — Eh là ! qu’avez-vous donc à geindre ? » me demande le drôle qui c’mençe à faire le niais comme si j’ne voyais pas clair dans son jeu. Mais moi qui mets pas une matinée à dire ma messe, je vas au but et j’lî crie : « C’que j’ai ! J’veux qu’tu’ t’maries avec la Borbottino. — Ah bian ! si vous l’v’lez, moi, je l’veux bian. Ne vous lâchez pouè pour ça. Autant cette-là qu’une aut’. — Épouse-la donc ! et sans tarder, ou j’t’écrase la trogne, vilain joufflu que tu z’es ».

— Enfin, c’est un parti convenable pour votre fille ?

— Oui z’et non. C’est-à-dire que, s’il a l’sac, comme c’est sûr, d’ailleurs, y n’le montre jamais. Y n’ont pas leurs pareils pour être avares, dans cette sacrée famille de Jean-fesse. Et pis, y n’sont seulement pouè du peys, étant nés et demeurant à Saliceto, qu’est à deux heures d’route d’la maison.

— Ils ne vous plaisent pas, mais leur argent vous plaît. Sans doute votre vie est difficile à Posellino ?

— Ça n’est pas que nous sêyons malhureux ; seulement l’maître nous d’mande d’l’argent.

— Le duc se montre très exigeant à votre égard ?

— C’est-à-dire qu’aujourd’hui z’y n’est pas raisonnable. Pendant dix années, y nous a laissés aller not’ p’tit bonhomme de chemin sans noos rien réclamer, et v’là, tout d’un coup, qu’y jete les hauts cris pace que nous n’pouvons pas encore lî payer nos redevances. Voyons ! un peu de bons sens ! une année de plus ou de moins, c’est y z’une affaire pour un grand seigneur comme lî ! Savez-vous ce que j’ai dans l’idée ?

— Non.

— J’ai dans l’idée qu’y boit.

— Le duc a peut-être des vices plus honteux encore.

— Possible ! On l’a vu z’en compagnie de la fille à la Buratella, une éhontée qu’en accepte de tous les hommes.

— Parlez-moi franchement, père Borbottino ! Vous êtes mécontent du duc et vous trouvez que c’est un mauvais maître.

— J’dis pas ça.

— Vous ne le dites pas mais vous le pensez.

— J’pense qu’y ne s’conduit pas bien avec des tenanciers qui l’servent aussi fidèlement. Non ! y s’conduit pas bien avec nous, et vous pouvez le faire savoir au pape, si vous le rencontrez.

— Tenez ! mon bonhomme, dit le cardinal, cet argent vous viendra en aide.

Et il lui mit plusieurs ducats dans la main. Le Borbottino considéra l’or avec dévotion, puis déboutonnant ses braies, il laissa tomber les pièces, une à une, dans une poche profonde qui était cousue à la doublure. Ensuite il s’appuya sur les mains pour, courber devant le cardinal son dos voûté et s’en alla en répétant :

— Ah ! monseigneur, vous êtes un fier honnête homme, vous !

Cet entretien du cardinal, si dédaigneux d’ordinaire, avec un paysan ; les paroles malveillantes qu’il avait eues pour le duc, son hôte ; l’or qu’il avait donné au vieillard comme pour encourager ses mauvaises dispositions envers son maître, tout me causait un singulier étonnement. Alors, je ne sais pourquoi, la causerie que j’avais surprise de la cellule, à Notre-Dame-des-Bois, et à laquelle je ne songeais plus, me revint exactement à la mémoire. Je n’avais rien oublié. Et les mots s’en présentaient maintenant à mon esprit avec un sens terrible. Un crime va se commettre, pensais-je, et je ne sais sur quels êtres, et j’en ignore le but ! Comment découvrir, comment faire avorter le complot ? Pourtant je me rappelais bien que le cardinal, dans cette conversation de Notre-Dame-des-Bois, avait parlé de Paola, qu’il l’offrait à son interlocuteur pour amoureuse. Et j’avais beau me dire que c’était sans doute de sa part une plaisanterie indifférente, j’essayais vainement de calmer mon anxiété.

Sur ces entrefaites Paola, toute parée et tenant à la main un gros livre de prières en velin blanc, vint nous rejoindre. Fière de porter sa robe ridicule et trop longue, dont la traîne embarrassait ses mouvements, gauche et gênée par la nouveauté de son costume, elle avait perdu son air farouche de la veille et, son teint, rafraîchi par une longue toilette, ses yeux bleus pleins d’étonnement et de naïveté, lui faisaient le visage d’un tout petit enfant. Le cardinal, en la croisant, lui adressa d’ironiques flatteries, dont elle ne sentit point le côté moqueur et qui lui mirent un instant le visage en feu ; mais, sans lui répondre, elle se dirigea vers nous.

— Je vais voir la mariée, dit-elle, vous savez : c’est ma sœur de lait.

Comme elle nous invitait à l’accompagner, nous la suivîmes, au milieu des poules et des porcs en folie, jusqu’à la maison de la Borbottino. Dans l’unique chambre, qui servait aussi de boulangerie, pleine d’odeurs de pain chaud et de pommes mûres, la mariée, aidée de sa mère et de sa grand’mère, était en train de revêtir sa robe de noces. C’était une grosse fille dont le corps, tout d’une pièce, ne donnait l’idée d’aucune forme ; seulement on oubliait cette lourde charpente en regardant son visage, dont la peau mate, les yeux clairs et doux étaient d’un grand charme. Cette tendresse du regard semblait commune à toute la famille, mais elle se mélangeait chez la mère de tristesse et de soumission ; chez l’aïeule, d’indépendance et de sauvagerie.

Paola s’approcha de la mariée, lui posa les mains sur les épaules et la baisa sur les deux joues. Elle embrassa de même les deux autres femmes

— Quoi donc ! dit-elle en voyant la mère essuyer lentement une larme du bout du doigt, vous pleurez pour le mariage de votre fille ? Ça vous chagrine donc bien ?

— Ne m’en parlez-pas, ma pauvre demoiselle, sait-on où elle s’en va, en ce jour ?

— Oh ! remarqua Paola, que t’es-tu donc mis sur le front ? Pourquoi ne pas laisser voir tes jolis cheveux ?

La figure de la vieille grand’mère eut une expression féroce. Elle saisit le bras de Paola et s’écria :

— Ses cheveux ! Savez-vous ce qu’y sont devenus, ses cheveux ? Y les lui z’a coupés, pour les vendre, sous prétexte que ces noces-là lî coûtaient trop cher. Et le père l’a approuvé comme il approuve tout ce que fait son gendre.

— On nous avait offert de ses cheveux le mois dernier quinze ducats, reprit la mère, et nous qui sommes d’pauv’gens, nous aviant refusé, par respect pour sa figure de chrétienne. Et lî ! il a des moyens, pourtant !

— Possible ! j’ai des moyens. Seulement j’aime mieux pas être si fier, couper les cheveux de ma femme et payer mes redevances.

C’était le futur mari qui entrait, habillé de vêtements noirs propres, mais rapiécés. Rouge de visage, d’allure gaillarde mais un peu lourde, il avait des yeux ternes, qui, de temps à autre, brillaient de petites flammes polissonnes. Il souriait avec tranquillité, en homme qui ne croit pas avoir à douter de l’avenir.

Il jeta brutalement sur la table un mince bouquet de roses artificielles, puis, considérant, sous la robe courte, les jambes de la mariée, joliment chaussées de bas cramoisis.

— Ma fiole ! Vous vous refusez rien : des bas de soie à présent !

— Ça vous regarde-t-il ? repartit la grand’mère. Pouillez-vous comme y vous chante et laissez-nous mettre les hardes qui nous conviennent. Est-ce qu’on se marie tous les jours ? Non, grâce au Ciel ! Mais avez-vous pas bientôt fini de la regarder des pieds à la tête ? V’lez vous aussi, pendant que vous y êtes, lî voir l’cul, si elle y met des dentelles ?

— Pour sûr ! je veux voir ce qu’elle a su’ l’dos, car c’est moi qui devrai payer toutes ces frusques, après la bénédiction.

— Ayez donc pas peur ! On sait ce qu’on doit attendre d’ vous, et on compte pouè sur vot’ grenier pour faire manger nos poules !

— Enfin, v’lez-vous me dire d’où qu’y viennent, ces bas ?

— C’est un cadeau.

— Un cadeau ! Un cadeau ! Jusse Ciel ? Et de qui ?

— Un cadeau du seigneur.

— Ah bian ! Ah bian ! répéta le Beccafico qui se mit à marcher de long en large à petits pas pesants et satisfaits.

Cependant le Compagnon de l’Anneau, qui devait conduire la mariée à l’église, était déjà sur le seuil. Un bourdonnement de voix, et de gros rires s’élevait de la foule rangée devant la porte. Il ne manquait plus un invité. Les derniers retardataires, des parents ou des amis du Beccafico, venaient d’arriver à cheval.

— Dites donc, grand’maman, on attache les chevaux dans l’aire, n’est-ce pas ?

— Seigneur Jésus ! Ça sera propre ! Et mes pauv’ choux, que vont-y devenir avec c’te cavalerie ? T’nez ! T’nez ! V’là déjà l’cochon qui s’ sauve. Y lui z’ont fait peur. Bon sang de bon sang ! j’aurais mieux aimé me passer de manger trois jours de suite que de voir des noces pareilles.

Et la vieille, brandissant une baguette, au milieu des ricanements criards des oies et des petits rires étouffés des poules, s’élançait sur le chemin à la recherche du porc. Quand elle rentrait, toute haletante, le Beccafico s’approchait d’elle, la main tendue.

— Voyons ! Vous ne m’en v’lez pas !

— Gnan ! gnan ! gnan ! répondait la grand’mère entre ses dents, sur un ton si ambigu que nul ne pouvait savoir si elle pardonnait à son gendre ou si, au contraire, elle lui conservait son ressentiment.

La cloche de la chapelle seigneuriale sonnait d’une large volée quand le duc accourut à toutes jambes. Le ceinturon de son épée, qui lui serrait outrageusement le ventre, le rendait semblable à un double boudin, et son pourpoint vert était si étroit qu’on se demandait, à chaque instant, quel miracle empêchait son costume de craquer et, comme le voile du temple, de se déchirer du haut en bas.

— Eh ! eh ! mes enfants, qu’est-ce que vous faites donc ? s’écria-t-il en essuyant son front dégouttant de sueur. Mon chapelain s’impatiente. Songez qu’il ne peut manger qu’après vous avoir dit sa messe.

— Allons ! fit le Beccafico en ouvrant la marche d’un pas lourd et rythmé, tandis que la Borbottino embrassait sa fille en sanglotant.

Le duc nous avait pris à part. Il frappait sur l’épaule de mon ami qui le dépassait de la tête.

— Mon petit Fasol !… Ça vous étonne, n’est-ce pas, que je sache votre nom, mais je sais tout, moi !… Mon petit Fasol, écoutez : je vous retiens, s’il fait beau, après la noce. Nous partons pour Saliceto. Et vous verrez une chasse ! Vous verrez une chasse ! Je ne vous dis que ça.

Paola, les yeux fixés sur son livre de prières, d’une main précautionnée, enlevait les fermoirs d’or. Je ne sais pourquoi ce geste indifférent m’émut jusqu’aux larmes. La tranquillité de ces gens, que menaçait peut-être une affreuse catastrophe, excitait toute ma pitié. De nouveau le pressentiment d’un crime mystérieux venait me remplir l’âme de terreur. Je me plaçai à côté de Paola, résolue à lui confier mes craintes et, comme elle était absorbée par sa lecture, je la tirai par la manche.

— Que voulez-vous, madame ? me dit-elle en levant les yeux sur moi.

Mais au même moment, j’aperçus près de moi le cardinal et l’abbé Coccone. Ils me regardèrent en passant, et je suis certaine qu’ils me reconnurent ; seulement ils détournèrent très vite la tête comme s’ils ne m’avaient pas remarquée. Ils se chuchotaient à l’oreille, mais j’ai l’ouïe fine et j’entendis parfaitement leurs paroles.

— Nous avons bien manqué notre coup à Venise. Nous pouvons reprendre ici la comédie. À la campagne, et jouée par l’homme que j’ai sous la main, elle ne peut manquer d’avoir du succès !

À travers la foule des paysans qui, d’un pas lourd, pesant et endormi, se rangeaient sur leur passage, ils se frayèrent une voie jusqu’à la chapelle où ils entrèrent avec beaucoup de recueillement et de solennité.

— Que voulez-vous donc, madame ? me répétait Paola.

Hélas ! je n’osais plus rien lui avouer, comme si l’apparition de mes ennemis avait subitement glacé les mots sur mes lèvres. Et je ne sus que lui faire cette inutile remarque :

— Votre croix est de travers, mademoiselle.

Cependant Fasol avait déjà posé le pied sur le seuil de l’église, amusé par la bigarrure des costumes.

— Entre, si tu veux, lui dis-je, moi je demeure ici ; j’ai besoin d’air.

Alors, laissant la noce s’engouffrer dans la chapelle, nous restâmes à nous promener aux alentours du château.

Le mot de noces avait éveillé le caquet de toutes ces dames, jeunes et vieilles, qui entouraient Nichina. Pour quelques instants, elles n’écoutèrent plus le récit, entraînées par de riantes images d’épousailles.

— Le bruit court, madame, commença Marina Stella en s’adressant à Betta Pedali, le bruit court que mademoiselle votre fille va se marier ?

— Ah ! fit Betta, ç’avait d’abord été mon intention d’unir ma fille à un ancien ami, fort riche, un peu âgé, il est vrai, mais excellent homme, et qui se fût montré plein d’égards pour sa jeune femme. Quand ma Bettina l’a vu, elle a jugé qu’il lui en imposait trop, qu’elle le regarderait toujours comme un père. En vain lui ai-je rappelé que le respect d’une femme était un gage de bonheur dans un ménage ; en vain lui ai-je démontré que l’âge de son mari lui garantissait de sa part prévenances et fidélité, — vous savez ce que sont ces folles cervelles ! — elle n’a rien voulu entendre. Aussi j’ai dû la lancer dans la galanterie.

— Le métier est perdu à notre époque, remarqua tristement Marina Stella. En effet, depuis qu’elle était devenue laide, elle ne conservait qu’un seul amant, le sénateur Pizzamano, celui qu’on appelait « le vieux larmoyeur ». Tout le faisait pleurer : les triomphes et les malheurs de Venise, la misère de l’espèce humaine et la beauté absente de sa maîtresse. Mais si l’on en croit les jaloux, Marina Stella ne se contentait pas d’attiser les regrets de son amant : elle avait pour lui mille attentions que son air modeste, sa parole prudente, n’eussent point laissé deviner.

Angela Balla-l’Ocche s’écria :

— Et le mariage donc ! Croyez-vous qu’il fait beau pour les mères de marier leurs filles, à présent qu’il faut à nos péronnelles des trousseaux de reine ? Où trouver un épouseur pour subvenir à tout ce luxe ? Figurez-vous, ma chère, je suis allée aux fiançailles de la petite Elena Brunetta, — vous savez, la fille de la Calighera. On avait exposé sur le lit nuptial ses robes, son linge de corps, ses chaussures. J’ai vu des fraises de dentelles ornées de perles, des éventails de plumes, des collets chargés de rosaces d’or émaillé, des petits souliers à croquer, ma chère ! Je voudrais bien savoir le nom du cordonnier pour m’en faire commander de pareils. Ah ! il y en avait pour de l’argent ! Seigneur Jésus ! On avait mis là tout ce qui pouvait servir à la future, à chaque moment de son existence, à ses mois, à ses couches, à ses relevailles… que sais-je ? Enfin on n’avait rien oublié. Polissena et moi nous avons cherché le bassin d’or où devait se mirer son second visage : il y était ! offert à la vénération des fidèles, comme le vase du précieux sang, le jour du Vendredi Saint. Le fiancé, pareil à un capitaine qui montre à l’ennemi les forces dont il dispose, se réjouissait d’étaler, aux yeux de tous, ce qui allait défendre son honneur. Barrières pourtant bien faibles, et dont il ne devait guère se louer, ces corsages qui ne cachent pas seulement le creux de l’aisselle, ces collerettes si courtes qu’elles laissent à tous moments les seins à découvert, et ces caleçons à l’ouverture béante qui formeraient un cadre plutôt qu’un voile au tableau, si la chaste jupe ne se trouvait là, pour protéger, fût-ce un moment, la vertu des épouses ! En regardant ces chemises indécentes, ces jupes de ruffianes, ces voiles conseillers d’adultères, Polissena n’a pu retenir sa langue, la méchante gale ! Prenant en main un petit caleçon bordé de dentelles, si fin et si coquet qu’on avait envie de se le coller sur le derrière, elle s’est approchée du futur mari et, le plus naïvement du monde : « Pardon, monsieur, a-t-elle fait, quel jour est la vente ? »

Madame Betta Pedali continuait à nous entretenir de sa sollicitude et de ses chagrins maternels :

— Je connaissais la Bombarda de longue date ; c’est une vieille camarade d’école. Il y a peu de femmes qui soient, autant qu’elle, intelligentes et laborieuses. Il faut la voir, aux grandes fêtes de l’année, quand Venise regorge de marchands et de voyageurs en quête d’aventure galante. En ce temps-là, elle ne ferme l’œil de la nuit ; inspecte sa maison du haut en bas ; par des lucarnes mystérieuses contemple les couples ; veille à ce que chacune fasse son devoir ; active du geste, de l’œil, d’une confidence glissée à propos à l’oreille, l’ardeur des plus jeunes ouvrières. Si quelqu’un, dans la crainte qu’elle ne tombe de lassitude, lui conseille de prendre un peu de repos. « Ah ! répond-elle, avec une fierté de commandant des galères, il faut que je sois toujours sur le pont. Comment, sans moi, marcherait mon équipage ? » Je pensai que ma fille, puisqu’elle se destinait à la galanterie, ne pouvait être en de meilleures mains, car moi, je ne voulais pas lui donner de conseils, ni lui servir d’exemple. Vous comprenez qu’après lui avoir trouvé un beau parti, il m’en coûtait de lui dire : « Ma fille, fais-toi une spécialité de caresses. Tu n’auras aucun amant en titre et tu les auras tous en secret. Tu passeras pour être leur esclave et ce seront eux qui te lécheront les pieds. Une complaisance d’un instant t’évitera de souffrir, toute une journée, leurs déclarations mensongères, leurs querelles amoureuses, leur brutale jalousie. Ils affecteront de te mépriser : tu y perdras quelques bouquets et tu y gagneras beaucoup de ducats. » Ce sont là maximes à mon usage et formant ce que j’appellerai ma morale personnelle, mais une mère de famille ne veut point pour ses enfants des chemins qu’elle a suivis elle-même : C’est un grand tort et je le vois bien maintenant. La Bombarda plaça tout d’abord ma fille dans la classe des Consolatrices et lui donna pour son début un veuf en larmes, dont une maladie contagieuse venait d’emporter la famille. Bettina ne sut qu’augmenter la douleur de cet homme et pleurer avec lui. Le lendemain, mon amie me renvoyait ma fille en m’écrivant « qu’elle n’avait aucune aptitude et ne réussirait certainement pas dans la profession qu’elle avait choisie ». Elle ajoutait : « Seul le sénateur Pizzamano pourrait être séduit par ses larmes, mais à sa place, je me ferais un cas de conscience d’enlever à Marina Stella un amoureux dont la pauvre fille a si grand besoin pour sa subsistance. »

— En vérité ! j’en ai si grand besoin que cela ! interrompit Marina Stella. Eh bien, je voudrais lui montrer, à cette Bombarda, les lettres que je reçois, si nombreuses et en termes si honorables, que j’ai prié un poète de mes amis de venir me les classer pour les faire imprimer après ma mort. Ah ! je n’ai pas d’amants ! eh bien, je voudrais que la Bombarda eût seulement chez elle le quart des hommes éminents qui sont venus me supplier à genoux de leur accorder mes faveurs. Seulement, voilà ! je tiens à rester fidèle à un homme que j’aime.

— Vous avez une passion pour le sénateur Pizzamano ?

— Certainement. Il a tant de bontés pour moi. Si vous saviez ! c’est un père. D’ailleurs moi je suis honnête, les désirs des hommes me répugnent. Croyez-vous que, pareille à certaines femmes de ma connaissance, je consentirais, pour un peu d’or, à renier mon sexe et à offrir à un galant, comme un turc, l’envers de ma personne ?

En prononçant ces paroles, Marina Stella levait des yeux provocateurs sur Betta Pedali, mais sa malice fut perdue. Betta, qui songeait à sa fille, ne se préoccupa même pas de lui répondre, trop fière, d’ailleurs, de ses succès passés pour être sensible à une médisance.

— Si vous aviez vu ma pauvre enfant lorsqu’elle revint de chez la Bombarda : elle était pâle comme ma chemise. J’essayais de la consoler, mais j’y perdais mon latin. « Puisque je ne puis pas réussir chez la Bombarda, répétait-elle, puisque je ne puis pas réussir, c’est bien simple : je vais me flanquer à l’eau. »

— Pourquoi donc vous obstiniez-vous à lui faire prendre un métier ? interrompit encore Marina Stella, que l’émotion de son adversaire ne désarmait pas. N’aviez-vous pas assez travaillé sous les courtines pour que votre enfant pût à présent se reposer ?

— Il n’est pas convenable de laisser les filles dans l’oisiveté, remarqua, sur un ton grave, Angela Balla-l’Ocche.

— Il est surtout imprudent, répliqua Marina Stella, de les abandonner à leurs penchants quand elles n’ont eu, pour toute éducation, que les exemples et les conseils d’une mère sans pudeur. Qu’elles prennent un amant, elles ne se feront guère scrupule d’emporter un trésor acquis par des voies si peu chrétiennes.

— Hélas ! s’écria Betta Pedali à laquelle cette réflexion arracha des sanglots, j’aurais dû prévenir ce qui est arrivé. Elle s’est sauvée, l’ingrate ! et devinez avec qui ? avec un peintre ! emportant tout ce qu’elle a trouvé dans la maison. Par bonheur, j’avais caché la cassette où je renferme ma fortune, car elle l’eût emportée aussi. Voici un mois qu’elle est partie et je n’ai pas de ses nouvelles. Ah ! je suis bien malheureuse ! Le bon Dieu me punit d’avoir autrefois causé tant de peine à ma pauvre mère.

— Vous avez causé de la peine à votre mère ?

— Oui, ma pauvre maman voulait me marier à un charpentier, et moi j’ai préféré devenir la maîtresse d’un archevêque.

— Pardon, observa Angella Balla-l’Ocche, le cas est tout différent. Votre fille, Betta, s’est sauvée avec un peintre qui, sans doute, n’a pas un bagattino devant lui et serait incapable de barbouiller congrûment une porte. Vous, au contraire, en choisissant cet archevêque, vous vous êtes assuré une fortune : votre mère n’avait pas sa tête à elle lorsqu’elle vous ordonnait d’épouser un charpentier, et, vraiment, c’eût été vous donner au diable que de ne pas lui désobéir.

— Toutes les filles sont ingrates pour leur mère, conclut Marina Stella. Seule, la Petanera, a su montrer un dévouement filial digne de notre admiration. Pour que cette mère ne fût pas humiliée par la jeunesse et la beauté de sa fille, celle-ci la faisait passer pour sa grande sœur, et elle exigeait de ses amants qu’avant de la toucher elle-même, ils fissent, sur cette prétendue aînée, l’essai de leur vigueur. Toutefois Madame Petanera, voyant que cette clause indisposait les hommes, s’est résignée noblement à se retirer de la scène et à laisser à sa fille les destinées de sa maison.

À ce moment nous entendîmes s’élever au fond de la salle les appels d’une petite voix enfantine.

— M’man ! m’man ! criait-on.

Comme tout le monde se regardait avec surprise, Angela Balla-l’Ocche crut devoir satisfaire la curiosité générale.

— C’est Aquilina, ma petite fille, que je n’ai pas voulu coucher parce que je tenais à écouter l’histoire de Madame Nichina.

— Comment ! Elle n’est pas encore dans son lit, à cette heure !

— Oh ! ça lui arrive plus d’une fois. Elle attendra bien un peu. Je vais la prendre sur moi.

Mais la fillette, complètement éveillée, s’élançait et bondissait dans la chambre comme une petite chèvre.

— Chut ! chut ! Voulez-vous bien vous arrêter, mademoiselle !

Cependant elle s’était élancée vers moi, avait, d’un grand effort, grimpé sur mes jambes, et, maintenant cherchait sur mon genou une petite place pour ses fesses, asseyant la droite et la gauche tour à tour.

— Eh bien ! Lina ! vous ne vous gênez pas, disait Angela.

— Laissez-la donc, madame, elle est si gentille.

Lina d’ailleurs, sans s’occuper des appels de sa mère, s’était mise décidément à califourchon sur ma jambe. Elle me regarda de ses gros yeux innocents.

— Veux-tu que te bise !

— Oui, je veux bien.

— Moi aussi, veux bien, mais donne d’abord une p’tite pièce.

Ne possédant point ce qu’on me demandait, je crus pouvoir remplacer la pièce par des dragées que m’avait offertes Nichina après le souper. On accepta l’échange. Je glissai le bonbon entre les lèvres de l’enfant qui le croqua très vite.

— Baise-moi maintenant.

Alors toute sérieuse, en roulant de droite à gauche ses gros yeux vagues et indifférents, elle se pendit à mon cou et me fit résonner la joue sous un long baiser.

— Donne une aute drazée et te biserai encore.

Je lui tendis les lèvres.

— Non, bonbon d’avance !

— N’est-ce pas qu’elle est avancée pour son âge ? dit Angela Balla-l’Ocche. Elle n’a que cinq ans. C’est noncle, noncle Zan, qui apprend tout cela à Lina.

Mais soudain la fillette s’élança de mes genoux, fit une cabriole sur le tapis et, montrant au-dessous de ses jambes écartées, que le mouvement avait découvertes, sa petite tête renversée, malicieuse et toute en rires.

— Tiens ! pisque t’es zentil, z’vais t’le faire voir pour rien.

Et elle écartait les cuisses, tout heureuse d’étaler sa mignonne nudité.

Angela Balla-l’Ocche, furieuse, rouge de colère, atteinte au vif de sa dignité maternelle, s’était levée d’un bond et courait ramener sa fille dans le devoir.

— Misérable petite sale ! dit-elle en la mettant debout avec de grandes claques. Qui vous a enseigné ces choses ? Voulez-vous avoir le fouet, mademoiselle ? A-t-on jamais vu une enfant pareille !

Il y eut des sanglots étouffés par des menaces, des tapes assourdies sur les jupes, des promesses de châtiments chuchotées à voix basse et, finalement, un grignoteraient de dragées et un bruit de sonores baisers sur des joues encore en larmes.

Ce fut au milieu de cette réconciliation tendre et batailleuse d’une mère violente et de sa polissonne fillette que Nichina continua son récit.

Tandis que Fasol, devant la chapelle, regardait une sculpture du portail et que je songeais à partir aussitôt pour Venise, les gens de la noce sortirent en riant, en se bousculant, avec de grands cris et une pétulante gaieté qui nous joignit à eux et nous entraîna dans leur course. Au milieu de mon trouble, je me sentais attirée par ces foules joyeuses comme s’il était possible, à leur contact, d’oublier sa tristesse et de gagner l’insouciance. Ces pauvres paysans, dont plusieurs faisaient carême toute l’année, ne se tenaient pas d’impatience à la pensée du dîner copieux qui allait leur être servi. Ils imaginaient, par avance, les pièces de volaille, les gâteaux et les fruits qui devaient composer le repas, tout en se grattant l’oreille ou en se nettoyant le nez du bout du doigt. Quelques-uns, moins soucieux de leur ventre, échangeaient leurs impressions sur le costume des époux, sur la robe de la petite châtelaine, sur le pourpoint en velours vert du duc Gacialda. Ils ne concevaient pas des manifestations plus parfaites du luxe et de l’élégance, et ils restaient encore éblouis de ce qu’ils venaient de voir. Le cardinal excitait aussi les curiosités. On se demanda ce que pouvait bien être ce seigneur habillé de rouge. Tout le monde se détournait sur son passage et on l’examinait, par derrière, en détail. Un paysan ne résista pas au désir qu’il avait de connaître Benzoni et, après s’être incliné très bas, il lui tendit la main.

— Dîtes donc, messer, seriez-vous point l’oncle de not’ châtelaine ?

Le cardinal promenait sur les groupes son regard dédaigneux, tandis que Coccone fronçait les sourcils et repliait la lèvre inférieure sur son menton, inconsolable d’avoir posé le pied au milieu d’une mare et trempé le bas de sa soutane.

L’idée de l’étreinte prochaine, qui allait ensanglanter une vierge, rendait les vieilles, selon leur caractère, graves, jacasseuses, prodigues de confidences. Sous leurs longs voiles noirs, elles penchaient l’une contre l’autre leurs figures jaunes comme des coings, ridées comme l’écorce d’un chêne, se chuchotaient à l’oreille des recettes mystérieuses, rappelaient la manière dont la mariée doit se tenir dans le lit en attendant le mâle, les moyens de prévenir sa colère au cas d’un doute injurieux ; puis, à des souvenirs attristants, elles levaient les yeux au ciel, pleuraient de grosses larmes, frappaient sur leurs cannes recourbées.

— Si on savait ce qu’on sait à ct’heure, Jésus !

— Oui, si c’atait seulement à r’commencer !

— Je vous dis, la mère, y a pas de sorcellerie qui tienne ! Si la peau attire la peau, faut qu’y viennent l’un dans l’autre, quand bian même li diable voudrait s’mettre entre eux !

Les jeunes filles, voilées de blanc et portant au cou de petites croix d’or ou des colliers de verroterie, se tenaient roides et immobiles, de crainte de ramasser de la boue à leurs jupes.

— Quel âge as-tu, Veronica ? demandait l’une.

— Quinze ans passés de la Saint-Jean.

— Voilà l’âge !

— Oh ! attendez encore.

Soucieuses de jouer convenablement leur rôle de grosses petites saintes, elles souriaient avec douceur, et leur bouche entr’ouverte dans leurs joues roses ressemblait à l’entaille d’un couteau dans une pomme. On eût dit qu’en revêtant leur robe de fête, elles étaient devenues pareilles à des statues creuses pour enfermer à l’intérieur d’elles-mêmes toutes leurs passionnettes, sans en rien laisser transparaître. Seulement, si un lourd garçon venait, par derrière, leur pincer la croupe, elles répondaient par une ruade bien envoyée qui faisait éclater de rire l’audacieux, tandis qu’elles lui lançaient un coup d’œil de colère et d’indignation.

Les jeunes gens les dévoraient du regard.

Dans cette bande de mâles, il y avait, sans doute, plus d’un tendre amoureux qui s’en allait aux veillées ou aux champs, à côté de sa promise, n’osant lever les yeux vers elle, plus attentif à ses moindres paroles qu’un écolier à la leçon du magister, mais en troupe, excités par l’exemple d’un des leurs, on voyait, à leurs yeux brillants de fureur amoureuse, qu’ils ne songeaient plus qu’à renverser, à fouler de leurs fougueux désirs ces corps de vierges.

Cependant, le duc venait de sortir de la chapelle. Il s’arrêta un instant, essuya son front dégouttant de sueur, et, après avoir, deux ou trois fois, tourné très vite la tête à droite et à gauche, il se mit à courir de groupe en groupe en donnant ses ordres d’un geste vif et d’une parole rapide. On eût dit un général préparant une grande bataille, tant il paraissait actif et pressé d’affaires. Et comme un petit marmiton s’élançait hors des cuisines, portant sur un plat d’argent un énorme pâté, le duc l’arrêta d’un cri.

— Allons, est-ce le paon, cette fois ? Depuis une heure que vous le faites attendre !… Ah ! mon petit Fasol, ajouta-t-il en se tournant vers mon ami, je ne voudrais pas avoir à marier tous les jours mes tenanciers : cela me donne une peine, un tracas !… Et vous, faisait-il à un nouvel arrivant qu’est-ce que vous voulez ? Vous êtes le violon, dites-vous ; eh bien ! allez vous placer tout de suite près de la flûte. Dépêchez-vous !

Le père Borbottino s’approchait doucement, découvrant ses dents noires.

— Dites donc, not’ maître, commençait-il, j’voudrais vous parler.

— Tout à l’heure, mon ami, tout à l’heure ; vous voyez : je suis occupé.

— Ça serait rapport aux redevances. C’est quasiment malhonnête de vot’ part de nous les réclamer au moment du mariage de not’ fille.

— Le mariage de votre fille ! C’est ma bourse qui en fait les frais.

— Enfin, ça serait tout de même bian de vot’ part, not’ maître, de nous laisser en paix comme les aut’z’ années.

— Nous verrons ça, père Borbottino, nous verrons ça. Maintenant je ne puis vous écouter.

Le vieux s’éloigna de son pas lent, tranquille, glissant çà et là, au milieu des groupes, sa tête de vipère.

Une clameur prolongée annonça que le dîner était prêt. On avait dressé les tables en plein air et chacun courut y prendre sa place. Il y eut un grand tumulte fait du trépignement et des cris de deux cents personnes. Le duc passait, tout essoufflé, derrière les bancs, se plaisait à changer de place les convives, entraînant à son bras ou poussant par les épaules de grandes filles qui s’en allaient retrouver leur rang, les yeux baissés et en pouffant de rire. Enfin le moment arriva où tout le monde put s’asseoir. Les larges croupes s’écrasèrent sur les bancs et les coudes s’étalèrent sur les tables, avec lourdeur et tranquillité comme pour bien marquer leur prise de possession. Alors on n’entendit plus que le bruit des lèvres gloutonnes aspirant la soupe et des cuillers d’étain raclant les écuelles. Je ne sais pourquoi le duc m’avait séparée de Fasol. J’étais assise entre le frère du marié et une vieille coquette de petite ville à laquelle le Beccafico avait vendu les cheveux de la Borbottino. Il lui rappela même le marché.

— Et, à propos, comment vous va la crinière de ma femme ?

La dame rougit beaucoup et déclara qu’elle était en heureuse harmonie avec la sienne.

Le teint frais et le front couvert de rides, elle exhalait l’odeur à demi éventée d’un vieux sachet de civette qu’on aurait oublié au fond d’un coffre. Je devinai qu’elle attendait des compliments et je louai l’éclat de sa peau.

— N’est-ce pas qu’elle est jolie, madame ? me répondit-elle. Par exemple, que de soins minutieux et incessants pour arriver à ce résultat ! Si vous voulez quelque peu me ressembler, je vous donnerai un conseil : appliquez-vous la nuit sur le visage une tranche de veau cru que vous aurez fait baigner quelques heures dans du lait. Rien n’est meilleur pour le teint !

Je la remerciai du renseignement et continuai de manger.

À Venise, sans doute, ce repas substantiel, préparé à la hâte, sans art, par des mains inhabiles, m’eût dégoûtée ; mais ici le grand air, l’entrain des convives me le rendaient excellent, et, que ce fût l’œuvre du vin de pays, rose et léger comme l’aurore, dont, trop souvent peut-être, je remplissais ma coupe, que ce fût la faute du cardinal qui, sous prétexte d’indisposition, s’était retiré au château avec Coccone, je me sentais heureuse, je ne pensais plus qu’à écraser entre mes dents les friandises, et à voir le soleil étinceler sur les gobelets d’étain. J’étais même à ce point conquise, soulevée par la joie forte de ces paysans, que leurs façons grossières ne me choquaient plus. Comme eux, je saluai, d’un battement de mains, l’apparition du paon, lorsque enrubanné, flanqué de dindons rôtis, couvert encore de sa robe aux yeux de velours, un cuisinier, solennellement, le déposa devant le duc ; et, avec toutes les tables, je vantai, à grands cris, la magnificence seigneuriale, tandis que le duc découpait cette belle pièce en souriant avec modestie à la mariée.

Vers la fin du dîner, comme on parlait de chanter, le duc s’adressant à frère Arrivabene qui lui faisait vis-a-vis :

— Eh bien, gros père ! dit-il, c’est toi qui vas commencer !

Mais Arrivabene s’excusa de ne point obéir à une proposition si gracieuse sous prétexte que sa voix était enrouée.

— Seulement, ajouta-t-il, je ne chante pas que d’en haut ; j’ai des talents cachés, et il suffit que vous désiriez les connaître, pour que je m’empresse de vous satisfaire.

— C’est ça ! frère ! c’est ça ! criait-on, montre tes talents cachés.

Devant la volonté de tous, Arrivabene ne crut pas devoir se dérober. Il tourna le dos aux convives, s’agenouilla, mit la face contre terre et, pour que les sons ne fussent point étouffés, il se troussa le froc autour des reins. Il préluda sur un mode si plaintif, dans une tonalité si haute, si aiguë qu’on eût dit la complainte de quelque misérable prisonnier, au fond d’une geôle douloureuse. Mais comme la chère copieuse du dîner n’avait pas mis la noce en veine de tristesse, cette voix gémissante provoqua la plus franche gaieté. Seul le Beccafico, impassible, la bouche ouverte, écoutait avec recueillement et semblait chercher le secret d’une mélodie si chagrine.

— Parions que t’en pousses pas trente, fit-il.

— Parions un gâteau d’amandes que si, repartit Arrivabene qui nous montra un instant son visage en feu.

— C’est dit, mais j’compte !

Dans son art, le derrière d’Arrivabene ne s’en tenait pas à un seul genre. En reprenant ses exercices, il eut des notes graves, sévères, d’une suite fort majestueuse. Puis, pareil à un orgue de cathédrale, il déchaîna la foudre, lança dans l’air des voix angéliques, mima les appels discordants des démons ; et, pour terminer, lâcha une canonnade retentissante qui fit miauler les chats à la ronde. Ayant fini ses jeux, le frère se leva, avec un sérieux imperturbable, au milieu des rires et des applaudissements de tout son auditoire ; sans attendre qu’on lui décernât la récompense promise, il saisit le gâteau d’amandes, le serra contre son sein et, d’un coup de poing en pleine poitrine, renversa sur son banc le Beccafico qui lui contestait d’avoir gagné son pari.

— Il est à moi, ce gâteau, cria-t-il, et je le garderai, et je le mangerai tout seul… à moins, ajouta-t-il avec le plus galant sourire, à moins qu’une jeune beauté, séduite par mon talent, ne veuille bien venir à côté de moi en prendre une part.

Il parlait encore lorsque Michele des Étoiles s’approcha, et lui frappa l’épaule :

— Rustre ! fit-il, quel sale plaisir prends-tu à parodier la voix que Dieu a donnée aux hommes ?

— Mais, seigneur, dit Arrivabene, je ne parodie rien. C’est vous qui choisissez entre les cadeaux du bon Dieu, exaltant les uns et crachant sur les autres. Moi, je l’honore dans tous ses dons, grands et petits. Il n’est point de jour, par exemple, où je ne remercie son infinie bonté de l’excellent estomac et du docile derrière dont elle m’a gratifié. Vous auriez peut-être voulu m’entendre réciter vos sonnets, mais je me place à la portée de ces braves gens ; ils sentent ma musique, tandis qu’ils n’auraient sans doute pas compris vos vers, qui manquent de clarté.

Cependant, après avoir bu un vieux vin de Sicile qui sortait des caves du château, les convives se levaient aux sons des flûtes et des violons, et aussitôt les danses commencèrent, ardentes, ivres, emportées. Le jeune Beccafico me serrait contre lui, les bras autour de ma taille, les jambes dans les miennes. Il excitait de telle sorte ma honte et mon désir que je le mordis au visage. Il me répondit, avec la colère d’un homme en rut, en m’écrasant la joue sous un rude soufflet de campagnard. Cette violence, loin de m’irriter, me fut délicieuse. Tandis qu’il goûtait en moi la séduction de toutes les luxures inconnues, de toutes les grâces étrangères à sa rude sensualité, moi je subissais avec lui le charme des simples instincts, des libres amours, de la Terre ! Oh ! que j’eusse voulu me rouler sous son corps dans la boue chaude des fossés ! J’étais comme une bête en folie, ne conservant de la femme qu’une aptitude merveilleuse à jouir et à tirer de fines émotions des plus brutales étreintes. À présent, j’entraînais mon cavalier plus qu’il ne me conduisait. Il avait peur de mes yeux enflammés de plaisir, et des caresses de ma langue, et de ces jeux que l’on ne sait point au village. Il hésitait à me prendre.

— Voyons ! disais-je, mettons-nous là ! là !

Mais où trouver un abri ? Dans les champs voisins, tournés ou accroupis contre les haies, hommes et femmes se soulageaient librement ; et moi, sans plus me soucier de ces misères de nature que des regards curieux qui ne me quittaient pas, je ne songeais qu’à m’étendre n’importe où, aux yeux de n’importe qui, pour que ce paysan me possédât.

Tout à coup au détour d’un chemin, Fasol apparut, rouge de colère.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il, où vas-tu ?

À la vue de mon ami, le Beccafico, pris de frayeur m’avait abandonnée. Comme je détournais la tête, je l’aperçus, à travers champs, qui détalait à toutes jambes.

— Je suis folle ! m’écriai-je et je me mis à pleurer. Je pleurais sur mon corps avide d’amour et qui devait s’offrir ainsi, en des moments d’ivresse, à des êtres ridicules comme le Beccafico. Maintenant je le voyais lâche, laid et stupide. Je le haïssais de tout mon cœur, et j’eusse voulu le battre, le fouler aux pieds pour l’avoir un instant désiré, pour avoir failli trahir en sa faveur le doux, le divin, l’unique aimé. Ô Guido ! me disais-je en moi-même, Guido, reviendras-tu jamais me donner la grande joie à laquelle j’aspire.

— Pauvre Nichina, répondait Fasol à mes sanglots. Mes larmes avaient suffi à éteindre sa colère.

Dans la cour du père Borbottino les danses s’étaient interrompues. Une vieille femme venait de paraître, couverte d’une cape noire qui lui descendait jusqu’aux talons. D’un geste fier elle découvrit son visage, et l’on aperçut ses yeux larges et sombres qui regardaient le ciel. Déjà l’on chuchotait autour d’elle :

— C’est la folle ! la sorcière de Saliceto !

Et, comme tout le monde la considérait avec une curiosité mêlée de terreur :

— Je viens lire vos destins, dit-elle.

Elle s’avança vers la mariée qui dansait encore avec le duc Gacialda, joyeux comme un jeune homme. Elle lui prit la main de force, l’ouvrit et, un instant, elle examina les lignes simples, profondes, qui creusaient cette paume sèche et durcie de paysanne. Ce qu’elle aperçut la fit changer aussitôt de physionomie.

