Mercure de France (p. 462-485).


ÉPILOGUE

AUX JARDINS DE MURANO


Ayant parlé de la sorte, Nichina, pour sa récompense, voulut profiter du privilège dont elle jouissait d’être toujours élégante et de pouvoir se permettre les plus audacieux mouvements sans choquer l’assistance. Elle bâilla, s’étira, poussa un soupir, fit craquer son corps de jupe, tendit ses belles chairs sur son siège, appuya ses coudes sur la table et colla ses mains à ses joues. C’est ainsi qu’ayant eu le bonheur d’avoir deux pères, l’un donné par la nature, et l’autre par la loi, elle mêlait avec agrément leurs façons, rappelant tantôt le cardinal Benzoni, tantôt Lucio Ferro le cordonnier.

— Voilà mon histoire finie, dit-elle, et j’en suis heureuse, car le temps est venu d’aller dans son lit se reposer ou se divertir avec de beaux rêves.

Nous nous approchâmes tous pour féliciter la conteuse. Arrivabene lui-même, malgré sa mauvaise humeur, sut trouver un compliment.

Tandis qu’on servait les rafraîchissements, je demandai à Nichina une explication.

— Il y a, dans votre récit, un passage que je n’ai point entendu et que je tiendrais cependant à connaître. Savez-vous ce qu’est devenu Fasol ?

— Mais il est toujours aux galères, répondit Nichina. J’ai demandé sa grâce au Doge ; il a prétendu qu’en cette époque d’austérité où c’est un crime de s’asseoir sur du velours et de porter des dentelles, un homme, qui professait autrefois avec tant de franchise l’épicurisme et vivait si voluptueusement, n’avait aucune grâce à espérer. On excuserait à la rigueur ses crimes, mais on ne lui pardonne pas d’avoir dans ses œuvres célébré le plaisir. Tous ceux qui furent liés avec lui regardent comme une honte de l’avoir connu. On efface ses fresques dans les églises et on enlève son nom des monuments qu’il a décorés. Mais je ne l’oublie point. Ainsi, il n’y a pas un mois, je lui ai envoyé un pâté avec une fiasque de vin de Chio. N’est-ce pas, maman, que tu es allée porter des friandises à Fasol ?

Madame Francesca Ferro, qui avait enfin abandonné son ouvrage, approuva sa fille.

— Pour du cœur, dit-elle, Nina en a ; ce n’est pas ça qui lui manque. J’en suis même assez ennuyée, car cela me déshonore d’aller tous les deux mois voir un galérien. Il y a des gens qui me disent que c’est mon fils ; j’ai beau leur répéter que c’est seulement un amant de ma fille, ils ne veulent pas le croire.

Elle parlait toujours lorsque nous entendîmes au dehors, sous la pluie tombante, une galopade emportée. Un instant après, une servante à demi déshabillée, les cheveux épars, entrait comme une folle dans la chambre.

— Madame, le Doge qui arrive de Padoue !

— Comment ! le Doge ! le Doge est ici ?

— Oui, dans le jardin, avec toute une suite. Il demande si vous êtes couchée.

— Que le diable l’emporte ! s’écria Nichina. Ne pouvait-il me laisser tranquille cette nuit ! Je vais bien le recevoir : il peut s’y attendre !

Puis, s’adressant à nous :

— Vous, mes moines, vous m’obligerez en déguerpissant au plus vite. Il ferait une belle figure s’il vous rencontrait ! Et j’ai encore besoin de ses ducats, vous savez.

— Nichina, dit Arrivabene, vous n’allez pas nous envoyer dehors par un temps pareil : écoutez la pluie.

On eût dit que la mer se déversait dans le jardin.

— Qu’il pleuve ou qu’il vente, je m’en bats les flancs. Allons, partez vite, et tâchez surtout qu’il ne vous aperçoive pas.

Comme nous prenions congé à la hâte de notre hôtesse :

— Et toi, maman, criait-elle, tu travailles quand il n’y a rien à faire, et tu restes à te croiser les bras quand nous sommes accablés d’ouvrage !

— Mais qu’y a-t-il donc, ma fille ? demanda Madame Francesca Ferro, qui restait tranquillement assise sous cet orage de paroles qu’elle ne soupçonnait même pas.

— Le Doge ! On te répète que le Doge est ici ! Veux-tu te dépêcher à préparer sa chambre ! Je vais te flanquer la fessée si tu ne veux pas te lever !

— Ah ! ma fille, que tu es de mauvaise humeur ce soir, s’écria madame Francesca en se retirant avec majesté.

Nous partîmes au milieu d’un va-et-vient de robes envolées, d’un déménagement de meubles et de coffres qu’on descendait à la hâte, d’une bousculade de grosses dames et de jeunes filles qui se jetaient les unes contre les autres dans leur précipitation de se rendre utiles.

Du jardin, sous l’averse, nous entendîmes le Doge entrer.

— Ma chère Nichina, dit-il, je vous baise la main.

— Et moi, je ne vous baise rien du tout. Est-ce poli de venir chez les gens, à cette heure, trempé comme vous êtes. Vous allez m’inonder toute ma maison. Et puis, ne vous imaginez pas que vous passerez la nuit à faire le joli cœur. Je suis fatiguée. Je vous tourne le dos et je dors.

Arrivabene s’était arrêté sur la route devant la terrasse. Je crus qu’il récitait les litanies de la Vierge.

— Ribaude ! criait-il, gouge ! crasse ! puanteur ! raccrocheuse de poux ! grenier de maladies ! ouvrière d’infection !

— À qui parles-tu ? demandai-je.

Mais il continuait à crier sous la pluie :

— Ordure de Nichina ! puisse-t-on te sangler en pleine Mercerie ! puisses-tu pourrir dans un cachot ! puisse le Diable te mettre dans le derrière un fer rouge qui te consume lentement, puisse…

— Ah ! dis-je, Arrivabene, comme tu as l’estomac peu reconnaissant !

— Je n’admets pas les demi-hospitalités, répliqua le frère ; si on vous emplit le ventre, il ne faut pas qu’on vous fasse tremper la peau. Moi qui, justement, ai laissé mon manteau dans cette maison damnée !

— Au lieu de t’épuiser en injures, il serait plus sage de chercher un abri.

En ce moment, nous vîmes sauter au milieu de nous un petit moine encapuchonné, qui portait une lanterne :

— Je parierais, fit Arrivabene, que c’est le boute-fête de cette truie qui s’évade !

Mais aussitôt il reprit :

— Oh ! oh ! voilà mon manteau ! Je reconnais la tache du trebbiano que j’y renversai l’autre jour !

À ces mots, le capuchon s’ouvrit jet nous aperçûmes la figure espiègle de Polissena.

— Petite morveuse ! fit Arrivabene en la secouant brutalement, tu vas me rendre mes dix scudi tout de suite.

Je m’interposai entre eux.

— Que de tapage ! mon pauvre Arrivabene, pour une fois qu’il t’arrive de payer une femme.

— Eh bien, je lui laisse l’argent, mais qu’elle trousse sa robe.

— Sous l’averse, n’est-ce pas ? dit Polissena. Allons plutôt dans le pavillon du jardin. Personne ne nous y dérangera. Le Doge est en train de recevoir la semonce de Nichina. Quant aux gentilshommes, ils s’occupent à se partager les amies : vieilles ou jeunes, demoiselles ou servantes, il n’y a pas une femme qui restera inoccupée.

Polissena se mit alors à courir et nous la suivîmes. Tout en marchant, Arrivabene, d’un œil fixe et énormément agrandi, considérait, sous la jupe relevée, le mouvement prompt des deux petits pieds qui s’élançaient et glissaient dans la boue.

Nous entrâmes enfin dans le pavillon. Il était meublé d’une sorte de lit appuyé à la muraille et qui faisait le tour de la pièce.

— On ne donne à personne la clef de ce pavillon, remarqua Polissena, qui prit une voix enfantine. Moi, ze l’ai eue parce que ze suis bien zentille. C’est ici que madame Nichina vient penser à Guido.

— Ou l’oublier.

— Oh ! dit Arrivabene, reniflant avec force l’odeur de la chambre, Comme cela sent l’amour !

— Nous avons de quoi nous réconforter, fit Polissena en découvrant plusieurs fiasques de vin et des gâteaux.