— Que voyez-vous donc ? lui demanda brusquement le duc.

— Hélas ! s’écria-t-elle, hélas !

— Mon Dieu ! dit Arrivabene, elle a découvert que la mariée aurait le restant de sa servante et le mari, en retour, l’usure du conducteur de bestiaux. Le beau prodige, seigneur ! la belle devinaille !

— Et moi ? me voyez-vous heureux en ménage, faisait en ricanant Gacialda.

La sorcière jeta les yeux sur la main qu’on lui tendait.

— Oh ! que de sang versé ! soupira-t-elle.

— Eh bien ! elle n’est décidément pas folichonne, la bonne femme, conclut le duc qui secoua la tête deux ou trois fois d’un air ennuyé.

La mariée s’était assise toute pâle et paraissait fort troublée. On crut qu’elle allait se trouver mal. Le chapelain, auquel le Borbottino venait de montrer ses treilles, fut étonné de l’expression de terreur qu’il remarqua sur les visages. On lui apprit que c’était la sorcière de Saliceto qui épouvantait ainsi toute la noce. Alors, s’approchant de la mariée, avec les deux mains passées dans sa ceinture, alourdi et tranquillisé par le dîner copieux qu’il venait de faire :

— Voyons, ma fille, dit-il, ne craignez pas cette pauvre femme. Le bon Dieu seul connaît l’avenir, et il ne donne pas mission aux folles de l’annoncer.

En face du prêtre, la sorcière se tenait debout, les bras croisés, et un rire de malade découvrait ses longues dents. Cette gaieté sembla au prêtre grosse de railleries à son adresse. Blessé, puis furieux qu’on se moquât de lui, il se fâcha tout de bon.

— Voulez-vous, cria-t-il, voulez-vous me faire le plaisir de tourner les talons, frelampière !

Mais la folle s’obstinait à demeurer à la même place et à rire au nez du bonhomme. Le duc Gacialda voyant que personne n’osait même la toucher, de crainte de recevoir un sort, s’excita au courage, s’enhardit, et s’occupa lui-même de l’expulsion. Tendant une main d’un geste impérieux, il poussait, de l’autre main, la sorcière, qui, à chaque pas, se retournait et levait sur lui ses yeux égarés. Ils allèrent ainsi, sans mot dire, jusqu’à la barrière qui séparait du chemin la cour du Borbottino. Rendue là, cette malheureuse commença de chuchoter des paroles incohérentes, mais le duc, sans l’écouter, l’empoigna par les épaules et la jeta sur la route.

— Toi ! dit-elle, tu auras le corps en sang avant qu’il ne s’écoule une semaine.

— Fais donc attention à ce que je n’y mette plutôt ton derrière ! répliqua le duc.

Elle maugréa, cracha, sauta en l’air, puis roulant le bas de sa cape autour de ses reins, prit sa course.

Satisfait de son acte de bravoure, le duc revint au milieu de ses paysans. Il avait la tête haute, l’air crâne, le sourire aux lèvres et jouissait de l’admiration qu’il lisait dans tous les regards. Il jugea utile d’informer le chapelain de ses impressions.

— Ces radoteuses, observa-t-il, ne savent au fond ce qu’elles disent, et, toutefois, je ne puis écouter leurs paroles avec indifférence. Moi, je m’imagine que la prophétie attire l’événement comme il suffit de causer du loup pour en voir la peau.

— Il y a, répliqua le chapelain, sorcières et sorcières. Les unes, possédées du Diable, sont effectivement fort dangereuses, mais je crois à l’innocence de celle-ci.

— Pourquoi cela ?

— Je l’ai exorcisée et il n’est sorti de son corps aucun démon.

— Ah ! si vous croyez que les démons sont toujours, comme cela, disposés à sortir… Moi, je suis très effrayé de ses prédictions, je ne vous le cacherai pas.

— Que vous a-t-elle prédit ?

— Que vous coucheriez demain dans l’enfer !

Le chapelain devint blême et ses jambes flageolèrent.

— Rassurez-vous, mon père chapelain, s’écria le duc en éclatant de rire et en donnant au prêtre une grosse tape sur le ventre. La folle ne m’a seulement point parlé de vous ; je voulais plaisanter.

— On ne plaisante pas sur de tels sujets, répliqua le chapelain d’une voix sévère. Vous m’avez porté un coup !… après un dîner de noces principalement, il est très dangereux pour le cœur de ressentir de telles émotions. Vous allez me rendre malade.

Pendant qu’on ballait et qu’on prophétisait ainsi, le Beccafico ne passait pas son temps en bagatelles. Il avait hâte de retourner à ses foyers et de montrer à sa femme ses devoirs de ménagère. Seulement il tenait à ne point perdre le profit de sa journée. Il dit à son garçon d’étable d’enlever son pourpoint ; lui-même se déshabilla, ne gardant que ses chausses, et tous deux s’armant d’une pelle, se dirigèrent vers un grand tas de fumier que des piquets, enfoncés en terre, empêchaient de s’écrouler. Le Beccafico regarda un instant, avec un sourire de satisfaction, cette masse de litière pourrie, tandis qu’un valet, à reculons, roulait une charrette.

— C’en fait tout d’même, dit-il, en secouant la tête, depuis deux mois que sommes ici. Allons ! perdons pas d’temps. À la b’sogne.

Ils se courbèrent, crachèrent dans leurs mains et, attaquant le fumier à coups de pelle, commencèrent d’en remplir la charrette.

— L’en rest’cor’, dit le valet après un moment, y tiendra jamais tout. La charrette est d’jà pleine.

Soudain, le vieux Borbottino avança sa tête de serpent au milieu de leur ouvrage ; il ouvrit sa bouche noire.

— Dites donc, Beccafico, à qui qu’il est le fumier ?

— Le fumier n’est-y poué z’à ceux qui l’aviant fait ?


— Moi j’pense qu’il est plutôt à ceusses-là qui v’z’aviant hébergé, empli le vent’ et pourvu d’une garce, à ceux qu’aviant abrité vos sal’ canassons, s’pèce d’voleur !

— V’ z’allez c’mmencer par taire vot’ gueule, repartit avec tranquillité le Beccafico en continuant sa besogne.

— Non, j’la tairai pas ! C’est-y poué z’une honte d’s’voir emporter tout’ ses pauv’ affaires ?

— J’vous conseille d’geindre, quand, dans tout’ la noce, v’ n’avez seulement pas tiré de vot’ poche un z’anneton ! C’est-y pas vous qui d’viez donner les quattrini au sacristain, pou’ les cierges ?

— Mais pisque le seigneur les a payés !

— Eh bian après ! vous d’viez m’donner l’argent quein même. Faut-y pas que le mari touche son bénéfice dans la cérémonie. Ça va me rend’ gras d’avoir vot’ fille. La garce d’un couche-su’-la-paille qu’a seulement rian à s’mettre sous la dent. J’aurais quasiment mieux fait d’épouser ma servante !

La dispute fut interrompue par la Borbottino qui se précipita sur son gendre.

— C’est vous, pour sûr, qu’avez amené ici la sorcière !

— Qué sorcière ?

— La sorcière de Saliceto qu’a tourné les sangs à ma pauvre fille, si bien qu’alle est comme morte.

— Morte ! Morte ! J’vas bian la rend’ vivante tout à l’heure, moué ! dit Beccafico avec un clin d’œil malin.

Déjà l’on attelait, l’on bridait les chevaux ; déjà le garçon d’étable attachait des sacs de chaque côté de la selle ; la Borbottino pleurait par petites secousses comme si son chagrin, trop longtemps refoulé, eût trouvé des voies difficiles pour s’épancher ; le père promenait son dos voûté, murmurant tout bas, le visage contre le sol, prenant à témoin la terre de son malheur. Des cris lamentables retentirent, suivis des « fuût foûtt » de chatte en colère, des « wa, oua » de chien maraudeur, et la grand’mère apparut, montra des yeux bordés de sang, des mains et des joues déchirées d’égratignures, une robe ouverte et pleine de poils. Elle portait, dans une couverture, le cadavre d’un chat étranglé qu’elle fit voir au Beccafico.

— Monstre ! criait-elle, r’garde donc ce qu’a fait ton brigand de roquet.

Le Beccafico se contenta de hausser les épaules et de détourner la tête, mais apercevant la petite mariée qui accourait vers lui, attirée par le bruit de la dispute et toute blême encore de l’émotion que lui avait causée la sorcière, il la prit dans ses bras, l’enleva de terre comme une légère corbeille et l’assit sur les sacs qui chargeaient les chevaux. Elle parut très effarée, prête à se laisser glisser à terre.

— Allons ! dit-il avec douceur, a pas peur, tu tomberas pas, j’serai là devant.

Et il sauta lui-même en selle.

Cependant le père, la mère, la grand’maman Borbottino unissaient leur colère.

— Abominable larron ! rugit la grand’mère.

— Vous n’emmènerez pas la fille, cria la Borbottino.

— Ni mon fumier ! ajouta le vieux.

Tous les trois se jetèrent sur la mariée ; le Borbottino la saisit par les pieds, la mère par un bras, la grand’maman lui poussait le derrière de toutes ses forces, si bien qu’elle ne tenait plus sur son cheval, quand son mari la retint par la taille et la replaça brutalement en croupe :

— Fill’ d’putain ! lui cria-t-il, gare à toué si tu bouges !

Et, pour bien lui montrer ses pouvoirs, il lui envoya une claque à travers le visage. La mariée sanglota, d’une main se frottant les yeux tandis que, de l’autre, elle serrait la ceinture de son mari pour ne pas tomber.

En voyant souffleter leur enfant, les Borbottino ne se connurent plus.

— Attends ! attends ! brigand ! que j’aille chercher mon gourdin ! s’écria le bonhomme en se précipitant vers sa maison aussi vite que ses vieilles jambes le lui permettaient.

Mais le valet était déjà parti en avant avec la charrette de fumier ; à sa suite, le Beccafico piquait des deux, emportant son épousée, et il gagnait la route au milieu des sanglots de la Borbottino et des imprécations de la grand’mère.

À ce moment, la pluie commença de tomber avec une violence extrême, lardant les jambes, flagellant les échines comme de baguettes d’acier, tandis qu’arbres et maisons se changeaient en cascades et que les cours, les prairies devenaient des marécages. Devant ce ruissellement inattendu, les Borbottino, furieux, rentrèrent au logis et s’y enfermèrent ; parmi leurs invités, les uns, qui demeuraient dans le voisinage, coururent à leur maison ; les autres se réfugièrent avec les bestiaux ; d’autres enfin, sans crainte de l’inondation, remontèrent à cheval. Fasol et moi, nous nous sauvâmes au château, aimant mieux être trempés que de respirer les odeurs de l’étable. Comme nous y arrivions en grande hâte, tout haletants d’avoir couru si vite, nous aperçûmes le duc qui, ayant ouvert le grenier à foin, y poussait une chambrière.

— Allons ! ma poulette, entrons ici, que je voie comment tu es façonnée sous tes robes.

Fasol, Arrivabene, Michele des Étoiles et moi, nous nous mîmes à jouer aux cartes dans la grande salle du château. L’air de la campagne, une chère abondante, les causeries et les divertissements rustiques nous avaient causé une lourde torpeur ; nous sentions comme une main de fer qui s’appesantissait sur nos têtes et paralysait nos idées.

— Il doit y avoir à Posellino, dit Fasol, une fée méchante, irritée contre les hommes. Si nous restons ici, nous n’aurons bientôt plus d’intelligence, puis nous perdrons jusqu’à la sensualité des bêtes, enfin nous finirons par devenir comme des pierres, et nous serons obligés, ainsi déchus, de continuer à vivre.

Sans écouter Fasol ni prêter une grande attention aux cartes, Arrivabene semblait trouver, dans la tombée hâtive du jour, un encouragement à la méditation. À considérer sa tête immobile et son pieux maintien, j’imaginais volontiers ses yeux, dont l’obscurité ne me permettait pas de distinguer le regard, illuminés par l’extase et dirigés vers le ciel. Je m’aperçus bientôt que le frère n’était pas encore parvenu à ce degré de sainteté. Il posa soudain sa grosse face rouge sur mes mains et, comme je me dégageais, levais le bras pour lui appliquer un bon soufflet, il se renversa sur son siège et laissa s’envoler de son postérieur un son important et courroucé, un retardataire sans doute, qui ne s’était pas trouvé au beau moment de la fête.

— Porc ! s’écria Fasol, te crois-tu encore au milieu de ces paysans.

— Seigneur, repartit Arrivabene, à la campagne on n’est point maître de ses envies.

— Il veut nous montrer, observa Michele des Étoiles, que, s’il n’est pas encore une pierre, du moins est-il en bon chemin pour devenir une bête.

— Ah ! je consens volontiers à être une bête, s’écria Arrivabene, mais une pierre, non, non, non ! Pourvu que je vive et que je me sente vivre, tout m’est égal. Même en enfer, je trouverais bien moyen de friponner le bon Dieu sur ses supplices et de me divertir au milieu des flammes. Il me suffirait de songer que je suis pareil à l’une de ces belles dindes qu’on nous a servies tantôt et que je passe entre les dents de madame Nichina.

— Chut ! lui dis-je, ne prononcez pas mon nom comme cela. Ne savez-vous pas que l’on doit ignorer ma présence à Posellino ?

Mais je me rappelai que le cardinal m’avait reconnue devant la chapelle. Il était inutile à présent de me cacher !

La nuit déjà envahissait la chambre et l’on apporta des lumières. Les flambeaux de cire, figés dans les hauts chandeliers de bronze à tête de chimère, firent étinceler les panoplies, glissèrent des reflets sur les défenses de sanglier et les bois de cerf derrière lesquels s’éleva, jusqu’au plafond, une mêlée inextricable de grandes ombres.

— Est-ce que le comte Marzio est ici ? demanda Michele des Étoiles.

— Non, répondit Fasol, il est toujours à la chasse, et, comme il reste absent du château des semaines entières, peut-être partirons-nous avant qu’il ne soit de retour.

— C’est fâcheux, dit Michele, car il manque un ours à la ménagerie.

Il parlait encore quand un domestique se précipita vers nous ; son visage trahissait la fatigue et l’angoisse la plus vive ; ses vêtements étaient boueux et ensanglantés. Il nous demanda si nous savions où se trouvait le duc. Alors l’idée d’une malice me passa par l’esprit :

— Il est à s’amuser dans le grenier à foin, dis-je en pouffant de rire tandis que Fasol me grondait doucement.

— Seigneur, faisait le domestique en soufflant avec peine, il vient d’arriver un grand malheur : on a trouvé sur la lisière de la forêt le corps du comte Marzio, baigné dans son sang. Il avait un poignard enfoncé dans le côté. Il ne respirait plus… Il faudrait bien tout de suite avertir le duc.

Aux premières paroles, j’avais éprouvé ce saisissement que nous causent les actes irréparables, qu’un moment notre volonté eût prévenus et que sa négligence a laissés s’accomplir. Et, pareille à ces naufragés attendant que leur navire rompu s’abîme dans la mer, je me demandais quelle catastrophe nouvelle allait survenir, assurée désormais d’être comprise dans quelque singulier désastre.

Les membres glacés, presque défaillante, ils m’avaient entraînée jusqu’au vestibule où gisait, sous un manteau en loques, le cadavre du comte Marzio. J’aperçus une face verdâtre dont tout un côté, souillé de sang, était devenu noir ; la bouche tordue suintait, laissant à découvert des dents horribles. Et je me penchais sur cette destruction, cédant à je ne sais quelle étrange curiosité, sans doute à cet attrait de la mort qui agenouille les vivants sur les tombeaux.

C’est alors que s’éleva tout à coup une plainte ; puis un bruit de meubles renversés, d’une poursuite féroce retentit au-dessus de nous. Nous montions l’escalier en toute hâte lorsque Paola apparut en chemise, les yeux égarés, les gestes fous, prête à s’élancer dans le vide. Je n’eus que le temps de la retenir. Elle se laissa tomber dans mes bras, et tout son corps fut agité de longs sanglots. Je remarquai que sa chemise pendait en lambeaux sanglants autour de ses jambes. Au même instant, Arrivabene, qui avait couru, avec un domestique, à la chambre de Paola, retourna vers nous en poussant devant lui, à coups de pieds et à coups de poing, un jeune moine qui, à la vue de Fasol, vint se jeter à ses pieds.

— Nous avons saisi le brigand, dit Arrivabene, au moment où il s’apprêtait à descendre par la fenêtre. Ah ! il a pris la fille de force, il ne peut soutenir le contraire. Si vous voyiez dans quel état est le lit !

— Grâce ! Grâce ! suppliait le frère.

Où avais-je entendu cette voix douce et musicale ? Où avais-je remarqué ce froc ouvert sur les côtés, qu’aucun ordre de moines ne portait à Venise ?

Je regardai le frère : de grands yeux sombres et passionnés éclairaient un visage dont les traits n’eussent point manqué d’un certain charme lascif, mais que déshonorait l’expression basse de toute la physionomie. C’était la première fois que je me trouvais devant cet homme, et j’étais trop troublée pour me dire que, sans l’avoir jamais vu, il pouvait ne pas m’être tout à fait étranger.

— Grâce ! Grâce ! répétait-il, tandis que les domestiques levaient sur lui des bâtons pour l’assommer.

Fasol le défendit contre les fureurs de la valetaille.

— C’est au duc, fit-il, à décider de son sort.

Arrivabene considérait Paola qui s’était évanouie dans nos bras, et que sa chemise déchirée livrait à tous les regards.

— Voilà bien de la besogne de moine ! s’écria-t-il enjoignant les mains, puis, se tournant vers le frère : Il paraît, Jean Croque-Ave, que tu ne te contentes pas de chatouiller ton rosaire. Il te faut à toi, ni plus ni moins qu’à un prince, de grandes dames, de nobles filles, enfin, de la chair de première qualité, mais, permets-moi, beau sire, de te donner un conseil. On ne traite pas le tendre fruit des pucelles comme le croupion d’un père abbé !

Le cardinal venait d’entrer, accompagné par l’abbé Coccone et plusieurs officiers de sa maison. Il eut un léger tressaillement à la vue du cadavre, puis en passant devant le moine qui se tenait agenouillé, les mains derrière le dos, au milieu des domestiques. Il se fit raconter par Fasol les événements, et manifesta une grande surprise.

— En vérité, dit-il, la coïncidence de ces deux crimes est extraordinaire.

Quelques instants après, le duc arriva, rouge, soufflant et de gaillarde humeur ; d’un coup d’œil il aperçut le corps de Marzio, Paola évanouie, la foule qui remplissait le vestibule ; alors, il ressentit une telle émotion qu’il chancela et dut s’appuyer contre la porte. Lorsqu’il fut revenu à lui et qu’on lui eut appris l’abominable attentat, il ne se contint pas et laissa éclater une immense douleur. Il allait du cadavre de Marzio à Paola, que je tenais toujours dans mes bras, ne songeant pas, dans mon trouble, à la faire transporter sur son lit.

— Marzio ! Marzio ! criait-il au milieu de ses larmes, nos chasses de cet automne, t’en souviens-tu ? te rappelles-tu quand tu disais : « Papa duc, tu vas te fatiguer, rentre au château ! » Pauvre petit ! il ne viendra plus avec moi, il ne viendra plus ! Et Paola ! ma chère petite fille bien-aimée ! Ah ! c’en est fait de mon bonheur, à présent !

Le cardinal suivait d’un œil sévère les mouvements affolés de Gacialda.

— Il est bien tard pour montrer votre tendresse, dit-il. Si vous vous étiez occupé davantage de vos pupilles, peut-être cela ne serait-il pas arrivé.

Mais le duc, tout à sa douleur, n’entendait rien.

Soudain il aperçut le moine agenouillé au milieu des valets et qu’il n’avait pas encore remarqué. Il s’élança vers lui avec une telle fureur que nous crûmes qu’il allait le mettre en pièces. Sans doute, le prisonnier pensa que sa dernière heure était venue, car son visage devint d’une pâleur extrême et tout son corps fut agité par un tremblement. Mais, sur un geste du cardinal, deux officiers se précipitèrent au-devant de Gacialda pour protéger le misérable.

— Rangez-vous ! criait le duc en essayant d’écarter les gardiens du moine, rangez-vous ! je veux faire justice ! Il ne faut pas que ce misérable passe un instant de plus en ce monde. Oui ! bourreau de mes enfants ! tu vas mourir ! Je vais te tuer de ma main !

Déjà il tirait sa dague pour en percer le frère quand celui-ci, rassuré par l’intervention de ses gardiens qui formaient maintenant, entre son agresseur et lui, comme une barrière, se releva et, attachant un froid regard sur Gacialda, avec une tranquille audace qui nous frappa tous d’étonnement, l’apostropha de sa voix merveilleuse, plus séductrice que toutes les éloquences, et dont les douces intonations contrastaient avec les paroles terribles qu’elle proférait.

— Tu voudrais me tuer, disait-il, pour tuer ton crime avec moi. Mais je te démasquerai, lâche meurtrier ! je raconterai comment tu mets à mort ceux qui t’ont débarrassé de tes ennemis !

Accablé par cette accusation, le duc avait refréné sa colère et courbait la tête comme s’il ne trouvait pas une seule parole à répondre. Benzoni le considéra quelques instants, puis s’avançant vers lui :

— Vous connaissez cet homme ? demanda-t-il.

— Moi ! Moi ! connaître ce bandit ! Oh ! Oh ! c’est trop fort ! c’est trop fort !

Cependant le moine, dont l’audace semblait croître avec la confusion de Gacialda, continuait à l’interpeller, plutôt comme un juge que comme un complice.

— Quoi ! tu ne reconnais pas l’Uccellatore, ton ancien piqueur, celui que tu chargeais autrefois d’accompagner à la chasse le comte Marzio, avant de lui donner l’ordre de l’assassiner. Tu l’as renvoyé quand tu n’as plus eu besoin de lui, et, après l’avoir rappelé pour exécuter ton crime, tu voudrais bien maintenant qu’il disparût. Ah ! Sa Seigneurie ne tient guère aux hommes quand elle n’a plus de services à leur demander !…

À ces paroles, un cri d’horreur s’éleva dans la salle, tandis que le cardinal interrogeait le duc :

— Enfin, ce frère est-il un menteur ou a-t-il été réellement votre domestique ?

— Il l’a été, répondit le duc.

— Pourquoi ne le reconnaissiez-vous pas tout à l’heure ?

Gacialda se taisait, écrasé de stupeur.

— Duc Gacialda, dit le cardinal, moi légat de Sa Sainteté Clément VII, votre suzerain, je vous arrête !

Et, appelant d’un geste deux officiers de sa maison :

— Vous conduirez le duc aux prisons du château ainsi que la marquise Paola et ce moine.

— Il n’y a pas de prison, monseigneur.

— Eh bien, qu’on garde le duc et la marquise dans leur chambre et qu’on enferme le moine dans les écuries.

Le duc demeurait immobile, sans prononcer une parole, et les officiers du cardinal furent obligés de lui prendre le bras pour le mener à sa chambre.

Alors il sembla se réveiller.

— Le bon Dieu va me rendre fou, me rendre fou ! répétait-il.

Avec l’aide de Fasol je portai Paola sur son lit, suivie des officiers qui devaient, selon les ordres du cardinal, rester toute la nuit auprès d’elle. La pauvre enfant, revenue de son évanouissement, fut prise d’un délire atroce et remplit la chambre de ses cris. J’essayais de la calmer, mais sans succès, agitée moi-même de cette inquiétude et malade de cette fièvre qui la faisaient se tordre d’angoisse.

Dès le lendemain, le cardinal procédait à l’interrogatoire de Gacialda. Des paysans, parmi lesquels le Borbottino, venaient déposer contre le duc, tandis que l’abbé Coccone enregistrait de sa fine écriture des plaintes interminables. On reprochait à Gacialda ses exigences à l’égard de ses tenanciers, ses débauches avec les filles du pays, sa cruauté pour ses pupilles.

— Qu’avez-vous à répondre ? faisait le cardinal.

Le duc, selon l’état de sa changeante humeur, haussait vivement les épaules, essuyait une larme, ou levait les yeux au ciel.

Pour son malheur, il avait commis la plupart des actes qu’on lui reprochait. Il l’avouait lui-même, il ne s’était pas gêné pour trousser, derrière une haie, une fille accorte, claquer sa nièce, quand elle faisait l’impertinente, et exiger de ses paysans, sur un ton un peu rude, des redevances qu’ils lui promettaient sans cesse et ne lui apportaient jamais. Mais le cardinal s’autorisait de ces violences de maître et de tuteur, du soin même que le duc apportait à gérer Posellino, pour le déclarer criminel. Certes, disait-il, le duc aimait trop ces terres et ce château pour se résigner à les quitter un jour, et, quand il frappait, en plein visage, le comte Marzio ou battait, avec sa canne, la marquise Paola, ne montrait-il pas toute la haine qu’il avait pour ces enfants ? En vain le duc alléguait un mouvement de fureur et les corrections que réclament parfois les meilleurs naturels.

— Vous n’aviez qu’un désir, répétait le cardinal : vous débarrasser de vos pupilles, afin de vous emparer de leur héritage. Les accusations du moine, votre complice, sont aujourd’hui bien justifiées.

— Mais ce sont d’abominables calomnies, s’écriait le duc Gacialda ; je ne sais pas ce que ce scélérat à contre moi pour me reprocher de telles horreurs. Hier, j’en étais abasourdi, comme si j’eusse entendu dix cornets de chasse à mes oreilles, mais qu’il vienne aujourd’hui répéter ces mensonges, je le cloue tout vif à la porte avec ses histoires !

On se disposait à aller chercher le moine pour le confronter avec Gacialda lorsqu’on vint dire qu’il s’était sauvé pendant la nuit. Le cardinal eut une courte colère et déclara qu’il punirait avec une rigueur extrême les gardes qui avaient laissé échapper le misérable. Le duc Gacialda parut consterné de cette évasion.

— Il est d’ailleurs indifférent, déclara le cardinal, que ce moine vienne ici vous confondre ou vous disculper. Ces paroles d’hier nous ont seulement donné l’éveil ; mais ce sont les dépositions de vos tenanciers qui vous condamnent. Notre conviction est faite aujourd’hui ! Mon secrétaire, qui les a fidèlement enregistrées, les remettra lui-même au Saint-Père, qui décidera de votre sort, duc Gacialda. En attendant, vous allez, sous bonne escorte, partir pour Rome aujourd’hui même. Dès ce moment, le domaine de Posellino, aussi bien que vos domaines particuliers, retournent au Saint-Siège, en raison de l’indignité de leurs possesseurs. Ce n’est pas, en effet, à une fille violée ni à un duc criminel que Sa Sainteté peut laisser le titre de Grands Vassaux.

Ayant rendu cet arrêt, le cardinal se leva, tandis que le duc pleurait toutes ses larmes, en poussant de longs sanglots comme un petit enfant.

— Ah ! faisait-il, si mon équipage de chasse, si mes bons et fidèles piqueurs s’étaient trouvés ici, comme vous en auriez eu sur le derrière, monseigneur, tout légat que vous êtes ! Comme on vous aurait fait prendre au grand trot, et plus vite que ça ! la route de Venise.

Puis, s’essuyant les yeux, il parut résigné à son sort.

— Enfin, c’est bien, j’irai à Rome, mais je verrai le pape et je lui dirai…

— Que lui direz-vous ? demanda le cardinal.

— Je lui dirai ceci : « Saint-Père, quand on a votre puissance, on ne garde pas de tels couillons à son service ! »

Le cardinal décida que les funérailles de Marzio auraient lieu le jour même. Paola, aussitôt rétablie, devait être conduite à un couvent de Venise où elle passerait le reste de ses jours.

Le Duc pleura beaucoup en quittant le château. Il voulut voir Paola, puis sa vieille nourrice qui ne savait rien encore de son arrestation.

— Mon pauv’duc, tu vas à Rome, dit-elle, mais c’est bien loin. Seras-tu seulement de retour à l’automne ? Et moi qui me fais si vieille ! Mon pauv’duc, j’ai dans l’idée que je ne te reverrai point.

Et, malgré qu’il eût beaucoup de peine, il dut encore consoler la bonne femme.

Cependant la plupart des tenanciers, qui avaient reçu de l’or du cardinal pour venir l’accuser, regrettaient ou oubliaient maintenant leur trahison. Quand leur maître quitta le château à cheval, suivi des gardes du cardinal, ils vinrent tous se ranger sur son passage. Les uns le priaient de leur pardonner ; les autres, sans vouloir songer à la perfidie de leurs dépositions, lui criaient d’avoir bon espoir. Nul ne le croyait criminel. Le père Borbottino lui-même, penchant sa tête d’aspic jusqu’au sol, répétait :

— Bon espoir, monseigneur !

Le duc parut d’abord très touché de leurs sentiments, mais deux petits vauriens lui ayant lancé des pierres qui, par bonheur, ne l’atteignirent pas :

— Oh ! les ingrats, s’écria-t-il, en essuyant une larme.

Comme il descendait l’avenue au pas, je le suivis jusqu’à la barrière où nous l’avions rencontré le jour de notre arrivée.

— C’est là, dit-il en se parlant à lui-même, c’est là que Marzio a tué son premier loup. Pauvre petit !

— Monseigneur, m’écriai-je, émue de compassion, j’ai sur moi un chapelet qui vient de Jérusalem. Il est fait avec un olivier qui ombrageait l’entrée du Saint-Sépulcre. Tenez, prenez-le.

— Qui êtes-vous, madame ? demanda-t-il.

— Je suis la femme de Fasol, du peintre Fasol.

— Ah oui ! ah bien merci ! grand merci ! madame ! dit-il en mettant le chapelet avec dévotion contre son cœur.

Il tourna les yeux une dernière fois vers le château de Posellino dont on apercevait les tours à travers le feuillage, envoya un adieu de la main à ces pierres et à ces arbres aimés, étouffa un sanglot, puis éperonna son cheval.

Je rentrais toute triste, quand passant à travers le potager, qui est séparé des terrasses par une longue allée de cyprès, j’entendis s’élever les voix de Coccone et du cardinal. Je ne pus me défendre d’écouter ces hommes dont l’existence était si singulièrement mêlée à la mienne, et je prêtai l’oreille.

— Sa Sainteté, faisait le cardinal, a-t-elle jamais rencontré un juge dont les sentences lui rapportent soixante mille ducats ?

— Non, dit l’abbé Coccone, jusqu’ici la Justice a toujours coûté fort cher à ceux qui l’ont rendue.

— Moi, reprit Benzoni en riant, je ne suis justicier que des gens fortunés.

— Mais, monseigneur, comptez-vous remettre toutes les redevances à Sa Sainteté ?

— Vous pensez bien, Coccone, que, connaissant l’avarice pontificale, j’ai songé à me récompenser moi-même. Quand on administre une terre comme celle de Posellino, où, jusqu’ici, les paysans ont toujours agi à leur tête, il est facile de garder pour soi les redevances, en disant qu’elles n’ont pas été payées. Je tiens pourtant, cette fois, à apporter à notre pauvre besoigneux de pape une lourde caisse. L’archevêque de Sorrente aura beau étourdir Sa Sainteté de ses propos de fiel, raconter, à mon sujet, les histoires de Nichina, mon or parlera plus haut que ses lourdes calomnies.

— Certes ! vous avez de l’audace, monseigneur, et de l’habileté, plus encore ; mais je crains que par faiblesse, pusillanimité, esprit de justice, que sais-je ? Sa Sainteté ne laisse le duc Gacialda gagner son procès et ne le renvoie triomphant à Posellino.

— Seigneur abbé, dit le cardinal, la Justice est une vieille comédienne à laquelle on donne un rôle, pour se distraire, durant les intermèdes, mais dans le cours de la pièce il n’est jamais question d’elle : on la laisse toujours à dormir derrière le théâtre. Il n’y a pas de vertu qui tienne : lorsqu’il s’agit de prendre l’argent d’un homme ou de lui abandonner le sien, on est toujours son ennemi. D’ailleurs, le duc Gacialda est loin de Rome, et nous ne savons pas encore si nous l’y laisserons jamais entrer.

À ce moment, derrière les cyprès, je vis passer un homme enveloppé d’un grand manteau de soie cramoisie.

— Monseigneur, dit le nouvel arrivant, je désirerais avoir avec vous quelques instants d’entretien.

J’avais reconnu la voix du provéditeur Toderini.

— Votre jugement de ce matin, poursuivit-il, équivaut à une prise de possession. Les domaines de Posellino ne sont plus maintenant le fief, mais la propriété de l’Église. Or, il existe un testament de la comtesse Marzio qui, vous ne l’ignorez pas, était vénitienne. D’après une clause de ce testament, si les enfants meurent, la République devient héritière.

— La comtesse, répliqua le cardinal, n’avait aucun droit de léguer ce qui ne lui appartenait pas. En prenant possession de Posellino, j’ai simplement suivi les ordres de Sa Sainteté qui était absolument décidée à joindre ce fief à ses états, au cas où les héritiers du comte Marzio ne se montreraient pas dignes de lui succéder.

— Il n’en est pas moins de mon devoir, s’écria Toderini, de soutenir les droits de la République, qui me semblent bien autrement fondés que ceux du Saint-Siège, car le fief pontifical est sans importance. Ce qui fait la valeur de Posellino, ce sont justement les terres que le mariage du comte avec Luigia Manin a réunies au primitif domaine.

— Vous agiriez plus sagement, seigneur provéditeur, en servant les projets de Sa Sainteté. Si elle est résolue à ne jamais abandonner Posellino, en revanche est-elle toute prête à s’entendre avec la République au sujet du Duché d’Urbin.

— J’agirai comme il me plaira, fit le provéditeur. Je ne reçois pas d’ordre du légat.

— Vous le prenez de bien haut, seigneur provéditeur, repartit le cardinal, mais croyez bien que notre crédit n’est point épuisé dans la République. Nous pouvons encore nous occuper de vous avec profit, possédant d’utiles renseignements sur votre personne dont nous ne manquerons point de nous servir à l’occasion. Nous savons, par exemple, comment vous avez hérité de votre cousin, qui avait de si beaux enfants et que l’amour, ainsi que le bruit en court, a si vite emportés ; nous savons comment la Providence a si miraculeusement fait couler, pour votre bon plaisir, le vaisseau du capitaine Garbino auquel vous deviez un peu d’argent, quelques milliers de ducats, parait-il, nous savons…

— Assez ! de grâce ! interrompit Toderini, je sais, moi, que vous avez autour de vous beaucoup d’espions, et plus encore de calomniateurs !

— Nous ne recevons pas d’accusation sans preuve, n’est-ce pas Coccone ? observa le cardinal. Mais vous ne nous avez pas dit, seigneur provéditeur, si vous serez avec nous quand vous rendrez compte à la République de ce qui s’est passé à Posellino.

— Je verrai, répondit Toderini, mais par grâce ! monseigneur, ne répandez pas les propos infâmes qu’on vous a tenus sur moi.

— Nous verrons, répliqua froidement le cardinal.

À l’heure du dîner, nous nous retrouvâmes tous dans la grande salle. Comme nous allions nous mettre à table et que je cherchais une place d’où le cardinal ne pût me voir, un tout petit vieillard bossu, dont les cheveux blancs encadraient le visage et qui portait de larges lunettes d’or au bout d’un nez enflé et couvert de boutons, nous demanda où se trouvait le duc Gacialda.

— J’aurais voulu, dit-il, lui annoncer qu’un grand malheur était sur le point de lui arriver. Je suis son astrologue, et je tiens à le faire profiter de mes dernières découvertes.

Nous lui apprîmes les événements ; il en fut tour à tour content et attristé.

— J’aimais le duc Gacialda, continua-t-il, et je déplore cette catastrophe ; pourtant je suis heureux que mes calculs ne m’aient pas trompé.

— Mais, dit le cardinal, où vous teniez-vous donc, que nous ne vous avons pas encore aperçu ?

— Je sors rarement de ma tour, fit-il ; on m’y apporte d’ordinaire ma nourriture ; ce matin, ne voyant venir personne, j’ai deviné qu’il se passait au château quelque chose d’extraordinaire et je suis descendu.

— Eh bien, reprit, le cardinal, asseyez-vous et dînez : vous irez regarder les astres ce soir.

Le chapelain, placé en face du cardinal, dévorait en un instant, comme un chien, à grands coups de mâchoire, tout ce qu’on lui servait.

— Seigneur chapelain, demanda Michele des Étoiles, aimiez-vous le duc Gacialda ?

— Certainement, messer, répondit le chapelain en suçant un os qui lui déchirait la lèvre.

— Le croyez-vous donc innocent ?

— Je ne le crois pas innocent parce que je ne veux pas contredire le jugement de Monseigneur le légat, et toutefois je ne l’estime pas coupable.

— Et son départ vous a-t-il causé de la peine ?

— Sans doute, messer, j’ai beaucoup de chagrin.

— Mais si vous avez beaucoup de chagrin, comment se fait-il que vous mangiez si bien ?

Haussant le nez, le chapelain fit voir à tous les convives des yeux ahuris et des lèvres luisantes de graisse, puis il dit simplement :

— Messer, j’ai le cœur affligé, mais des exigences d’appétit.

Arrivabene se leva de table pour le féliciter.

— Ah ! seigneur chapelain, fit-il, laissez-moi vous bénir pour cette excellente parole. Comment vivrait-on, s’il fallait à tout moment que notre pauvre corps envoyât à notre âme ses compliments de condoléances ? Moi aussi, j’ai eu de la peine ; par exemple, le jour de l’enterrement de ma pauvre tante, quand je me vis privé d’un héritage sur lequel, jusqu’alors, j’avais toujours compté. Eh bien, je me le rappelle à merveille : je n’ai jamais si bien bâfré que ce jour-là.

Michele des Étoiles avait commencé de causer avec l’astrologue ; le cardinal voulut savoir quelle impression ils avaient l’un de l’autre.

— Vous devez bien vous entendre, dit-il, n’avez-vous pas, tous deux, étudié la même science ?

— Messer possède sans doute de rares qualités, conclut l’astrologue avec la solennité d’un juge qui va prononcer une sentence de mort. Je regrette seulement pour lui qu’il soit plus ignorant qu’un âne.

— Messer, répliqua Michele sur le même ton, pourrait bien être le plus excellent des hommes. C’est dommage qu’il soit venu au monde avec une si grande provision de bêtise.

Puis, sans regarder son voisin dont les mains tremblaient de colère :

— À propos, monseigneur, dit-il, j’ai composé un sonnet à votre louange. Désirez-vous l’entendre ?

— Volontiers, s’il a de l’agrément, repartit le cardinal.

Michele ne voulut pas se faire prier et récita aussitôt ses vers :

Toi qui portes l’olivier et le glaive dans ta main,
Pouvant, au fort du plaisir, châtier les criminels,
Tu montres que la Vertu aux Grâces s’allie,
Et que du Jeu, souvent, naissent d’austères œuvres…

— Eh bien, monseigneur, demanda Michele en terminant, vous ne me dites rien. Le sonnet vous déplairait-il ?

— Non, répliqua le cardinal, mais je songe à l’accent de sincérité qui distingue tous vos poèmes. Quels vers écririez-vous, si le Saint-Père me rappelait de Venise ?

— Je n’écrirais pas de vers ; je briserais ma plume et prendrais le deuil, répondit gravement Michele.

Mais le cardinal, sans l’écouter, contemplait par les hautes fenêtres la campagne qui s’étendait au delà des jardins.

— Il est fâcheux, remarqua-t-il, que le duc s’en soit allé avant de nous montrer ses chasses.

— Chassez si vous voulez, dit Coccone, quant à moi je reste ici, encore que les sièges ne soient pas fort commodes.

— Ah ! fit Arrivabene, les derrières de Posellino ne ressemblent pas à celui du seigneur abbé : ils ont d’autres jouissances que celle de s’asseoir.

— Soyez plus respectueux envers vos supérieurs, frère Arrivabene, dit l’abbé d’un ton sévère, et allez me chercher mon écritoire.

Sur ces entrefaites un domestique vint dire un mot à l’oreille du cardinal qui sortit avec précipitation, pour revenir, un instant après, d’un pas de triomphe, le visage attendri et souriant.

— Mes amis, dit-il, en s’adressant avec douceur aux gens du château, mon secrétaire Guido est venu nous rejoindre ici ; j’ai l’espoir que vous lui ferez bon accueil. Obéissez-lui comme a moi-même.

Au nom adoré, j’avais tressailli de désir, d’espoir, comme à l’idée d’une joie que l’on n’attend plus, mais quelles délices de le voir entrer, dans son costume de voyage en satin bleu, assez ample pour laisser à ses mouvements leur aisance gracieuse, assez serré pour ne rien cacher de ses formes parfaites. Un sourire, quelque peu ironique, formait un contraste attirant avec l’expression triste de ses grands yeux sombres, de même que l’orgueil du geste était chez lui corrigé par l’élégance si modeste, si naturelle de la démarche.

En le voyant près de moi, je ne pensais plus qu’il y avait là un être pour nous séparer. Je m’abandonnais au plaisir de le regarder, d’écouter ses paroles, sans même songer qu’elles ne m’étaient pas adressées.

Le cardinal n’était plus le même. Il avait quitté ces hauteurs âpres ou bienveillantes qu’il gardait d’ordinaire devant tous. Familier, tendre, jovial, son bonheur le débordait. Entraînant Guido dans l’embrasure d’une fenêtre, il le pressait de questions comme s’il eût voulu revivre avec lui, par la pensée, les heures d’absence. Mais Guido paraissait ennuyé de toutes ces paroles et ne ménageait pas au cardinal les reproches :

— Vous auriez dû ne pas me laisser dans ce village, disait-il, on a voulu m’y prendre ma bourse : il a fallu la défendre à coups d’épée.

— Ô mon ami ! s’écria le cardinal avec un geste de frayeur à la pensée du péril qu’avait couru Guido. Et moi qui te croyais en sûreté là-bas !

— Mais pourquoi ne pas m’avoir amené avec vous ? Qu’avais-je à craindre ?

— Le duc aurait pu n’être pas une si bonne bête ! Si j’avais été arrêté, que serais-tu devenu, en butte à toute la haine qu’excitent nos amours ? Tu serais tombé avec moi !

Serrant la main de Guido, puis, d’un geste brusque, la portant à ses lèvres, il la couvrait de baisers lorsque l’abbé Cocconne s’approcha sur la pointe du pied et saisit le cardinal par la manche de sa robe.

— Que vous prend-il ? fit Benzoni.

— Monseigneur, dit l’abbé à demi-voix, songez à l’arrêt que vous avez rendu ce matin et prenez garde, qu’en un instant, vous ne perdiez tous les bénéfices de votre audace. Le provéditeur Toderini a l’œil sur vous et il paraît fort content.

Le cardinal eut un sourire de mépris.

— Eh bien, répliqua-t-il, que le provéditeur me regarde, puisqu’il y trouve tant de plaisir !

Il disait à Guido :

— Mon ami, avant de te connaître, il me semblait que la joie d’aimer était toute pareille à celle de mourir ; chaque jouissance s’offrait à moi comme une tombe ouverte pour s’étendre et oublier. C’est que je n’avais encore éprouvé que la lourde ivresse des désirs inférieurs ; ils vous conduisent et vous traitent en esclaves ; vous jettent, puis vous retirent la jouissance ; avec eux, rien n’est à espérer que l’accablement et le regret qui suivent de courts plaisirs. Mais l’amour, le véritable amour ! ne pèse point ainsi sur nos épaules, ne nous mène point les yeux baissés sous un fouet. Il est généreux, libérateur. Il illumine tout sur notre passage d’un feu clair et joyeux pour que le monde, nous paraissant plus splendide, s’offre riche à nos espoirs. Et il nous donne des ailes pour que nos corps ne nous touchent plus que de leurs formes parfaites, et que rien ne nous tienne enchaîné, courbé vers la terre. Vivre, comme il nous y invite, d’une existence toujours heureuse, comprendre, admirer, posséder ce qui nous environne, c’est être Dieu, et c’est toi, Guido, qui m’en a donné l’orgueil.

Arrivabene écoutait le cardinal, les yeux fixes et la bouche grande ouverte comme s’il eût voulu avaler les paroles.

— Moi, fit-il, je connais l’amour, je puis vous le certifier : j’ai aimé quatorze fois, avec une rage extraordinaire pour un homme. Sauf le respect que je dois à Monseigneur Benzoni, je n’ai jamais eu d’accablement ni de regret. Quand on est fatigué, on ronfle de compagnie, et puis on recommence les galipettes. Seulement, ce qui me prive de mes moyens, c’est que je secoue mes illusions aussi vite que je les attrape : elles sont pourtant bien utiles en ce monde ; comme la poussière de ma vieille robe, elles servent à cacher les taches. Ainsi j’adorais une jeune fille, Innocenzia Cocchiume, si j’ai bonne mémoire ; nous nous aimions comme des anges du bon Dieu, je lui eusse léché les pieds qu’à l’instant elle me l’aurait rendu, par esprit d’imitation. Or, un jour, en l’absence de la servante, elle m’avait préparé mon souper. Quelle déception ! moi qui m’imaginais qu’elle était bonne cuisinière : « Innocence, lui dis-je, cette polenta est exécrable ! — Est-ce ma faute si les châtaignes sont mauvaises cette année ! — Il fallait y mettre autre chose. Quelle éducation t’a donc donnée ta mère ? — Elle ne m’a pas du moins appris à souffler d’en bas comme toi, grossier personnage ! » Ç’a été la fin ! j’ai mis mon manteau sur mes épaules, elle a mis sa robe sur son derrière, et nous avons quitté la maison. Depuis, elle m’a prié, supplié de la reprendre, mais je lui ai répondu que ce n’était pas dans mes habitudes de pardonner. Mon âme, une fois offensée, met l’injure en conserve dans du vinaigre et la sert ensuite toute piquante à qui la lui a envoyée.

— Mais pourquoi êtes-vous partis tous les deux ? demanda Michele des Étoiles.

— Parce que nous ne voulions ni l’un ni l’autre payer une chambre où nous avions eu un tel déboire.

Cependant, je regardais Guido, et, insouciante de tout danger, je marchais à grands pas, je passais à côté de lui, pour essayer d’attirer son regard ; mais il demeurait songeur, indifférent aux paroles du cardinal et au bruit de la salle, les yeux captivés, il semblait, par le vaste horizon de feuillages.

Le cardinal se pencha et lui murmura quelques mots à l’oreille. Guido inclina la tête en signe d’assentiment, se leva, traversa la salle et entra dans le vestibule, tandis que le cardinal ouvrait la porte qui donnait sur les jardins.

Les battements de mon cœur se précipitaient ; le vertige que me cause l’idée du péril, d’un vif plaisir, d’un intérêt suprême, s’était emparé de moi, abolissant toute volonté. Sans songer à Fasol, à Coccone, à nulle autre chose qu’à ma passion, je m’élançai vivement dans le vestibule. Je pensais ne rencontrer que Guido, mais le cardinal, dont la sortie n’était qu’un trompe-l’œil, était déjà rentré par une porte des communs et se trouvait devant moi. Une colère féroce enflamma son visage.

— Que viens-tu faire ici, espionne ? s’écria-t-il.

Déjà toute mon audace m’avait abandonnée, je n’avais plus de voix, je me sentais anéantie par cet aspect et ces gestes menaçants.

— Il faut donc toujours que tu sois sur notre route, dit Benzoni.

Et, me prenant par le bras, il me secoua si rudement que je buttai contre les dalles et tombai sur les genoux. Cette violence m’exaspéra, et me rendit mon courage.

— Je veux parler à Guido, fis-je en me relevant, et je lui parlerai malgré vous.

— Ah ! malgré moi, par exemple ! nous allons voir cela !

Il avait saisi un bâton de piqueur et m’en asséna un coup terrible sur les épaules. Je me sauvai en criant de douleur, mais il me poursuivit, me raccrocha par ma robe, et il allait me frapper de nouveau quand Guido se jeta entre nous.

— Vous êtes donc fou ! Vous voulez donc la tuer !

— Laisse-moi ! laisse-moi, répétait-il, je veux en finir avec cette coquine.

Il ne lâchait pas ma robe et, le bâton levé sur ma tête, essayait de repousser Guido qui lui retenait le bras. Je me vis perdue. Alors, rassemblant mes forces, mettant dans un dernier cri tout ce que j’avais de voix, d’épouvante, de désir de vivre, j’appelai à mon aide. Fasol accourut à l’instant, suivi des habitants du château ; et, frémissant encore, les cheveux défaits et épars, la collerette en lambeaux, la robe tombée sur les talons, j’allai me réfugier derrière mon ami pendant que le cardinal, furieux de cette arrivée importune, lançait son bâton sur une statue en plâtre de la Vierge qui, du coup, tomba en poussière, au milieu de murmures d’indignation.

Puis, se croisant les bras, il se tourna vers Fasol :

— Vous abusez de ma bienveillance, dit-il.

— Oh ! Monseigneur !

— Oui, continua Benzoni, si je vous ai invité à venir à Posellino, je ne vous ai pas prié de m’amener une gourgandine de l’Arsenal.

— Je vous ferai remarquer, monseigneur, que cette femme m’a suivi malgré moi et que c’est vous-même qui m’avez empêché de la renvoyer à la maison.

— Elle était voilée, à ce moment ; et je ne m’imaginais pas qu’un grand peintre eût de telles maîtresses. Autrement, je vous eusse priés tous les deux de retourner à Venise.

— C’est bien ce que nous allons faire. Nous ne voulons pas être à charge plus longtemps à Votre Seigneurie.

Et, laissant Benzoni à sa colère, nous montâmes aussitôt à notre chambre.

— Qu’as-tu donc fait au cardinal, me demanda Fasol, pour l’irriter ainsi ?

Il fallait bien mentir. Et comme j’entendais Paola, de son lit, criant des phrases d’insensé à ses gardiens :

— J’ai supplié le cardinal d’avoir pitié de cette pauvre petite et de ne pas l’enfermer dans un couvent. Il n’en a pas fallu davantage pour le mettre hors de lui, car il est, comme son maître, infaillible, et ne souffre pas qu’on critique ses décisions.

Sans se demander ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans ma réponse, Fasol en était tout attendri, mais comme il me déplaisait d’avoir le bénéfice d’un acte que je n’avais point fait, furieuse d’ailleurs de ce renvoi, désespérée d’abandonner Guido, j’ajoutai :

— Tu as été bien couard devant ce scélérat, qui frappait ta maîtresse !

Fasol, blessé de mon observation, me répliqua d’un ton dédaigneux :

— Il était dans son droit.

— Comment ?

— Sans doute, le légat du pape n’est-il pas libre de fermer sa porte à une putain.

Je pleurais de rage, et pourtant je supportai l’insulte.

— Oh ! plus tard, plus tard, me disais-je, si je puis me venger !

À ma honte, à ma douleur, je trouvais un baume dans cette pensée que Guido m’avait sauvé la vie, mais mon chagrin de quitter Posellino s’accroissait encore.

Dès que nos préparatifs furent achevés, nous nous mîmes en route, suivis de trois domestiques et précédés d’un paysan qui connaissait le chemin et devait nous conduire à un village où nous passerions la nuit. Fasol, très gai ce jour-là, tentait tous les moyens de causer avec moi. Il essayait d’attirer mon attention sur le pays que nous parcourions, inventait des contes burlesques, lançait des mots plaisants, des remarques piquantes sur les hôtes de Posellino ; enfin, me prenant moi-même à partie, il rappelait les souvenirs divertissants ou lascifs de notre vie amoureuse. Je le laissais raconter ses histoires, aussi indifférente, aussi impassible que si je n’en avais rien entendu. Il avait beau s’épuiser en paroles, il n’avait pas un mot, pas un sourire de moi.

Ah ! me disais-je, j’ai été insultée, battue, dans ma vie d’amoureuse, mais nul ne m’a jamais outragée comme ce misérable, en défendant un être qui avait essayé de me tuer et venait de le mettre lui-même à la porte de son château. Ce mot de putain, qu’il avait proféré froidement, m’accablant de son mépris au moment où je lui demandais secours, était entré dans ma chair comme un coup de fouet et y avait fait une blessure brûlante. Et je pensai que le cardinal se serait vite calmé si Fasol lui eût un instant tenu tête. Oui ! avec un autre homme, je restais à Posellino, et je voyais mon cher Guido, je lui parlais, je le décidais à renoncer à sa honteuse liaison et à m’aimer.

Ma haine sourde, instinctive, pour Fasol, qui ne se dissipait à mes moments de bonne humeur, que pour renaître ensuite avec plus de violence, devenait à présent une haine volontaire, qui se répandait par tout mon être et que chaque mouvement de mon corps entretenait. Si Guido n’était pas avec moi, si je souffrais de la soif, si je me sentais fatiguée, si mon cheval marchait mal, je m’en prenais à Fasol que je finissais par regarder comme la cause de toutes mes peines, multipliées et grandies.

La nuit tombait et nous allions atteindre une route boisée qui conduisait au village où nous devions nous arrêter, quand Fasol se haussant sur sa selle, se détourna pour jeter un coup d’œil derrière lui.

— Où est donc notre escorte ? dit-il.

Il n’achevait pas que deux hommes l’enlevaient de cheval ; je n’eus pas le temps de m’étonner ; je fus presque aussitôt saisie, emportée, renversée à terre, tandis que deux nouveaux arrivants essayaient d’enlever à la hâte les cassettes attachées aux selles de nos chevaux. Mais Fasol, après le premier moment de surprise, eut vite fait, avec sa force et sa souplesse ordinaires, de se dégager, puis, tirant tout à coup une dague, au lieu d’attendre l’attaque des brigands, il se précipita sur eux. Ils n’étaient armés que de bâtons ; aussi, le voyant si résolu, ils appelèrent à leur aide les autres voleurs qui, ne me jugeant pas à craindre, m’abandonnèrent vite pour se jeter sur Fasol. Sans s’effrayer le moins du monde, il commença de parer avec une vivacité merveilleuse les coups que les cinq brigands essayèrent de lui porter. Il était impossible pourtant que la victoire fût douteuse. Je le compris ; et, animée d’une haine qui voulait être active, désireuse de plaire à ces hommes dont j’allais tout à l’heure dépendre, je me précipitai entre les jambes de Fasol pour me venger en amoureuse et lui écraser cette chair virile dont il m’avait fait l’humble servante. Sous la pression cruelle de mes doigts caresseurs, transformés en tortionnaires, il poussa un hurlement qui me remplit d’aise ; et, surpris par une douleur si inattendue, il oublia un instant de parer les coups. Aussi fut-il frappé à la fois par ses cinq adversaires. Le sort du combat allait se décider lorsque j’entendis, sur le chemin, le galop de plusieurs chevaux ; en même temps un coup de pied, que je reçus dans les jambes, m’envoya rouler au fond d’un fossé.

Je me relevais à peine que déjà notre escorte était arrivée. Les voleurs, qui n’avaient compté que sur leur nombre et leur audace, ne voulurent pas essayer une lutte sans espoir et se sauvèrent à toutes jambes.

En sortant du fossé, je me heurtai contre un cadavre : c’était celui du paysan qui nous avait servi de guide, et, par de fausses indications, avait égaré l’escorte pour nous livrer aux bandits. Je regardais la blessure hideuse qu’il avait à la tête, ses larges yeux sortis de leur orbite, entre deux bandes de sang noir ; et je songeais, en frissonnant, que peut-être je serais punie, comme cet homme, de ma trahison.

Il fallait fuir ou payer d’audace. Je n’hésitai pas.

M’étant tout doucement rapprochée de mon cheval, je remontai en selle, et, quand nous repartîmes, je fis en sorte de chevaucher à côté de Fasol sans qu’il eût l’air de s’apercevoir de ma présence. Je tentai d’obtenir un mot de lui.

— Fasol, commençai-je timidement.

Il ne sembla pas m’entendre.

— Fasol, répétai-je, je n’avais plus ma raison tout à l’heure : pardonne-moi.

Ce fut à son tour d’être muet et insensible.

Nous arrivâmes enfin à l’ostérie du petit village où nous allions coucher. Fasol se fit servir à souper et mangea en silence sans avoir seulement pour moi un regard. Comme j’avais grand faim et qu’il ne daignait pas s’en apercevoir, j’attirais timidement les plats qu’il laissait devant lui et je prenais ses restes, mangeant avec le plus de lenteur possible pour que nul bruit n’attirât sur moi son attention. Quand il eut fini, il demeura un instant immobile, les yeux fixes, abîmé dans une triste songerie, puis, se levant brusquement, il se dirigea vers la chambre qu’on lui avait destinée et où je le suivis, en tremblant de tous mes membres. Aussitôt que nous y fûmes entrés, Fasol en ferme la porte à clef, se jette sur moi, me saisit les mains :

— Gouge ! s’écrie-t-il, esclave toujours prête à trahir, qui es avec moi ce soir, parce que je suis vainqueur, comme tu serais, si l’on m’avait tué, en compagnie de mes meurtriers, à danser sur mon cadavre !

Les mains serrées dans cette étreinte de fer, la voix étranglée par l’épouvante, maîtrisée dans mon esprit et dans mon corps, je ne savais, pour l’attendrir, que balbutier des mots sans suite, de vaines supplications qu’il n’écoutait pas, emporté par une colère joyeuse et triomphante.

— Ah ! ah ! faisait-il, tu as voulu me mutiler ! À mon tour ! À mon tour ! Je vais mettre ton corps de putain dans un tel état qu’il n’y aura pas un seul ruffian à vouloir l’acheter.

Anéantie par la honte, je le laissai m’agenouiller, me lier les mains au pied d’une table et, le dos courbé, j’attendis le châtiment. Mais je ne m’imaginais pas qu’il dût être si cruel. Ayant détaché ma ceinture pour s’en faire un fouet, m’arrachant ma robe, ma chemise, Fasol me déchira sans pitié. Sous les coups ma résignation disparut, je devins folle de rage, je proférai les plus sales insultes.

Je poussais de tels hurlements que les gens de l’ostérie s’en émurent et vinrent demander ma grâce à travers la porte, sans compatir d’ailleurs le moins du monde à mes souffrances.

— Messer, cria l’hôtelier, pour la bonne renommée de cette maison, je vous supplie de ne pas faire un tel tapage.

— D’autant plus, ajouta sa femme, que vous empêchez de dormir un seigneur d’importance qui couche à côté de vous.

— Laissez-moi tranquille, dit Fasol, je corrige ma chienne !

— Au moins, fit l’aubergiste, si vous la frappez, empêchez-la donc de hurler de la sorte !

Mais Fasol ne s’occupa point de leurs prières. Il me traita en bête et moi, dans l’excès de ma douleur, oubliant mon sexe, à bout d’injures et d’outrages, je me vengeai aussi en bête, je lâchai mes excréments à la face de mon bourreau. Cette dérision dégoûtante l’enragea ; poussant sa barbarie à l’extrême, il prolongea mon supplice jusqu’à ce qu’il fût las de me fouetter. Alors, après avoir contemplé mes chairs ruisselantes de sang, il me délia et me jeta par les épaules dans une petite chambre qui se trouvait à côté de la sienne et où il y avait un peu de paille.

Quelle nuit je passai, mon Dieu ! Jusqu’à l’aube, l’humiliation, la peur de nouvelles tortures, le feu sans cesse avivé qui dévorait mon corps meurtri, me tinrent en éveil et m’arrachèrent des gémissements. Je m’endormais à peine lorsqu’un domestique vint me chercher pour partir.

— Eh bien ! la belle, dit-il d’un ton narquois en secouant la tête, votre seigneur vous a bien arrangé les fesses, hier soir, à ce qu’il paraît. Vous en avez fait des cris, bon Dieu ! Ah ! vous pouvez dire que vous en avez, une voix.

Je reconnus le valet que j’avais brutalisé au départ pour Posellino et je baissai la tête : il avait trouvé sa revanche !

Hélas ! mes tribulations n’étaient pas finies ! Ne fallut-il pas, au milieu des plaisanteries et des rires grossiers de la valetaille, remonter à cheval, à côté de Fasol ? Mes reins écorchés me causaient tant de mal qu’à chaque instant je m’arrêtais, incapable de supporter le mouvement du cheval. Fasol, sans s’occuper de mes souffrances, me mit en croupe et me fit attacher sur sa selle. J’étais comme morte quand le soir nous montâmes dans le bateau qui allait nous reconduire à Venise.

À son arrivée à la maison, Fasol me coucha lui-même sur son lit, et alla chercher dans son atelier un onguent qu’il étala sur mes plaies et qui répandit aussitôt dans tout mon corps une merveilleuse fraîcheur. Profitant du bien-être qu’il venait de me causer, il s’étendit à côté de moi et m’étreignit avec sa violence ordinaire, sans plus de gêne que si rien ne s’était passé entre nous.

Certes ! j’aime les baisers d’un homme, même si ce n’est pas l’adoré qui me les donne. J’ai une imagination assez vive pour oublier l’indifférent qui est près de moi, pour lui prêter les formes de l’être que j’aime ; je n’ai qu’à clore un peu les yeux : je suis au paradis. Mais cet être qui jouissait de moi après m’avoir flagellée, et qui, même au milieu de l’étreinte, ne s’abandonnait pas, ce monstre dont le front était tranquille lorsque je ne sais quelle ardeur inépuisable agitait sa croupe, cet amoureux aux embrassements égoïstes et aux mains sans caresses, qui n’attendait ni ne provoquait mon plaisir, oh ! je ne l’ai jamais tant haï que ce soir-là.

Pourtant ! mon orgueil, que de fois je l’ai foulé aux pieds ! Mais je tiens moi-même à en faire le sacrifice. Il m’est odieux, celui qui vient me dire : « Supporte ma servitude, car telle est ma volonté. » Ô seigneur, attendez que ce soit aussi la mienne !

J’en voulais surtout à Fasol du mouvement de reconnaissance et de l’envie de pardon que j’avais eus lorsqu’il m’avait apporté le baume ; je lui en voulais, lorsque j’étais tout attendrie et surexcitée par la douleur, de ne pas savoir me prendre ni me gagner à son désir. Était-ce, de sa part, maladresse, indifférence ou orgueilleuse cruauté ?

Tandis qu’il me parlait, je me cachais le visage dans son sein pour ne pas le voir, pleurant de rage, plus humiliée par son baiser sans amour que je ne l’avais été par ses coups.

Nous nous levâmes le lendemain sans nous parler, et, tout le jour, le maître, d’une âme d’ordinaire si sereine, si confiante en elle-même, parut plus gêné que sa servante. Je n’osais pas le regarder, et il n’osait pas, non plus, m’adresser la parole. Cette attitude que nous conservions l’un à l’égard de l’autre me sembla intolérable ; et, à présent que les douleurs de mon corps s’étaient calmées, j’eusse préféré mille fois de nouvelles flagellations à cette vie en côte à côte avec un ennemi.

Vers le soir, au, moment du souper, il reconquit son assurance et me commanda sur un ton hautain, comme à une esclave.

— C’est assez souffrir, me dis-je.

Je pris mon voile, mon manteau, et je me sauvai.

Je pensais : Je suis la Nichina ! Je suis, belle et je trouverai bien quelqu’un pour m’aimer. Mais je n’avais fait aucune toilette et, à la promenade, nul ne me regarda. Tous les yeux étaient attirés par des filles laides comme La Farfalla et Daniella Tirone qui portaient des toilettes neuves de chez Pigula. Bientôt la foule galante se dispersa peu à peu et je restai seule à l’entrée des Jardins.

J’avais faim ; et je me demandais comment je pourrais manger, ayant perdu ma bourse durant le voyage. J’étais, en effet, trop fière pour réclamer un souper à d’anciens amis ou me présenter chez Morosina, que je n’avais pas vue depuis la fête.

Alors je m’en allai jusqu’à la Ruelle des Lessiveuses qui se trouve derrière l’Arsenal et où des hommes de tous rangs, affamés d’amour, vont chercher des baisers, sans les choisir. Je me souvenais du regard méprisant que j’avais lancé aux filles de ce triste quartier, une fois que de jeunes débauchés, par curiosité de toutes les luxures, m’avaient entraînée les voir. Pourtant, aujourd’hui, il fallait bien, pour manger, me mêler à ces malheureuses, puisqu’au milieu des élégances des Jardins je n’avais pas eu seulement un coup d’œil. Et je pensai avec terreur qu’à force de souffrir et de pleurer, j’étais devenue laide.

La rue était déserte et j’attendis longtemps qu’il passât quelqu’un.

Enfin une ombre sortit d’un porche voisin, une femme qui s’avança lentement, le visage voilé, habillé de vêtements noirs. M’étant approchée d’une porte entr’ouverte d’où venait, à la ruelle, son unique lumière, je me croisai avec l’inconnue qui leva son voile pour me cracher au visage. Une autre fois, j’eusse riposté avec colère, mais, ce soir-là, j’étais si abattue que je me mis à pleurer. La femme n’en eut que plus de hardiesse à m’accabler d’injures.

— Salope, disait-elle, la Rue des Lessiveuses est à moi, et tu verras quelle trévisiane je t’ferai danser les jambes en l’air si tu t’avises de me voler mes pigeons.

À travers mes larmes je reconnus la Barbozzina, dont la fortune, jadis, avait fait scandale à Venise. Une couche de fard, mal étendue sur les joues, ne dissimulait point les rides profondes et la sécheresse de la peau. Elle ressemblait à une vieille statue de bois qu’eût repeinte à la hâte quelque enlumineur de village.

— Eh bien, s’écria-t-elle, vas-tu décamper ! Ou faut-il que j’appelle mon homme pour qu’il te lève le pétard !

— Madame, de grâce ! répondis-je, ayez pitié : si vous saviez ma peine !

Elle aussi m’avait reconnue et me considérait avec surprise. Cet examen lui sembla si divertissant que son rire éclata et longtemps lui secoua le corps. Je crus que son ventre allait crever de gaieté devant ma misère.

— Ah ! ah ! ah ! faisait-elle, ah ! ah ! ah ! c’est impayable ! La Nichina dans la Ruelle des Lessiveuses ! Misère, ma fille, quelle déconfiture !

Mais, tout à coup, elle cessa de railler, me tourna le dos et posant un doigt sur ses lèvres :

— Chut ! du gibier ! soyons sérieuses.

Un marin s’avançait d’un pas gaillard en sifflotant. Lorsqu’il fut près de nous, la Barbozzina me lança un coup d’œil féroce, puis se carrant bien dans la lumière de la porte, elle écarquilla les yeux et battit vivement, de sa langue à demi tirée, ses grosses lèvres peintes.

Le matelot souriait, encore indécis. Alors elle jugea nécessaire d’user des suprêmes moyens ; elle lui tourna le dos, et, se courbant soudain, elle leva ses jupes couvertes de poussière, et baissa vers la terre des regards inquiets. Comme le garçon, attiré sans doute par les images de plaisir qu’elle venait de lui présenter, lui exprimait ses intentions par un brutal attouchement, vite elle se redressa, l’embrassa, fort joyeuse, et tous deux se glissèrent dans la maison éclairée.

J’avais suivi avec un immense dégoût cette comédie grossière.

— Non, dis-je, non, je n’aurai jamais ce courage !

Toutefois, voyant un jeune ouvrier s’en venir de mon côté, j’allai à sa rencontre et, timidement, je le frôlai de ma robe. Il ne me regarda point. Je soupirai :

— Il va donc falloir faire comme elle.

Je n’étais pas une novice et les moyens de séduction m’étaient familiers. Je savais éveiller, accroître, affoler le désir ; seulement mes plus provocantes audaces étaient aussi les plus mystérieuses, et le galant qui, tout d’un coup, voyait mes yeux pleins de dédain, se détourner vers lui, comme par hasard, ne pouvait se douter, quand il venait implorer mon amour, que c’était moi-même qui l’avais appelé. Ainsi je pratiquais, au milieu de gentilshommes et de riches marchands, cette délicate sorcellerie de l’amour qui compense nos fatigues par toutes les satisfactions de l’orgueil et de la fortune, mais réclame aussi de ses initiés, comme mise, quelque loisir et un peu d’or.

À présent, au lieu d’être la souveraine des hommes, je devenais leur esclave. Abandonnant les artifices qui m’assuraient protection et puissance, je devais, avec une basse effronterie, supplier de m’asservir, et m’exposer, en pleine rue, aux affronts et aux violences d’un rustre. Et je répétais avec horreur, sans pouvoir me résigner à mon sort :

— Il va falloir faire comme elle !

Cependant nul homme ne passait, et une pluie fine, qui me glaçait les membres, commençait de tomber. Alors j’eus une image soudaine de l’existence que je m’étais choisie : elle m’apparut sombre, boueuse comme cette ruelle de luxure, et il me sembla que j’y demeurerais toujours, solitaire, affamée. J’avais peur, je devenais lâche, je ne voulais plus de cette prétendue liberté qui n’était qu’une suite d’esclavages.

Des voix furieuses s’élevèrent à ce moment. Le marin avait une altercation avec la Barbozzina sur le prix de son plaisir.

— Un scudo ! disait-elle, un scudo ! porc, mais tu ne m’as donc pas regardée.

— C’est au contraire parce que je t’ai trop vue, que tu n’auras pas davantage.

Mais la dispute se changea en une lutte acharnée à laquelle prit part un nouvel arrivant, dont je pus entendre les menaces et les injures. Après des cris perçants, des poussées violentes, un bruit de corps qui s’effondrent sous des corps qui s’efforcent de rester debout, je vis jeter par la fenêtre, en travers de la ruelle, comme un sac d’ordures, le malheureux galant de la Barbozzina, dont les jambes et les bras étaient étroitement liés et dont la tête pleurait du sang par vingt blessures.

Le bruit continuait à l’intérieur de la maison.

— Mon Giannico, je t’assure, il ne m’a donné qu’un scudo.

— C’est bien ! Nous allons voir ça !

— Tu sais que je te donne tout, je ne garde rien pour moi.

— Ah ! tu ne gardes rien ! Qu’est-ce donc que ce scudo ? Et celui-ci ? Ah ! carne, tu me volais, mais je vais bien te les faire rendre, mes pièces, quand tu les aurais cachées au fond de ton cul !

Des coups secs s’abattirent sur de la peau nue, puis des sanglots, des gémissements éclatèrent.

— Oh ! Oh ! criait-on, mon bras ! oh ! oh ! ma jambe ! mon Giannico, par pitié ! oh ! oh ! aah !

— Tiens ! en veux-tu encore ! Tiens ! l’as-tu, celui-là. Et cet autre ! Tiens ! Tiens ! Tiens !

La Barbozzina s’élança au dehors avec des hurlements de chienne battue. Comme elle fuyait de mon côté, j’eus peur que son ruffian, s’il s’avisait de la poursuivre, ne me confondît avec elle, et prise de peur, je me sauvai de cette ruelle infâme. Je ne sais comment, pareille à un cheval qui reprend le chemin de l’écurie, je revins sur la place de Sainte-Marie-la-Belle et je me trouvai devant la maison de Fasol. Je crus que c’était mon destin qui l’avait voulu et je me décidai à rentrer.

Il était dans son atelier, étendu sur un lit et considérait la grande fresque de ses Bains de Diane. Il tressaillit en me voyant et d’abord je pensai qu’il allait me battre, mais il resta couché sans prononcer un mot.

— Fasol ! dis-je, j’ai faim.

Alors il se leva, courut me chercher un pâté, du pain, un flacon de Trebbiano. Je dévorai tout ce qu’il me servit, puis j’allai m’étendre dans un coin de l’atelier, tandis qu’il me suivait des yeux.

— Nichina ! appela-t-il.

Et comme je ne répondais pas :

— Nichina ! voyons, réconcilions-nous !

Je me relevai, ayant retrouvé en une fois toute mon ancienne hardiesse.

— Tu veux te réconcilier, m’écriai-je, c’est ton affaire, cela ! Est-ce que je suis quelque chose, moi ? est-ce que je puis traiter d’égal à égal avec toi ? est-ce qu’il ne faut pas subir ta bonne et ta mauvaise humeur, ton plaisir et ta cruauté, tes baisers et tes coups !

— Si j’ai été cruel, avoue que tu l’as été avant moi !

— Voilà ce que je ne savais point, par exemple ! C’est moi, sans doute, qui t’ai insulté à Posellino !

Il n’avait pas conscience de l’outrage qu’il m’avait fait, tant il avait pris l’habitude d’exprimer impunément ses dédains à tous les êtres. Quand je lui eus dit mon grief :

— Quoi ! s’écria-t-il, tu t’es fâchée d’un mot, d’un malheureux mot prononcé en toute innocence ! Tu aurais dû comprendre qu’un grand dignitaire de l’Église ne peut, sans scandale, recevoir chez lui une amoureuse.

— Oui ! il préfère recevoir ses mignons !

— On ne le sait pas ; on peut du moins l’ignorer.

— Enfin, ce que je te reproche, c’est de m’avoir abandonnée quand tu devais me défendre et répondre au cardinal.

— Mais, ma chère, il ne faut pas s’occuper des colères de Benzoni ; elles sont courtes et sans importance, si l’on n’entreprend pas de les calmer. Songe, d’ailleurs, que je ne pouvais me brouiller avec lui : d’abord c’est un être charmant, plein d’esprit, pour lequel j’ai beaucoup d’estime, et puis je n’ai pas fini de décorer son palais.

Cependant Fasol était un homme de génie ; je l’ai su plus tard.

J’acceptai ses explications et, comme il m’enlaçait, je m’abandonnai à son étreinte ; mais il eut beau me baiser et m’embrasser, l’injure resta, gravée au fond de mon âme, ineffaçable.

Cette aventure de la Ruelle des Lessiveuses un moment me transforma. Devenue tout à coup craintive pour l’avenir, je n’étais plus la jouisseuse insouciante d’autrefois : je me changeais en une ménagère sage et économe, et je m’efforçais de mériter les bonnes grâces de Fasol, attachée à sa maison pour la vie large et plantureuse qu’on y menait.

Mais on ne se délivre point de son passé ; il vous suit partout et ordonne votre existence. Un matin que Fasol s’était levé avec le soleil, impatient de terminer sa Gloire de Venise, je me réveillai avec des bras d’enfant à mon cou, et j’aperçus, à côté de moi, dans mon lit, Cecca vêtue d’une chemise de soie fine, doucement odorante du bain de myrrhe qu’elle venait de prendre et qui, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, riait de toutes ses dents à ma surprise. Je n’en revenais pas de la voir.

— C’est toi ! C’est toi ! Et par où es-tu entrée ?

Elle remuait, tournait à droite et à gauche, gonflait et frottait sa croupe le long de mes jambes.

— Je suis entrée, je suis entrée… par le petit trou de la serrure !

Elle s’étira, pareille à une chatte lascive, puis se pelotonna contre moi. Il semblait que, dans son corps, il n’y avait pas une pincée de chair dont ne dût profiter son plaisir.

— Mignonne, disait-elle en me regardant de ses yeux d’innocente et la langue rose pointant entre ses dents, mignonne, veux-tu pas jouer à la fricarelle ?

Comme je riais de ses espiègleries gracieuses, ses yeux brillèrent ; elle se coucha à mes pieds, le visage perdu dans sa longue chevelure, étreignant et caressant mon corps.

— Vas-tu finir ! petite bête ! répétais-je.

Mais une pensée m’était venue tout à coup qui me remplit de terreur et de colère. Brutalement je tirai Cecca par les cheveux.

— Oh ! s’écria-t-elle en se redressant, qu’as-tu ? Comme ton visage a changé ! Ne me fais pas cette méchante figure.

— Cecca ! Fasol est ici.

— Eh bien après ! dit-elle en éclatant de rire.

— Veux-tu ne pas rire, imbécile ! repris-je. Ne sais-tu pas que, s’il te trouvait dans ce lit, il serait capable de nous tuer.

— Quelle chance ! nous mourrons ensemble.

— Je ne veux pas mourir, répliquai-je avec fureur.

Je songeais à cette paix, à ce bien-être, dont j’étais, maintenant si jalouse, que je travaillais, avec tant de peine, à m’assurer, et que cette folle, en un instant, allait tout détruire. Je voulus la repousser de mon lit.

— Voyons ! lève-toi, et plus vite que ça !

— Alors viens avec moi.

— C’est impossible ! Tu sais bien d’ailleurs que je ne puis aller chez Morosina. Je suis brouillée avec elle !

— Comment, tu es brouillée ! Elle parle sans cesse de toi avec admiration ; elle t’adore, je te le répète, elle t’adore.

— Je ne tiens pas à recommencer mon existence d’autrefois… Changer chaque jour d’amant ; être poursuivie par des créanciers ; mettre tout son or en robes et en bijoux ; n’avoir jamais dix ducats devant soi ; rester même souvent sans un bagattino dans sa bourse… Non ! non ! non ! j’en ai assez, de cette vie-là.

— Mais tu en trouveras, des hommes qui t’entretiendront, et plus généreux, et plus agréables que ton Fasol. Tu n’as pas à craindre de manquer d’amis, va ! tu es si belle.

J’étais heureuse du compliment, malgré la partialité de son auteur, car depuis le soir où j’étais allée aux Jardins et à la Ruelle des Lessiveuses, je me demandais si je pouvais encore plaire aux hommes et j’avais besoin qu’on me convainquît de ma beauté. Pourtant la louange ne changea point ma résolution.

— Veux-tu t’en aller, repris-je, ou je me fâche !

Cecca, rieuse et obstinée, s’étala en travers du lit, le ventre offert, les jambes pendantes, la tête renversée voluptueusement sous ses bras en oreiller.

— Je ne m’en irai pas, dit-elle avec tranquillité.

— Ah ! tu ne t’en iras pas ? nous allons voir cela, par exemple !

La ceinture dont Fasol m’avait flagellée était justement devant moi, pendue parmi des armes de chasse ; je la décrochai, et, saisissant Cecca par les cheveux, je la cinglai toute en travers du corps. Sous la douleur, elle bondit, se roula et tomba par terre, puis, se relevant, elle alla ramasser ses jupes qui s’étalaient au milieu de la chambre, froissées, jetées sans soin, méprisées pour le plaisir et qui, toutes béantes, offraient maintenant leur protection. Je la poursuivis jusqu’à la porte, amusée d’abord, puis enivrée par le plaisir de la frapper, comme si les coups que je donnais à cette fille, effaçaient de mon souvenir la correction de Fasol.

— Méchante ! cria-t-elle en se sauvant, méchante ! je te déteste, mais, va ! je me vengerai !

J’étais si heureuse de l’avoir battue que j’allai en chemise, dans l’atelier, donner un baiser à Fasol.

— Si tu étais arrivée plus tôt, me dit-il, tu te trouvais nez à nez avec ton ennemi.

— Quoi ! le cardinal est de retour ?

— Oui ! les pluies continuelles qui sont tombées ces jours-ci l’ont chassé de Posellino. Il est venu me prier à une fête… Il était, ce matin, d’humeur flatteuse et charmante.

— Décidément, il a la mémoire courte.

— Ah ! il n’a pas oublié notre querelle. « Vous avez encore des relations avec cette, avec cette… (Il ne se souvenait plus de ton nom.) Vous avez tort : un homme comme vous, qui a Venise à ses pieds, devrait choisir de plus nobles amoureuses. — Monseigneur, lui ai-je répondu, je ne prise chez les femmes qu’une noblesse : la beauté. »

Mais je ne l’écoutais plus, envahie par une joie immense. Guido est ici, répétais-je sans cesse, il est ici, je vais le voir !

Je me regardai dans une glace et me trouvai jolie, très jolie. Je n’avais plus peur de l’existence, je ne me sentais plus enchaînée à Fasol, j’étais libre ! Et ce jour-là, comme si Guido devait venir, je mis un soin extrême à ma toilette.

Ce fut alors que Cecca entreprit de me détacher de Fasol. Elle espéra se venger ou me ramener vers elle.

J’avais obtenu de Fasol qu’il consentît à recevoir Michele des Étoiles. Il aimait à disputer avec le philosophe, bien que sa laideur l’exaspérât. Je profitais de cette bienveillance pour obtenir, chaque mois, les quelques scudi qui faisaient vivre le pauvre hère. Morosina consentait bien toujours à lui donner l’hospitalité, mais elle était si grondeuse qu’il ne retournait chez elle qu’à la dernière extrémité.

Fasol et Michele avaient de temps à autre des conversations de ce genre :

— Savez-vous pourquoi vous peignez ? disait le philosophe.

— Je peins parce que cela me rend heureux.

— Je ne vous demande pas cela, je vous demande si vous avez une théorie de la peinture ?

— Je n’ai pas d’autre théorie que de représenter le mieux possible tout ce qui me paraît beau dans l’existence.

— Eh bien, mon pauvre Fasol, j’ai le regret de le constater, vous êtes une brute, une bête brute !

Fasol courait chercher un portrait de femme au sourire voluptueux, à la chair dorée.

— Est-ce une brute qui a fait cela ? demandait-il.

Mais Michele répliquait :

— Où est l’âme de ce corps, où est la pensée de cette œuvre, où est la morale de ces couleurs ? J’ai beau regarder, je ne les vois pas. Je vous le répète, mon pauvre Fasol, vous n’avez aucune intelligence.

Et Michele commençait à expliquer ce que devait être la peinture des idées.

— Tiens ! s’écriait Fasol en se remettant à peindre ses Bains de Diane, tais-toi, ou je commence ton portrait : voilà qui serait bête par exemple !

Jamais Fasol n’aurait, de lui-même, soupçonné Michele : Cecca parvint pourtant à le rendre jaloux à force de perfidies qu’elle se permit d’écrire ou de raconter. Si Fasol s’autorisait toutes les fantaisies, il tenait à ma fidélité.

— Tu me trompes ! me dit-il un matin en froissant une lettre qu’on venait de lui apporter.

— Crois-le si cela te plaît, répondis-je en haussant les épaules.

— Je ne souffrirai pas tes trahisons, entends-tu ! je vais te battre, je vais te rosser, truie !

— Ah ! tu veux me battre, eh bien ! essaie donc de me frapper, essaie donc !

Ma rage librement éclatait enfin.

Ne craignant plus de le quitter, ravie de l’occasion qui s’offrait de secouer son joug, je me réjouis de lui lancer toutes les insultes que je savais et je lui crachai au visage. Alors, se jetant sur moi, il me serra la gorge si fort que je crus qu’il allait me tuer.

— Grâce ! lui criai-je, grâce !

Mais, sans m’écouter, il me prit dans ses bras et me précipita dans l’escalier.

— Va-t’en, puits d’infection, va-t’en, ventre à marinier ! répétait-il.

J’en fus quitte pour de légères contusions, mais j’en eusse bien souffert le double pour être délivrée de lui.

Cette fois j’oubliai que, depuis ma liaison avec Fasol, j’avais peut-être montré, à l’égard de Morosina, trop de négligence : je retournai chez elle !

Cecca ne m’avait pas trompée : la comtesse ne m’en voulait point et me conservait un enthousiasme mêlé d’étonnement.

— Morosina ! lui dis-je, vite, trouve-moi un costume de paysanne !

— Un costume de paysanne, Sainte Vierge ! pour quoi faire ?

— Je veux me déguiser et aller au palais Benzoni. Je ne puis plus vivre sans Guido : il faut que je le voie.

— Ah ! ma pauvre fille ! quand l’âge vous aura-t-il rendue raisonnable ?

Une heure après, je m’étais noirci le visage, teint et arrangé les cheveux ; revêtue du schiavonetto des Chioggiotes, je n’étais pas reconnaissable. Je me rendis au palais Benzoni où je demandai à l’intendant de vouloir bien m’accepter comme servante.

— Nous n’avons pas besoin de domestiques, me répliqua-t-il

— Ah ! seigneur, m’écriai-je, prenez-moi, vous ne me donnerez que la nourriture si vous voulez. Je pourrai toujours vous rendre service, et vous me sauverez de la misère.

Mon air, ma mise, ma figure lui firent bonne impression. Bien que le déguisement me fût peu avantageux, j’avais encore des attraits. Peut-être l’intendant eut-il sur moi d’amoureux desseins. Quoi qu’il en soit, je fus aussitôt employée dans les cuisines, où j’appris que Guido était à Padoue avec le cardinal. Toute une semaine je dus les attendre au milieu des taches les plus viles, exposée aux soupçons et aux familiarités grossières de la valetaille, tandis qu’il me fallait, sans révolte, écouter les obscénités dont on souillait le nom de Guido.

J’étais à ranger la salle de fête quand on annonça leur arrivée. Comme je fus émue ! Mais, au moment où ils passèrent, un valet, qui ne les voyait pas, me prit la taille et me baisa sur la bouche. Le cardinal et Guido, sans me reconnaître, nous aperçurent et échangèrent un sourire.

Ce baiser que j’avais dû souffrir d’un domestique devant le cardinal, devant l’homme que j’aimais, m’accablait de honte. Sans doute, j’étais assez bien déguisée pour un œil indifférent, mais Guido, s’il me regardait avec attention, pouvait découvrir qui j’étais : comme alors je serais humiliée ! en quels inutiles périls se trouverait, je ne dis pas ma vie, car je n’y pensais point, mais mon amour ! Guido ne croirait point que la passion seule m’avait rendue sa servante, et il allait me mépriser de mon abaissement. Je résolus de ne pas rester plus longtemps livrée à de pareils outrages ; il m’était pourtant impossible de m’en aller sans le voir.