— Polissena, s’écria Arrivabene, je vous demande pardon : vous êtes une femme divine !

— Pas encore ! répondit-elle.

Le frère et moi, nous nous assîmes sur le lit, attirant sur nous Polissena dont nos genoux devinrent les assises. Sa jolie croupe remuait et dansait de plaisir.

— Voilà comment j’aime les divertissements, répliqua-t-elle, je déteste les fêtes cérémonieuses. Aussi, que je plains la pauvre Nichina de rester avec le Doge ! Un homme pareil, je ne saurais par quel bout le prendre !

La lanterne s’était éteinte, nous buvions et nous nous caressions dans les ténèbres. Tout à coup Polissena s’appuya si lourdement sur moi qu’elle me fit perdre l’équilibre. Nous roulâmes ensemble par terre et je la retins dans mes bras. Elle ne se défendit point. Sa bouche fraîche avait le parfum d’une poire fondante ; sa langue souple enveloppait la mienne d’une caresse vive et délicieuse. J’oubliai le couvent, Carlona, toutes les choses de la terre.

— Eh bien ! Eh bien ! dit Arrivabene qui entendit nos soupirs et voulut toucher sa part de jouissance.

Mais Polissena lui lança une ruade qu’il reçut en pleine poitrine. Me rappelant alors son offre gracieuse de la soirée :

— Attends à demain, mon cher frère, je te céderai la place.

Quand Polissena reprit haleine :

— Je suis bien heureuse, dit-elle, enfin j’ai eu un amant de cette Carlona qui prétend qu’un homme, du jour ou il la connaît, ne peut plus souffrir d’autre femme. Je lui apprendrai demain combien elle se trompe, et elle aura une belle fureur.

— Ah ! m’écriai-je, est-ce donc cela seulement qui vous rend heureuse !

Cependant je ressentais une grande joie à l’idée que Carlona pouvait ne pas être morte, car si Polissena possède quelque grâce, la beauté de Carlona est d’une splendeur qui efface toutes les autres.

Aux premières lueurs de l’aube, Arrivabene était sur pied. Il avait passé la nuit à se lamenter sur sa solitude et à tenter d’y remédier « en mangeant son pain, comme il disait, à l’odeur du rôti ». Il réveilla brutalement Polissena. À peine avait-elle les yeux ouverts :

— Ma dette, payez-moi ma dette, répétait-il.

— Vous êtes le plus insupportable des moines, répliqua Polissena.

Elle se résignait pourtant au sacrifice, lorsque, se ravisant tout à coup :

— Tenez, dit-elle, j’ai un jeu de cartes. Faisons une partie. Si je perds, vous aurez tout de moi : le corps et l’argent.

Arrivabene accepta la proposition, mais Polissena eut beau demander plusieurs fois sa revanche, elle perdit toujours. À la fin, de rage, elle donna une grande claque au moine, et, se relevant avec vivacité, elle sortit du pavillon. Arrivabene la regarda s’éloigner avec une tranquillité souriante.

— As-tu vu, dit-il, comme je l’ai battue ? Je triche si bien au jeu que Polissena, elle-même, malgré toute sa défiance et sa ruse, ne réussit pas à s’en apercevoir. Vois, elle revient ; je savais bien qu’elle tiendrait parole.

Mais Polissena, les yeux effarés, levait les bras au ciel d’un geste d’épouvante.

— Sauvez-vous ! Sauvez-vous ! fit-elle. Voilà le Doge !

Ennuyés de ce contretemps, nous prîmes nos manteaux et nous partîmes au plus vite, mais, sur la route, nous entendîmes appeler. Nous nous retournâmes et nous aperçûmes Polissena qui, formant un cornet de ses mains, criait de toute sa voix :

— Arrivabene ! J’ai eu les scudi et je ne t’ai pas eu !

Là-dessus, très alerte et sautillante, elle revint à la villa.

Lorsque Arrivabene comprit qu’il était joué, il poussa des gémissements, proféra mille injures à l’adresse de Polissena et devint sentencieux comme un livre de morale.

— Seigneur ! dis-je, que tu vois la vie en noir ce matin. Il fait pourtant du soleil.