— Je lui parlerai ce soir même, dis-je.

Aussitôt je monte à l’ancienne cellule de frère Gennaro, qui était abandonnée. M’y enfermant, je m’occupe de me laver le visage, de me recoiffer et de donner une tournure élégante à mes simples vêtements de campagne. Il ne me fallut que quelques instants pour redevenir Nichina.

Dès que la nuit fut arrivée, je descendis dans la chambre de Guido et me cachai derrière une tenture. Le cardinal ne tarda pas à rentrer avec lui. Monseigneur le tenait embrassé et appuyait la tête contre la sienne. Frémissant et brutal, il l’entraîna.

Ce fut une scène horrible de fureur et de violence amoureuse. Sous un extérieur calme et élégant, Benzoni déguisait les plus ardentes, les plus odieuses passions. L’Amour, tendre ou idéal, réel ou joué, ne maîtrisait point, chez lui, les fougues de la chair. Ses désirs, impitoyables jusqu’à la cruauté, semblaient contraindre Guido, qui ne s’y abandonnait qu’avec lassitude. J’aurais voulu échapper à cet immonde spectacle, et je ne sais quel vertige me forçait à regarder ce qui m’était si exécrable. Je subissais la torture d’un prêtre qui voit insulter son Dieu, et je ne pouvais m’arracher à cette profanation.

Un coup, qui retentit à la porte, fit tressaillir le cardinal. Comme on s’obstinait à frapper, il se leva, entr’ouvrit et, d’un ton de colère :

— Enfin, qu’y a-t-il ?

— Un message de Sa Sainteté.

Je reconnus la voix de l’abbé Coccone.

— Ce vieux matou ne peut jamais nous laisser tranquilles, grommela le cardinal.

Puis il revint vers Guido, lui donna un baiser et quitta de la chambre.

Je ne pouvais plus me contenir ; j’avais besoin de crier mon indignation et mon dégoût, je sortis de ma cachette. Guido pâlit en m’apercevant.

— C’est toi, Nichina !

— C’est moi.

— Comment ! tu viens encore ici… après tout ce qui s’est passé ! Tu ne sais donc pas tous les dangers que tu cours ! Le cardinal veut t’assassiner !

— Cela m’est égal. Je viens t’arracher à tes abominations. Guido ! Guido ! tu oublies donc qui tu es pour te souiller ainsi ?

— Ah ! voyons, qui es-tu, toi-même, pour venir me prêcher la morale ?

— Je suis une femme qui t’aime et qui a grand pitié de toi.

— Tu n’es qu’une ignoble putain, qui couche avec tous les hommes.

— Guido ! Guido ! m’écriai-je les larmes aux yeux, si je suis putain, c’est toi qui en es cause, toi qui méprisas mon amour ! En tout cas, mes amours, si elles ne sont point chastes, ne vont point contre la loi de nature. Mais les tiennes sont horribles à Dieu et à tous les êtres.

— Sais-tu que je puis appeler et te faire jeter en prison ?

— Et moi, je puis te faire condamner au feu !

— Tu l’oserais, misérable !

Je m’étais jetée à ses genoux.

— Oh ! Guido, je t’aime trop pour cela ! Comment te voudrais-je du mal, toi qui m’as sauvé la vie à Posellino. Ne dis pas non ! Tu l’as fait. Et encore as-tu fait pour moi davantage. Oh ! oui, le jour du couronnement, si tu savais quelle joie j’ai ressentie à voir que tu ne me regardais pas avec haine, que peut-être tu pourrais n’aimer encore !

— Oui, je m’en souviens : tu étais belle, ce soir-là, et puis quelle passion il y avait dans tes gestes et dans ta voix ! Tu es une grande comédienne, Nichina. Et je t’ai admirée.

J’étais déjà redevenue toute riante, toute joyeuse.

— Je t’ai admirée, reprit-il, mais comme n’importe quel spectateur. Car, vois-tu, si je n’ai point conservé pour toi mes haines de jadis, mes haines d’enfant, je n’ai point non plus d’amour. Tu m’es indifférente !

— Guido ! Guido ! ne dis pas cela : je mourrais de chagrin. D’abord cela n’est pas vrai. Pourquoi m’aurais-tu défendue contre le cardinal, si je n’étais rien pour toi ? Est-ce qu’on défend une indifférente ? Tu mens, Guido, oui ! tu mens !

— Je dis la vérité : je ne t’aime pas et je n’aime rien. Il y a entre moi et le monde comme un voile noir tendu sur toutes choses, il y a une amertume dans l’air, il y a une douleur dans toute action ; et je souffre sans cesse !

— D’où te vient ta souffrance, mon Guido ?

— Je l’ignore ; je sais seulement, hélas ! qu’elle n’est point imaginaire. Peut-être ma souffrance vient-elle de ne plus pouvoir rien souhaiter.

— Oh ! Guido, j’aimais mieux ta haine ; car, autrefois, avec cette haine, tu avais un grand amour. Te souviens-tu que tu restais des journées à prier avec le pauvre frère Gennaro ?

— Oui, il était fou, et à vivre avec lui, je l’étais devenu moi-même.

— Guido, je le sens, tu es bien malade, puisque tu détestes jusqu’à ton passé, mais je te guérirai, va ! je te guérirai, sois sûr !

— Je ne puis pas être guéri, car la maladie qui me ronge, c’est l’existence. Je respire et je porte en moi le dégoût. Pourtant j’ai encore un désir ; et c’est ce désir qui m’empêche de me donner un coup de poignard et d’en finir avec la vie.

— Quel est ce désir ? dis-le, dis-le vite !

— Je voudrais la richesse, une grande richesse pour être à mon tour le maître des hommes.

— Et si j’avais beaucoup d’or, Guido, si je te donnais tout l’or que je possède, voudrais-tu de moi pour ta servante ?

À ce moment, j’entendis un pas résonner dans le corridor.

— Au nom du Christ, me dit Guido, à voix basse mais avec des gestes pressants, va-t’en : le cardinal revient ! Je t’en prie, va-t’en !

Je lui baisai la main et je me sauvai par une petite porte qu’il m’ouvrit lui-même.

En sortant, j’étais comme enivrée de la joie de l’avoir vu. Son accueil ne m’enlevait pas tout courage, me laissait même un espoir incertain qui suffisait à m’enchanter. Si j’étais riche, me disais-je, il viendrait à moi. Et je songeais à tout l’or qui était passé dans mes mains, que j’avais gaspillé en fêtes et en toilettes. Alors, à cause de Guido, je voulus être avare.

Michele des Étoiles, un jour que nous nous promenions ensemble au Ghetto, m’avait montré la maison d’un alchimiste qui vivait seul, disait-on, au milieu d’immenses trésors. J’avais ressenti un grand trouble à l’idée de ces richesses inutiles, et souvent j’eus le désir de pénétrer dans cette mystérieuse demeure. Cette fois je me décidai.

— Qu’il veuille bien m’enrichir, me dis-je, et je m’abandonne à lui, si vieux et si répugnant qu’il soit. Pour Guido, je suis prête à tous les sacrifices.

Avec cette ardeur qui ne me laisse pas un moment de repos quand j’ai formé un dessein, je cours au Ghetto avant que le couvre-feu soit sonné. Je frappe à la porte de l’étrange maison. Un vieux petit homme, en haillons sordides, vient m’ouvrir, qui n’avait pas un cheveu sur le crâne, mais dont la longue barbe tombait presque jusqu’à terre. Ses paupières formaient deux poches rouges et plissées.

— Que voulez-vous, me demanda-t-il ?

— Est-ce vous, l’alchimiste ?

— Oui.

— Eh bien, j’ai quelque chose à vous dire.

Le vieillard parut très étonné. Il m’apprit que, depuis plus de vingt ans, personne n’avait eu rien à lui dire, et que j’étais sa première visiteuse. C’est pourquoi il me fit entrer, avec grand respect, dans une salle immense, encombrée, poudreuse, et qui me parut plus sale encore que ses vêtements. Comme il me demandait ce qui m’amenait chez lui :

— Qu’est-ce que vient faire une jeune femme chez un monsieur à cette heure ?

Il se récria.

— Oh ! ma pauvre enfant, vous ne m’avez donc pas regardé ? Ces badinages ne sont plus de mon âge.

J’allai m’asseoir sur ses genoux et, lui caressant sa barbe blanche :

— C’est vrai que vous êtes vieux, mais vous tenez encore bien sur vos jambes.

Il parut flatté du compliment et il eut pour moi un sourire de reconnaissance.

Je devins plus audacieuse.

— Voyons, suis-je une belle fille, oui ou non ?

— Vous n’êtes pas une belle fille, vous êtes l’une des Grâces.

— Si vous me trouvez belle, c’est excellent ; je m’engage, — et cela, je le jure sur le Christ, — je m’engage à vous faire éprouver plus de plaisir que vous n’en avez encore jamais eu, tout en prolongeant votre existence d’au moins vingt années.

Il me regardait avec stupeur, cherchant si je n’avais pas, sur le front, quelque signe infernal.

— Oui, je vous promets de vous rendre très heureux, seulement il faut que vous me donniez de l’or, beaucoup d’or.

Il voulut prendre sur sa tête des cheveux pour se les arracher, mais, n’en trouvant pas, il se contenta de me repousser ; puis, se levant, il se mit à trépigner en hurlant de colère :

— Voilà ce que j’attendais : on me demande de l’or, de l’or, toujours de l’or, mais est-ce que j’en ai, est-ce que j’en tiens, moi, de ce gibier infernal, de ce cochon maudit, de cet or damné !

— N’êtes-vous pas alchimiste ?

— Je suis un alchimiste, c’est vrai, mais un alchimiste honnête, et, quoique vivant au Ghetto, bon chrétien. C’est vous dire que je n’ai jamais usé de la Pierre qu’avec discrétion. Il y a des gens qui, de paroles, méprisent la fortune et, de fait, oublient de vivre pour la rechercher. Je me contente de ne point l’estimer plus que ne veut le Seigneur. Et je gagne mon existence à tourner des pieds de table.

— Mais vous ne faites donc pas d’or ?

— J’en ai fait autrefois, mais cela coûte trop cher ; d’ailleurs le métier est perdu aujourd’hui : on ne nous en demande plus. Tenez, regardez ces cornues, ces alambics, ces in-quarto : j’ai mis ma fortune à les acheter. Un jour, je rencontre chez un brocanteur de Vicence un manuscrit arabe, fort précieux, que je payai dix mille ducats. Je ne savais pas la langue : je m’occupai aussitôt de l’apprendre, et, au bout de vingt ans, j’arrivai à lire le livre couramment et à connaître toutes les combinaisons pour se procurer de l’or. Malheureusement, un ver avait rongé les feuillets à l’endroit où l’on indiquait les matières à combiner. J’ai bien essayé de les découvrir à l’aide de mes propres lumières, mais mes expériences n’ont pas abouti. Il y a des alchimistes qui prétendent que le sang est l’élément générateur et qui, pour en avoir, égorgent de petits enfants. Moi, j’ai des principes et j’ai craint de me brouiller avec le bargello.

Il s’était apaisé peu à peu et, de ses vieilles mains osseuses, me caressait les seins, me pressait les fesses.

— Voilà pour faire de l’or, dit-il, qui vaut bien toute l’alchimie.

— Mais si vous croyez que ça ne les fatigue pas ! m’écriai-je.

— En tout cas, les expériences sont moins longues et moins pénibles. Je voudrais pouvoir vous remplacer, ma jeune amie. Et puis, si j’étais femme, je n’aurais pas besoin d’être honnête.

Là-dessus, il me mit poliment à la porte.

Je me dirigeai vers la maison de Morosina, à laquelle j’allais de nouveau demander l’hospitalité. En chemin, je réfléchis aux conseils que venait de me donner le vieillard. Comme tous les sages, il s’était contenté de me dire mes propres pensées, en leur prêtant ce qui restait encore de force à son âge. Désormais, je savais, à n’en plus douter, que je portais en moi la richesse et qu’il était inutile de la chercher ailleurs.

Il y avait alors à Venise un juif nommé Moïse Buonvicino qui possédait une fortune considérable. C’était lui qui dirigeait la Banque de la Foi. Il ne portait point le chapeau jaune, la rouelle, ni aucune marque d’infamie. Au lieu de demeurer au Ghetto, il habitait, sur le Grand Canal, un des plus splendides palais de Venise, où les plus hauts gentilshommes de la République se flattaient d’être reçus. J’appris avec étonnement que ma sœur Costanza l’avait épousé. Ah ! fis-je, ma sœur est bien capable d’épouser un homme riche, parce qu’elle ne manque pas de beauté, mais il lui est impossible de s’en faire aimer, car elle a l’humeur acariâtre et l’esprit stupide. J’entrepris donc d’avoir Moïse pour amant. Cela n’était point facile, car beaucoup de femmes l’avaient sollicité en vain. J’envoyai cette fine mouche de Morosina déposer de l’argent à sa banque. Tout en causant de l’état du commerce à Venise et du tort que causaient aux banques les monts-de-piété qui prêtaient de l’or à un intérêt dérisoire, Morosina lui dit :

— Vous vivez plus chastement qu’un moine, avec toutes vos richesses. Enfin, vous êtes un jeune homme.

— Oh ! oh ! fit-il, j’ai passé la cinquantaine.

— Je vous aurais donné trente-deux ans à peine. Vous voyez que vous ne portez pas votre âge… Je serais à votre place, moi, je voudrais connaître les femmes de Venise : il y en a de si belles.

— Comment les appelez-vous ?

— Mais il y a la Nichina, on ne parle que d’elle : c’est une fille superbe ; seulement, je serais homme, je ne la prendrais pas, car il y en a d’aussi jolies et de moins chères. Parce qu’elles sont moins connues, elles n’en sont que plus agréables ; par exemple : Marietta Vespa, Lugrezia Barcariola…

— Comment avez-vous nommé la première ?

— La Nichina.

— La Nichina. Et c’est la plus célèbre ?

— Oui, mais la célébrité, dans l’espèce, ne joue pas un grand rôle. À votre place, j’irais voir cette jolie Margherita, par exemple.

— Enfin, on ne parle que de la Nichina ?

— Assurément, mais il y a dans de petites maisons écartées au fond de ruelles sombres…

— Nichina a de riches amants ?

— Je vous crois ! Le Doge vient chez elle.

— Vous en êtes sûre ? demanda-t-il.

Et il la regarda d’un œil de peseur d’or, qui eût fait trembler des femmes d’une vertu plus incertaine et d’une âme moins bien assise. Morosina répondit d’un ton tranquille ;

— Certainement, cela est connu de Venise tout entière : il n’y a que vous qui l’ignoriez.

Moïse demeura quelques instants silencieux, puis, éclatant de rire et se frottant les mains :

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, le Doge vient chez elle ! Le Doge vient chez elle. Eh bien ! il n’y viendra plus, je vous le promets !

— Comment cela ?

— Je veux la Nichina, moi. Je vais la prendre pour maîtresse.

— Je ne vous le conseille pas. C’est, paraît-il, une femme ruineuse.

— Ruineuse ! est-ce qu’on me ruine, moi ? Est-ce que je n’ai pas la Banque de la Foi ? la plus riche banque d’Italie ! Ah ! le Doge vient chez elle. Eh bien, je voudrais voir qu’il vînt chez elle la semaine prochaine, oui ! je voudrais voir ça, moi !

Dès le lendemain, Moïse Buonvicino se rendit à la maison de Morosina. Il ressemblait à un vieux marinier qui se serait déguisé en gentilhomme. Dans son visage, d’une laideur singulière, le nez seul trahissait la race. Il me fit ses propositions. Il était disposé à me couvrir d’or et à me meubler un palais. Seulement, je ne devais y recevoir que lui et ses amis. Naturellement j’acceptai, mais, une fois qu’il m’eut installée dans ma nouvelle demeure, il osa m’avouer sa passion.

— Ah bien ! dis-je, en voilà un goût ! Et que me donnerez-vous pour vous satisfaire ?

Il me promit des trésors. Il s’agissait de me trousser le derrière et de l’exposer à ses coups. C’était son plaisir de crier en me fouettant : « Chienne de chrétienne ! Chienne de chrétienne ! » Entre ses repas, il était fort poli.

Une fois, je lui avouai discrètement l’ennui qu’il me causait. Sans doute, il ne me frappait point comme Fasol, mais ces flagellations, pour n’être qu’un jeu, n’en manquaient pas moins d’agrément.

— Mon cher ami, vous avez beau être l’homme le plus riche de Venise, vous comprendrez que votre passion est insupportable. Regardez dans quel état vous m’avez mis.

Et je lui exposai le tableau de ses supplices, ces belles chairs qui étaient le délice de mes anciens amis et qu’il ne savait que lacérer.

— Cela ne peut pas durer, repris-je, vous m’enlaidissez.

— On ne vous voit pas.

— Mais je me vois, et surtout je me sens bien.

— Si vous ne voulez pas m’accorder cette jouissance, je serai forcé de diminuer mes cadeaux.

— Ne faites pas cela ! m’écriai-je, ne faites pas cela ! Ou aussi vrai que j’ai été baptisée par ma mère, je vous flanque à la porte de chez moi et vous n’y rentrerez jamais.

— C’est bien, dit-il en courbant l’échine.

Depuis, il n’exigea plus d’aussi barbares jouissances. Il venait tous les jours chez moi, me donnait un petit baiser du bout des lèvres et du nez.

— Tu vas bien, mignonne ? faisait-il.

— Oui, mon beau chéri.

— Allons, c’est excellent !

Il s’installait à ma table, et se mettait à écrire des lettres d’affaires.

De temps à autre, il me donnait une petite tape sur la joue, et, à la collation, il me disait sur un ton affectueux :

— Prépare-moi mon omelette au cumin, ma chérie, il n’y a que toi qui saches la faire.

Pour toutes ces complaisances, il me remettait chaque mois vingt mille ducats.

S’il me répugnait plus que tout homme au monde, je tenais cependant, en mon âme et conscience, à remplir mon devoir. D’ailleurs, il y allait de ma fortune de me l’attacher. Qu’une femme passe à Venise pour être plus belle que moi, me disais-je, et aussitôt mon galant me laisse dans mon palais au milieu de mes domestiques sans un bagattino devant moi. Un jour qu’il n’avait pas ouvert la bouche et que je le voyais plus absorbé que de coutume, je jugeai la situation pleine de périls. Alors, lente, sinueuse, avec une jolie façon d’étirer les bras et, en tordant mon corps, d’offrir la croupe et les seins, je m’approche bien doucement : puis je lui prends le menton, je le câline et je lui chuchote à l’oreille :

— Est-ce qu’on n’aime plus sa petite fa-femme, qu’on ne la regarde plus ?

— Comment, je ne te regarde pas ? C’est vrai ! aujourd’hui, je ne t’ai pas demandé mon omelette au cumin et nous n’avons pas goûté ensemble ! Ah ! ma pauvre enfant, ne m’en veux pas : je suis si occupé !

— Il ne s’agit pas de ton omelette, lui dis-je, je ne suis pas une servante, mais une femme en chair, en bonne chair ; je suis ta petite amie. Tiens, tâte !

Et, lui saisissant la main, je la promenais du haut en bas de mon corps. Il avait des saccades de petits rires qui ressemblaient à des quintes de toux.

— Allons, repris-je, déshabille-toi.

— Mais les lettres ?

— Tu les écriras tout à l’heure.

Il me laissait lui enlever ses habits. Je débraguettais le bonhomme comme une mère son enfant, et, avec la hâte d’une fiévreuse, je jetais ses nippes par les places, anxieuse de connaître l’état de son amour.

— Ne jette pas mes vêtements ainsi, s’écria-t-il, tu vas faire tomber l’or !

— Ne t’occupe pas de ça, répliquai-je.

Prompte comme l’éclair, je sors de ma robe, j’enlève ma chemise, je l’entraîne au lit. Après avoir fatigué mes doigts de mille jeux et m’être tournée de toutes manières, j’observai que Michele Buonvicino restait calme.

— C’est drôle, dis-je en lui regardant le dessus de la tête, tu as pourtant encore cinq cheveux noirs.

Croisant les bras dans une attitude de résignation, il poussa un soupir.

— Ah ! les affaires absorbent un homme, vois-tu !

J’eus soudain une illumination. Je me lève à la hâte et lui prépare un bain.

— Va le prendre ; c’est excellent pour ta situation.

Il revint quelques instants après :

— Eh bien ? demandai-je.

— Oh ! dit-il, l’eau n’était pas assez chaude.

J’étais lasse et furieuse de voir ainsi avorter mes projets.

— Vieille guenille ! vieille limace ! m’écriai-je, j’y renonce.

Et je lui tournai le derrière. Mais lui, avec les yeux d’un homme qui vient de gagner à la loterie, me caressait à la façon d’un grand père.

— Fais-moi ma petite omelette, Nina, veux-tu ? Momo a envie de collationner avec Nini.

Je lui fis sa petite omelette. De plus, je consentis à me laisser fouetter de temps en temps. Je lui défendis seulement de m’appeler : Chienne de chrétienne, parce que cela m’humiliait.

— Si vous me faites mal, dis-je, c’est moi qui vous fouetterai.

— De vous, chère amie, tout ne peut m’être qu’agréable.

— Eh bien, répliquai-je, changeons de rôle. Je préfère cela, si vous y avez le même plaisir.

Costanza apprit ma liaison avec son mari. Elle accourut chez moi, haletante de colère.

— Ah ! s’écria-t-elle, quand Moïse se plaignait de ne pouvoir rester à la maison, quand il prétendait que ses affaires l’appelaient au dehors, c’était toi, ses affaires. Et il ne me donnait plus rien, ni argent, ni baisers. Canaille ! tu n’as donc pas de cœur pour prendre tes amants dans ta famille ?

Je n’eus pas l’air d’avoir entendu ses injures et je lui répondis avec calme :

— Ne faut-il pas que tout le monde vive ? Je ne tiens pas à ta chiffe d’homme, tu peux le reprendre, mais je veux aussi, moi, tâter de sa fortune ; tu as assez mangé du gâteau comme cela : laisse-m’en une part.

Comme elle se préparait à s’élancer sur moi, je craignis de ne pas être assez forte, j’appelai à mon aide les domestiques qui, après avoir reçu insultes, crachats, égratignures, coups de pieds, parvinrent à la jeter dehors. Mais la colère de Costanza était redoutable. Il s’agissait d’en prévenir les effets. Je connaissais l’âme de ma chère sœur ; je la savais pourrie d’orgueil, de ressentiment ; animée d’une fureur toujours tiède, toujours prête à se dégorger au premier feu ; et plus capable d’écouter les conseils de son derrière que les reproches de sa conscience.

Je fis venir mon intendant, lui ordonnai de quitter ses vêtements, de s’habiller en gentilhomme et de se rendre chez elle.

— Tu ne seras pas à plaindre, dis-je ; sans me valoir, elle n’est pas indigne d’être ma sœur.

Le soir n’était pas venu, que je vois arriver mon Moïse tout éploré. Il avait vieilli de dix ans. Ses traits étaient tirés et les cinq cheveux noirs qui lui restaient étaient devenus blancs.

— Tu as fait une perte d’argent ? demandai-je en feignant une vive surprise.

— C’est moins grave, dit-il, mais c’est horrible tout de même ; oui, horrible ! Mon pauvre cœur en est malade.

— Allons, pleure un peu, cela te soulagera. Veux-tu ta petite omelette ?

— Non, plus tard. Ma femme, ta sœur ! car il paraît que c’est ta sœur, ma femme ?

— Ah ! m’écriai-je, je ne sais pas, je ne m’occupe pas de tes affaires et je suis brouillée avec ma famille.

— Eh bien, par un hasard extraordinaire, j’ai surpris ta sœur, tu ne devinerais jamais avec qui ? avec ton intendant !

J’eus l’air de revenir de l’autre monde.

— Oui ! avec ton intendant ! Ah ! mais je lui en ai donné, au galant, du bâton sur la tête ! Je pense qu’il n’en reviendra pas.

— C’est un beau coup que tu as fait là ! Comment, maintenant, vais-je me passer d’intendant ?

— Je t’en trouverai un autre. Quant à ma gueuse de femme, elle s’est sauvée, et sais-tu ce qu’elle m’a dit en partant ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Elle m’a dit : « Va retrouver ma salope, ma coquine, ma putain de sœur, celle qui t’appelle une chiffe, une limace. » Est-ce que je suis une chiffe, voyons ? est-ce que tu m’as traité de la sorte devant elle.

— Vas-tu à présent écouter cette menteuse ? Mon cher petit mari, je sais bien que tu es le plus vaillant amoureux du monde et que, si tu n’avais pas à t’occuper de ta banque, tu me rendrais malade, je n’en pourrais plus.

— Ah ! fit-il en me donnant un baiser sur la joue, je savais bien, petite Nina, je savais bien que tu m’aimais. Parmi les canailles qui composent le monde, tu es la seule en qui j’aie confiance.

Malgré tout l’argent que je recevais de Moïse, j’avais peine à mettre de côté quelques ducats. Le Juif, en effet, tenait à éblouir Venise de sa magnificence, et ma maison devait être la première de la ville. Fréquemment, il recevait à sa table les plus fameux gentilshommes. Il fallait alors que dans ma toilette, la livrée, le festin, il y eût un luxe inouï, une nouveauté surprenante, sans quoi Moïse me témoignait sa mauvaise humeur.

Au milieu de ces fêtes fastueuses, d’où je retirais d’assez maigres bénéfices, mon existence était d’une écœurante monotonie Ces seigneurs et ces marchands, réunis par intérêts, négligeaient d’être aimables, et les entretiens étaient froids et cérémonieux. De mes anciennes connaissances, Morosina qui avait de l’argent à la Banque de la Foi, Cecca, qui passait pour la nièce de la comtesse et s’était réconciliée depuis ma brouille avec Fasol, Michele, à cause de sa grande laideur et de ses bouffonneries, étaient seuls admis à me voir. Encore ne devaient-ils point venir trop souvent chez moi, car leurs visites excitaient les soupçons du Juif. Il n’avait pas idée de la passion de Cecca, mais il craignait que mes amis pussent me servir de messagers, si la fantaisie me venait de lui planter des cornes. À peine m’était-il permis d’aller quelquefois à l’église et de me promener aux heures et aux endroits où l’on n’a point de chance de rencontrer les amoureux. Ainsi enfermée dans mon palais comme dans une prison, n’ayant que de loin en loin des nouvelles du dehors, je ne savais rien de l’homme pour qui je travaillais à m’enrichir et dont la vie était ma seule préoccupation. Souvent, à table, j’entendais parler des disputes et des rixes qui avaient lieu au palais Benzoni, et je me demandais si Guido n’était pas mort. Malgré mes angoisses, il me fallait avoir l’air calme et souriant, répondre aux plaisanteries des amis de Moïse, m’intéresser à leurs conversations. C’était un supplice que je ne pouvais plus souffrir. Je résolus de m’enrichir et de me délivrer au plus vite. Grâce au Ciel, l’occasion que j’attendais ne tarda pas à se présenter.

Morosina, dont la piété semblait croître avec le temps, vint me chercher un soir pour me conduire à Saint-Bartholomé, où un franciscain, le frère Martino de Calabre, attirait la foule par ses prédications violentes. Moïse voulut bien m’accorder la faveur de l’accompagner. Cette fois, le frère tonna contre la richesse, l’usure, la banque, et menaça Venise de la colère de Dieu, si elle ne se hâtait pas de chasser les juifs qui l’infestaient. Le moine fit le tableau d’une véritable cité chrétienne et il parla si éloquemment que tous, à l’entendre, versèrent des larmes : les pauvres rêvaient au partage et à la communauté des biens, tandis que les riches, séduits par l’image de cette société admirable, consentaient de grand cœur à se dépouiller d’une fortune dont, — commodément assis sur leurs carreaux de satin, — ils ne se sentaient plus, en ce moment, le besoin. Je sortais de l’église, lorsque je rencontrai Michele des Étoiles qui m’offrit de l’eau bénite. Nous rentrâmes ensemble, et, chemin faisant, je lui demandai s’il appréciait les sermons de frère Martino.

— J’admire, me répondit-il, comment les moines, seuls parmi les hommes, peuvent se passer de femmes pour fabriquer des enfants. Il n’est pas d’épouse plus féconde que leur robe. Frère Girolamo de Ferrare a eu pour fils frère Gennaro de Florence et frère Gennaro engendre à son tour frère Martino. À moins que ces trois moines ne soient les incarnations d’un même être qui, comme le phénix, renaît de ses cendres.

Puis il reprit :

— Ils ont une façon bien originale d’adorer le bon Dieu : c’est de dire tout le mal possible de sa création. Ils imaginent un Seigneur tout-puissant qui, pour ne pas priver l’homme de sa liberté, se laisse du matin au soir cracher à la face, se réservant de faire griller plus tard ses insulteurs. Tel ce bon père de famille qui permet à son enfant de lui assourdir les oreilles d’un tambourin, dans l’espoir de lui administrer ensuite une vigoureuse correction. Pourtant, Nichina, c’est à ces rêveries de barbare que l’humanité tient le plus, c’est pour n’en avoir pas senti le charme que tant d’hommes sont morts au milieu des flammes. Et les victimes, qui se proposaient de rendre les hommes heureux sur la terre, étaient encore moins intéressantes que leurs bourreaux, qui avaient le bon esprit de ne songer qu’aux félicités du ciel ! Car les moines, quand ils viennent à nous parler du ciel et de l’enfer, nous donnent l’impression de riches gentilshommes qui nous entretiennent de leurs propriétés où ils ont passé l’automne ; nous pouvons les écouter avec intérêt et confiance, mais je me défie des prédicateurs qui s’occupent de ce monde méprisable qu’ils ont appris à connaître au fond de leur couvent, en lisant un traité de théologie, ils ont une habitude de sacrifier les hommes à l’humanité et de chercher la jouissance des personnes en torturant leurs membres, qui serait d’un comique irrésistible, si nous ne devions tant nous-mêmes en souffrir. L’homme, en réalité, n’a qu’une supériorité sur les autres animaux : c’est d’avoir choisi une pièce d’or, pour représenter tous ses instincts et, par là même simplifier la guerre qu’il livre à l’homme, se permettre une trêve dans ses batailles, sauvegarder, embellir, diviniser ses fonctions. Il faut croire, pourtant, que ce symbole dépasse l’intelligence commune, puisque, sans cesse, des êtres comme frère Girolamo ou Martino de Calabre s’élèvent contre cet or souverain qui concentre sur lui toutes les fureurs et toutes les haines, en laissant l’amour et la faim se rassasier presque en paix.

— Vous tenez des discours effrayants, dis-je, mais vous n’eussiez point parlé de la sorte autrefois.

— Ah ! fit Michele, depuis que je vous ai connue, j’ai usé plusieurs philosophies. J’ai été avec l’Aristote de l’École, puis avec l’Aristote de Pomponazzi ; j’ai été platonicien ; je ne suis plus maintenant que moi-même, du moins en ai-je le désir. Ne faites pas attention à mes systèmes. Les philosophes, comme les autres hommes, sont enclins au changement.

— Savez-vous que, si l’on vous entendait, vous seriez brûlé ?

— Ma chère amie, je ne dévoile mes pensées, comme vous ne levez vos robes, qu’en secret.

— Et si je vous dénonçais ?

— Oh ! s’écria-t-il, je n’ai pas à craindre ce malheur : il faudrait que vous m’eussiez aimé.

— Enfin, Michele, ne trouvez-vous pas qu’à notre époque, plus qu’autrefois, les crimes se multiplient ; que l’avarice, par exemple, est fréquente et excessive ! Ces prédicateurs ont leur utilité.

— Ils jouent le rôle, répondit le philosophe, de ces chansons de nourrice dont on berce les marmots pour les endormir, mais les enfants dorment bien sans elles, quand ils sont fatigués ; les peuples aussi ont besoin, de temps à autre, de reposer leurs membres ; seulement, — les moralistes l’oublient volontiers, — c’est pour reprendre ensuite, plus dispos, leurs luttes et leurs plaisirs.

Je m’amusais, quand je n’avais rien à faire, à écouter le bavardage de Michele. S’il me fatiguait, je le congédiais après lui avoir remis quelques ducats ; et je ne le voyais plus durant des semaines. À son retour, il me disait qu’il sortait d’un grand travail, mais il ne se contentait pas, semblait-il, d’étudier dans ses livres, car on le rencontrait en de bizarres compagnies.

Cette fois, je voulus retenir Michele à dîner. Ses réflexions, d’ordinaire, divertissaient Moïse. Mais j’étais en retard pour le souper et, quand nous arrivâmes, je vis la table occupée par plusieurs marchands du Ghetto.

— Seigneur Michele des Étoiles, dit le juif en s’avançant vers lui avec une extrême politesse, vous voyez : les places sont prises par nos amis. Si vous voulez revenir demain, nous vous verrons avec plaisir. Ayez seulement une mise plus décente, mon ami.

Michele était devenu pâle de colère. Il s’écria :

— On ne gagne une mise décente que lorsqu’on touche à l’or des autres !

Moïse haussa les épaules et alla s’asseoir.

Alors, je dis à voix basse à Michele :

— Va dans ma chambre ; on t’y servira et j’irai te retrouver tout à l’heure.

Je ne m’ennuyai jamais autant à la table du juif que ce soir-là. Tous ces marchands causaient de leur industrie, sans m’adresser une parole, et Moïse, en leur société, ne daignait pas faire attention à moi. Je mangeais en silence, irritée du mépris qu’on me témoignait, ne songeant qu’à me venger du juif et à lui faire payer son insolence grossière à l’égard de mon pauvre ami. Dès la fin du repas, je le laissai avec ses invités et je me retirai dans ma chambre. Quelle ne fut pas ma surprise en trouvant Michele des Étoiles transporté de joie.

— Allons ! Nichina, dit-il, sois sincère : est-ce que tu l’aimes, ton juif ?

— Grand Dieu ? Comment peux-tu m’adresser une pareille question !

— As-tu quelque chose contre lui ?

Je lui répondis d’un soupir.

— Je vois que tu serais heureuse de te venger. L’important est de le bien faire. Or, existe-t-il une vengeance plus savoureuse et plus profitable que de prendre à un ennemi sa fortune ?

— Que veux-tu dire ? demandai-je.

— Il dépend de toi d’avoir toutes les richesses de cet homme. Tu n’as qu’à suivre mes prescriptions. Peux-tu me prêter cent ducats ?

Je songeai au petit trésor que j’amassais pour Guido, à cet or qui devait me conquérir son amour, et je répondis que je ne possédais rien. Mais Michele, sans se déconcerter, insista.

— Eh bien ! va les demander à Moïse.

Sa parole était si pressante, que je n’eus pas une hésitation. Et, un instant après, je lui rapportais l’argent.

— Mais que veux-tu en faire ?

— Tu le sauras bientôt, dit-il en ricanant. Ah ! ah ! voilà qui est divertissant de se venger du juif avec son or. Pour une fois, les prédications de frère Martino de Calabre n’auront pas été inutiles !

Et il disparut.

Des mois s’écoulèrent. Moïse ne passait plus les soirées avec moi, ne m’adressait plus, comme jadis, des questions indiscrètes sur l’emploi de mon temps. Je profitais avec joie de cette liberté, sans en chercher la cause.

J’aurais même tout à fait oublié Michele et sa vengeance, lorsqu’un soir, au dîner, j’aperçus Moïse dont j’avais, depuis quelque temps, remarqué le visage triste et soucieux, qui pleurait en silence. La pitié qu’il crut trouver dans mes regards l’encouragea ; il laissa éclater sa douleur :

— J’ai mis toute mon existence, dit-il, à édifier la Banque de Foi. Mes jours se sont écoulés dans un continuel labeur : avant de te connaître, je n’ai eu ni amour, ni plaisir. C’était mon rêve, en enrichissant Venise, d’acquérir, pour moi et ceux de ma race, le droit de jouir de la vie comme les autres hommes ; je pensais qu’ayant rendu tant de services, je verrais, avant de mourir, se réaliser mes espérances. Et, tout d’un coup, par l’intrigue de quelques insensés, ma grande œuvre est détruite !

— Mais, dis-je en cherchant à dissimuler ma frayeur, qu’y a-t-il ?

— Il y a qu’il paraît, depuis quelque temps, d’abominables écrits, de venimeuses satires contre moi, contre ma Banque, contre mes coreligionnaires. Ne reproche-t-on pas à la Seigneurie de tolérer, dans une ville chrétienne, des agissements qui, selon l’auteur, sont criminels ? Un moine, nommé Martino de Calabre, déjà m’avait attaqué du haut de la chaire ; on reprend ses accusations ; on s’indigne des bénéfices que j’ai retirés de mes grandes entreprises ; sans songer à ce que j’y ai dépensé d’esprit, d’ardeur, de patience ; sans voir que j’y ai risqué plus que ma liberté, ma tête ! Et on demande à la Seigneurie la fermeture de ma Banque et la création des Monts de Piété à l’imitation de ceux de Florence et de Bologne, sous prétexte que la Banque prête de l’argent à des intérêts trop élevés, comme si la Banque, qui avance des sommes considérables à l’industrie des hommes, pouvait être comparée à ces associations de pauvres, qui n’ont pour but que de maintenir sur terre les fainéants, les lépreux et les pestiférés.

— Oh ! fis-je, vous vous alarmez trop tôt : tout n’est pas perdu !

— Ces livres et ces sermons, continua-t-il, ont excité Venise contre moi. Venise n’est plus la ville qui a triomphé de la mer, qui l’a forcée à se retirer devant elle puis à la porter à travers le monde ! Venise est à la merci d’une bande de frocards et de gueux. Maintenant, la République se demande si ma Banque ne doit pas être fermée. On va consulter les Pregadi et le Grand Conseil ; et je ne sais s’ils seront avec moi : je ne respire plus.

À ces paroles j’entrevis, penchée sur cette ruine menaçante, l’ombre railleuse et vengeresse de Michele des Étoiles, et je frissonnai. Cependant, Moïse me racontait la naissance difficile de sa banque, les résistances, les haines, les préjugés qu’il avait dû vaincre pour la créer, son lent et pénible développement, puis enfin, pour récompenser son immense effort, le succès éclatant, la richesse et la toute puissance. Le Juif ne me paraissait plus le vieillard ridicule, inhabile à la joie d’amour, mais quelque adversaire formidable d’énergie, de souplesse et de ruse, qui, sans doute, ne céderait que devant la force des choses et après une lutte acharnée. J’eus peur, j’eus honte de le trahir ; et je mis toutes mes caresses, tout mon esprit à le consoler et à lui rendre un espoir qui, je le savais bien, renaîtrait de lui-même, mais dont je voulais lui paraître l’artisan.

Michele vint me voir dans la soirée et je lui retraçai la douleur de Moïse, en lui laissant voir que je n’étais pas indifférente. Je m’étonnais que le banquier fût devenu si dissemblable de l’amoureux.

— Les hommes, me dit-il, sont intéressants lorsqu’ils suivent leur destin, et qu’ils accomplissent la fonction pour laquelle ils sont nés ; ils deviennent, au contraire, stupides toutes les fois qu’ils prétendent y échapper. Dans le plaisir, seuls les artistes et les philosophes ne sont pas ridicules, parce que le plaisir n’est point pour eux un repos, mais une forme nouvelle d’activité. N’exagérons pas toutefois la beauté de ton juif.

Comme je baissais la tête, que je paraissais humble et hésitante, il me demanda, en prenant un air impitoyable :

— Nichina, veux-tu te venger ?

— Certainement, répondis-je.

— Nichina, veux-tu être riche ?

— Mais oui ! repris-je.

— Et bien ! Nichina, tu n’as qu’à m’écouter.

Et il me souffla ma conduite. J’eus le courage ou la lâcheté de lui obéir.

J’avais, entre autres adorateurs malheureux qui devaient se contenter de me suivre à la promenade ou à l’église, un gentilhomme nommé Farfetti. Il me poursuivait depuis longtemps, mais je ne lui avais jamais accordé un sourire, bien qu’il fût riche et généreux, car son visage me répugnait. Membre du Conseil des Dix, il était à la tête d’un parti puissant et possédait une grande influence, aussi bien au Sénat qu’au Grand Conseil. Je dépêchai vers lui Morosina, pour l’encourager sans lui rien promettre. Elle le pria de venir dans sa maison un jour que j’avais l’habitude d’aller lui rendre visite. Le jour convenu, j’étais déjà chez la comtesse, quand je vis arriver mon homme, d’une allure légère et les yeux brillants de joie amoureuse.

Il fut ravi de mon accueil. Je fus aimable, tendre, caressante pour lui. Je lui fis mille avances. Il n’y comprenait rien, lorsque, tout à coup, profitant d’un moment où nous étions seuls, je m’approche de lui et, d’une voix tremblante d’émotion jouée :

— Seigneur, dis-je en lui mettant les mains sur le bras comme un grappin, seigneur, vous m’avez écrit que vous m’aimiez : est-ce vrai ?

— Comment pouvez-vous en douter ! s’écria-t-il.

— Eh bien, continuai-je, le jour est venu de me montrer que vous m’aimez autrement qu’en paroles. J’ai fait des dettes imprudentes et je suis perdue si je ne les paie pas ces jours-ci.

— Combien vous faut-il ?

— Cinquante mille ducats.

Farfetti baissa la tête et la secoua plusieurs fois, en répétant d’un ton désolé :

— Cinquante mille ducats !

— La somme est importante, repris-je, mais je sais un moyen de vous la procurer. Soutiendrez-vous la Banque de la Foi devant le Conseil ?

— Certainement, je la soutiendrai. C’est la richesse de Venise.

— Soutenez-la : vous avez raison. Seulement, laissez croire, si cela est possible, à Moïse Buonvicino que votre décision n’est pas encore prise, que vous tenez à examiner la chose.

— Et pourquoi cela ? demanda Farfetti.

— Parce que, répondis-je avec un sourire, Moïse vous donnera un petit encouragement, cela est certain, pour vous décider en sa faveur.

Farfetti se leva très pâle.

— Nichina, s’écria-t-il avec colère, tu oublies que je suis un gentilhomme. Sois sûre que, si tu n’étais pas une femme, je te rappellerais ma naissance.

Je pris aussitôt mon voile et je me disposai à sortir ; puis, d’un ton sec :

— Allons ! c’est bien, je m’en vais.

Mais je n’avais pas ouvert la porte, qu’il me suppliait de revenir.

— Nichina ! reste, je t’en prie. Je t’aime ! Je suis prêt, pour te le prouver, à tous les sacrifices, mais je ne puis pourtant pas me déshonorer !

Je revins vers lui pleine d’indulgence.

— Voyons, est-ce un déshonneur d’accepter un cadeau pour sa maîtresse. D’ailleurs, tu ne le demanderas pas : je te prie seulement de le recevoir.

Comme il hésitait encore :

— Je ne suis pas assez jolie pour vous, sans doute ?

Et, tout en marchant d’un pas furieux dans la chambre, j’avais soin, comme par mégarde, de le frôler au passage. Ses yeux brillaient de désir, mais il demeurait toujours irrésolu.

— Si cela pouvait rester secret ! dit-il enfin.

Je le regardai.

— Mais certainement, imbécile ! cela restera secret, à moins que tu ne te plaises toi-même à le crier sur les toits.

Il consentit enfin ; et Michele des Étoiles dépêcha vers Moïse un de ses amis avec une fausse lettre de Farfetti. Le juif se crut obligé de verser les cinquante mille ducats et les envoya, non sans regret, à mon adorateur qui, dès qu’il les eut reçus, s’empressa de me les faire remettre. Le soir même, ayant dit à Moïse que j’allais à une fête avec Morosina, je me rendis chez Farfetti, toute nue sous mon manteau, lui donner sa récompense ; mes lèvres, mes mains, mes jambes eurent des mouvements assez heureux pour lui laisser croire que je l’adorais. Après une nuit de caresses, je le quittai, épuisé de jouissance, mais gardant sur les lèvres et dans les yeux le souvenir de mon corps comme une chaîne indestructible qui devait toujours le lier à moi. Dès lors, je profitai de son crédit persistant pour extorquer encore à Moïse des sommes énormes.

La superbe confiance qui, jusqu’alors, avait soutenu le Juif, commençait à l’abandonner. Des pasquins ridiculisant ses amours, des écrits où on l’accusait de voler la République, l’abandon de ses hautes relations, les violences des prédicateurs aussi bien que les insultes des facchini, tout conspirait à l’accabler. Il espérait encore, à force d’argent, triompher du ressentiment public, et, tel qu’un fou, gaspillait ses richesses, comptant que sa ruse et son génie les lui rendraient plus tard. Je m’arrangeai pour que tout l’or qui sortait de ses coffres rentrât dans les miens, et j’eus la chance de trouver plus d’un Farfetti.

Cependant il vint un jour où, las de ces distributions inutiles, Moïse se décida à ne plus rien donner.

— Ces gueux de chrétiens me réclament sans cesse de l’argent, disait-il, mais c’est fini : je préfère quitter Venise plutôt que de leur payer seulement un bagattino.

Je compris que le moment était venu de jouer le dernier acte de ma comédie. Comme Moïse rentrait un soir, il fut assailli par des cestaruoli que Michele avait engagés sur l’Arsenal. Ils avaient reçu l’ordre de ne point le frapper, mais seulement de lui faire grand’peur en le menaçant de le tuer. Ils devaient fuir à l’approche d’une autre troupe qui, après avoir rempli la rue de clameurs, proférerait des insultes et des menaces sous les fenêtres de mon palais.

Tout réussit à merveille. Moïse rentra haletant et à demi-mort de terreur :

— Imagine-toi, me dit-il, quand il fut revenu de son émotion, imagine-toi que des brigands m’ont attaqué sur le seuil de ma porte !

— Ah ! mon cher Moïse, répliquai-je en pleurant, c’est horrible ce que je vais te dire et, pourtant, c’est la vérité : on veut t’assassiner.

— M’assassiner ! répéta-t-il, m’assassiner ! Et pourquoi voudrait-on m’assassiner ? Quel mal ai-je fait ?

— Le frère Martino de Calabre te hait, tu le sais bien. Il espérait que la Seigneurie se déciderait à fermer la Banque de la Foi et à t’expulser. Voyant qu’elle hésite encore, il a décidé de te tuer lui-même. Tiens, lis !

Je lui montrai une lettre, écrite par Cecca sous la dictée de Michele, où une amie, qui ne voulait pas dire son nom, m’avertissait du grand complot tramé contre les juifs par le frère Martino de Calabre, et que lui avait, par hasard, révélé son amoureux. Il devait y avoir prochainement des massacres à Venise et l’inconnue me pressait de fuir.

Moïse n’avait pas achevé la lecture, qu’un grand bruit, des vociférations éclatèrent au dehors. Aussitôt, je me jette aux pieds de Moïse, j’embrasse ses genoux et, tout en sanglotant :

— Au nom de Dieu ! m’écriai-je, mon cher Moïse, pars, sauve-toi, ils vont te tuer si tu restes ici.

Moïse était dans un trouble extrême ; mais l’inquiétude paralysait sa résolution.

— Je ne puis pas abandonner ma banque, finit-il par dire. Si Venise veut se ruiner, c’est son affaire, mais, moi, je ne veux pas perdre toutes mes richesses : j’attends de grandes rentrées ces jours-ci.

Je lui parlai de la sorte :

— As-tu confiance en moi ? Oui ! alors pourquoi ne pourrais-je pas, moi-même, avec tes associés toucher les sommes que tu attends ? Je n’ai besoin que de ta procuration. Aie soin de ta vie, j’aurai soin de ton argent, et laisse tes ennemis se ruiner eux-mêmes. Je réglerai toutes les affaires pendant que tu t’éloigneras de Venise. On répandra le bruit de ta maladie. Et, dès que je le pourrai, j’irai te rejoindre dans la ville où tu te seras retiré.

— Mais ils n’en veulent pas qu’à mon existence ; ils en veulent à ma fortune, à la fortune des juifs !

— Si l’on te croit très malade, Martino de Calabre abandonnera sans doute ses horribles projets, car c’est toi surtout que l’on hait à Venise, et, — tu connais la sottise de ces moines, — il pensera que Dieu lui-même a pris soin de te punir. En t’éloignant tu sauves ta vie, ta fortune et celles de tes frères.

Comme je parlais, j’entendis frapper à la porte qui donnait sur le canal. Les domestiques, déjà couchés, n’allaient point ouvrir, et l’on ébranlait la porte de coups violents.

— Il faut aller voir ce qu’il y a, dit Moïse, et nous descendîmes tous les deux.

— Qui est là ? demanda Moïse, tandis que les coups redoublaient de force.

— C’est moi, l’abbé Coccone ! répliqua une voix.

Nous nous décidâmes à ouvrir et l’abbé, le visage enveloppé d’un grand voile, de crainte de l’humidité du soir, se glissa dans le vestibule. Il baissait la tête, et promenait ses yeux de droite à gauche. Il remarqua notre étonnement.

— Je pars demain matin pour un petit voyage, fit-il, et je tenais à reprendre l’argent que j’ai placé chez vous.

— Mais la banque est fermée, les employés dorment à cette heure, seigneur abbé.

— Cela ne fait rien, répondit-il, je les réveillerai.

Je voulus profiter de l’aventure.

— Tu vois, chuchotai-je à l’oreille de Moïse, on l’a prévenu lui aussi de la conspiration.

Il eut un soupir et me dit à voix basse :

— Allons ! rassure-toi : puisqu’il le faut, je vais partir.

Il écrivit à la hâte une lettre qu’il tendit à Coccone ; l’abbé la lut deux fois, s’inclina très vite, et disparut.

Dans une autre lettre, Moïse me conférait de pleins pouvoirs sur sa banque.

Nous passâmes toute la nuit à préparer son départ. Aux premières lueurs de l’aube, il me quitta.

— Adieu ! s’écria-t-il en m’étreignant avec force, tu es la seule chrétienne que j’aie aimée. Ceux de ta race désirent me briser, mais ils verront si je suis un homme à ne me point relever d’une défaite. Que ce soit à Ancône ou à Florence, je triompherai, car j’ai encore du courage ! Mais reviens vite près de moi. Il me semble que ta présence est un talisman.

Et, le voyant pleurer, je pleurai moi-même de vraies larmes.

Dès le lendemain, munie de la procuration du Juif, je me hâtai de réunir tout l’or qu’il me fut possible de toucher. Comme, dans l’attente de catastrophes possibles, je craignais de perdre mes richesses, j’allai les enfouir dans cette Villa Gloriosa que Moïse m’avait achetée quelques jours auparavant et où je n’étais pas encore allée.

Sur la route de Padoue, je rencontrai Michele des Étoiles, qui se promenait avec un jeune garçon qu’il avait l’air d’éduquer avec beaucoup de tendresse.

— Eh bien ! fit-il, je sais les nouvelles : le succès est complet.

Bien qu’il m’ennuyât de rien distraire d’une fortune qui était pour moi celle de Guido, j’offris quelque argent au pauvre diable.

— Ma vengeance serait gâtée, dit-il simplement.

Je dus m’éloigner au galop de mon cheval, pour le laisser converser avec son compagnon qui absorbait tous ses soins.

Après trois jours passés à la campagne, je retournai à Venise. La ville était consternée du départ de Moïse, de la fermeture de la Banque, et de la ruine des plus grandes fortunes. Farfetti, les associés de Moïse, plusieurs employés étaient arrêtés ; et, comme je m’approchais de ma demeure, Morosina vint m’avertir que les zaffi me cherchaient partout et que mon sort lui inspirait les plus vives inquiétudes.

— Vous ne m’avez pas regardée, lui répondis-je, est-ce qu’on met une femme comme moi en prison !

Cependant, pour plus de sûreté, je songeai à me réfugier chez Fasol. On m’avait dit qu’il parlait souvent de moi et regrettait sa violence. Peut-être me recevrait-il avec plaisir. Il était si populaire à Venise, qu’au besoin sa protection pouvait m’être utile. J’attendrais chez lui que l’on m’eût oubliée, pour essayer de revoir Guido.

Le peintre fut étonné et ravi de mon retour.

— Je ne t’en veux plus, lui dis-je, je reviens.

Il me prit dans ses bras et me couvrit de larmes.

— Il fallait donc partir pour être aimée ! m’écriai-je.

— Je t’ai toujours aimée ; mais l’amour des femmes se pose sur nous comme une abeille qui s’envole dès qu’elle nous a fait sa piqûre. Chaque jour j’ai senti croître ma passion, tandis que, de ton amour, je ne vois même pas les cendres.

— Je t’aime pourtant. Serais-je venue si je ne t’aimais pas ? Je suis riche à présent.

— C’est vrai ! fit-il avec tout l’élan crédule de la passion. J’ai tort de ne pas te croire.

Et il m’embrassait encore. Mais, indifférente :

— Voyons, dis-je, montre-moi ce que tu as peint depuis que je ne t’ai vu.

Alors il me conduisit vers un portrait qui était voilé et qu’il découvrit en tremblant. Et j’aperçus mon image plus belle que je ne l’eusse rêvée bien que ressemblante. J’aimai l’expression d’ardeur et d’orgueil qu’il m’avait donnée. Mon corps sans draperie était resplendissant de lumière. J’allai vers Fasol, je lui entourai le cou et m’unis à lui dans une étreinte où je me donnai toute.

— Je t’aime ! je t’aime ! m’écriai-je.

Mais aussitôt j’eus honte d’avoir renié Guido.

— Comment, dis-je, t’a-t-il été possible de me peindre sans me voir ?

— Oh ! tu étais toujours présente à mon esprit. Il n’y a que mon pauvre corps qui se désespérait de ne point te posséder, car vois-tu, Nichina, le corps, cela aime aussi.

— Et qu’est-ce que tu as fait de plus ?

Il eut un coup d’œil vers le portrait et baissa la tête tristement.

— J’ai pensé à toi, dit-il.

Nous nous assîmes l’un contre l’autre, et il me fallut souffrir ses baisers. Il était si enivré de m’avoir près de lui, le malheureux ! qu’il ne sentait pas combien mon âme était loin de la sienne. À un moment, je n’y tins plus ; la question qui brûlait mes lèvres sortit enfin :

— Et Guido ?

Il ne revenait pas de son étonnement.

— Oui, repris-je, Guido, le cardinal, l’abbé Coccone ? tu ne vas donc plus au palais, maintenant ?

— Si, toujours. Ils se portent à merveille. Mais que peut te faire leur bonne ou leur mauvaise santé ?

— Oh ! rien ; je voulais simplement savoir de leurs nouvelles : ils mènent une vie si étrange !

Il m’avait prise, et son puissant désir me pénétrait, m’enveloppait toute, me gagnait enfin à sa jouissance, chassait de mon esprit l’image adorée. Je me relevai, défaillante de plaisir, mais aussi pleine de dégoût pour cette passion qui s’imposait à moi et à laquelle je répondais en dépit de ma volonté.

Tout à coup, dans la nuit qui montait lentement sur les choses, une tempête de féroces clameurs s’éleva jusqu’à notre chambre silencieuse. Et nous entendîmes la foule à pleine voix répéter mon nom en l’accompagnant de menaces ignobles. La place de Sainte-Marie-la-Belle, où donnait notre chambre, grouillait d’ombres mouvantes, de torches et de têtes en feu. Des hommes cherchaient à enfoncer la petite porte de notre maison, qui craquait déjà sous leurs efforts. Fasol se mit à la fenêtre.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

Des cris partirent de la multitude :

— La putain ! La putain du Juif !

— Pour lui écorcher la peau !

— Et la décrotter dans le canal !

Je tendais l’oreille, immobile de terreur, écrasée sous les outrages.

— Voyons, mes amis, dit le peintre, vous ne me connaissez donc point : je n’ai pas de relations avec les juifs. Je suis Paolo Fasol !

Il y eut dans la foule comme un long murmure d’étonnement. Quelqu’un m’avait bien vue entrer dans la maison, mais le peuple croyait trop en Fasol pour s’imaginer qu’il cachait chez lui la maîtresse d’un juif.

— Je suis dans cette maison avec une jeune femme souffrante et qui a peur de vos cris. Ayez donc pitié d’elle !

Puis, à voix basse, il me demanda de me montrer au peuple.

— N’aie pas peur, ajouta-t-il, la plupart de ces gens ne t’ont jamais vue et les autres ne pourront, dans cette pénombre, te reconnaître. Notre salut est dans notre audace.

Alors, je m’approchai en tremblant de la fenêtre et, comme naguère, à la fête du couronnement, les cris « Belle ! Belle ! Belle ! » retentirent, lancés par mille voix.

— Mes amis, reprit Fasol, ne soyez pas cruels envers cette pauvre femme et retirez-vous.

Des protestations et des vivat lui répondirent, tandis que la foule se dispersait lentement.

— Vous avez tort de raconter ces aventures devant des jeunes filles, dit la Petanera qui rentrait de coucher sa mère.

— Comment ! s’écria Nichina, n’ai-je pas bien fait de reprendre au Juif l’argent qu’il avait volé aux chrétiens ?

— Nous ne vous blâmons pas, Nichina ; seulement vous donnez à ces jeunes personnes l’envie de vous imiter, et votre exemple serait périlleux à suivre, aujourd’hui que les juifs sont les maîtres : pour un scudo dont nous dégrossirions leurs poches, ils nous feraient supplicier.

— Ah ! remarqua Betta Pedali, les pauvres femmes ne sont pas heureuses à notre époque. Ne voilà-t-il pas à présent qu’on nous défend de porter des dentelles et des bijoux !

— Ces gueux d’hommes, dit la Petanera, ne savent qu’inventer pour nous dérober l’argent que nous gagnâmes à faire leurs cochonneries. Pour moi, ils peuvent me condamner ! je porterai mon collier de perles jusqu’au jour du Jugement : je veux qu’on me couche avec lui dans la bière.

— Et s’ils vous mettent à l’amende ?

— Les femmes ne paient point les amendes.

— Et s’ils se paient eux-mêmes sur votre corps ?

— Je voudrais voir cela ! Je saurais pour eux devenir une planche et changer ma chair en morceau de glace !

J’allais me coucher avec Fasol, continua la Nichina, quand nous aperçûmes le ciel en flammes. L’incendie devait être immense. Des tourbillons d’étincelles montaient sans cesse et de toutes parts, comme de vingt cratères embrasés ; une fumée rouge se répandait, en nuages énormes, au-dessus des toits, et une pluie de feu remplissait la place de débris ardents. Fasol sortit et demanda des informations aux passants. On lui apprit que le peuple avait incendié le palais Buonvicino, la Banque de la Foi, le palais de la Nichina et tout un quartier du Ghetto. On craignait des massacres de juifs et la République, disait-on, se hâtait de réunir ses troupes de mercenaires.

Fasol revint tout ému du désastre. Pour moi, je ne songeais qu’à la ruine de ce palais magnifique que m’avait donné Moïse et où j’espérais un jour recevoir Guido. Il me sembla que c’était le premier coup porté à ma fortune.

Des meurtres et de nouveaux incendies eurent lieu les jours suivants. Au milieu de ces troubles, Fasol, tout à sa passion, gardait une tranquillité d’âme qui m’était odieuse. Je pensais aux dangers qu’en ce déchaînement de la fureur populaire pouvait courir Guido dans le palais Benzoni, et je ne réussissais pas à calmer mon inquiétude.

Les événements, hélas ! semblaient trop la justifier. Une fois, à souper, une domestique, entendant Fasol me dire que le cardinal était malade, avait interrompu la conversation pour s’écrier :

— Sang du Christ ! je mets un cierge à Ma Dame et à tous les saints si ce succube s’en va prendre la place qui lui est réservée dans l’enfer, à côté de Satan.

— Contre qui en avez-vous ? demanda Fasol.

— Contre le Benzoni, répondit-elle.

— Et pourquoi donc ?

— J’avais un enfant, continua-t-elle, les larmes aux yeux, un petit ange beau comme Jésus… Il voulait être marin, ainsi que l’avait été son père. Ce succube me l’enleva pour en faire un gondolier. Je ne le revis plus. Moi, mauvaise mère, je ne me plaignis pas, parce qu’en me le prenant, il m’avait donné beaucoup d’or. Mais quand je l’ai vu emmener mon cher petit Luca, le bon Dieu m’a envoyé des remords, je me suis fait cette réflexion : « Mon enfant s’en va chez le Diable. » Or, un matin, on est venu me dire qu’on l’avait trouvé noyé dans le canal.

— Mais, interrompit Fasol, en quoi le cardinal est-il coupable ? Je me souviens très bien de l’accident qui a causé la mort du pauvre petit. Une grosse barque sans fanal est venue se jeter la nuit contre la gondole de Monseigneur et l’a renversée. Le cardinal lui-même a failli se noyer avec l’abbé Coccone.

— On m’a raconté tout cela, fit la servante, mais je n’en crois rien. Je sais ce que je dis : le Benzoni est un assassin.

Sans ajouter foi aux contes qu’imaginait la malveillance publique, je tremblais que la foule n’enveloppât mon ami dans sa haine pour le cardinal.

Mon sort, non plus, ne laissait pas de me préoccuper. Farfetti, appliqué à la question, m’avait dénoncée au milieu de son supplice. Ses paroles avaient produit peu d’effet sur les juges qui redoutaient mes aveux. On s’était contenté de lancer un mandat d’arrêt contre moi, sans s’occuper de le mettre à exécution. Seulement, la Seigneurie m’avait fait avertir en secret, pour me défendre de me montrer en public jusqu’à nouvel ordre. En effet, si l’on venait à me reconnaître, le peuple exigerait mon emprisonnement, et il faudrait m’arrêter afin d’éviter un plus grand scandale. Depuis ma liaison avec le Juif, il est vrai, j’avais toujours vécu dans la retraite, et la foule ne me connaissait plus guère que de nom ; mais il suffisait, pour me perdre, d’un seul homme qui se rappelât mon visage, et je n’osais plus sortir.

Les émeutes succédaient aux émeutes sans que le frère Martino de Calabre interrompît ses prédications. Il était devenu le prophète et l’apôtre de la cité. On s’empressait à Saint-Bartholomé pour l’entendre dénoncer les crimes et prédire les châtiments. Un soir que Fasol avait dû se rendre à une fête intime que donnait le cardinal, j’étais si désireuse de son retour, si avide de nouvelles que je ne puis rester à la maison. Je pensai que la marche endormirait mon impatience, et le hasard de la promenade m’amena devant Saint-Bartholomé, où la foule m’entraîna. J’avais déjà assisté aux sermons de Martino, mais je n’avais pas eu encore l’occasion de le voir, tant l’affluence du peuple était considérable chaque fois qu’il prêchait. Mais, ce jour-là, il me fut permis de le contempler à loisir, car, à l’entrée de l’église, je trouvai un de mes anciens amis qui voulut bien me céder la place qu’on lui gardait devant la chaire. Un jeune prêtre me conduisit à travers la multitude et les ténèbres. À peine m’étais-je assise sur le carreau de velours que l’on me fit apporter, la porte de la sacristie s’ouvrit au milieu d’un bruit de cloche ; deux lueurs étoilèrent l’ombre, et un grand frisson de terreur agita la foule, comme si Notre-Seigneur lui-même était venu sur la terre. Le moine approchait, précédé de deux prêtres tenant des cierges allumés, et l’on s’écartait sur son passage. Court, ventru, large d’épaules, il s’avançait très vite, les poings serrés et la tête basse, pareil à un lutteur qui s’élance sur son adversaire. Il avait un nez d’aigle, la mâchoire puissante et ses yeux sombres, ardents, sous leurs épais sourcils noirs, lançaient des regards de côté. Je ne sais comment la dentelle de mon voile se prit à son manteau ; mais, sans y faire attention, il se dirigea vers la chaire emportant mon voile à ses vêtements. Toute décoiffée je courus le lui reprendre. Alors, il s’arrêta, me considéra un instant d’un œil furieux, puis, levant sa grosse main rude d’ouvrier, il me souffleta par deux fois.

— Je t’apprendrai, dit-il, gourgandine ! à venir étaler tes guenilles jusque dans la maison du Seigneur.

Dominée par la terreur qu’il inspirait à tous, je n’osai lui répliquer, et, honteuse, les joues brûlantes de ses coups, je me mis à pleurer. À la vue de mes larmes, le moine eut un geste autoritaire.

— Qui a laissé entrer cette fille ? demanda-t-il aux prêtres qui l’accompagnaient.

Et, comme personne ne lui répondait :

— Vous allez, sans tarder, me la flanquer dehors, s’écria-t-il en me tournant le dos pour monter en chaire.

Les prêtres me saisirent par les épaules pour exécuter les ordres du frère Martino, mais, au même moment, trois jeunes gentilshommes s’élancèrent sur eux et les contraignirent à me lâcher. Des murmures s’élevaient déjà de l’assistance, et je ne sais ce qui se serait passé, quand Martino de Calabre, appuyant une main sur le rebord de la chaire, de l’autre, se signa lentement et, d’une voix importante, prononça l’invocation :

« In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti. »

Les prêtres, craignant d’interrompre le sermon et de causer un scandale, me laissèrent enfin, après avoir tenté de m’épouvanter par des gestes et des regards menaçants. Je remerciai mes protecteurs et je m’assis toute tremblante.

J’ignore si c’est moi qui, sans le vouloir, inspirai le frère, mais il prêcha sur le luxe des femmes et se servit, pour nous mieux salir, des termes qu’emploient les mariniers ou les balayeuses de rues, quand le vin ou la colère les échauffe.

« Tu prétends, toi, faisait-il en s’adressant à une interlocutrice imaginaire, tu prétends que tu es une honnête femme, et tu déguises ta crasse sous le fard, et tu t’en vas chez le Seigneur avec des robes si ajustées et d’un drap si fin, qu’il n’a l’air d’avoir été tissé que pour montrer tes tripes et ton cul aux chalands. En vérité, tu fais de l’église ta ruffiane, et, quand tu t’habilles pour la messe, ton mari peut se dire : Voilà une gouge qui se dispose à infecter mon lit de sa fornication !

« Que viens-tu demander à l’autel du Christ ? Sont-ce les vertus de ton sexe, la modestie, l’esprit d’aumône et la pudicité ? Non, à l’église tu es encore dans les bras de ton galant et ta bouche ne sait prier que le Diable ! Sans cela, entendrais-je, du soir au matin, ta voix querelleuse emplir la maison de ton mari, abandonnerais-tu tes enfants aux servantes pour passer les heures devant ton miroir et te coller sur la peau, en pommades et en fards, de quoi remplir le ventre de tous les malheureux ! Enfin, te surprendrais-je, à la tombée du jour, au fond d’une ruelle sordide, à l’entrée d’une de ces maisons infâmes où les femmes doivent laisser au seuil honneur, religion, fidélité aux serments… »

Une petite voix flûtée interrompit Martino de Calabre.

— Vous les connaissez donc, ces maisons infâmes ?

Le moine répondit simplement :

— Pour combattre le vice, il faut l’avoir rencontré.

Puis, abandonnant le ton pathétique du sermon, il retrouva, comme par miracle, les intonations sourdes et brutales de l’ancien facchino qu’il avait jadis été.

— Dis-donc, sacristain, à quoi te sert ta baguette si tu laisses les cochons me grogner à la figure ?…

« Femmes impudiques ! femmes impudiques ! répétait-il d’une voix éclatante, savez-vous qu’il y a un ciel et vous inquiétez-vous de le conquérir ? Non, si votre esprit s’applique à quelque chose, c’est à la recherche des biens de la terre. Votre Évangile, c’est l’art des paroles mensongères, des œillades trompeuses, des tendresses feintes ; et, pourvu que vous ayez les reins souples et les doigts agiles, vous ne vous souciez pas de connaître la parole de Dieu…

« Je ne vous dirai point que vos yeux ont envoyé des damnés à l’enfer. Comment seriez-vous émues aux plaintes qui montent du fond de l’abîme, quand vous n’entendez point les sanglots de ceux que vous faites pleurer en ce monde, quand vous marchez insensibles sur le sang versé en votre honneur !

« Mais je veux vous montrer la destinée de tous ces membres auxquels vous avez sacrifié votre âme, et qui savent si bien aujourd’hui leur leçon de plaisir, en attendant qu’ils expient leur science voluptueuse par cette même chair qui, pour être devenue tendre à la jouissance, sera lâche devant la douleur. »

Il s’attachait à nous peindre la vieillesse, la maladie et la mort ravageant cette chair trop aimée ; il allait jusque dans les cimetières lever les pierres sépulcrales pour nous montrer ce que recèlent les tombeaux.

« Diriez-vous que cette carcasse puante est le corps de cette Impéria, dont Rome entière fut amoureuse ? Il n’en sera pas plus de votre Nichina. Vous l’admirez aujourd’hui ; demain peut-être elle vous forcera à vous boucher le nez… »

Je ne sais s’il m’avait reconnue ou s’il voulait, en parlant de moi frapper toutes les courtisanes de Venise, dont j’étais la plus célèbre, mais, me supposant morte, il se plut à décrire mon agonie, à étaler mon cadavre et à le faire respirer à tout son auditoire.

« Accourez tous, criait-il, venez contempler l’odieuse dépouille de celle que ses débauches, ses crimes et sa scandaleuse richesse ont enfin désignée à la colère du Ciel. Venez donc voir ces yeux qui mettaient la joie ou le deuil sur les fronts, cette bouche dont on attendait, comme d’un tribunal, des arrêts de vie ou de mort, toute cette chair à laquelle ses amants comparaient les plus parfaites beautés du monde. Je n’aperçois que des trous, un crâne grimaçant, une pourriture sans nom d’où s’échappe une eau fangeuse. Regardez, amants, voilà ce que vous avez adoré, voilà pourquoi vous avez tué et voulu mourir. »

— Madame, me dit à voix basse un de mes jeunes défenseurs en s’approchant de moi, de telles indécences ne doivent pas souiller vos oreilles. Voulez-vous sortir de cette église ?

— Ah ! bien volontiers, seigneur, répliquai-je, ce moine me rend malade.

Me prenant par le bras, mon ami inconnu me fit traverser l’église, envoyant, quand cela était nécessaire, un coup de poing aux personnes qui étaient trop absorbées par le sermon ou le sommeil pour se déranger d’elles-mêmes.

Déjà j’entendais chuchoter derrière moi :

— Nichina est là.

— Si je le savais ! elle passerait un mauvais quart-d’heure.

— Quelle grimace fait-elle en ce moment ? Je serais curieuse de la voir.

— Elle peut bien gémir, la gueuse : elle a causé assez de mal ici.

— Est-ce qu’une fille pareille devrait s’asseoir auprès d’honnêtes femmes !

— Si mon mari était ici, je vous promets qu’il la mettrait vite dehors.

— Ma chère, il vaut mieux nous délivrer nous-mêmes de ce poison.

Nous étions à peine au milieu de l’église qu’un jeune homme interpella le prédicateur.

— Lâche moine ! Oses-tu insulter une femme ?

— Ruffian ! Encroupé ! riposta Martino de Calabre, oses-tu interrompre la voix du Seigneur ?

— Je vais te fermer la bouche, misérable !

Ayant tourné la tête, je vis que le jeune homme était monté dans la chaire et se battait à coups de poings avec Martino de Calabre. Cette agression souleva une tempête d’insultes et lança les assistants les uns contre les autres.

Au milieu d’une dispute générale, nous parvînmes enfin à la porte ; sur la place Saint-Bartholomé mon défenseur me baisa la main et s’éloigna.

Je revins à la maison bouleversée. Sans attendre Fasol, je me couchai et essayai de dormir, mais les fantômes ridicules ou terribles dont le moine m’avait rempli l’imagination me poursuivaient jusque dans mon sommeil. Je me vis morte, ensevelie, le corps pourri et dévoré par les vers, tâchant de soulever la pierre énorme sous laquelle on m’avait enterrée. Je m’éveillai en poussant des cris d’horreur ; et, comme Fasol voulait me prendre dans ses bras, je le repoussai avec violence. Plus tard, quand je me fus levée et que j’eus dit la cause de mon épouvante, Fasol me mena devant un squelette qui se trouvait dans son atelier et auquel je n’avais jamais fait attention.

— Regarde donc, me dit-il, si cette belle charpente a rien de terrifiant et si tu ne dois pas plutôt admirer l’esprit divin qui l’a formée. Chère ! comme tu es née, comme tu as grandi, tu mourras, mais ce mot de mort ne doit pas plus t’attrister que la disparition d’un désir lorsque tu l’as satisfait. Comme tu souhaites le sommeil à la fin d’une journée de jouissance, ainsi, en ses dernières heures, le corps usé réclame le suprême repos. L’instinct vital, il est vrai, essaie de nous effrayer, en nous avertissant du péril que court notre existence, mais la raison et la profonde lassitude de notre être doivent triompher de ces vaines alarmes.

— Oh ! m’écriais-je, ce n’est pas la mort qui m’effraie, c’est la vie qui me répugne ; le moine m’a fait honte de mon corps.

— Douce, me répondit-il, ne crois pas ce fou ; ton corps est admirable, beau comme les fleurs et les fruits. Et toutes ses facultés, entends-tu, sont divines, aussi bien ce pouvoir de jouir de toutes choses que cette économie merveilleuse qui emprunte des forces aux aliments et chasse du corps les substances inutiles. Parce qu’une rose se flétrit, ce n’est pas une raison pour qu’elle ne soit pas, toute fraîche de la rosée qui l’a fait éclore, une fleur magnifique. Il ne faut aimer d’ailleurs que ce qui est éternel.

— Et qui est éternel ? demandais-je.

— Les Formes ! Les Formes selon lesquelles les êtres se perpétuent et qui, par des lois immuables, renouvellent le monde.

Comme il parlait, la porte de l’atelier s’entr’ouvrit et une dame âgée, habillée de vêtements de campagne, entra, conduisant par la main un petit garçon dont la figure disparaissait presque sous de grands cheveux bouclés. Fasol courut à elle et l’embrassa longuement.

— C’est ma mère, me dit Fasol, et voilà mon fils ; comment le trouves-tu ? Quand il sera grand, il viendra demeurer avec son papa, n’est-ce pas, Pepp ?

Il prit l’enfant dans ses bras et lui approcha le visage de sa joue barbue. Pepp, alors, se mit à chuchoter quelque chose à l’oreille de Fasol, écarquillant les yeux, remuant les lèvres lentement et avec grand mystère.

— Ah ! tu vois, s’écria Fasol en s’adressant à sa mère, tu contraries Pepp. Il vient de m’avouer que grand’maman ne veut jamais lui laisser prendre un pinceau quand je ne suis pas là.

— Mais, mon enfant, répondit la vieille dame, j’ai peur qu’il ne te gâte tes tableaux…

En effet, Pepp avait glissé des bras de son père et, profitant de la permission, s’amusait à couvrir de pourpre une esquisse de bacchante.

— Malheureux enfant ! s’écria la grand’mère en lui arrêtant le bras.

— Laisse-le ! Laisse-le ! dit Fasol. Il y a, dans mes doigts, assez de formes belles pour que je puisse lui abandonner une ébauche !

Et comme je restais étonnée d’une pareille indulgence, sachant le prix que Fasol attachait à ses moindres œuvres :

— Ah ! madame, dit la grand’mère, vous allez trouver que nous le gâtons ; mais c’est si difficile d’être sévère quand on aime !

Puis, avec une simple rudesse de campagnarde :

— Et vous, madame, quand nous en donnerez-vous un pareil ? Une maison est triste sans enfant ! Et celui-là, puisqu’il n’a plus sa pauvre mère, je le garde avec moi. N’est-ce pas, mon mignon, que tu ne veux point me quitter ?

L’agitation où j’étais, le rouge qui me couvrait le visage, montraient assez le désagrément que me causait un entretien pareil, mais Fasol ne s’apercevait de rien, et, quand sa mère fut partie avec le petit garçon, il s’approcha de moi doucement :

— Eh bien ! ma Nichina, tu as entendu ce qu’a dit maman ?

— Ah ! laisse-moi, fis-je avec colère, laisse-moi : tu es stupide.

Jamais Fasol ne m’avait ainsi exprimé sa volonté. Je savais son désir viril, désir combattu jusque-là, par son égoïsme d’artiste, heureux que je fusse stérile. Le mâle aujourd’hui était le plus fort. Il voulait s’assurer une race aux dépens de ma beauté. Plutôt mourir, me disais-je, si je ne puis sauver ma vie qu’en l’humiliant à jamais. Paraître devant Guido avec l’enfant de Fasol, cela me semblait le plus atroce supplice.

— Le médecin, fis-je, m’a dit que j’en mourrais.

— Toi ! Par Bacchus ! une fille aussi saine et forte que tu l’es… Vois-tu, Nichina, tu me trompes : tu aimes un homme.

— Eh bien oui ! j’aime un homme, es-tu content ?

— Veux-tu que je te dise qui tu aimes, continuait Fasol, le veux-tu ?

— Je te défends de t’occuper de mon amour, pourceau ! je t’ai donné mon corps : tu n’as rien à réclamer de plus.

Fasol reprit avec fureur :

— Tu aimes Guido, ce sodomite infâme !

— Oui, je l’aime, m’écriai-je, tandis que toi, je te hais ; c’est pourquoi je ne veux plus te voir.

Et là-dessus, je descendis sur la Place Sainte-Marie-la-Belle.

— Nichina ! appela Fasol d’une voix désespérée.

Au bas de l’escalier, je levai la tête.

— Je ne reviendrai jamais ! jamais !

Alors j’entendis éclater ses sanglots. Je pressai le pas, car je me suis toujours sentie faible devant un homme qui pleure.

Je voulais revoir Guido coûte que coûte ; sans crainte de la haine du cardinal, du scandale de ma présence au Palais. Maintenant que j’étais riche, j’étais sûre de le conquérir. Oui, il viendrait à moi, d’abord par cupidité ; puis, je saurais bien ensuite réveiller, avec les vieux souvenirs, le charme du premier amour. Mais je tremblai de tous mes membres quand j’aperçus le palais Benzoni fermé. Il n’y avait même pas de gardes à la porte. Comme j’allais et venais sur la Place Saint-Eustache, dévorée d’inquiétude, ne pouvant pas me décider à m’éloigner, un barcariol me demanda ce que je cherchais. Lorsque je l’en eus informé :

— Le Saint-Père, me dit-il, a rappelé Monseigneur pour lui donner le commandement de ses troupes. On pense qu’il va s’unir au duc d’Urbin, le généralissime de la République.

— Grand Dieu ! fis-je, il y a donc la guerre ?

— Comment ! vous ne le saviez pas ?

Non, je ne le savais pas, car Fasol, dans l’égoïsme de sa passion, oubliait le monde et ne me parlait que d’amour. À l’idée que Guido accompagnait le cardinal et courait à de grands périls, je m’assis sur les marches comme une pauvresse et je me mis à pleurer. Oh ! m’écriais-je, il faut que je sache où il est, que je le suive à l’armée !

Quand il était à Venise, j’avais l’impression de le posséder ; indifférent ou ennemi, je ne le sentais point séparé de moi. Mais l’éloignement me causait toutes les angoisses. Pour la première fois, j’éprouvais son absence.

— Et savez-vous pourquoi on se bat ? demandai-je.

— Je n’en sais trop rien, me répondit le barcariol. Je crois que c’est à cause de l’Empereur qui veut faire la pluie et le beau temps dans le Milanais, et ailleurs aussi, dit-on.

J’errais du Rialto à Saint-Marc, interrogeant tout le monde et ne sachant qui croire, car toutes les nouvelles se contredisaient. Les rues étaient pleines d’hommes d’armes allemands, espagnols, français, à la solde de la République. J’appris qu’un régiment seul était déjà en marche sur Milan. Le gros des troupes ne partait que le lendemain pour rejoindre l’armée pontificale dans le Plaisantin.

Comme j’allais rentrer chez Morosina, deux soldats allemands, très ivres, m’entourèrent et, me prenant le bras, voulurent m’emmener dans une ostérie. Malgré les coups de pieds dont je les accablais, ces brutes, qui avaient la peau dure comme le fer, n’en continuaient pas moins à m’entraîner, me barbouillant, m’infectant le visage de leurs baisers sordides. Un capitaine florentin, qui passait, me vit me débattre sous leurs caresses et leur ordonna de me laisser tranquille. Ils lui répondirent qu’ils se moquaient de ses commandements et qu’ils n’en feraient qu’à leur tête. Alors le capitaine, mettant l’épée au clair, se précipita sur eux. L’un prit la fuite, l’autre, qui voulut se défendre, se sentant effleuré par la pointe de l’épée, chancela et alla rouler à dix pas.

— Seigneur officier, dis-je au capitaine, je n’oublierai jamais que vous m’avez délivrée de ces brigands. Acceptez cette bague en preuve de ma reconnaissance. C’est un anneau de Saint Georges : il vous protégera pendant la bataille.

— Madame, répondit le capitaine, je suis assez récompensé si j’ai une place dans votre souvenir. Cependant je veux mettre cette bague à mon doigt, non pas que je révère beaucoup les saints, mais parce que vous l’avez portée.

— Ah ! seigneur, on voit bien que vous venez de Florence où il n’y a que des impies et où l’on ne croit à rien.

— On y croit à la beauté, madame, n’est-ce point assez ?

De galanteries en compliments, nous en vînmes à causer d’une façon plus sérieuse. Il me dit qu’aimant les aventures et le danger, il n’était pas fâché de partir pour la guerre ; il regrettait seulement l’entretien et les caresses des jeunes femmes. Mais la fatigue des étapes et les chances des combats lui donneraient d’autres soucis. Tout en écoutant ses paroles, je venais de former un projet.

— Et si je vous demandais de vous accompagner, fis-je, y consentiriez-vous ?

Il me regarda longtemps, ne sachant à quoi il devait attribuer sa bonne fortune.

— Je ne vous cacherai pas, dit-il, que vous exposez votre vie et que vous n’allez point à une partie de plaisir.

— Regardez-moi, repris-je, ai-je l’air d’une femmelette ?

Il me considérait toujours avec étonnement.

— C’est bien, dit-il enfin, vous êtes prévenue ; si vous ne craignez rien, venez avec moi ; votre présence me comblera de joie, mais, je vous le répète : vous devez réfléchir avant de prendre une décision aussi grave et vous n’avez pas de temps à perdre : nous partons demain.

— Ma décision est prise, mes préparatifs seront vite faits ; attendez-moi à l’ostérie de la Noix. Je vous y rejoins tout à l’heure.

J’allai chez Morosina, où je me revêtis d’un costume d’homme, d’un drap souple et solide, que j’avais commandé en prévision d’un voyage ; je m’armai d’un poignard, remplis mes poches d’or et j’allai retrouver le capitaine.

— Oh ! s’écria-t-il, que je vous aime ainsi : vous réunissez la beauté des deux sexes. Le cardinal, s’il vous voit, est capable de s’éprendre de vous.

— Ne me parlez de cet homme, répliquai-je ; je ne croyais pas qu’on pût faire de ce muscadin un général.

— Vous ne connaissez pas ses mérites ; il est admirable de courage, de clairvoyance et de décision : il l’a montré dans la dernière guerre ; malheureusement, le bruit court qu’il est amoureux, et l’amour ne s’accorde guère avec la stratégie.

Nous passâmes la nuit ensemble, mais lorsqu’il voulut m’enlacer, je me défendis avec colère.

— Ceci n’est point dans nos conventions, m’écriai-je.

Et nous dormîmes l’un près de l’autre comme des frères.

Dès l’aube, les cornets et les tambourins nous réveillèrent. Le capitaine m’amena le cheval noir que je devais monter et sauta lui-même en selle, tandis que ses hommes se mettaient en marche. Quand je vis derrière moi, devant moi, s’ébranler cette forêt de piques et de hallebardes, je fus comme emportée par un élan de joie aventureuse et guerrière. À une fenêtre, je reconnus un jeune homme qui m’avait aimée une nuit de toute la force de ses vingt ans. Il me sourit et me jeta des fleurs. Je pensai qu’il gardait de moi un souvenir doux et tranquille comme d’un beau soir d’été ; je fus heureuse d’être aimée ainsi et je lui envoyai un baiser.

Nous fîmes un voyage lent et pénible avec des vivres insuffisants, par des routes mauvaises, sous des pluies incessantes. Le capitaine, occupé de ses hommes, devait me délaisser souvent et je m’ennuyais, je m’effrayais de rester seule, durant des heures, au milieu de ces soudards dont chaque coup d’œil trahissait la convoitise. Enfin, après des journées de marche, non loin de Laudes, dans une région de prairies, nous aperçûmes les fossés qui entouraient le camp pontifical. J’eus la joie d’apprendre que Monseigneur Benzoni s’y trouvait avec son secrétaire. Mais tandis qu’au milieu de l’encombrement et du désordre d’un établissement hâtif, je m’occupais de chercher Guido, la nouvelle courut dans les troupes de l’approche des Impériaux et d’une bataille prochaine. Les officiers, déjà, rassemblaient les soldats dans leurs campements et leur prescrivaient de ne point s’en écarter. Vers le soir, comme je me retirais sous la tente, après avoir essayé vainement de trouver Guido, j’aperçus le capitaine, étendu parmi les couvertures, qui me regardait avec tristesse.