— Je me moque du soleil ; j’ai toujours vu la vie comme aujourd’hui. Toutes les femmes sont des coquines, les hommes sont des fourbes, l’existence est une honte. J’ai mal à l’estomac, j’ai envie de me pendre.

— Ne fais pas cela, Arrivabene, de crainte que tu ne regrettes ta pendaison, avant qu’elle ne soit complètement achevée.

— Alors je vais me retirer dans le sein du Seigneur. Donne-moi ton rosaire, Lorenzo : je crois bien avoir oublié le mien chez cette gueuse de Bombarda.

Et le frère se mit dévotement à égrener le chapelet que je lui passai, tandis que nous reprenions ensemble le chemin de Venise. Sur la route, nous vîmes venir une petite paysanne, dont le bras, se courbant avec élégance, soutenait un pot de lait sur la tête. Arrivabene, tout en finissant sa dizaine d’Ave, la mangea des yeux au passage. Puis se troussant, il me montra sa virilité, toujours dressée, toujours prête aux batailles

— En voilà une qui me coûte cher, dit-il, sûrement elle me conduira quelque jour chez le Diable, si je n’y prends garde. Je voudrais me la couper comme Damascène.

— Comme Origène, tu veux dire.

— Damascène, Origène ; cela n’a pas d’importance. Allons, veux-tu baisser la tête, coquine !

— Tu lui parles ainsi qu’à une personne ?

— C’en est une aussi, et qui fait toujours sa grande dame : il n’y a pas moyen de lui résister.

Comme nous arrivions à Venise, nous passâmes devant de hautes murailles surmontées d’une croix et percées d’étroites fenêtres grillées.

— Ma sœur est supérieure de ce couvent, dit Arrivabene ; si nous allions la voir ? Il y a bien dix ans que je ne lui ai dit bonjour, et je me sens l’esprit familial ce matin.

Nous entrâmes. Une petite nonnette silencieuse, pâle et toute frêle dans ses amples voiles, aux jupes et aux pantoufles muettes, mais dont le chapelet, pendu à la ceinture, se démenait avec orgueil, nous introduisit dans une pièce vide où il n’y avait, pour amuser l’œil, que des têtes d’anges soutenant un bénitier. Au bout d’une petite heure d’attente, nous vîmes arriver, dans une robe noire, une bonne paire de joues rouges qui semblaient se retirer de devant le feu. Il en sortit une grosse voix masculine. Dès qu’il l’entendit, Arrivabene en eut les larmes aux yeux.

— C’est ma sœur, ma pauvre sœur, me dit-il, celle qui m’a sauvé de l’enfer. Une fois de plus les oraisons d’une humble et sainte fille ont touché davantage le bon Dieu que les prières orgueilleuses d’un savant docteur. Pourtant, étais-je une fripouille accomplie, en avais-je commis des crimes !… Quand je pense que ce petit choriste… Comment s’appelait-il donc, ma sœur ? ce petit choriste qui avait des yeux de chérubin ?…

Pour toute réponse, la religieuse ramena ses sourcils sur ses yeux et sa bouche vers son nez.

— Et toi aussi, tu m’as donné de mauvaises pensées ! C’est que tu étais un beau brin de fille dans ton temps, ma sœur.

— Allons ! allons ! fit la religieuse.

— N’est-ce pas qu’elle est encore jolie, ma sœur ? dit Arrivabene en lui prenant le menton.

— Allons ! allons ! mon frère, dis-moi plutôt ce que tu fais à présent.

— Mais je suis un grand prédicateur ! J’ai prêché le carême devant le Doge. J’écris aussi, à mes moments perdus, des livres de piété ; j’ai publié une vie de saint Boniface qui a été généralement fort goûtée.

— Tu devrais me la montrer, à moi qui aime tant la lecture !

— Je le ferais avec joie, ma chère sœur, malheureusement, tu n’y comprendrais rien. Il faut avoir étudié au moins dix ans la théologie pour en saisir les premières pages.

— Seigneur Jésus !

— C’est comme cela. Mais, ma sœur, n’aurais-tu pas une fiasque de vin pour me rafraîchir ; je meurs de soif.

— Non, mon frère, nous ne buvons que de l’eau ici.