— À quoi songes-tu ? lui demandai-je.

— Je songe que demain je puis mourir.

Je compris son souhait. Alors, ne voulant pas le priver d’une joie qui pouvait être la dernière de son existence :

— Viens ! lui dis-je.

Et je m’étendis avec résignation, gardant seulement la main sur les lèvres, pour ne pas lui donner mon âme.

Au petit jour, des éclaireurs annoncèrent que la cavalerie ennemie allait tenter de surprendre le camp : la bataille était décidée et l’on s’y prépara en toute hâte. J’étais dévorée d’impatience. La Victoire, la Mort, la Honte agitaient tour à tour mon âme d’enthousiasme et de crainte. Je pensai que peut-être le lendemain je serais une prisonnière ou un cadavre. Puis l’image de Guido vint dominer toutes les autres et je n’eus plus que le désir de le voir.

Ayant dit adieu au capitaine, qui allait se mettre à la tête de sa compagnie, j’errai dans le camp, où j’eus la surprise de rencontrer Arrivabene, qui avait remplacé son froc par un costume plus martial. Ses mouvements étaient embarrassés par une cuirasse et une épée, dont la poignée atteignait le haut de sa poitrine. Il marchait à petits pas, la tête penchée, en regardant ses pieds. J’observai qu’il avait beaucoup maigri. Il n’en revint pas de m’apercevoir dans le camp. Après les premières paroles de bienvenue :

— Oh ! fis-je, comme tu es pâle ! tu trembles, Arrivabene.

— Oui, Nichina, mais de froid.

— On dirait que tu es malade ?

— Non ; seulement la mauvaise nourriture que l’on nous donne ici depuis le commencement de la campagne m’a dérangé le corps.

— Arrivabene, il faut que tu me rendes un service : dis-moi où se trouve Guido.

— Ce porc d’encroupé !… attends ! je reviens tout à l’heure. Je souffre trop du ventre !

Il s’éloigna un moment, puis reparut avec un visage moins accablé. D’un haussement d’épaules et d’un coup d’œil de pitié, il me désigna une grande femme, habillée, comme moi, de chausses et d’un pourpoint d’homme, qui eût peut-être été belle, avec ses yeux passionnés et le dessin énergique de son visage, si la fatigue et la maladie n’avaient défiguré ses traits. Elle passait devant nous triste et dédaigneuse.

— Voilà une mijaurée, dit le frère, qui a failli me déranger dans mon opération. Est-ce que les moniches devraient aller à la guerre ?

— Tu es bien heureux de les trouver quand tu te sens d’humeur gaillarde, répliquai-je ; mais quelle est cette dame ? Sa peine, qui est sans doute une peine d’amour, m’intéresse.

— C’est la maîtresse du duc d’Urbin, me répondit-il. Elle s’appelle Giulia Brandolini. Elle a quitté Venise, ses richesses, son vieux père, pour suivre le duc qui, d’après ce qu’on prétend, ne la paie pas de retour. Ah ! si j’avais été à sa place ! comme je serais restée tranquille dans mon palais, sainte Vierge !

Et il ajouta :

— Je comprends la guerre, je comprends qu’on ait besoin de se tuer de temps à autre, mais pourquoi s’en aller si loin ? ne peut-on pas se tuer chez soi ? J’ai mes pieds dans un état ! Je vais te les montrer.

— Oh ! c’est inutile : je les vois en imagination… Mais tu ne prends point part au combat ?

— Non, seulement j’occupe le poste le plus périlleux qui soit : je garde les vivres.

Il finit par me conduire devant la tente du cardinal. Guido se tenait à l’entrée. Jamais son visage ne m’avait paru si beau et si douloureux en même temps. Il y avait une si profonde tristesse dans ses regards que j’en eus les larmes aux yeux. Le cardinal était agenouillé aux pieds de Guido, et, déjà revêtu de son armure, le suppliait de prendre la sienne.

— Mon adoré, disait-il, mais tu veux donc mourir ? Tu ne songes pas à toute la perfidie des batailles.

— Cette armure me gêne, répondait Guido, et d’ailleurs, que m’importe !

Folle d’inquiétude, je me précipitai pour unir mes supplications à celles de Benzoni, mais déjà ils avaient tous deux sauté en selle.

Au même instant, j’entendis le sol résonner sous un galop de cheval et, dans un éblouissement de crinière et de plumes blanches, l’épée nue, la cuirasse brillante, j’aperçus un cavalier qui s’en allait à bride abattue.

— Le duc d’Urbin ! me dit Arrivabene.

Je voulus regarder l’homme qui portait la fortune de Venise, mais il était déjà loin sur la route de Laudes, et je ne vis plus qu’une forme indécise dans un nuage de poussière.

Je fus alors comme étourdie par le bruit et l’agitation qui se firent autour de moi. Le camp, plein d’un frémissement de départ, retentissait du piétinement des bataillons en marche, du trot lourd de la cavalerie, des « Hoch ! Hoch ! » des Allemands et des longs vivat de nos Italiens. Les soldats d’infanterie s’avançaient d’un mouvement de machine, le visage impassible, les yeux sans regard, observant une discipline et un ordre admirable, tandis que des reîtres, qui traversaient le camp de toute la vitesse de leurs chevaux, l’estoc et l’épée attachés aux arçons, battant les flancs de leur monture, s’élançaient avec une ivresse sauvage et s’excitaient par de grands cris. Un corps d’arquebusiers passa :

— Ces gens-là, dit Arrivabene, ont des armes non pas d’hommes, mais de diables, dont les chrétiens, entre eux, ne devraient point faire usage ; et qu’il faut réserver pour combattre les infidèles.

Il y eut un mouvement tournant des troupes et, sur la petite route qui longeait le camp, je pus enfin apercevoir, sous le casque, le nez droit, les yeux calmes, le menton noble et fort du duc d’Urbin, comme une image d’audace fière et tranquille. Le cardinal, qui l’accompagnait, en cherchant à paraître impassible, s’était fait une expression dure, presque féroce. Il portait une magnifique cuirasse, dont le plastron était décoré d’une tête de Méduse, en or, aux cheveux d’aspics se tordant et s’enlaçant jusqu’aux épaulières. Guido passa au galop, si vite qu’il me fut impossible de lui regarder le visage, et j’en ressentis une angoisse ainsi que d’un mauvais présage. Comme je me lamentais, quelqu’un s’élança entre nous et je reconnus Giulia Brandolini qui tenait une brassée de fleurs. Elle courut au duc d’Urbin et, lui présentant une couronne :

— Francesco ! fit-elle, en mettant dans son cri tout son amour.

Mais le duc n’eut pas l’air d’y faire attention et piqua des deux, tandis que son aide de camp, pour ne pas écraser la jeune femme, arrêta court son cheval qui se cabra et faillit le renverser. Toute la cavalerie suivait derrière au galop. L’officier, furieux, frappa brutalement Giulia en travers du visage. Elle eut un hurlement de douleur et se sauva, la figure déchirée, la joue sanglante.

Les Allemands arrivaient par rangs de douze, couverts de leur armure sombre, la visière du casque baissée, énormes et gigantesques, tours de fer formidables d’où allait sortir la mort et qu’il paraissait impossible de renverser. Dans ces escadrons noirs, seuls brillaient les glaives nus et l’écharpe blanche que le duc avait fait prendre à ses soldats pour se reconnaître dans la mêlée.

— Ah ! s’écria une voix, il va mourir ! il va mourir ! je le sais !

Giulia était près de nous, qui pleurait ; de grosses gouttes de sang coulaient de sa joue meurtrie et se mêlaient à ses larmes. Je déchirai la doublure de mon pourpoint, qui était d’étoffe fine, et je lui enveloppai la tête. Elle s’abandonnait comme un enfant à mes soins, tout en répétant :

— Il va mourir !

— Madame, lui dis-je, ayez bon espoir : Dieu ne peut frapper un homme aussi utile à la République que Monseigneur le duc.

Elle leva les yeux sur moi. Ce n’était plus la femme à l’air méprisant que j’avais entrevue d’abord, mais une douce, tendre et misérable amoureuse. J’essayai de la consoler le mieux que je pus, et, tandis que les troupes s’éloignaient, je la ramenai au camp, où Arrivabene allait prendre son poste.

— Il vaudrait mieux qu’il mourût, fit-elle, puisqu’il ne m’aime pas.

— Oh ! pourquoi dites-vous cela ? repris-je.

— Vous avez vu que tout à l’heure il ne m’a même pas regardée !

— Il craignait de penser à vous, alors qu’il ne lui est permis de penser qu’à son armée.

Elle eut le sourire douloureux d’une femme éprise, qui veut espérer, qui espère toujours.

— Vous avez peut-être raison. Et je dois lui pardonner sa cruauté envers moi, puisque c’est à sa gloire qu’il me sacrifie. Mais vous, ajouta-t-elle, vous aimez aussi, n’est-ce pas ?

— Ah ! madame, je suis bien malheureuse, car l’homme que j’aime ne le sait ou ne s’en préoccupe pas : il ignore même que je suis au camp.

Ce fut à son tour de compatir à ma peine, et nous pleurions toutes deux, confondant nos chagrins.

— Les pauvres femmes sont à plaindre, dit-elle, la vie de ceux que nous aimons se joue en ce moment, et nous devons demeurer loin d’eux dans l’inquiétude.

Comme elle parlait encore, Arrivabene s’approcha et nous offrit de nous montrer la bataille. Il nous conduisit à une tour ruinée, qui se trouvait à quelque distance du camp, et d’où nous eûmes une vue immense sur la campagne. Au milieu des prairies, couvertes çà et là de bouquets de saules, et où l’Adda déroule son ruban clair, nous aperçûmes les clochers de Laudes et le château qui domine la ville. De petits points noirs, sans cesse plus nombreux, s’avançaient à travers les pâturages comme une bande de corbeaux. Soudain notre armée déboucha d’un bois de chênes. Les grosses masses serrées de l’infanterie se tendirent, semblables à des anneaux de serpents, pour enlacer l’ennemi, pendant que galopaient de petits chevaux qui, du point de vue, avaient l’air de jouets d’enfants. D’un autre côté, tout près de nous, sur la route de Laudes, la bataille venait de s’engager. Les arbalétriers commencèrent l’attaque, en lançant une pluie de traits sur la cavalerie impériale, qui chargea, soulevant derrière elle des tourbillons de poussière. Un épais voile enveloppa un instant les combattants ; lorsque enfin il s’abattit sur la plaine, les deux armées étaient jointes et l’ennemi cherchait à rompre les lignes de nos piquiers, dont les lances unies formaient, au soleil, un miroir éblouissant de lumière. Cependant les hallebardiers de notre arrière-garde, voyant les Impériaux arrêtés par l’infanterie, essayaient de leur couper la retraite. Ce fut un corps à corps effroyable. Sous les haches brandies à bout de bras, les têtes volèrent, tandis que les lourdes cuirasses s’effondraient, et que les chevaux écrasaient les soldats de leurs flancs bardés de fer. Pareils à un monstre énorme qui palpite, s’étend, se retourne sur place, les régiments embrassés avançaient puis reculaient, pour s’avancer encore, sans accomplir de mouvement appréciable. Mais au loin, vers l’Adda, des bataillons entiers fuyaient à la débandade ; nous vîmes des soldats se jeter à la rivière, d’autres tomber sous la lance des cavaliers qui les poursuivaient, et nous nous demandions avec angoisse quels étaient les vaincus. Une immense rumeur, faite du choc des lances et des rugissements sauvages des combattants, grandissait, puis mourait, pour éclater ensuite plus furieuse, comme le bruit de l’ouragan dans les hautes cimes. Je ne pouvais plus en supporter davantage.

— Madame, dis-je à Giulia Brandolini, nous ferions peut-être mieux d’aller prier pour ceux que nous aimons.

Je lui montrai un petit ermitage qui se trouvait en arrière du champ de bataille, où nous devions être plus en sûreté. Nous descendîmes et nous allions entrer dans le camp, lorsque nous aperçûmes, du côté du magasin des vivres, une troupe de cavaliers au milieu desquels courait Arrivabene, la tête dans les épaules, les yeux à demi-fermés, brandissant un fléau dont il donnait, à droite et à gauche, de grands coups qui n’atteignaient que le poitrail des chevaux. Soudain, je poussai un cri : il venait de tomber et les chevaux arrivaient sur nous ventre à terre. Giulia m’étreignit de toute sa force comme pour mourir avec moi.

— Sainte Vierge ! m’écriai-je, sauvez-nous !

Et, me débarrassant de son étreinte, d’un mouvement instinctif, je sautai à la tête du premier cheval qui venait sur moi et je me cramponnai à la crinière. Il m’emporta un instant, jusqu’à ce qu’un gantelet de fer vînt, d’un coup violent, me faire lâcher prise et me rejeter sur le sol. J’allai rouler dans un fossé profond et rempli de feuillage d’où, le cœur palpitant et la bouche sèche, j’entendis passer au-dessus de moi toute une cavalerie.

Je restai là des heures comme anéantie, sans penser, sans désirer rien, les oreilles bourdonnantes des deux battements rauques et légers de sabots qui galopent sur la terre sonore.

À la tombée du soir, le froid que je ressentis me réveilla de ma torpeur. Le silence s’était fait autour de moi ; je me décidai à sortir de ma cachette. D’abord j’eus beaucoup de peine à grimper dans cette terre molle et sans résistance qui fuyait sous mon pied. J’arrivai enfin sur le bord du fossé ; mais rendue là, je faillis tomber à nouveau, reprise de terreur en entendant du bruit derrière moi. Par bonheur, ce n’était qu’un lièvre que je vis détaler, deux pattes en l’air, et haussant à chaque bond son petit cul blanc.

À mes premiers pas, je glissai dans une boue gluante et, me baissant, je reconnus que je foulais le cadavre d’un soldat écrasé ; je reculai d’horreur, mais, en reculant, j’allai heurter la bouche d’un moribond qui poussa un affreux gémissement.

J’avançais, semblable à une insensée, au milieu de ces corps dont les uns étaient immobiles, les autres tressaillaient d’un dernier souffle d’existence.

Aux abords du camp, un paysan et une jeune fille erraient avec une petite lanterne. La jeune fille portait un grand panier et, de temps à autre, elle s’arrêtait, dirigeait la lumière sur un cadavre : ils se penchaient tous deux ; les joues roses, les yeux doux et indifférents tout près du regard sombre et des dents avides. Je leur demandai ce qu’ils faisaient là.

Alors, dans un patois rude et nasillard :

— Il y a de grands seigneurs ici, s’écria l’homme qui était vieux et courbé ; je vois s’ils n’ont rien sur eux pour le pauvre monde.

— Vous n’avez pas honte, lui dis-je, de dépouiller les morts ?

— Ah ! fit-il, ces messieurs dépouillent assez les gens quand ils sont en vie ; on peut bien leur reprendre, quand ils ne sont plus à craindre, ce qu’ils ont volé.

— Tiens, continua-t-il en s’adressant à sa fille, pige-moi cette cuirasse d’or !

Mais le possesseur n’était que blessé ; il essaya de se relever et lança un horrible blasphème.

— Giuseppina, dit le vieillard, étouffe-moi ce sale citoyen, qu’il ne nous étourdisse plus de ses cris de canard !

Docile à l’ordre de son père, la jeune fille, tranquillement, posa le pied sur la bouche du blessé, tandis que le paysan, un genou sur la poitrine du malheureux, le serrait à la gorge. Je m’enfuis avec épouvante, puis le besoin de savoir le résultat de la bataille me ramena vers ces misérables. La pensée que Guido pouvait être parmi les morts me terrifiait.

— Savez-vous, leur demandai-je, qui a remporté la victoire ?

— Bien sûr que non, nous ne le savons point. Qu’est-ce que ça peut nous faire ? Que ce soient les uns ou les autres, ça ne nous mettra pas sur notre pain de meilleur fromage.

— Vous n’avez donc rien vu de la bataille ?

— J’ai vu des cavaliers qui s’en allaient à Laudes ; ils avaient une écharpe blanche sur l’estomac. Mais je ne sais pas à qui ils étaient, pour sûr !

Je retournai vers le camp qui était désert. Comme je passais devant le magasin de vivres, quelque chose remua contre la palissade.

— Grâce ! grâce ! criait-on, ayez pitié !

Reconnaissant la voix d’Arrivabene, je m’approchai pour le secourir. Il était étendu à plat ventre.

— C’est toi ! mon pauvre Arrivabene.

— C’est moi, Nichina, mais il faut se hâter de le dire, car je n’en ai pas pour longtemps à rester sur la terre.

Et il se mit à pleurer et à gémir bruyamment.

— Mon pauvre ami ! tu es blessé ?

— Je te crois ! Je suis blessé mortellement. J’ai lutté seul contre la cavalerie ennemie, enfin j’ai succombé, et je ne sais par quel miracle je parle encore à l’heure qu’il est.

— Voyons, où es-tu blessé ?

— Je ne pourrais pas te dire exactement l’endroit. Je suis blessé par tout le corps.

Là-dessus, il se leva et se mit à marcher comme vous et moi, mais chacun de ses mouvements soulevait une odeur infecte qui me montait aux narines.

— Sainte Vierge ! mon pauvre Arrivabene ! que tu sens mauvais !

— Ah ! Nichina, on n’assiste pas à de pareilles batailles sans éprouver quelques émotions !

Cependant nous entendîmes sonner les cornets de ralliement ; des cavaliers, au grand trot, passèrent à la file, comme des ombres, et je n’eus que le temps de me jeter de côté ; la nuit s’emplit tout à coup de flammes ; des torches brillèrent sur des fronts dégouttants de sueur, sur des yeux ivres ou lassés, sur des armes ébréchées et sanglantes. Le duc d’Urbin apparut à cheval, sans casque, la tête enveloppée d’un bandeau et le bras en écharpe, toujours calme et fier. Ce ne fut qu’un cri sur toute la ligne des troupes :

— Vive Monseigneur !

Il s’inclina et eut un triste sourire, puis, rendu devant sa tente, il descendit de cheval avec peine, en s’aidant d’un officier accouru pour le soutenir. À ce moment, je rencontrai l’ordonnance de mon capitaine florentin ; je l’arrêtai pour avoir des nouvelles.

— La journée a été dure, fit-il, mais la victoire nous reste. Les Impériaux sont en pleine déroute. Le marquis de Guast, qui était venu au secours du capitaine Fabrice, se replie sur Milan. Enfin, voyant le succès des troupes de Venise, les bourgeois de Laudes ont envoyé une députation à Monseigneur, lui offrant de livrer la ville s’il voulait bien leur promettre de la sauver du pillage. Le duc a accepté, de sorte qu’une partie des troupes campe à Laudes cette nuit. Par malheur, au milieu de l’action, notre pauvre capitaine, qui s’est battu avec un courage admirable, a été tué.

Je pensai à ses pressentiments de la veille, mais aussitôt je repris :

— Et Guido ?

— Guido ? répéta le soldat avec étonnement.

— Je veux parler du cardinal Benzoni, de son aide-de-camp.

— On ne sait ce qu’ils sont devenus.

Mes jambes plièrent et je suffoquai d’émotion.

— Pasquale, fis-je sur un ton de commandement, tu vas venir avec moi à leur recherche.

— Ah ! répondit-il, c’est que je suis bien fatigué.

— Cela ne fait rien ; il faut venir. Je te donnerai de l’or, je te donnerai tout ce que tu voudras. Allons, prends une torche !

Nous nous dirigeâmes vers Laudes et traversâmes le champ de bataille, où se croisaient de petites lueurs. Nous avancions avec peine au milieu des morts. Le sang frais, coulant en ruisseaux parmi les corps écrasés, formait des marécages. De temps à autre, un hennissement, un râle sortait des monceaux de cadavres et nous voyions frémir une croupe de cheval ou le bras d’un soldat se soulever lentement. Une troupe hurlante d’hommes d’armes nous aborda, parmi lesquels j’aperçus le paysan et la fille que j’avais rencontrés en sortant du fossé. Liés dos à dos et tout nus, avec leurs vêtements roulés comme des cordes, ils avançaient sous le fouet d’un cavalier allemand, fort amusé du contraste de ces épaules voûtées avec cette chair blanche et grasse d’où le sang commençait à couler. Le paysan tremblait et claquait des dents ; la fille, les yeux fermés, poussait une plainte sourde à chaque coup. Un vieux soldat aux yeux égarés nous dit :

— Comprenez-vous que ces brigands dépouillaient mon bon maître, lui enlevaient jusqu’à la médaille où se trouve l’image de sa mère !

Et il essuya ses yeux d’un revers de main.

Une férocité de barbares animait les hommes d’armes.

Le paysan, qui refusait d’avancer, reçut un coup violent en travers du visage ; alors, de fureur il lança son crachat à la face du cavalier.

— Faut casser la tête au cochon ! cria le soudard en le souffletant.

— Si vous voulez donner le trente-et-un à cette garce, j’en suis ! reprit un autre.

Toute la troupe approuva :

— C’est ça ! c’est ça ! le trente-et-un !

— Devant le gueux !

— Sur le croupion du gueux !

— Qu’il sente qu’on lui remue comme il faut sa progéniture !

— Attachez-la ! Attachez-la !

Nous nous sauvâmes, poursuivis par des rugissements et des plaintes.

— Elle m’a mordu, la gaupe ! Tiens, truie !

— Achevez-la ! nous ne voulons pas d’elle.

— Oui, qu’on la tue, cette coquine !

La terre enfin redevenait libre ; nous errions dans des prés déserts, essayant de retrouver la route de Laudes, que Pasquale prétendait toute proche. Soudain une voix de détresse s’éleva.

— À l’aide ! À l’aide ! faisait-elle.

— Entends-tu ? demandai-je à Pasquale.

— Oh ! me répondit-il, nous n’avons pas à nous préoccuper de tous les appels.

Mais la voix qui, faible comme elle l’était, nous paraissait très éloignée, devint, dans un suprême effort, retentissante et éclata tout près de nous. Me tournant aussitôt vers l’endroit d’où elle venait de partir, j’aperçus un homme aux yeux vagues et dont le visage rouge, traversé d’une balafre, semblait fondre en sueurs de sang. Il fléchissait sous la charge qu’il avait sur le dos et soutenait de ses deux bras.

— À l’aide ! À l’aide ! répétait-il d’une voix éteinte.

Je reconnus Benzoni. Sans casque, sans épée, sans cuirasse, en loques, il n’avait plus l’air du chef de l’armée pontificale, mais d’un pauvre. Une grande angoisse m’étreignit ; et, m’élançant :

— Guido ! m’écriai-je, mon chéri ! mon adoré ! où es-tu ?

Hélas ! C’était lui que le cardinal portait. Ses pauvres jambes, sa poitrine n’étaient plus que des lambeaux de chair sanglante, et quand je vis sa face écrasée, ses yeux sans regard, sa lèvre déchirée qui pendait, mon amour fut humilié jusqu’à la mort. Dans l’excès de mon désespoir, je tirai mon poignard pour me tuer. Pasquale me retint le bras.

— Aidez-moi, disait le cardinal, aidez-moi ! Je ne puis plus le porter !

Il tomba à genoux, sans lâcher le cher fardeau.

Je me précipitai pour soutenir mon ami, puis Pasquale jeta son manteau sur l’herbe, où nous l’étendîmes tous deux. Sa respiration était pénible et douloureuse comme un râle.

— Oh ! fis-je, il va mourir !

Et je me penchais sur lui, dans l’espoir qu’il pût me reconnaître.

Cependant le cardinal s’était relevé. Me voyant étreindre Guido, il me reconnut et, se jetant sur moi, il me frappait du pied.

— Chienne ! criait-il, horrible catin ! exécrable gueuse ! je te défends de souiller le divin visage de mon enfant.

Sans m’occuper de ses insultes et de ses coups, j’enlaçais mon cher adoré. Oh ! comme j’eusse voulu que cet homme m’eût tuée sur Guido ! Mais me prenant par les épaules de ses mains fortes et brutales, il me fit tomber en arrière. Je me redressai presque aussitôt.

— C’est mon ami ! entends-tu ! mon ami ! et je veux préserver ses derniers moments de ton contact infâme !

— Fumier ! continuait-il, je vais te casser ton abominable face, si tu oses seulement effleurer Guido !

— Assassin ! c’est toi qui l’as amené ici pour le tuer !

— C’est toi, putain ! ce sont tes baisers de salope qui l’ont dégoûté de mon grand amour.

— Non, c’est toi, encroupé, qui lui as rendu la vie si odieuse qu’il a voulu mourir.

Et, comme il levait la main sur moi, je lui sautai à la figure et la déchirai de mes ongles ; mais lui, de ses deux poings, m’envoya rouler toute meurtrie.

Alors, brandissant mon poignard :

— Je vais te tuer, pourceau ! m’écriai-je.

Il était sans armes, mais au moment où j’allais frapper, il me saisit les bras et m’écrasa les pieds sous ses lourdes bottes. Pasquale intervint et nous sépara, les poings menaçants, la bouche écumeuse.

— Il n’est plus temps, fit-il, de vous disputer son amour.

Nous courûmes à Guido. Sa respiration devenait plus haletante. Sa bouche grande ouverte, ses yeux, ternes nous effrayèrent.

— Il faut absolument l’emporter à Laudes, dit le cardinal qui retenait avec peine ses pleurs, puis me prenant la main :

Nichina, nous l’aimons tous deux, ne pensons qu’à le sauver.

Notre fureur s’était évanouie ; nous n’étions plus que de pauvres êtres prêts à s’anéantir dans leur commune passion.

— Oh ! monseigneur, fis-je, s’il pouvait ne pas mourir !

Le manteau de Pasquale nous servit de civière. Le cardinal et moi, nous soutenions Guido par les épaules, l’ordonnance lui tenait les pieds. À chaque instant il me fallait répéter les mêmes paroles.

— Pasquale ! fais attention, ta marche est trop précipitée ; aie soin de ne pas lui causer de secousses !

J’éprouvais une grande peine à le porter et à marcher au milieu des prairies marécageuses, mais je me réjouissais de souffrir pour Guido.

Et puis, je l’aimais tant que je ne pouvais encore désespérer. La pensée qu’il échapperait à la mort soutenait ma lassitude.

Nous parvînmes enfin à la route de Laudes et, dès lors, notre trajet s’effectua facilement. Aux portes de la ville, comme des gardes essayaient de nous arrêter, Benzoni se nomma et menaça de faire passer, le lendemain, ces hommes par les armes, s’ils ne nous laissaient entrer aussitôt. Nu-tête, les vêtements en lambeaux et le fourreau sans épée, il conservait ses allures hautaines et magnifiques de généralissime, et, à ses paroles, les soldats s’écartèrent.

Guido ressentait une profonde douleur de ses blessures ; chaque mouvement trop vif lui arrachait un cri. Aussi le cardinal, devant la première maison qui lui parut convenable, s’arrêta et me dit d’aller y demander l’hospitalité. Après une longue attente et des pourparlers infinis tenus sur le seuil de la porte, on nous accepta.

— Donnez-nous votre plus belle chambre, fis-je à une vieille femme qui s’était décidée à nous ouvrir. C’est pour le général de Sa Sainteté.

Tandis que Pasquale courait chercher à la hâte le médecin de la ville, que le cardinal et moi nous nous occupions de coucher Guido et de lui donner les premiers soins, la rue s’emplit de tumulte et de chansons d’ivrogne. De toute leur voix, les soudards criaient :

De l’argent ! De l’argent !
Aux soldats qui ont fait la guerre.
De l’argent. ! De l’argent !
Pour remplir nos panses vides
Et trousser les chambrières.
De l’argent ! De l’argent !
Pour fermer nos blessures.
De l’argent pour avoir
Le sourire de Monnina
Et du trebbiano à pleine tonne !

Pasquale, qui rentrait, nous apprit que les mercenaires à la solde de Venise, n’ayant pas été payés, étaient résolus à piller la ville, si le duc d’Urbin ne leur faisait distribuer de l’argent le soir même. Dans leur effroi, les seigneurs de Laudes allaient de nouveau envoyer au duc des députés pour le supplier de tenir sa promesse. Le cardinal, plein d’épouvante à l’idée du péril que courrait Guido si la ville était mise à sac, voulut lui-même écrire au duc. Espérant qu’il maintiendrait l’ordre dans Laudes, il mettait ses propres trésors à la disposition de la République.

— Nichina, il faut porter cette lettre, me dit-il.

— Oh ! m’écriai-je, laissez-moi près de Guido ; que Pasquale aille à ma place !

— J’ai besoin de Pasquale, Nichina. Sachez-le : en ce moment, le salut de Guido dépend peut-être de vous.

Je n’hésitai plus, mais, comme j’allais partir, une bande fit irruption dans la chambre. À travers mon pourpoint déchiré, mes seins pointaient sous la chemise.

— Ohé ! la belle fille ! dit un soldat, tu vas venir avec nous.

— J’y consens volontiers, mais vous allez laisser cette maison tranquille. Il y a ici un homme qui a été blessé dans la bataille.

Le cardinal me remercia d’un regard.

— C’est bien ! C’est bien ! En route ! crièrent les soldats en m’entraînant.

L’un de mes compagnons, qui finit par me garder avec lui, me raconta ce qui se passait à Laudes. Les mercenaires n’avaient pas attendu la réponse de Francesco de la Rovera pour commencer le sac de la ville. Dans les faubourgs, les habitants effrayés, préférant encore l’existence à leur pauvre fortune, s’étaient laissés dépouiller sans murmure. Des femmes et des jeunes filles, attablées avec la soldatesque, avaient déjà payé de leur honneur le repos du père, du mari, de la famille. Mais les riches, barricadant leurs maisons, armaient leurs serviteurs et s’étaient résolus à défendre leurs biens. Déjà l’on se battait dans les rues, et l’on essayait de nous pousser au combat, mais mon compagnon, dont la poche était bien garnie, évitait l’émeute, cherchant un quartier calme et une ostérie où il pût se divertir avec moi. Nous vîmes des hommes enduire les portes de résine pour les incendier, tandis que les habitants affolés jetaient par les fenêtres des bancs, des coffres, des cabinets de bois précieux. Des nonnes en grand émoi, qui avaient voulu se sauver de leur couvent, avaient été arrêtées dans leur fuite, et les soldats, malgré les pleurs et les cris des religieuses, les promenaient sur leurs épaules, la jupe par-dessus la tête, salissant et frappant leur corps. Sur la Place de la Seigneurie, il y avait une telle affluence de peuple que mon compagnon me lâcha le bras. Je réussis à le perdre dans la foule, et j’arrivai devant la Maison de Ville, toute blanche, au milieu des ténèbres qui l’environnaient, de la lueur des torches qui brûlaient sous les fenêtres. Les principaux habitants de Laudes s’étaient réunis là en armes. J’appris que les députés envoyés au duc d’Urbin allaient partir et j’obtins de me joindre à eux.

Le voyage fut triste dans la nuit. Les députés marchaient en silence, anxieux de l’accueil qui leur était réservé, anxieux aussi de ce qu’ils laissaient dans la cité. On prétendait que le duc avait été blessé gravement et ils craignaient de ne pas être reçus. Enfin nous arrivâmes au camp. Quoique souffrant, le duc veillait encore, occupé à écrire. On nous introduisit dans sa tente.

— Et que voulez-vous ? demanda-t-il en se levant avec difficulté.

Un vieillard répondit d’un ton ferme :

— Nous venons, monseigneur, vous rappeler votre promesse. Vos mercenaires, au mépris de la foi jurée, ont commencé à piller la ville.

À ces paroles le visage de Francesco de la Rovera prit une expression de colère.

— Ah ! s’écria-t-il, on n’arrête pas, comme on veut, des soldats le soir d’une victoire !

Les députés se regardaient d’un air désespéré. Alors, m’avançant à mon tour, je m’agenouillai devant le duc et lui présentai la lettre du cardinal.

— Voilà bien une épître de prêtre, s’écria-t-il !

— Le cardinal ne l’est point, dit un officier.

— Il s’occupe des affaires de l’Église et il en a l’esprit. Cela se vaut. Pourquoi d’abord n’est-il pas au camp avec son armée ? Ne m’offre-t-il pas à présent ses trésors ? Mais, si ce sont les trésors de Sa Sainteté, il n’a pas le droit d’en disposer ; si ce sont les siens, je crains qu’il ne se fasse des illusions sur sa fortune. Et puis, où sont-ils, ses trésors ?

— Mais enfin, monseigneur, fit un député, vous n’allez pas laisser saccager Laudes par vos mercenaires !

Le duc répondit :

— Ces soldats m’ont donné la victoire et je leur devais au moins de remplir les engagements que la République a contractés avec eux. Or, Venise, ruinée par la faillite de la Banque de la Foi, n’a pas d’argent à leur distribuer, et il m’a fallu, jusqu’ici, les payer de mes deniers ; mais je ne peux plus y suffire.

— Monseigneur, continua le député, vous ne souffrirez pas qu’un pareil crime se commette ! Votre présence dans notre ville, celle, au besoin, des troupes pontificales suffiront pour ramener à l’ordre vos soldats.

— Je leur dois un dédommagement, reprit le duc d’Urbin inflexible. Si j’empêchais le pillage, ils passeraient à l’ennemi ; et j’ai toujours besoin de leurs services. La fortune de la République de Venise, qui m’est confiée, est d’un plus haut prix que les biens et l’existence même de quelques milliers de citoyens. J’ai déjà sacrifié à cette grande cause mes amours, mon repos ; je suis prêt à y sacrifier ma vie. C’est pourquoi je n’interviendrai point aujourd’hui entre la ville et mes mercenaires qui m’ont servi loyalement et que je ne puis payer comme je l’aurais voulu.

— Je vous admire, monseigneur ! s’écria le député.

— Vous pouvez ou non m’admirer ; ma conduite est celle de tous les hommes qui ont une œuvre à faire et pour qui il n’est pas d’autre devoir que de l’accomplir.

Les députés se retirèrent en proférant à voix basse des malédictions. Plusieurs, pensant à leur femme, à leurs enfants qui étaient à Laudes, ne pouvaient se retenir de pleurer. Pour moi, je songeais à Guido, et, devant l’insuccès de l’ambassade, je regrettais de l’avoir abandonné. Peut-être ne vivait-il plus, et, s’il vivait, à quels dangers n’était-il pas exposé au milieu de cette dévastation ! En toute hâte, je retournais à Laudes avec les députés, lorsqu’un homme, qui venait de la ville, nous dit que personne n’y pouvait plus rentrer, qu’on avait fermé les portes. En même temps, nous aperçûmes le ciel embrasé par quelque formidable incendie et je m’imaginai qu’une partie de Laudes devait être en flammes. Je rentrai au camp accablée de douleur. Je tombais de fatigue ; et le sommeil vint me surprendre au milieu de mes larmes.

Au petit jour, après quelques heures de repos, je partis et traversai encore une fois le champ de bataille. J’y rencontrai un homme debout et immobile qui contemplait un cadavre. C’était le duc d’Urbin. Devant lui était étendu le corps de Giulia Brandolini, défiguré, couvert de blessures. Seul le visage conservait dans la mort sa sereine noblesse.

— Et elle n’a pu savoir combien je l’aimais ! répétait-il.

— Monseigneur, fis-je en m’approchant, j’étais hier avec celle que vous pleurez ; elle me confessait son grand amour ; vous avez eu sa dernière pensée.

En m’entendant parler de Giulia, il laissa éclater ses sanglots et s’agenouilla devant la morte.

Alors, m’agenouillant aussi, je priai et je pleurai avec lui, car je pensais à Guido.

Quand je me relevai, le duc me prit la main.

— Merci, me dit-il.

Je m’éloignai, le laissant regretter les beaux jours qu’il n’avait point vécus et toutes les joies dont il avait eu peur.

À l’ouverture des portes, je voulus rentrer dans Laudes, mais les gardiens essayèrent de m’en empêcher. L’un d’eux, auquel j’offris une pièce d’or, eut l’air d’accepter, me saisit les bras, m’entraîna dans une cabane qui lui servait de logement et essaya de m’y violenter. Je me défendis si bien des pieds et des mains, qu’il dut renoncer à me retenir. Aussitôt délivrée, je cours à la maison où j’avais laissé Guido. Là, un soldat m’apprit que, le matin même, le cardinal avait reçu un message de Sa Sainteté et qu’il venait de partir. Il n’en savait pas davantage. Pour comble de malheur, je m’aperçus que l’on m’avait volé ma bourse. Sans espoir de retrouver Guido, sans argent pour ma subsistance, je n’avais plus de courage. Les rues ajoutaient encore à mon désespoir, avec leurs ruines fumantes, le craquement, les gerbes de flammes des incendies allumés depuis la veille et que personne n’osait éteindre. En travers du chemin, des cadavres de femmes nues, qu’on avait égorgées après le viol, étaient jetés comme d’inutiles débris au milieu de fiasques et d’assiettes brisées. Elles m’épouvantaient de leur corps verdâtre, par places meurtri et souillé de boue, de leurs yeux grands ouverts où il y avait la terreur et la honte des suprêmes instants, de leurs cheveux dénoués et épars, qui traînaient comme des bêtes encore vivantes attachées à la mort. À côté dormaient des lansquenets ivres, tandis que des chiens maigres et sordides venaient flairer les vivants et se disputer cette pourriture. Les rares maisons épargnées demeuraient fermées. Partout on sentait le deuil, la peur, l’épuisement d’une féroce débauche.

Ayant quitté Laudes, je marchai longtemps devant moi, comme au hasard, affolée par la douleur et les affreux spectacles auxquels je venais d’assister. Enfin, n’en pouvant plus, j’allai frapper à une hôtellerie que je trouvai sur la route. On m’y fit bon accueil, mais le lendemain, au moment de payer ma dépense, lorsque j’avouai que l’on m’avait volé ma bourse, l’hôte voulut me battre. Pour l’apaiser, je m’offris d’entrer à son service. Il y consentit et je dus aider sa femme, attendant que la générosité des voyageurs me permît de retourner à Venise. Je pensais que le cardinal y avait ramené Guido ou, du moins, que je pourrais m’y mettre à sa recherche, car seule, sans argent, dans un pays parcouru par des bandes d’aventuriers et où j’avais beaucoup de mal à me faire entendre, il ne fallait pas espérer de les rejoindre.

Je ne sais si la pensée de Guido m’enlevait tous les autres soucis, mais je ne sentais ni les peines, ni les hontes de ma nouvelle condition. Une fois, après m’avoir adressé mille reproches, l’hôtesse, croyant m’avoir blessée, me fit des excuses.

— J’ai parfois la parole rude comme la main, mais il ne faut pas m’en vouloir : je ne suis pas une méchante bête.

— Oh ! madame, repris-je, tranquillisez-vous. Je ne vous avais pas entendue.

Mon visage, paraît-il, inspirait la crainte, car les galants n’osaient point me courtiser. Aux soirs de fête, pourtant, il me fallut plus d’une fois me défendre d’un ivrogne trop décidé. Je n’hésitais pas alors à mettre à profit ces précieuses connaissances du poignard que le capitaine florentin m’avait inculquées, durant mon expédition à Laudes. Il y eut, dans l’auberge, du sang versé. L’hôtelier m’approuva et même se permit de me féliciter. Seule, sa femme en conçut de la jalousie. Enfin, je rencontrai un marchand dont j’agréai les offres amoureuses et qui se montra libéral envers moi ; mais n’ayant pas la somme nécessaire pour acheter un cheval, je résolus d’entreprendre à pied mon voyage ; et, un matin, je dis adieu à mes maîtres.

J’étais partie depuis plusieurs jours, lorsque j’appris, dans une petite auberge où je m’arrêtai, que Sa Sainteté avait licencié ses troupes, laissant la République continuer seule la guerre. L’hôtelier tenait cette nouvelle d’officiers qu’il avait logés le mois précédent. Il se vantait d’avoir hébergé le chef de l’armée pontificale et, tout en me servant à déjeuner, il me disait :

— Un domestique m’a montré l’une de ses cuirasses, seigneur Jésus ! y en avait-il des dorures ! On en eût bâti une église. Et celle de son aide-de-camp était plus belle encore ! mais il ne l’avait jamais portée ; pour son malheur ! car elle l’eût sans doute garanti du terrible coup de lance qu’il avait reçu dans le côté.

Je ne doutai plus qu’il ne parlât de Guido et, tremblante d’inquiétude :

— Vous l’avez vu, demandai-je ; souffrait-il beaucoup ?

— Pour sûr, il souffrait ! Le général, il faut le reconnaître, le soignait comme son fils.

— Et que disait le pauvre blessé ?

— Ah ! il ne jabotait guère, je vous prie de croire ! Le général ne quittait pas sa chambre et ne permettait pas que personne y entrât. Un jour, cependant, par la porte entr’ouverte, je l’ai vu tout en larmes donner un baiser à ce pauvre garçon qui se tordait sur son lit, étendait les bras, comme pour le repousser et d’un air de dire : « Oh ! laissez-moi mourir en paix, laissez-moi mourir ! »

À ces paroles, je sanglotai ; et l’hôtelier étonné, s’approchant de moi, voulut me prodiguer toutes les marques de sympathie qu’un homme peut accorder aux jeunes femmes dans le malheur.

— Vous le connaissiez donc ? me demandait-il.

Et ses yeux brillants m’exprimaient une pitié singulière.

J’eus peine à repousser les consolations dont il me poursuivait. Heureusement, l’hôtesse vint dans la salle, et je profitai de son retour pour payer mon repas ; mais, comme elle avait le dos tourné, je tendis la joue à cet homme compatissant :

— Tenez, dis-je, je vous permets d’y mettre un baiser, si vous voulez m’indiquer où ils sont allés.

Il eut un sourire et, avidement, il m’embrassa.

— Je ne puis rien vous affirmer, fit-il. Je crois pourtant leur avoir entendu dire qu’ils s’en allaient là-bas, là-bas, à Venise !

Au moment où je sortis l’hôtesse, qui avait vu son mari me caresser, courut vers moi en me lançant des injures ; mais elle ne réussit pas à me joindre.

Comme je marchais ! Comme j’avais hâte d’arriver, maintenant que je le savais à Venise ! C’est à peine si, à la fin du jour, je me décidais à m’arrêter pour un court repos ; et dès l’aube, j’étais sur les chemins.

Par une journée chaude, pour gagner une route qui devait abréger mon voyage, je pris les bois, au risque de m’égarer. Je descendis le long de roches abruptes ; je traversai des fourrés, des carrières pleines d’eau, des marais où je faillis rester embourbée. Après toutes sortes d’angoisses et d’efforts, j’atteignis la route, mais je ne pouvais plus avancer. J’avais les pieds gonflés à éclater ; les chevilles coupées par mes souliers. Chaque pas était pour moi un supplice. Je m’assis contre un arbre, désespérée.

Il n’y avait pas un instant que j’étais là, quand un cavalier vint à passer. Je l’appelai à grands cris. Il arrêta sa monture.

— Mon bon seigneur, dis-je, accordez-moi une grâce : Je ne puis plus marcher. Voulez-vous me prendre jusqu’à la ville voisine ? Dieu vous bénira !

— Ah ! répliqua-t-il, mon cheval a une trop longue route à faire ; je ne tiens pas à le fatiguer.

Mais moi, avec l’audace de celles qui n’ont rien à perdre, je me lève, et, découvrant les seins, l’appelant des doigts :

— Vous aurez votre récompense, dis-je.

Il me regarda un instant, sauta de cheval et m’enlaça de toute sa force. Je regrettai de lui avoir fait signe. Il portait des habits immondes et son visage était pourri d’ulcères.

— Je la veux, ma récompense, et de suite, répétait-il en me salissant le visage de ses baisers.

Et il me renversa sous lui. J’eus l’idée que le brigand ne me donnerait pas le prix de ma complaisance ; alors je me décidai à le lui arracher moi-même. Tandis qu’il m’embrasse, je porte la main à mon poignard, et, soudain, d’une brusque secousse, je le jette de côté, le saisis à la gorge, et lui enfonce, par deux fois, ma lame dans le cœur. Son désir, son étonnement, la promptitude et la sûreté de mon agression ne lui permirent pas de se défendre. Il eut un blasphème, un rugissement étranglé, une convulsion ; puis tout son corps devint immobile.

— Meurs donc ! chien ! fis-je en montant sur son cheval.

Et je m’éloignai au galop.

Le misérable avait bien choisi sa monture. En deux jours, je fus à Venise, où j’arrivai presque aussi fourbue que mon cheval. Je sus bientôt que Guido était très malade et souffrait beaucoup de ses blessures, mais qu’on espérait le sauver. Je voulus le voir. Couverte encore de mes vêtements de voyage pleins de boue et de poussière, je me présentai au palais Benzoni d’où l’on me jeta dehors. Comme les gardes, sans s’occuper de mes ruades et de mes insultes, me déposaient sur les marches, j’allais tirer mon couteau et passer malgré eux, lorsque je vis sortir Michele des Étoiles. Dans mon exaltation, je saisis le philosophe par sa collerette qui, par hasard, se trouvait neuve, et je la lui déchirai.

— Canaille ! m’écriai-je, tu oses venir ici ?

— Mais toi-même, Nichina ?

— Je viens pour arracher mon amant de ce bouge.

— Et moi pour y vendre mes vers.

Son dernier mot fut pour mon esprit une lumière inattendue. J’entraînai Michele à quelques pas ; puis sans lui commander rien, je lui dis les paroles qui devaient, mieux qu’un ordre, me valoir son obéissance.

— Michele, commençai-je, tu aimes le cardinal ?

— J’estime, répliqua-t-il, que c’est un homme de goût et d’esprit.

— Parce qu’il admire tes poèmes ?

— En effet, il les admire ; mais mon sentiment ne dépend pas de l’opinion bonne ou mauvaise qu’il en peut avoir.

— Alors, veux-tu savoir le jugement qu’un jour de sincérité, il portait sur toi devant ses hôtes, devant Fasol qui me l’a répété ?

— Oui, j’en serais heureux.

— Benzoni disait : « Ce pauvre Michele ferait un excellent maître d’école, mais je ne vois qu’un endroit où ses vers ne puissent être déplacés, c’est à côté d’une chaise de retrait. »

Le cardinal n’a jamais parlé, que je sache, en bien ni en mal de Michele des Étoiles, mais je prévoyais l’effet de ce mensonge. Mon philosophe pâlit, baissa les yeux, crispa les poings, atteint au vif de son orgueil. Il voulut pourtant garder bonne contenance.

— Ce n’est pas, fit-il, le jugement qui m’afflige : je suis au-dessus des blâmes et des louanges d’un Benzoni, c’est l’hypocrisie de l’homme. Ne trouvait-il pas, tout à l’heure, que, dans la poésie élégiaque, j’étais un fils de Pétrarque et, dans la satire, un petit cousin de Dante Alighieri !

— Ah ! repris-je, si c’était seulement un fourbe ! un athée, un sodomite, une crapule, passe encore, mais c’est un meurtrier !

Comme Michele restait muet de stupeur, je lui appris les attentats du cardinal et je lui expliquai ce qui s’était passé à Posellino. La rage m’avait rendue subitement clairvoyante. Pour la première fois, je pénétrais ce complot odieux auquel jusque-là je n’avais osé penser. Lorsque j’eus fini :

— Voilà qui est excellent ! Voilà qui est admirable ! répétait-il. Benzoni, mon ami, tu verras si je suis un maître d’école : peut-être même pourras-tu apprécier à tes dépens mon génie satirique.

— Que vas-tu faire ? demandai-je.

— Pour mes ennemis, dit-il, j’ai une plume, à défaut d’un poignard.

Ses yeux brillaient de haine et ses lèvres s’entr’ouvraient sur des dents féroces. Il me parut transfiguré, presque beau ; et je lui pris les joues dans une caresse.

— C’est cela ! m’écriai-je en souriant de plaisir, venge-moi ! je t’aimerai bien.

Et pour attendre les événements, j’allai m’installer chez Morosina, qui m’accueillit avec une grande joie.

Quelques jours après, parurent les révélations de Michele des Étoiles. Elles étaient précédées d’une adresse à la Seigneurie et terminées par une prière à Sa Sainteté, où l’auteur, qui gardait l’anonyme, réclamait prompte justice. Michele n’y montrait point son esprit habituel de froid sarcasme et d’indifférente raillerie, mais une ardeur, une persévérance, vraiment terrible, d’indignation et de colère. Ne trouvant pas mes accusations suffisantes, il avait déterré des cadavres inconnus et les avait amoncelés autour du cardinal comme pour l’écraser sous ses crimes. Et l’on sentait que l’écrivain ne calomniait pas. Les insultes étaient si violentes, qu’elles semblaient s’élever du tombeau des victimes.

Le scandale à Venise fut immense. De tout temps, on s’était chuchoté à l’oreille les tragiques amours de Benzoni, mais l’effet que pouvaient produire ces paroles était presque détruit par ce qu’on savait de sa douceur, de sa courtoisie, de sa charité. C’est à peine si, à la suite de ces manœuvres et de ces rumeurs souvent contradictoires, un léger voile était venu couvrir la réputation du cardinal ; et, du mystère de sa vie, il lui demeurait comme une ombre attirante. Le livre, au contraire, allait partout illuminer cette existence secrète et permettre au plus vil barcariol d’insulter le légat.

Cependant, au palais Benzoni, tout paraissait calme et l’on n’avait pas l’air de s’inquiéter de cette sanglante satire qui effrayait toute la ville. Le cardinal venait de réunir à dîner plusieurs peintres que Fasol avait formés, et il s’était montré, pour ses hôtes, débordant de verve et de joie. Le soir même, il donnait encore une grande fête à laquelle étaient conviés le Doge et les plus hauts gentilshommes de Venise. La foule se demandait si les ordres de Rome n’étaient pas arrivés ou si l’audace du cardinal imposait à la justice.

J’allai rôder, le soir, aux abords du Palais, et je vis, du côté du Canal, allumer les lanternes de la grande porte et les domestiques effeuiller des roses sur les marches de l’escalier. La salle des Triomphes d’Alexandre déjà resplendissait de lumière, et les gondoles se suivaient, amenant les invités dont je voyais étinceler les riches costumes sous les manteaux sombres. Je reconnus Messeigneurs Gradenigo, Pellicuoli et plusieurs autres gentilshommes.

Je rentrai chez Morosina et je me couchai, très anxieuse, craignant que ma vengeance ne retombât sur Guido. Je commençais à m’assoupir, lorsqu’on entra dans ma chambre. Découvrant la lampe qui veillait près de moi, j’aperçus Michele des Étoiles, dont la face respirait une atroce volupté.

— Oh ! dis-je, en me couvrant le visage de mes mains, vous me faites peur.

— Rassurez-vous, me répliqua-t-il, c’est pour vous que j’ai travaillé. Je viens d’assister à la représentation d’une pièce que j’ai composée, dont je n’ai pas eu besoin d’apprendre les rôles aux acteurs.

Il me dit qu’il arrivait de la fête et me raconta ce qui s’y était passé.

Après avoir reçu les invités, au milieu du concert et dans le bourdonnement des causeries, l’abbé Coccone, avec le regard sombre et la lèvre tirée des mauvais jours, traversa la grande salle et, abordant le cardinal, lui parla quelque temps à voix basse. Il l’entraîna ensuite dans une chambre éloignée, où Michele, qui voulait savourer sa vengeance, réussit à les suivre. D’un cabinet voisin, il put assister à leur entretien.

— Monseigneur, dit l’abbé, je viens de recevoir un message de Rome : vous n’avez nulle grâce à espérer. Je ne vois plus qu’une solution à cette affaire.

— Et quelle est cette solution ? demanda Benzoni.

— Votre mort.

Le cardinal, qui conservait son sourire, devint pâle. Pourtant il domina promptement son émotion.

— Comme vous allez vite en besogne, mon cher abbé, reprit-il. Quoi ! parce qu’un drôle s’est permis de me reprocher tous les forfaits du monde, je n’ai plus qu’à prendre congé de l’existence ? Vraiment ! j’ai gagné des batailles plus désespérées.

— Vous vous croyez toujours au temps du pape Léon, monseigneur ! Mais imaginez-vous donc que Sa Sainteté actuelle n’a aucun esprit, que c’est même entre nous, (et l’abbé regarda tout autour de lui), une vieille bête. Elle ne doit être préoccupée en ce moment que de faire justice, sans s’occuper du déshonneur dont votre mise en accusation va couvrir toute l’Église. Le pape Léon se serait contenté d’un sévère avertissement, d’un rappel peut-être, mais Sa Sainteté va vous jeter en prison.

— Qu’on me jette en prison ! J’en sortirai ! Je saurai me défendre ! On verra si, sur la dénonciation d’un misérable, on arrête un homme comme moi ! Je nierai tout.

— Et comment vous justifierez-vous du meurtre du petit batelier ?

— Il n’y a pas de preuves.

— Et de la mort du comte Marzio ?

— C’était pour le bien de l’Église.

— Et de la tentative d’assassinat sur Francesca et son enfant ?

— C’est si vieux ! et puis on ne peut m’accuser d’un crime qui n’a pas été commis.

— Et de l’empoisonnement des deux comédiennes ? La femme n’est point morte, à laquelle vous avez donné le poison. La torture, ou seulement un peu d’argent la fera parler.

— Il serait si facile de l’en empêcher.

— Non, monseigneur, ce ne serait pas si facile que vous le croyez, et puis cela ne servirait à rien : vous avez beau vous en défendre, il y a trop de personnes qui furent témoins de vos crimes pour que vous puissiez prévenir leur déposition.

— Si ma cause est perdue, je puis me sauver.

— Avez-vous de l’argent ?

Benzoni eut un léger frisson.

— Mais c’est vous qui l’avez, mon argent !

— Il reste juste quatre-vingt-dix ducats dans votre cassette. Cette somme vous suffit-elle pour entreprendre un voyage ?

— J’ai des dépôts dans les banques.

— Vous n’avez pas l’espoir de recouvrer aussitôt l’argent que vous ont emprunté le mois dernier l’armateur Rizzo et les Pellicuoli ?

— Il est assez d’usuriers à Venise pour me prêter sur mes domaines de Toscane.

— Vous en auriez trouvé mille, il y a quinze jours, vous n’en découvririez pas un aujourd’hui.

Le cardinal avait perdu son calme ordinaire, et ce fut avec une angoisse dans le regard et d’une voix sifflante qu’il dit à Coccone :

— Mais vous, seigneur abbé, votre cassette n’est point vide, je suppose ?

Coccone ne se troubla point et répondit doucement :

— Grâce à Dieu, monseigneur, ma cassette est loin d’être vide, mais si j’ai couru des risques considérables depuis que je suis avec vous, ce n’était point pour vous abandonner une fortune qui m’a coûté tant de peine à ramasser, hélas !

Il n’achevait pas, que Benzoni l’avait saisi à la gorge et la lui serrait à l’étrangler, en disant :

— Vous allez me donner la clef de votre cassette, vous allez me la donner tout de suite, vous entendez ! ou je vous tue !

— Oui ! oui ! oui ! j’y consens, fit Coccone.

Mais une fois que le Cardinal l’eut lâché, il rajusta son camail, releva sa ceinture sur son ventre effacé, puis, tranquillement :

— Je ne vous la donne pas.

Et comme le cardinal le menaçait de nouvelles violences :

— Restez tranquille, continua-t-il, ou j’appelle au secours. J’ai encore de la force dans la voix et l’on m’entendra.

Il ajouta sur un ton de confidence :

— Vous êtes un homme trop intelligent, monseigneur, pour ne pas me comprendre. Ma perte ou ma ruine vous serait inutile. Je sais, il est vrai, que vous seriez heureux de ne point partir seul pour l’autre monde, mais ma courtoisie, si grande qu’elle soit, se refuse à vous y accompagner.

Le cardinal ne répondit rien ; il allait et venait dans la chambre, tandis que la voix des chanteurs, réunis dans la salle d’Alexandre, leur arrivait en phrases voluptueuses.

L’abbé Coccone poursuivait son discours :

— Vous êtes forcé de quitter ce pays et d’aller demeurer loin de Venise, de Rome, de Florence, — loin de tous les lieux où vous aimez vivre. Croyez-vous que cette existence à l’étranger, sans luxe, sans autorité, au milieu des barbares, ne vous paraîtra pas bientôt intolérable ? Vous exécuterez alors, lâchement et sans bénéfice pour personne, ce qu’il serait beau de faire aujourd’hui, par égard pour votre mémoire et pour l’Église dont vous êtes le représentant.

— Ah ! faisait Benzoni, quitter mon cher enfant Guido ! et ce palais, ces fresques, cette statue d’Antinoüs, la Leda, toutes ces choses charmantes et divines qui ont enchanté mon âme si longtemps ! ah ! je n’en ai pas la force.

— En vérité ! s’écria Coccone impatienté, je ne vous comprends pas de manquer ainsi de courage : je ne pensais pas vous trouver une âme si pusillanime.

— Seigneur abbé, je voudrais vous voir à ma place ; vous sauriez s’il est facile d’abandonner l’existence.

— Moi, moi, ce n’est pas la même chose.

— En effet, vous ne tenez à rien en ce monde.

— Je ne dis pas cela ! Seulement je suis un chrétien, et notre sainte religion nous défend d’attenter à notre propre vie ; mais vous, un admirateur des Romains et de leur morale, vous m’étonnez de reculer ainsi devant la mort : votre conduite ne s’accorde pas avec vos principes.

Cependant le cardinal, sans prononcer un mot, était sorti de la pièce et se dirigeait vers la chambre de Guido, qui dormait doucement. L’abbé Coccone le suivait comme son bourreau.

— Doux ami, dit Benzoni en s’agenouillant devant le lit, tu m’as donné les plus belles joies de mon existence.

Il passa ses mains tremblantes sur les cheveux de sans qu’il se réveillât.

— Adieu ! adieu ! fit-il d’une voix que les sanglots étouffaient.

Il se releva, marcha d’un pas ferme jusqu’à sa chambre, prit un flacon de liqueur, puis, s’étendant sur son lit, remplit une coupe et la vida d’un trait.

— Vous êtes heureux à présent, dit-il à Coccone qui demeurait immobile devant lui.

Et il rendit le dernier souffle.

Quand l’abbé eut constaté qu’il était bien mort :

— Je viens de sauver l’honneur de la chrétienté tout entière, marmotta-t-il.

Il se dirigea vers la salle de fête, où il annonça que Monseigneur, par suite d’une légère indisposition, avait dû se retirer dans ses appartements. Il présida lui-même au départ des invités, qui sortaient du Palais sans dissimuler leur étonnement, les uns croyant à la fuite, les autres, à l’arrestation du cardinal.

Dès que Michele eut terminé son récit, je sautai de mon lit.

— Il n’y a pas un instant à perdre, lui dis-je, il faut sauver Guido de cette maison maudite. On ne sait pas le danger qu’il y peut courir. N’as-tu pas eu la sottise de parler de lui dans ta satire !

Michele demeurait confus et pareil à un esclave qu’aurait grondé son maître.

— Allons ! repris-je, viens avec moi, et dépêche-toi !

Nous allâmes réveiller Morosina. Elle fit, à la lumière, une grimace qui sillonna de plis son visage, puis, étendant les bras pour repousser ma lampe dont la lueur l’éblouissait :

— Ma chère enfant, fit-elle, soyez plus attentionnée une autre fois : vous troublez mes songes.

— Ah ! par exemple ! m’écriai-je, voilà qui m’est égal ! Ce que je les ai dans le cul vos songes !

— Oh ! oh ! continuait-elle, monsieur Michele des Étoiles est là, lui aussi. De grâce ! messer, ne me regardez pas. Ce n’est pas l’heure pour visiter les dames : je n’ai pas mon fard.

— Il ne s’agit pas de vous farder, mais plutôt de vous lever de suite, d’aller chercher le jardinier et son fils pour qu’ils viennent avec nous au palais Benzoni, tandis que vous préparerez avec les servantes la chambre de Guido.

Mes paroles l’avaient tout à fait réveillée. Devenue docile à ma voix, elle se disposait à se lever. Lorsque nous entendîmes le lit craquer sous son corps et vîmes son gros ventre remuer sous les draps, nous partîmes, la laissant à sa toilette. Tout en s’habillant elle murmurait :

— Si elle amène ici son Guido, sûrement la fin du monde est bien proche !

Je partis avec Michele et les deux jardiniers. Le Palais était fermé, mais heureusement je retrouvai, dissimulée sous une fenêtre en trompe-l’œil, la porte secrète par où Guido m’avait fait sortir lors de notre entrevue. Elle demeurait ouverte toutes les nuits, afin de favoriser les amours du cardinal. Ainsi nous parvînmes sans encombre à la chambre du pauvre blessé. Il reposait doucement sur son lit, et une faible plainte s’échappait de sa bouche :

— Ah ! mon Guido adoré ! le voilà ! il est là ! je l’ai enfin ! m’écriai-je.

Comme nous entrions, j’entendis un petit trot de souris et j’aperçus, par la tenture soulevée, l’abbé Coccone qui sortait avec précaution de la chambre du cardinal, portant une brassée de papiers. Il était si préoccupé qu’il ne nous vit point.

Nous enveloppâmes Guido de nos manteaux et nous le descendîmes dans la gondole. Il se réveilla, nous regarda d’un œil fixe et terrifié.

Je m’approchai de lui pour le rassurer.

— Nous te sauvons, dis-je en lui mettant un baiser sur le front.

Alors, tout frissonnant, il ramena jusqu’à son visage l’un des manteaux dont nous l’avions couvert et, avec la résignation tranquille des malades, il s’assoupit de nouveau.

Au souvenir de son ami, Nichina essuya une larme furtive et demeura quelques instants silencieuse ; elle allait continuer quand la porte s’ouvrit avec violence devant Arrivabene. La grosse tête du moine, aux longues et larges oreilles, éclairée par la lanterne qu’il tenait a la main, ressemblait à un pot rougi au feu où cuisaient deux yeux bleus pointillés d’or, à la fois féroces et lamentables. Il déposa la lanterne, essuya son front dégouttant de sueur, secoua sa robe mouillée, puis, levant le poing, frappant du pied, il lança un blasphème. Les visages se tournèrent aussitôt vers lui. Flatté de l’attention qu’on lui portait, il daigna se radoucir un peu. Il tint cependant à témoigner son indignation.

— Eh bien ! s’écria-t-il, vous pouvez dire, Nichina, qu’il s’en passe, dans votre maison, des horreurs ! Ah ! vous recevez du joli monde !

— De qui parlez-vous ?

— Je parle de ce derrière mal torché de Polissena. Ou ne tient pas de voleuses chez soi quand on se respecte.

— On vous a volé ?

— Je vous crois qu’on m’a volé. Dix scudi ! C’est une somme pour un pauvre moine comme moi !

— Mais comment cela vous est-il arrivé ? Vous dormiez donc ?

— Pas du tout. Je suppose que vous alliez chez votre boucher…

— Je n’y vais point : j’y envoie maman.

— Eh bien, si votre maman va demander du gigot de mouton, qu’elle le paie, et qu’on lui fasse porter, au lieu du morceau délicat qu’elle a choisi, une vieille viande coriace, ne sera-ce pas un vol ? Moi, j’ai donné dix scudi pour prendre les lèvres de cette petite morveuse de Polissena. Entre nous, c’était dix fois trop cher. Mais on ne commande pas toujours à son désir. Seulement c’était Polissena que je voulais et non pas sa nourrice. Cette guenuche me promène, à travers le jardin, sous une pluie battante, et, une fois que je suis bien trempé, elle me fait rentrer par les communs, sous prétexte qu’on ne doit point nous apercevoir et qu’il ne faut pas la compromettre ! Je monte, derrière elle, l’escalier à tâtons, j’arrive dans sa chambre, je me couche et, au moment où je pense la tenir dans mes bras, je rencontre, sous mes caresses, je ne sais trop quoi, quelque chose d’humide et de profond comme une cressonnière.

Toutes ces dames, qui avaient écouté le frère avec un intérêt extrême, n’eurent pas assez de blâmes pour flétrir la conduite de Polissena. La Petanera se chargea de porter à Arrivabene les condoléances de l’assemblée.

— Que le bon Dieu me damne, dit-elle, si j’ai trop d’estime pour ces gueux d’hommes ! Depuis mes dents de sagesse, je ne me suis jamais fait scrupule de les traiter comme des animaux et de les renvoyer de chez moi les poches vides, mais enfin j’ai de l’honneur, je suis loyale, et, si un homme me paie bien, je ne lui conteste jamais ses droits sur ma personne. Polissena manque totalement d’honnêteté ; c’est même, pour dire le mot cru, une coquine. Elle déshonore notre profession, et si jamais elle vient se frotter a moi, je lui tourne le dos. Est-ce que j’exagère, mesdames ?

Il n’y eut qu’une voix pour lui répondre.

— Non, certainement, firent toutes les amies de Nichina en chœur.

Les vieilles, levant les yeux au ciel, se présentèrent la paume de la main en signe de commisération et d’étonnement ; les jeunes se regardaient en secouant la tête et se disaient l’une à l’autre « crois-tu ! » comme s’il était impossible de croire à tant de scélératesse. Arrivabene répétait toujours que c’était abominable.

— En faites-vous du barroufle ! s’écria soudain une voix qui ressemblait à un aboiement sourd. Ne s’imaginerait-on pas, à vous entendre, qu’on vous a scié les parties !

Je levai les yeux, et j’aperçus Madame Petanera mère, qui surgissait en chemise, dans un état que seules excusaient les ardeurs de la saison. Le corps de la pauvre femme s’était jadis si bravement dépensé de toutes manières qu’en le voyant, au naturel, on ne pouvait pas même parler des beaux restes qui ne s’y trouvaient plus depuis longtemps. Sa chair, à force d’être battue et façonnée à la guise de ses amants, était devenue comme une masse informe et gélatineuse. Pourtant il y avait de la langueur dans son regard et ses lèvres s’entr’ouvraient dans un sourire de voluptueux regret.

Arrivabene eut une longue stupeur en l’apercevant, puis il lui saisit le bras d’un geste furieux.

— Ah ! c’est vous qui vous êtes couchée avec moi ? dit-il.

Madame Petanera le regardait avec un diabolique sourire.

— Mais puisque tu as eu l’illusion, que te faut-il de plus ?

— Je l’ai quelque part votre illusion. Vous allez commencer par me rendre mes dix scudi !

Le visage de la vieille dame exprima tant d’étonnement que nous vîmes bien qu’elle n’était point complice de Polissena.

— Je n’ai point reçu de scudi, fit-elle. Je somnolais doucement, quand tu es entré dans mon lit : je t’ai reconnu à ta voix. J’ai pensé que tu étais dans les vignes du Seigneur et ai souhaité que le bon Dieu ne t’en fît point sortir. Ah ! tu m’as procuré une grande jouissance. Tiens ! Arrivabene, je te gardais une dent à cause de ton père, eh bien ! je te pardonne pour ta belle conduite de tout à l’heure.

— Oh ! maman ! à ton âge !

— À votre âge ! reprit Arrivabene.

Les assistants se crurent obligés, pour l’honneur, de paraître graves et de froncer le sourcil, mais Madame Petanera mère releva fièrement la tête.

— Je vous conseille de vous montrer si dégoûtés, quand j’ai reçu un podestat dans mon lit !

— Il y a combien d’années ? demanda le frère.

— Mais il n’y a pas si longtemps. Tu t’en souviens, ma fille : c’était à l’époque de ta première communion.

— Enfin ! j’exige mes dix scudi, répétait Arrivabene en frappant du pied.

Tout le monde commençait à s’impatienter de cette réclamation qui revenait dans la causerie, à chaque instant, comme un refrain.

— Tiens ! les voilà, dit Nichina.

Elle fouilla dans son escarcelle, et tendit l’argent à Arrivabene.

Le moine mit les pièces dans le creux de sa main et les considéra d’un air piteux.

— Que te faut-il encore ? demanda Nichina.

— Je songe, répondit Arrivabene, que j’avais déjà cet argent avant de venir et que j’espérais en recevoir ici le double.

— Tu n’es jamais content. Puisque l’argent n’est pas pour toi, cela devrait t’être égal de rapporter au couvent une grosse ou une petite somme ?

— Pardon ! je quête pour ma famille d’abord ; pour le monastère, ensuite. J’ai mes charges personnelles et mes pauvres. Tel que vous me voyez, je suis père de onze enfants.

— Seigneur Jésus !

— Cela vous étonne ! Mais j’en fais encore maintenant, croyez-le bien. Seulement, je ne m’occupe pas de ceux que j’ai eus après mon entrée dans les ordres ; et, parce que ce sont des enfants du péché, je ne les reconnais pas. Mais, en revanche, comme les aînés sont heureux ! Ils bénéficient de toute l’affection que je n’ai point pour leurs plus jeunes frères. Pauvres petits ! j’aimerais mieux me passer de vin quarante-huit heures que de les voir manquer de rien. Je les éduque, je les corrige, je veille sur leurs mères.

— Mais Arrivabene, pourquoi t’es-tu fait moine, si tu possèdes une si grande progéniture ?

— Parce que, si je n’étais moine, je serais pendu : il y a, dans le monde, des tentations si pressantes que le juste lui-même ne peut avoir la certitude d’y toujours échapper. Le froc me conserve honnête homme. Et il vaut encore mieux que mes fils aient leur père dans un couvent qu’au bout d’une corde.

Arrivabene se permit encore d’autres réflexions, mais je ne les entendis point ; je m’étais tourné vers Nichina qui n’avait point abandonné son histoire.

Je fus bien heureuse, dit-elle, quand le médecin, après avoir examiné Guido, me dit qu’il espérait une prompte guérison. Mais il souffrait toujours beaucoup. Durant la bataille, son cheval s’était renversé sur lui ; et, outre les blessures de la jambe et le coup de lance qu’il avait reçu dans le côté, sa bouche était presque écrasée. Il avait peine à articuler quelques paroles et j’éprouvais de grandes difficultés à lui faire prendre un peu de nourriture. Il s’abandonnait doucement à mes soins. Je ne quittais plus son chevet ; si, un moment, je sortais de la chambre, la comtesse, à laquelle j’avais inspiré ma tendresse et ma sollicitude pour mon ami, venait prendre ma place.

Tout en le soignant, j’avais, par Michele, des nouvelles de la ville. L’abbé Coccone, s’entendant avec le médecin du Palais, avait fait croire à la mort subite de Benzoni. Il y eut à Venise des cérémonies funèbres d’une pompe inouïe. Cinquante chevaux, aux caparaçons d’argent, traînèrent le char par le Rialto et la Mercerie, tendus de noir, jusqu’à Saint-Marc, dont les coupoles, en signe de deuil, portaient des voiles immenses, et où le Patriarche, en présence du Doge, du clergé, du gouvernement et de tout le peuple qui put entrer dans l’église, donna l’absoute après avoir parlé longuement des vertus éminentes du défunt. Le cercueil, pour lequel on avait dépouillé dix jardins, paraissait une fleur monstrueuse, et, sous le soleil, riait de tous les clairs pétales de ses couronnes à la joie environnante des êtres et des choses. Il semblait que la Nature eût craint d’attrister ces funérailles tant elles se firent avec élégance ; aucun détail grossier n’en vint rompre l’harmonie : ce fut comme la dernière fête du cardinal. On transporta sa dépouille à Florence, où la Seigneurie, d’accord avec la famille, appela de Milan le fameux sculpteur Claudio de Rivolta, pour lui ériger un tombeau qui perpétuât son souvenir parmi les hommes.

Le jour des obsèques, une femme en deuil vint chez Morosina et me demanda. J’allai la trouver et la saluai comme une étrangère d’un signe de tête indifférent, mais quand elle leva son voile, je reconnus maman. Hélas ! quelques années avaient suffi pour transformer son visage et lui donner l’air d’une vieille femme. Je l’embrassai avec une grande joie et m’assis auprès d’elle. Je remarquai alors ses yeux rouges, ses paupières gonflées. Une petite larme avait glissé le long de sa joue et une autre s’était arrêtée comme une perle sur l’aile de son nez.

— Maman, dis-je, il me semble que, depuis si longtemps que vous ne m’avez vue, vous devriez montrer plus de joie et oublier vos chagrins. Je vous cause donc de la peine ?

— Ah ! Nina, fit-elle, ce n’est pas sur toi que je pleure, c’est sur ton père.

— Quoi ! m’écriai-je toute troublée, Lucio Ferro est mort ?

— Pas celui-là, répliqua-t-elle, l’autre !

Et elle m’apprit que le cardinal l’avait aimée autrefois et que c’était de leurs amours que j’étais née.

— Comment ! fis-je, cet homme était mon père ? mais il avait donc tous les vices !

— Tu te rappelles bien, me dit-elle, ces bandits qui vinrent un jour, dans le village où je t’élevais, t’arracher de mes bras : c’est ce misérable qui les avait envoyés. Il voulait te faire disparaître, de crainte qu’on ne découvrît le secret de ta naissance et que Sa Sainteté ne s’inquiétât des mauvaises mœurs de son légat. Je leur donnai des fiasques devin, de l’argent ; je les amusai ; je les étourdis ; et, tandis qu’ils étaient occupés à boire, je me sauvai avec toi. Voilà ce que je ne t’avais jamais raconté, ma fille, et ce que je te révèle, aujourd’hui que ce scélérat n’est plus !

— Ah ! maman, fis-je, vous eussiez bien dû garder cela pour vous.

— Ce secret m’étouffait, Nina, j’avais besoin de le confier à quelqu’un.

— Et après tout ce que ce mécréant vous a fait, vous avez encore le courage de le pleurer ! Ma pauvre maman ! soyez persuadée que si vous étiez morte à sa place, il ne verserait point tant de larmes.

— Je le sais bien, ma fille, mais j’aime mieux répandre des pleurs sur son souvenir que d’être dans une bière à recevoir les siens. Cela soulage, je t’assure. Mais je m’étonne, Nina, que tu n’aies pas l’air de t’émouvoir de mes paroles.

— Que voulez-vous ? j’ai détesté le cardinal pendant qu’il vivait ; maintenant qu’il est mort, je ne pense plus à lui. Ce que vous m’avez appris m’a donné, sur l’instant, un grand coup au cœur, mais un seul ; à présent, je suis tranquille.

— Ah ! Nina, dit ma mère en me considérant avec admiration, tu en as, toi, une âme forte : tu serais capable de faire une cantinière !

Comme nous devisions, Lucio Ferro entra dans la chambre.

— Tiens ! papa ! m’écriai-je.

Et j’allai vers lui pour l’embrasser, mais il me repoussa et marcha droit vers ma mère. Il leva le bras sur elle.

— Ventre de putain ! fit-il, c’est ainsi que tu m’as trompé ! N’essaie pas de mentir : j’étais derrière la porte pendant que tu parlais à Nichina ; j’ai tout entendu.

Maman arrêta sur lui ses pauvres yeux implorateurs qui éclairaient une face osseuse, jaune et ridée. Elle était tombée à genoux, et son petit corps, tout amaigri, semblait n’avoir plus qu’un souffle d’existence. Alors Lucio Ferro songea que sa jalousie venait un peu en retard. Il se contenta de serrer les poings ; et, tout en appelant maman « souillure » ou « excrément », il sortit de la chambre. J’ignore si c’est la maladie ou le chagrin d’avoir été trompé qui en fut la cause, mais il mourut quelques jours après. J’ai, le jour où on l’a enterré, recueilli maman chez moi.

À cet endroit du récit, Arrivabene interrompit la conteuse.

— Nichina, dites-moi, pourquoi, durant toute votre histoire, avez-vous appelé Lucio Ferro votre père, puisqu’il ne l’était pas ?

— Je me suis toujours imaginé, je m’imagine encore qu’il l’était. Je vais chaque année porter des fleurs sur sa tombe ; et, le jour des morts, je ne puis m’empêcher de pleurer quand je pense à lui, tandis que le cardinal ne m’a jamais tiré une larme.

Arrivabene saisit tout à coup les deux mains de Nichina.

— Ne dites pas un mot, fit-il, et ne bougez plus.

Et, tandis qu’elle se demandait si le moine n’était pas fou, il se mit à lui regarder le blanc des yeux, puis à lui considérer le front, les oreilles, le menton ; enfin il l’abandonna et, se croisant les mains sur le ventre, la tête en arrière, il laissa tomber cet oracle :

— Nichina, soyez-en sûre, vous pouvez vous fier à moi, car je m’y connais. Or, je vous le déclare aujourd’hui : vous avez de la race, oui ! vous avez de la race !

— Vous me causez là un vif plaisir, dit Nichina d’un air indifférent, et elle continua de la sorte :

Dès que l’état de Guido me le permit, je dis adieu à la comtesse et je fis transporter mon ami en litière à cette campagne. La guérison, hélas ! était bien lente à venir. Chaque matin, j’épiais avec angoisse, sur son visage, le retour de la santé ; si je remarquais des couleurs plus vives, un teint plus frais, je le voyais déjà rétabli ; mais je n’étais pas longtemps à reconnaître combien mon espoir m’avait trompée. La bouche s’était guérie, mais la blessure du côté, qui ne se fermait point, la fièvre qui l’agitait sans cesse, me causaient une grande inquiétude. De même, s’il parlait mieux maintenant, ce n’était que pour crier des mots sans suite, des folies absurdes ou immondes. Je passais les nuits à l’entendre délirer. Parfois il interrompait tout à coup ses discours d’insensé, se soulevait à demi, et, d’une voix étranglée, haletante, demandait à boire ; alors je lui donnais de l’eau ou du lait, et les larmes me venaient aux yeux devant sa soif de malade, le mouvement animal de ses lèvres sèches, l’air de profonde lassitude avec lequel il retombait sur le lit après avoir bu.

— Vous mangez à peine ; vous ne dormez plus, me dit le médecin, vous allez tomber malade.

— Oh ! messer, lui répliquai-je, je ne puis pas tomber malade : il faut bien que je le sauve.

Je sentais comme une force nouvelle qui soutenait ma vie, l’attachait à cette chambre d’où je ne sortais pas plus que d’une prison et que je ne désirais point quitter, heureuse d’arracher mon Guido à la mort et de le disputer au mal.

Il avait des journées tranquilles où il souffrait avec une patience admirable, sans proférer une plainte ; et j’étais toute joyeuse de sa résignation, comme d’une preuve d’amour. Puis ses yeux, qui habituellement étaient aussi vagues et mobiles que ceux des tout petits enfants, se fixèrent sur moi. Quand je préparais devant lui son repas ou les breuvages qu’avait ordonnés le médecin, ils ne me quittaient pas, et ce regard, que je sentais me suivre partout, me troublait comme une caresse.

Un matin que par la fenêtre ouverte entraient, avec la lumière, les claires et vives batteries du chant des oiseaux et que les prairies soulevaient jusqu’à nous sous la brise leurs odeurs fines, il m’appela près de lui et me dit de sa voix faible et voilée :

— Nichina ! oh ! je voudrais vivre ! ce serait si bon de se promener là-bas, dans les prés, sous ce soleil !

Ses yeux s’agrandissaient à l’idée de cette existence qui l’entourait et dont il se sentait séparé ainsi qu’un prisonnier. Ses sanglots éclatèrent ; je devins lâche devant son émotion ; et je mêlais mes larmes aux siennes.

— Ô mon bien-aimé, m’écriai-je, ne crains rien ; le mauvais temps est passé pour toi ; nous aurons de belles journées à vivre ensemble et à être heureux, je te le promets.

— Nichina, fit-il en me pressant la main, tu es bonne.

Ce fut sa première caresse, son premier mot d’amour.

J’y répondis en le couvrant de baisers. Depuis si longtemps j’attendais cette étreinte divine ! Je fus ensuite comme enlevée au ciel, un moment je ne pensai plus à sa souffrance et je n’eus plus de crainte de l’avenir.

Cependant son état ne changeait point, et, doutant de la science de mon médecin, je me décidai à le remplacer. Mais son successeur me terrifia en m’assurant que Guido était perdu, qu’il ne passerait pas l’année. C’est alors qu’avec cette ardeur de vie que rien ne désespère et qui cherche partout le salut, je me souvins de Fasol. Si l’homme me répugnait, son génie vaste, épris des formes innombrables de l’existence, m’émerveillait toujours. Ce n’était pas seulement un peintre et un poète, mais aussi un savant. On citait plusieurs cures extraordinaires qui étaient son œuvre. Il m’avait soignée moi-même une fois que j’étais très malade et m’avait guérie presque aussitôt. Il me disait souvent que nul médecin ne connaissait comme lui le corps des hommes et les vertus des plantes. Je m’imaginai que seul il était capable de sauver Guido. Je fus longtemps à me décider, redoutant de sa part un mauvais accueil et me disant qu’après tout il n’en savait pas plus long que les médecins. Mais je me reprochai ces hésitations comme une lâcheté qui pourrait coûter la vie à Guido ; et, résolue à partir le jour même, je n’attendis même pas que mes chevaux fussent revenus de la promenade. Je m’en allai à pied à Venise. Dès mon arrivée, oubliant ma fatigue et sans me préoccuper du négligé, du désordre de ma mise, je frappe à la porte de Fasol. Il vint m’ouvrir lui-même.

— Oh ! c’est toi ! va-t’en ! va-t’en ! s’écria-t-il en voulant refermer la porte. Oh ! va-t’en ! tu m’as fait trop de mal.

Mais j’étais déjà sur le seuil. Il vit ma robe salie, la pâleur de mon visage, mes yeux fiévreux et inquiets ; alors il eut pitié.

— Que t’est-il arrivé ? dis-le, Nichina, conte-moi ta peine.

Et, comme jadis, il m’attira près de lui.

— Tu vois comme tu m’as fait pleurer. Regarde mes yeux. Ils ont versé tant de larmes qu’ils ne voient plus. Je n’ai pas touché à un pinceau depuis ton départ.

Mais moi, sans l’écouter :

— Pol, dis-je, m’aimes-tu ?

— Comment peux-tu me le demander ?

— Eh bien, si tu m’aimes vraiment, tu vas me rendre un service, un grand service, et je t’aimerai.

— L’amour ne se commande point, soupira-t-il.

— Je ne te dis point que je t’aimerai comme une amoureuse, mais n’est-ce rien d’avoir de l’amitié l’un pour l’autre, de se voir, de se parler, de partager la peine et le plaisir ?

— Oh ! Nichina, ce n’est point cet amour que j’attendais de toi, car je t’aime, comme un homme simple, de tout mon corps, de toute mon âme et de toute ma jalousie.

— Tu es jaloux, c’est vrai, mais tu es généreux aussi ; voilà pourquoi je serai franche avec toi. Je te l’avoue, Pol : mon cœur est pris par un autre homme, par un homme que tu détestes, et je viens te supplier de le sauver.

Fasol se leva, éperdu de rage et de douleur.

— Il faut être femme, dit-il, pour imaginer de pareils supplices !

Je m’étais jetée à ses pieds ; et, le corps secoué de grands sanglots, je lui disais au milieu de mes larmes :

— Fasol, si tu m’aimes réellement, tu dois aimer, tu dois désirer mon bonheur. Or, une femme ne peut pas souffrir plus que je ne souffre. C’est à ce point que, si aujourd’hui tu me refuses, je vais mourir.

Comme il pleurait en silence :

— Fasol, si ta mère, si ton fils t’avaient fait du mal, beaucoup de mal, et qu’ils fussent en danger de mort, et qu’il n’y eût que toi seul à pouvoir les sauver, hésiterais-tu ? Alors, pourquoi n’oses-tu prendre une résolution quand il s’agit de secourir la femme que tu prétends aimer ?

Ses incertitudes cessèrent. Il s’écria :

— Enfin qu’y a-t-il ?

Je lui dis les blessures que Guido avait reçues à la bataille, et l’aide que j’attendais de sa science.

— Mais je ne suis pas médecin, fit Fasol.

— Pol, repris-je, tu m’as raconté que tu avais guéri un de tes amis, blessé comme Guido à la guerre et dont les médecins désespéraient. Tu peux aussi guérir Guido.

Et, m’attachant à lui, l’embrassant comme si je l’eusse aimé, j’avais, pour l’émouvoir, tous les mots d’une misérable, toute l’éloquence d’une femme en pleurs.

— Fasol ! Fasol ! répétais-je, tu ne veux pas me tuer, n’est-ce pas ?

Il se leva enfin : il était décidé. Aussitôt, il donna l’ordre à un domestique de seller deux chevaux. Alors, de joie, de bonheur, m’imaginant que, puisqu’il venait, Guido allait être sauvé, je lui baisai la main, sans qu’il eût l’air d’y prêter attention.

Nous fîmes la route en silence ; je n’osais lui adresser la parole, tant il semblait vouloir s’enfermer dans son chagrin. Je sentais combien était grand ce sacrifice et qu’il le faisait malgré lui, poussé par quelque mystérieuse puissance. Cependant je n’en étais point émue. Que m’importait sa douleur, à moi qui eusse donné le monde, ses richesses et jusqu’à ma vie pour la guérison de Guido !

En arrivant à la villa, il voulut voir mon cher blessé. Guido, qui n’était point averti de sa venue et ne savait rien de sa passion, le salua joyeusement, mais Fasol lui répondit à peine, et, de suite, le pria de découvrir ses blessures. Guido se mit sur le côté, montra la plaie béante.

— Votre médecin est un niais, me dit Fasol après un minutieux examen. Il vous eût conduit dans la tombe avant peu. Mais, heureusement, rien n’est perdu. Avez-vous du courage ?

Comme Guido se montrait résolu à supporter les plus pénibles opérations, Fasol alla prendre divers instruments qu’il avait apportés avec lui et revint vers son malade. Il commença d’élargir la plaie pour la nettoyer et en faire sortir le pus. En sentant le froid de l’acier pénétrer dans sa chair, Guido ne sut se défendre de pousser un cri. Mon cœur battit alors vivement, je courus à Fasol et lui arrêtai le bras.

— Barbare ! m’écriai-je.

— Tiens-tu à ce qu’il vive ? répliqua-t-il.

Je ne répondis rien et j’allai pleurer dans une autre chambre, ne pouvant supporter de voir Guido souffrir.

Fasol montra un dévouement et une habilité admirables. Personne n’eût pensé, à le voir, qu’il soignait un rival. Comme s’il avait enfin triomphé de son amour, il ne semblait point me garder de ressentiment. Il ne se bornait point à son rôle de médecin ; il essayait aussi de faire oublier son mal au pauvre blessé en animant les conversations de toute sa verve, de toutes les apparences d’un esprit insouciant et joyeux.

La guérison s’achevait rapidement. Le visage avait repris ses couleurs ainsi que ses lignes nobles et belles. Les plaies des jambes n’existaient plus ; la blessure du côté, la plus dangereuse, se fermait. La respiration, la parole devenaient faciles, et la fièvre disparue laissait place à toutes les ardeurs de la santé. Bientôt Fasol permit à Guido de sortir et, un jour qui fut pour moi d’une ivresse infinie, mon ami descendit dans le jardin appuyé à mon bras. Nous nous promenâmes en des allées emplies des odeurs chaudes de l’été. Fasol, qui marchait devant nous, de temps à autre se retournait et, pour la première fois depuis son arrivée à la villa, je remarquai dans son regard une expression de douleur.

Ce fut la promenade de nos fiançailles. Depuis si longtemps que nous n’avions joui de l’air, de la lumière, de toutes les grâces de la vie, avec quelles délices et dans quelle triomphale étreinte nous marchions, loin de l’infamie et de la mort ! Il était enfin touché de mon immense amour ; enfin son timide désir d’enfance se reconnaissait et s’exaltait en moi.

Au bout d’une heure, Fasol, d’un ton presque furieux, dit à Guido de rentrer ; et, de peur que mon ami ne fût fatigué, j’obéis en tremblant.

Mais, les autres fois, nous ne nous occupions point de Fasol ; il avait beau me recommander d’être plus prudente, je me moquais de ses prescriptions que, d’après moi, dictait seule la jalousie. Guido me semblait si heureux, si gai ! Je ne pouvais imaginer qu’il ne fût pas complètement rétabli.

Un après-midi que le ciel était doux, parsemé de nuages légers comme la robe des anges, j’allai avec Guido jusqu’au fond du jardin, à l’endroit où les aiguilles des pins forment une couche si voluptueuse devant la pièce d’eau.

— Je crois avoir vu Fasol, fis-je avec terreur.

Depuis que nous sortions, Fasol me poursuivait partout. Quand je ne le voyais pas, c’était son fantôme qui m’obsédait.

— Non, me répondit Guido, mais pourquoi est-il attaché à nos pas ? As-tu remarqué l’œil méchant et envieux dont il nous regarde ? On dirait qu’il ne nous pardonne pas notre bonheur.

— Je ne sais pas, répliquai-je.

Je ne l’avais pas écouté, devenue soudain tremblante à la pensée que l’heure si longtemps désirée allait sonner pour moi. Je goûtais chaque instant qui passait, silencieuse et immobile, dans ma crainte de perdre ou d’effaroucher le bonheur.

— Guido, dis-je enfin, Guido, je te l’avais promis : le beau jour est venu.

Ses lèvres s’entr’ouvraient, dans un délicieux sourire, à la joie prochaine ; il m’appelait de ses bras tendus, de ses yeux pleins d’extase. Je l’enlaçai, et nos bouches unies échangèrent leurs âmes.

Mais nos caresses emportées ne parvenaient pas à nous confondre. Tout à coup Guido détourna le visage, repoussa mon étreinte et, d’une voix de colère, il s’écria :

— Abominable Christ ! tu m’as souillé la vie pour toujours.

Je lui fermai la bouche de mes deux mains, effrayée de ses blasphèmes.

— Ô mon bien-aimé, dis-je, n’outrage pas le Christ, cela nous porterait malheur ! C’est à lui que je dois ta guérison. Je l’ai tant prié pour toi !

— Ah ! qu’importe la guérison si je ne puis plus t’aimer ! Ce sont les prêtres du Christ qui ont voulu m’éloigner, me dégoûter de toi ! Ce sont eux dont l’infâme souvenir me tourmente à présent !

— Mon Guido, ne t’afflige pas, reprenais-je, nous devons être l’un à l’autre, je le sais, et je t’aime trop pour que tu ne puisses m’aimer.

Le pauvre enfant pleurait sous ma bouche les belles journées perdues et, gagnée par sa tristesse, je me demandais pourquoi nous vivions encore, si le bonheur devait à jamais nous fuir. Mais je ne voulais point désespérer. Rejetant ma robe, décidée à n’être plus que la servante de sa chair, l’esclave de son plaisir, je m’étendis toute nue sur son corps et chaque baiser, chaque caresse, qui m’eût accablée de honte autrefois, m’emplissait d’une joie infinie maintenant que mon maître était aussi mon Dieu.

Tant d’amour devait chasser enfin les obscènes fantômes qui séparaient nos âmes brûlantes et façonner nos deux corps l’un pour l’autre. Ô merveilleux instant où nous nous unîmes de toute notre passion, de toute notre jeunesse !

— Nichina, disait-il, Nichina, je veux t’appeler ma chère petite maman, parce que tu m’as rendu l’existence et que tu m’as donné une nouvelle âme.

— Mon cher petit enfant, lui répondais-je, en le serrant plus fort contre moi, ce que je t’ai donné est bien peu de chose si je le compare à l’amour immense que j’ai pour toi ; mon cher petit Guido, je voudrais que tu eusses besoin de ma vie pour t’en faire le sacrifice.

— Et moi, chère bien-aimée, que puis-je te donner qui te prouve combien je t’aime !

— Ô Guido, donne-moi ta tristesse, donne-moi ta peine, et garde seulement la joie car, en te voyant heureux, je serai heureuse moi-même.

Son regard chargé de désir, errait sur mon corps, et ses lèvres enchantées, suivant ses yeux, m’adoraient, à chaque place, de leurs baisers.

Alors, à mon tour, posant ma bouche sur ses cicatrices :

— Vilaines blessures, leur disais-je, je vous hais parce que vous avez torturé mon Guido, mais je vous aime aussi de me l’avoir rendu.

Puis, tout en l’embrassant, je lui demandais, pour apaiser une inquiétude :

— Eh bien ! mon chéri, tu n’as plus peur du passé, n’est-ce pas ?

— Je n’ai peur de rien puisque je te possède.

— Et tu ne penses plus au Christ ?

— Je ne pense qu’à toi.

Nous nous perdîmes des heures dans l’ombre de nos cheveux mêlés et l’odeur de nos lèvres.

Quand nous nous relevâmes, le soir étendait ses grands voiles sur le jardin qui nous enveloppait de sa fleurance piquante et embaumée. Et nous regardâmes dans le ciel clair les nuages brillants de lumière.

— Vois, fit Guido, ils ont l’air immobiles : on dirait qu’ils sont arrêtés sur notre bonheur.

Mais soudain, devant la pièce d’eau toute rouge des flammes du~couchant, se dressa une ombre noire. Elle passa lentement.

— Le voilà ! Le voilà ! chuchotai-je à l’oreille de Guido avec un grand effroi.

Je venais d’apercevoir Fasol.

Nous nous enfuîmes à la hâte, mais, comme nous allions rentrer, je me retournai et je vis, derrière nous, Fasol qui pleurait.

— Nichina, demanda Guido, pourquoi cet homme est-il ici ?

— Oh ! mon chéri ! sois sûr que je ne tiens pas à le garder.

Cependant je voulais que Fasol restât encore, car Guido avait toujours besoin de lui. Il venait le matin dans notre chambre et, s’il trouvait mon ami souffrant, lui prescrivait de rester au lit ; mais nous n’observions pas très fidèlement les ordonnances ennuyeuses, tentés que nous étions de les attribuer à sa jalousie. Il ne cherchait même pas, comme aux premiers jours, à déguiser sa tristesse et ne prononçait pas un mot en dehors de la consultation. Après cette visite, nous ne le voyions plus qu’aux repas, et c’était trop encore. Nous avions tous les deux horreur de son silence, de sa pâleur, de ses yeux rouges de larmes, de son air sombre, de sa politesse glacée.

— Puisqu’il voit que je ne l’aime pas, disais-je, pourquoi s’obstiner à m’aimer ?

Un soir arriva chez nous une femme, habillée d’une robe en loques, qui avait l’air d’une mendiante, mais dont le visage se cachait sous un voile brodé.

Elle découvrit sa figure.

— Cecca ! m’écriai-je en la reconnaissant, quelle a donc été ta conduite pour que tu tombes dans une pareille misère ?

Elle éclata en sanglots.

— Regarde, fit-elle au milieu de ses larmes, ils m’ont coupé les cheveux, et si tu voyais mon corps ! depuis les épaules jusqu’aux jambes, ce n’est qu’une plaie.

— Mais la raison de tout cela, Seigneur Jésus !

— Ah ! la raison ? je ne la sais pas. Sous prétexte que j’avais eu des relations avec un maure, on nous a saisies, Morosina, une servante et moi, on nous a jetées en prison et…

Elle ajouta, accablée de honte :

— On nous a fouettées toutes nues par la Mercerie. Ah ! il y a du sale monde sur la terre, vois-tu !… jusqu’à un de mes anciens amants qui m’a craché à la face !

— Pauvre petite !… Et Morosina aussi a été fouettée ?

— Non, elle avait de l’argent : elle a pu échapper au supplice, elle s’est sauvée à Ferrare, mais moi, je n’avais pas un ducat dans ma bourse ; alors voilà ce qui est arrivé !

Un sanglot étrangla ses paroles.

— Mais qu’est-ce qu’ils ont donc maintenant, à Venise, m’écriai-je, pour persécuter les femmes ?

— Ils ont qu’ils se laissent tous conduire par cette couille molle de Martino de Calabre, par ce frère-sans-poil, comme on l’appelle, qui ne voudrait pas qu’il y eût d’autres femmes que des nonnes sur la terre !… Oh ! je voudrais posséder seulement vingt ducats ! Oui, avec vingt ducats, j’aurais un homme pour assassiner cette canaille !

Puis elle reprit tristement :

— Ce sont mes pauvres cheveux que je regrette ! Je suis sans doute devenue bien laide, que tu n’as pas un petit baiser pour moi.

— Non, Cecca, dis-je, tu n’es pas laide (je ne voulais pas l’attrister, car, avec sa tête rasée, je la trouvais affreuse) ; seulement j’ai donné mon âme ; ne me parle donc plus d’amour ; c’est avec plaisir que je te reçois chez moi, mais à cette condition.

Cecca versa de nouvelles larmes, mais je ne m’en préoccupai pas, et, pour lui bien montrer que tout était fini entre nous, comme Guido s’approchait, j’allai vers lui et l’embrassai devant elle.

L’heure du souper étant venue, nous nous mîmes à table sur la terrasse. Le parfum des fruits, des sauces et des aromates, les belles couleurs des vins, la certitude d’avoir, ce soir-là, un abri, rendirent à Cecca de la gaieté, lui firent oublier sa honte et son malheur. Avec cette impardonnable étourderie qui lui était coutumière, elle alla jusqu’à nous rappeler, à Fasol et à moi, nos aventures galantes.

— Eh bien ! seigneur Fasol, vous devez m’en vouloir…

Heureusement elle comprit le coup d’œil que je lui lançai, et, comme Fasol gardait le silence, elle se tourna vers mon ami, remplit une coupe en son honneur…

— À la santé du seigneur Guido, fit-elle.

Elle but d’un trait.

J’allais la remercier de sa courtoisie, quand je la vis pâlir, jeter la coupe qu’elle tenait encore, porter la main à son cœur et enfin tomber lourdement sous la table.

Guido et moi, épouvantés, nous courûmes à elle, et nous essayâmes de la relever ; mais elle retombait inerte : elle ne respirait plus.

— Fasol, criai-je, venez donc ! que faites-vous !

Fasol demeurait immobile : ses dents claquaient ; il tremblait de tous ses membres.

— Qu’avez-vous, Fasol, qu’avez-vous ? répondez !

— C’est trop atroce, fit-il, c’est trop atroce !

Et, prenant la fiasque qui se trouvait devant Guido, il se versa une coupe pleine, qu’il approcha de ses lèvres. Je remarquai son mouvement et lui arrêtai le bras.

— Misérable ! dis-je en lui arrachant la coupe et en la lançant avec la fiasque dans le jardin.

— Assassin ! s’écria Guido en lui sautant à la gorge.

— Vous, dit Fasol, qui parvint à se dégager, vous n’avez pas à m’accuser ; je vous ai sauvé la vie, j’ai bien le droit de la reprendre.

— C’est toi que nous allons tuer ! m’écriai-je et je saisis un poignard.

— Tuez-moi, répétait-il, tuez-moi, vous m’avez assez fait souffrir pour que je ne tienne plus à l’existence.

Mais me ravisant :

— Nous n’avons pas besoin de ta mort. Jure-moi seulement que tu n’as pas essayé, autrement que par cette fiasque, de nous faire mourir.

Il répondit d’une voix sourde :

— J’ai été meurtrier une fois : c’est assez.

— Alors va-t-en, misérable ! repris-je, sors d’ici au plus vite, que je ne te revoie jamais !

Il était à mes pieds ; il essayait de me prendre la main.

— Oh ! pardonne-moi, disait-il, si tu connaissais la torture que tu m’as infligée, tu aurais pitié de moi !

— Avoir pitié de toi ! meurtrier ! avoir pitié de toi, mais n’est-ce pas déjà se montrer bien miséricordieux que de ne pas te livrer à la justice ?

Il partit en sanglotant. Lorsqu’il passa devant le cadavre de Cecca, il s’agenouilla.

— Pauvre enfant, fit-il, qui es venue te mêler à nos douloureuses passions !

Ce fut un soir abominable, un soir maudit où il me semble que Dieu s’est vengé en quelques moments de tout le bonheur que nous avions goûté sans lui. À peine Fasol était-il parti, à peine, aidée de deux servantes dévouées, avais-je déposé le corps de Cecca sur un lit, en attendant de l’ensevelir, Guido chancela, eut un faible cri.

— Nichina ! appela-t-il.

Et il s’affaissa.

J’eus l’impression qu’on me jetait dans la mer. Je me précipitai vers mon bien-aimé et lui saisis la main. Je pense qu’il a vu mon angoisse ; oh ! oui, car ses yeux, au dernier instant, m’ont dit adieu, avec tant d’amour, avec tant de regret ! mais aussitôt j’ai senti l’effroyable rapidité de la mort qui venait obscurcir son cher regard : on n’avait pas eu le temps de le porter dans sa chambre qu’il n’était plus.

D’abord je ne voulus pas croire qu’il m’avait abandonnée. La vie, jusque-là, m’avait inspiré trop d’espoir pour que je fusse capable de concevoir un tel malheur. Je le caressais, je le baisais, je l’appelais des noms les plus doux. Je priais Dieu, la Vierge et les Saints de me le conserver. Et je me couchais sur son corps, baisant ses lèvres glacées, essayant de toute la chaleur de mon haleine, de toute l’ardeur de ma passion, de lui rendre la vie, espérant un miracle, n’imaginant point que cette chère œuvre de beauté pût être ainsi détruite. Hélas, mon bien-aimé Guido, l’homme pour qui j’avais tout fait et tout souffert, était devenu un pauvre mort.

Quand mon esprit eut accepté l’odieuse vérité, ma douleur fut infinie. Si alors je ne me suis pas tuée de désespoir, c’est que le désir de venger Guido soutint mon existence. Après avoir pleuré toutes les larmes de mes yeux, mon chagrin se changea en une immense colère, en une soif horrible de représailles. Je ne doutais pas que Fasol eut empoisonné mon ami.

— Exécrable traître ! disais-je, je veux que l’on t’écorche tout vivant ! je veux que l’on t’écartèle ! je veux que l’on t’arrache la langue ! Ou, plutôt, que l’on t’enferme dans une geôle où tu te lamentes des années au milieu des plus lents et des plus affreux supplices !

Et courant à mon bien-aimé qui reposait sur son lit entre quatre flambeaux de cire :

— Oh ! Guido, m’écriais-je, je lui ferai expier son meurtre ! oui ! je te le jure !

J’écrivis le lendemain au Conseil des Dix, dénonçant Fasol comme assassin.

Déjà une réaction violente s’opérait contre son œuvre et ses idées. Le frère Martino de Calabre l’accusait volontiers, du haut de la chaire, de corrompre les jeunes gens par ses œuvres sensuelles, et lui reprochait d’avoir peint, jusque sur les murs des églises, les plus éhontées courtisanes. Sa vie était un scandale pour la République. Est-ce qu’on ne prétendait pas l’avoir vu naguère se promener, en pleine Mercerie, escorté de toutes les femmes qu’il avait représentées dans ses Bains de Diane, créatures de mœurs inavouables et dont ce sultan avait composé son sérail ? Seule l’impunité dont il jouissait était un crime, et Venise ne pouvait pas se déshonorer plus longtemps. Les sermons de Martino trouvaient un écho jusque chez les élèves du peintre qui ne pardonnaient point à leur maître sa gloire persistante ; et, soit par austérité, soit par intérêt, tous n’attendaient qu’un prétexte pour se lever en masse contre lui. Ma dénonciation devait donc être très bien accueillie.

Cependant j’avais fait appeler un médecin auquel je racontai les empoisonnements. Comme il voulait examiner le corps de Cecca, j’entrai avec lui dans la chambre mortuaire. Je fus saisie d’horreur : le cadavre était devenu noir comme de la suie et répandait une odeur insupportable. Je me couvris la face et sortis en toute hâte ; puis, nous allâmes ensemble voir mon bien-aimé. Le médecin, avec des mains brutales, comme s’il ne sentait pas quelle âme tendre et passionnée avait frémi sous cette chair, dénoua la chemise, rejeta le drap, dévoila le corps. Il n’était que raidi, gardait quelque chose des grâces de l’existence, et l’ombre, qui emplissait les orbites, qui cernait la bouche, conservait au visage une grave, une majestueuse beauté.

— Votre ami n’a pas été empoisonné, dit le médecin.

Au même instant on m’apporta une lettre où Fasol m’annonçait son arrestation et me suppliait de ne pas le croire coupable.

« Nichina, écrivait-il, je suis innocent de la mort de Guido. C’est ton amour, ce sont tes imprudences qui l’ont tué. Ne m’accuse pas d’un crime que je n’ai pas commis. Tu me frappes, et moi je ne puis m’empêcher de t’aimer. »

Cette lettre m’atterra.

En pensant que j’avais causé la mort de mon ami, ma douleur s’aviva encore et je remplis la maison de mes gémissements. Je m’en allais de chambre en chambre, heurtant la tête contre la muraille, me plaisant à me faire du mal, voulant et toutefois n’osant pas en finir avec l’existence.

Il fallut me résigner à l’ensevelir, et ce fut un moment atroce quand je vis le cercueil entrer dans sa chambre. Je restais agenouillée devant ce lit où Guido avait souffert, où nous nous étions aimés ; je songeais à toutes ces journées de peine, d’espoir et de joie, et il me semblait qu’avec sa pauvre dépouille, c’était ma vie qu’on allait emporter.

J’allai chercher toutes les roses des rosiers qui se trouvaient au fond du jardin, à l’endroit où nous nous étions embrassés le premier jour et j’en remplis le cercueil. Mais, comme je baisais mon bien-aimé une dernière fois, ne pouvant me décider à l’abandonner à la terre, j’entendis un grand bruit dans la maison et le bargello entra, en même temps que plusieurs hommes de police.

— Que voulez-vous ? demandai-je.

— Nous venons chercher le corps.

Il me montrait l’ordre du Conseil des Dix qui réclamait le cadavre de Guido pour le faire examiner.

— D’abord il n’a pas été empoisonné, repris-je, et puis, qu’il l’ait été ou non, ça ne vous regarde pas, c’est mon affaire ! Vous n’avez pas besoin de lui. Mon Guido est à moi, à moi ! entendez-vous ? Ah ! vous venez chercher mon bien-aimé, et vous vous imaginez que je vais vous le livrer comme cela, l’abandonner à vos outrages !

— Certainement, répliqua le bargello, c’est l’ordre.

— Tiens ! voici le cas que j’en fais de ton ordre !

Et, le lui arrachant des mains, je m’en essuyai le derrière.

— Qu’on arrête cette femme ! commanda-t-il.

Mais moi, me couchant sur le corps de Guido :

— Venez donc nous prendre ! m’écriai-je.

Il y eut un combat entre les hommes qui avaient apporté le cercueil, mes serviteurs et les zaffi. Pour moi, je me sentis tout à coup enlevée par les jambes et les épaules et jetée brutalement par terre. Puis, j’entendis tous ces gens descendre très vite dans le jardin. La chambre était déserte et le cercueil vide. Me relevant aussitôt, je courus à la fenêtre et j’aperçus les zaffi qui arrachaient à mes domestiques le corps de Guido et le lançaient sur une civière. Je tombai évanouie.

Quand je repris connaissance, j’étais couchée sur mon lit et auprès de moi se trouvait le médecin qui dormait. Une image effrayante me poursuivait sans trêve. Je voyais Fasol tout ensanglanté, hurlant de douleur dans la chambre de torture, tandis qu’il criait et maudissait mon nom. Songeant à l’amour que Fasol avait pour moi, je me désespérais de l’avoir accusé.

— Docteur, appelai-je.

Le médecin se réveilla en sursaut.

— Docteur, dis-je, je veux partir pour Venise. Et vous direz au Conseil des Dix qu’il n’y a pas eu d’empoisonnement.

Il me crut folle.

— Ma chère enfant, dit-il, vous êtes malade. Il est nuit. Dormez, nous verrons plus tard ce qu’il faudra faire.

Le lendemain, bien que je fusse très souffrante, je partis avec le médecin qui consentit à m’accompagner. À peine arrivée, j’essayai de savoir des nouvelles par les amis de Fasol, mais, quand ils ne l’attaquaient point franchement, ils n’osaient pas se prononcer en sa faveur. Ils paraissaient d’ailleurs ne rien savoir de ce qui se passait.

Nous ne pûmes obtenir aucune grâce. On refusa d’entendre notre déposition, de même qu’on refusa de nous livrer le corps de Guido, de nous dire s’il était enseveli et en quel endroit. J’appris seulement que l’accusateur de Fasol devant le Conseil des Dix s’appelait Volonta. Comme, devant un ami, j’exprimais mon intention d’aller voir cet homme :

— Il ne vous accordera rien, fit-il. Volonta est insensible aux grâces d’une femme ; il possède, il est vrai, de nombreux enfants, mais il les doit à la générosité de ses voisins.

— Mais quel homme est-ce donc ? demandai-je.

— C’est le fils d’un batelier et d’une cuisinière. Cette femme a décidé un sénateur, dont elle était la maîtresse, à le reconnaître pour son enfant, et c’est ainsi que ce misérable, qui n’a pas une goutte de sang noble dans les veines, qui n’a reçu aucune éducation, qui n’est pas vénitien, qui n’est même pas homme ! se trouve au Conseil des Dix et jouit d’une haute autorité dans la République. Tant l’ignorance et la grossièreté ont de valeur, aujourd’hui que frère Martino de Calabre appelle la populace l’élue de Dieu et, aux derniers des êtres, assure les premiers rangs !

— Alors, vous n’espérez pas qu’il sauvera Fasol ?

— Je suis sûr, au contraire, me répondit-on, qu’il fera tout ce qu’il lui sera possible pour le perdre. Il a contre lui toute la haine du rustre pour le génie.

Le jour où devait se rendre le jugement, je me souvins du moyen qu’employa l’anglais Craddock pour pénétrer au Conseil, et, avec quelques pièces d’or, je me fis conduire jusqu’à une petite lucarne, d’où j’assistai à la séance.

Le Doge, ses conseillers et les dix sénateurs prirent place devant une table, tandis que des gardes amenaient Fasol. Je fus étonnée du changement qui s’était produit dans toute sa personne : ses yeux semblaient s’être voilés, sa barbe et ses beaux cheveux noirs étaient devenus blancs, et cet homme vigoureux, ardent, plein de puissance et de vivacité, n’avait plus que des mouvements fatigués et lents comme s’il eût, en quelques jours, perdu toute sa force.

Volonta qui était un petit avorton pâle et fluet, sans rien de saillant dans la physionomie que des yeux encadrés de rouge, féroces et fixes comme ceux des oiseaux de proie, exposa le crime d’une voix bégayante, tantôt précipitant et tantôt traînant ses phrases. Il demanda pour l’accusé les plus terribles châtiments.

Le vote eut lieu aussitôt et, dès qu’il fut terminé, Volonta prononça la sentence :

Fasol, à la majorité des voix, était condamné aux galères.

Je fus prise d’un tremblement, lorsque Fasol, entraîné par les zaffi, s’en alla, les yeux vagues, l’air indifférent. Je pensai que la raison l’avait abandonné.

Volonta crut qu’avant de lever la séance, il n’était pas inopportun d’adresser un discours à ses collègues, et ce fut ainsi qu’il leur parla :

— Puisse cette condamnation servir d’exemple à tous, dit-il, et bien montrer où la science conduit. Si j’étais le maître, il y a longtemps que les Universités seraient fermées et qu’on brûlerait ces livres abominables, refuge du Diable et des sept péchés capitaux. Moi qui ne suis pas allé à l’Université de Padoue, moi qui sais à peine écrire mon nom, eh bien ! vous voyez, je suis un honnête homme, marié, père de famille et ayant de la fortune, tandis que ce bandit qui savait le grec, le latin, la médecine, peignait, — je ne m’y connais pas, grâce au Ciel ! mais on prétend qu’il avait, dans son art, quelque habileté, — tandis que ce bandit est aujourd’hui galérien. Et encore n’a-t-il pas tout ce qu’il mérite. Je ne puis m’empêcher de regretter, par amour de la Justice, que cette canaille soit seulement condamnée aux galères ! Oui ! je regrette, que nous n’ayons pas réussi à mieux prouver le crime de ce coquin, car, quand bien même il n’aurait assassiné personne, il méritait un autre supplice. Il fallait lui couper la main pour actes d’indécence, la langue comme blasphémateur et le brûler vif comme athée.

Mais il se rasseyait à peine que Foscolo, l’un des sénateurs, se leva et dit :

— La République vient de se déshonorer à jamais en condamnant un homme qui l’a couverte de gloire. Une telle sentence n’a pu être dictée que par un bâtard, par ce fils d’une cuisinière, le Volonta, brute qui veut faire de la grande cité d’aristocratie et d’art une taverne pour les gondoliers, les frocards et les marchandes de légumes ! Quant à moi, je déchire ma robe, puisqu’un domestique de la populace a le droit de s’en revêtir, pour prononcer ses iniques jugements.

À ces outrages, Volonta voulut se jeter sur son insulteur.

— Ne me touche pas, charogne ! continua le prégat. Je ne veux pas que mon épée se souille de ton sang. Car tu n’es bon qu’à être bâtonné par une valetaille, mais peut-être, quelque jour, me donnerai-je ce plaisir.

Là-dessus, Foscolo sortit, et je quittai ma cachette. J’étais accablée de désespoir.

— Ah ! me disais-je, j’ai fait le malheur de tous ceux qui ont voulu m’aimer, et l’homme à qui je sacrifiais les autres n’est plus, et j’ignore même sa sépulture !

Je sanglotais si haut que tout le monde se détournait. Deux jeunes gens vinrent près de moi et, trouvant mon chagrin ridicule, éclatèrent de rire.

— Tiens ! fit l’un, Nichina qui s’apitoie sur ses victimes !

— Ou sur ses propres misères, reprit l’autre ; ce doit être son ruffian qui l’a battue.

Comme je traversais la place Saint-Marc, j’aperçus une vieille dame en noir qui me demanda si j’avais des nouvelles du Conseil. Je ne pensai point à ce que j’allais faire ; je lui appris l’affreuse sentence. En entendant le mot galères, elle fut si émue qu’elle tomba sans connaissance. C’était la mère de Fasol. Elle est morte de chagrin, la pauvre vieille ! et le fils de Fasol, n’ayant plus de parents, a été recueilli par les Dominicains.

J’étais allée cacher mon immense douleur dans cette maison de campagne ; je n’y recevais personne, et je passais mes journées à pleurer. Parfois une servante, touchée de mon affliction, s’approchait de moi et essayait de me consoler, mais je la renvoyais à son travail.

— Laisse-moi, disais-je, la meilleure consolation est encore de penser à ceux que l’on a aimés.

Je finis par me croire malade. On alla chercher un médecin de Padoue, messer Cornelio Griffo, qui était l’ami de Vesale et qu’on regardait comme un des plus savants docteurs de la région. C’était un homme à la fois calme et empressé. Comme il courait toujours, il n’avait le temps de s’étonner de rien. Après lui avoir révélé mon état, je m’écriai tout à coup :

— Docteur, il me semble que je suis un monstre.

— D’où vous vient cette idée ?

— Je souffre tant que je dois être une grande criminelle.

— Où souffrez-vous ?

— J’ai le cœur malade.

— Vous mangez, vous digérez bien ? Montrez votre langue. Découvrez-vous un peu. C’est parfait. Vous êtes une fort saine et fort belle personne. Et vous n’avez pas à vous occuper de votre cœur.

Il allait se retirer lorsque, sentant une vive démangeaison, je levai ma chemise et laissai voir ma jambe.

— Oh ! oh ! qu’avez-vous là ? dit Griffo qui revint vers moi.

— Rien, docteur ; c’est une piqûre de zanzaire.

— C’est très grave. Il y a cinquante ans, mon grand père a vu mourir une femme qui avait été piquée, comme vous, par un moustique. Nous n’avons pas une minute à perdre : il faut vous couper la jambe.

— Docteur, j’aimerais mieux mourir que de me laisser faire.

— Je vois que vous avez encore les préjugés de la foule. Pourtant l’opération est bien simple, je vous assure. Et vous vous portez ensuite à merveille. Tenez, je reviendrai demain avec de beaux instruments tout neufs.

— C’est cela, revenez demain : seulement on ne vous recevra pas.

Prévenue de l’innocente manie de Cornelio Griffo, je ne me préoccupais point de la fin de sa consultation, mais ses premières paroles m’avaient rassurée : j’étais contente de savoir que je me portais bien.

Malheureusement, en dépit des prescriptions du médecin, je m’occupais de mon cœur et je ne savais où trouver la guérison. Je voulus confesser à un prêtre toutes les peines que le bon Dieu m’avait envoyées, espérant que j’en serais un peu soulagée. Je m’adressai au curé de la paroisse. Après lui avoir fait l’aveu de mes péchés, qu’il voulut bien écouter avec le plus grand intérêt, je lui demandai s’il ne croyait pas qu’il serait sage, pour moi, de terminer dans un cloître une existence si pleine de tempêtes. Il me regarda le visage en détail.

— Ce serait dommage, me dit-il, ma chère enfant, d’enfermer dans un couvent une pareille beauté. Êtes-vous riche ?

— Assez, répondis-je.

— Eh bien ! faites-moi une petite aumône pour mes pauvres et mon église : dix mille ducats, par exemple, si cela ne vous gêne pas. Et soyez assurée que le Seigneur vous accordera son pardon.

Je sortis du confessionnal, tout heureuse d’en être quitte à si bon marché. Mais, comme j’allais franchir le seuil de l’église, je songeai qu’il serait convenable de remercier le prêtre d’avoir réglé mes affaires avec le bon Dieu.

— Monsieur le curé, dis-je en revenant vers lui, je suis une malheureuse femme ; je vis seule à la campagne ; j’aurais besoin de vos avis, de vos préceptes, de vos consolations. Voulez-vous venir manger un perdreau dimanche prochain avec moi ?

Il accepta, non sans m’accabler des plus humbles compliments ; et je pensai que le bon Dieu ne m’en voudrait plus une fois que j’aurais reçu à ma table l’un de ses représentants. Pourtant, j’eus quelque ennui, en regardant le prêtre, de voir qu’il avait une loupe, le ventre proéminent et la soutane grasse.

Dans ces jours-là, Michele des Étoiles vint me demander l’aumône en habits d’une extrême élégance. Je fus étonnée qu’il eût la bourse si plate et le corps si bien paré.

— J’ai mis, dit-il, toutes mes économies à m’acheter un costume, car on ne donne point aux pauvres honteux.

— Savez-vous, repris-je, que vous n’avez pas trop mauvais air avec votre chapeau à plumes ?

Alors, me coulant un regard à me prendre l’âme :

— Voulez-vous que nous allions au fond de votre jardin, dans la charmille ? nous nous verrons plus à l’aise.

Je ne sais si c’était la chaleur, le soleil, ou d’avoir beaucoup pleuré, mais j’éprouvai un grand bien-être à m’étendre avec lui sur la mousse. Son enthousiasme me fit oublier sa laideur.

— Ne prétendiez-vous pas autrefois, lui dis-je durant l’un de ses intermèdes, que seule l’union des âmes avait quelque importance ?

Il me répliqua :

— Je le croyais, en effet, au temps où je pensais avec l’École. À présent je me moque de ma philosophie ancienne, quoiqu’elle m’ait bien été utile. Car, voyez, Nichina, combien ma chasteté de jadis m’a conservé de vigueur. Le véritable avantage de la philosophie, c’est de garder les corps intacts pour la vieillesse. Moi-même, je commence à vivre de trop bonne heure. J’aurais dû attendre à avoir les cheveux blancs. À cinquante ou soixante ans, un sage aborde l’existence ingambe, alerte, avec des trésors d’expérience, des goûts raffinés et cette jolie fleur de naïveté qu’a entretenue l’étude. Et puis, n’est-ce pas amusant d’arrêter sur la route de pauvres vieillards de votre âge, qui ne marchent qu’avec des béquilles, pour leur dire : « Je fais les sottises que vous faisiez quand vous aviez vingt ans. Donnez-moi donc des conseils. » Car leur sagesse les encombre et ils se réjouissent de vous montrer qu’ils sont encore bons à quelque chose.

Mais au milieu de nos babillages, de nos baisers, le souvenir du passé se réveillait, plus torturant qu’une brûlure.

— Dans quel monde criminel ai-je vécu ! m’écriais-je.

Michele des Étoiles alors me rassurait.

— Ma chère amie, disait-il, nous vivons tous dans un monde de ce genre, et nous sommes tous criminels : le Doge qui déclare la guerre, le voleur qui assassine, l’amoureux qui tue, l’enfant qui martyrise les animaux, le chat qui étrangle la souris et le chien qui étrangle le chat. Nous ne pouvons même pas concevoir un Dieu qui ne soit pas criminel, car c’est une absurdité d’imaginer qu’un être tout puissant puisse permettre ce qui lui déplaît si fort. Ainsi, acceptons le meurtre comme une loi du monde, sans trop nous effrayer d’y être soumis. Nos existences ne sont probablement pas plus précieuses que celle du zanzaire qui veut prendre notre sang et auquel nous prenons la vie, pour le punir d’attenter à notre bien-être.

Nous étions sortis de la charmille et nous nous promenions dans le jardin, quand Michele, absorbé par le système du monde qu’il voulait me décrire, avança une jambe vers l’étang qui borde ma propriété. Heureusement je le retins par la manche ; il eut un grand frisson.

— Cette fois, dis-je en souriant, vous ne nierez pas que vous n’ayez eu peur. Vous voyez bien que votre existence est précieuse !

Je vis Michele rougir.

— C’est l’instinct, reprit-il, qui a produit ce mouvement, et non pas la raison. D’ailleurs je tiens à la vie et je prétends que chacun doit y tenir, la défendre soi-même ou, ce qui est plus périlleux, la mettre sous la protection des lois. Je m’amuse seulement de voir qu’on la divinise et qu’on immole chaque jour, en son honneur, des hécatombes. Quand j’ai quitté Venise, on donnait la torture à trois beaux garçons qui avaient assassiné un homme de quatre-vingt-dix ans pour se partager ses trésors entre eux et leurs maîtresses. Sacrifier ces jeunes gens à ce vieux cadavre, n’était-ce pas un excès de déférence à l’égard des héritiers ?

— Ah ! m’écriai-je, je voudrais bien être, comme vous, sans scrupule ; je serais moins malheureuse.

Le séjour de Michele me réconforta ; je repris du courage et je commençai à renouer d’anciennes liaisons. Mais, comme Michele finissait par s’imaginer qu’il était le maître chez moi, et qu’il choquait mes hôtes par son langage, ses manières libres, je lui remplis sa bourse et le priai d’aller voir à Venise si mon souvenir était préférable à ma personne. Il comprenait toutes les nécessités de l’existence ; aussi, à son départ, me salua-t-il fort poliment.

— Je m’en vais écrire un poème pastoral, me dit-il en me quittant. On y verra des bergères qui se nourriront de l’air du temps et le loup n’y paraîtra qu’à la fin.

Je l’accompagnai jusqu’à la terrasse et le regardai s’éloigner. Il n’avait pas fait cinquante pas sur la route qu’il fut assailli par une bande de jeunes gens qui l’accablèrent d’injures.

— Fourbe ! Imposteur ! Hypocrite ! criaient-ils.

J’envoyai mes domestiques chasser ces mauvais garçons. Michele alors revint vers moi, me remercia, et, tout en secouant la terre dont on avait couvert ses habits :

— Ce sont, dit-il, des étudiants de Padoue qui ont suivi mes leçons sur l’amour platonique et ne me pardonnent point maintenant de venir voir une courtisane. Ces pauvres enfants en sont encore à ma philosophie de l’hiver dernier. Ils ne se tiennent pas au courant de mon évolution. Pardonnez-leur, mon Dieu !

Il s’en alla enfin, et je ne l’ai jamais revu depuis. On m’a dit qu’il a fait un riche mariage. Cela ne m’étonne pas. Avec les années, l’argent, qu’il méprisait d’abord, lui avait paru digne de ses ambitions, et ses derniers écrits, d’une moralité parfaite, lui avaient gagné l’admiration des patriciennes, heureuses, en les lisant, de se découvrir de si belles âmes.

Peu de temps après son départ, comme j’allais entrer à Saint-Antoine de Padoue, je me heurtai contre une femme en haillons qui balayait les marches. Quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant Lucietta ! Les larmes me coulèrent sur les joues.

— Oh ! ma pauvre petite sœur ! m’écriai-je.

Lucietta laissa le balai, se frotta les yeux et rougit de honte en m’apercevant.

— Comment en es-tu venue là ? continuai-je ; on m’avait conté que tu étais partie pour Trente avec un riche gentilhomme ?

— Ah ! c’est l’amour qui m’a mise où je suis.

— Je t’ai toujours dit que tu avais trop de cœur, que cela te jouerait un mauvais tour.

— Que veux-tu ? Le bon Dieu est le maître ! Et toi-même, Nichina, on m’a raconté que tu avais eu une grande passion ?

— Il faut bien jeter sa gourme. Je suis sage à présent. Car, vois-tu, Lucietta, on pouvait autrefois se permettre d’avoir du sentiment dans notre métier, mais, aujourd’hui, celles qui en montrent un peu sont perdues. Les hommes ne savent plus se conduire honnêtement avec la femme. Demande au gentilhomme le plus riche du monde de te donner seulement la moitié de sa fortune : il t’enverra promener. Aussi, puisqu’ils sont des porcs, soyons donc à notre tour des truies !

Comme Lucietta regardait avec envie mon voile et mes jupes brodées :

— Tu vas venir dîner chez moi, et, si ma maison te plaît, tu y resteras. Et, vois-tu, je serai bien heureuse de causer d’amour avec toi. Nous avons assez souffert toutes deux pour prendre plaisir à nos confidences. Attends-moi un instant. Je vais mettre un cierge à Ma Dame et je te rejoins.

Pendant le trajet, nous vînmes à parler de notre sœur Costanza et je lui demandai ce qu’elle était devenue.

— Tout le monde, fit Lucietta, s’était tourné contre elle. On ne tarissait pas en reproches. « Pourquoi, lui disait-on, avez-vous épousé un Juif ? — Mais je l’ai trompé. — C’est encore plus mal ! Vous deviez vivre honorablement avec lui et tâcher qu’il mourût avant vous pour que sa fortune passât entre des mains chrétiennes. Vous vous seriez remariée ensuite. » Costanza, voyant qu’elle ne pouvait obtenir du monde la considération, n’a plus songé qu’à s’enrichir. Elle fait maintenant concurrence à la Bombarda et s’occupe de fournir des maîtresses discrètes et de bon ton au clergé. Je suis allée un jour lui demander de me trouver un amant. Elle m’a jetée à la porte, disant que je manquais trop de tenue pour prétendre à un pareil honneur.

— Pauvre Cietta !

Nous entrâmes à la villa, et ma sœur, passant devant la cuisine, respira le parfum du rôti qui cuisait. Comme elle avait faim, elle eut un mouvement voluptueux de narines et tourna le visage vers la fenêtre, où elle aperçut maman qui écossait des pois. Elle s’avança pour l’embrasser.

— Te voilà, Lucietta, s’écria maman sans s’étonner de la voir, bien qu’il y eût six ans qu’elles ne se fussent rencontrées. Elle lui rendit son baiser, puis reprit sa tâche.

— Pourquoi la mets-tu à la cuisine ? me demanda ma sœur.

— Et où veux-tu que je la mette ? Il faut bien qu’elle fasse quelque chose. Elle s’ennuierait à rester oisive. Et je ne peux pourtant pas lui donner les poésies de Pétrarque, puisqu’elle ne sait pas lire, ni lui confier une harpe, car elle serait capable de la prendre pour un appareil à étendre le linge. Laissons-la écosser des pois. Elle trouve cela très divertissant, je t’assure !

— Et moi, où me mettras-tu ?

— Où tu voudras, petite sœur ; tu courras même les hommes si cela t’amuse encore !