— Alors, sois sûre que je ne serai jamais ton aumônier, ma sœur. Les couvents où l’on ne boit que de l’eau sont maudits par Dieu. Aussi, je te souhaite le bonsoir, ma sœur !

Arrivabene, en sortant, m’annonça son intention de ne point retourner chez les Frères mineurs et son désir de vagabonder dans les ruelles mal famées où le poussait sa soif de vin et de baisers. Je ne voulus point l’accompagner, mais craignant, moi aussi, de retourner au couvent, où l’on ne pouvait manquer de m’imposer une rude pénitence, j’allai trouver mon secours et mon conseil, l’ennuyeux mais indispensable abbé Coccone.

Nérina, la jeune servante, vint m’ouvrir, les joues en fleur, l’haleine chaude, toute guillerette.

— N’est-ce pas vous, me demanda-t-elle, qui avez assassiné votre maîtresse ?

— Comment ! dis-je, surpris et accablé de cette réception.

— Sainte Vierge ! ce sont des choses qui arrivent ! Il ne faut pas en être honteux. Tenez, moi qui vous parle, il y a quinze jours à peine que je suis mariée et j’ai déjà envie de tuer mon mari.

— Oh ! repris-je, attendez au moins jusqu’à la fin de l’année. Ce sera plus convenable. Et l’abbé Coccone est ici ?

— Il est à Rome.

— Il a terminé son histoire de saint Pierre ?

— Non. Mais il vient de faire épouser à son neveu une dame laide et une grosse dot. Son neveu, vous le connaissez bien, n’est-ce pas ? ce jeune gringalet qu’on voyait toujours assis sur les marches du palais Guarini, où il achevait d’user les vieilles culottes de son oncle ? À présent, l’abbé espère bien rentrer dans ses charités et il a veillé lui-même à ce qu’on ne l’oubliât point dans le contrat.

— Et que fait-il à présent ?

— Il s’occupe d’obtenir le chapeau de cardinal.

J’étais fort ennuyé de ce contre-temps. Je songeai alors à me retirer chez une vieille tante dévote et malade qui ne sortait jamais de chez elle. Comme parent et comme moine, je ne pouvais manquer d’y être bien reçu. Je lui raconterais que le couvent avait brûlé et que je venais demeurer avec elle jusqu’à ce qu’il fût reconstruit. J’attendrais dans sa maison que Coccone vînt m’apporter un pardon ou un ordre d’exil.

Ma tante, ainsi que je le pensais, m’accueillit avec grand plaisir et je m’installai chez elle. J’occupais mes journées en lectures et en entretiens pieux que je faisais à la vieille dame, et, pour me distraire, j’écrivais cette histoire. Cependant je ne vivais point dans l’oisiveté. Comme ma tante avait toujours peur de mourir et qu’elle ne voulait pas s’en aller dans l’autre monde sans confession, elle me sonnait à chaque instant pour m’avouer, au tribunal de la Pénitence, qu’elle avait eu dans son lit un geste indécent, ou qu’elle s’était assise devant son dîner avec trop de plaisir.

Un jour que le soleil était venu me trouver dans ma chambre plus clair et plus joyeux que jamais, il me fut impossible de contenir mon impatience ; et, au risque de me voir jeter dans un cachot, je sortis et je m’en allai à la promenade. Je passais sur le Rialto, lorsque je vis venir à moi un maure, magnifiquement vêtu de chausses bouffantes et d’un manteau de soie tout neuf où, par malheur, s’étalaient de larges taches de graisse et de vin. Tout en regardant le visage du maure, je trouvais qu’il ressemblait beaucoup à Arrivabene, mais je ne voulais pas croire que le moine eût une parenté, même lointaine, avec cet infidèle. Il fallut pourtant bien le reconnaître quand il me frappa sur l’épaule. Il eut l’extrême courtoisie de prévenir mes questions :

— Que veux-tu ? mon frère, dit-il, je suis un aventurier. Je suis au service, pour l’instant, du capitaine Schifkat.

— Celui qui a failli le prendre à Nichina ?

— Celui-là même. C’est un excellent homme. Tu n’as pas idée des dîners qu’il vous sert. Il a du Chypre tel que je n’en ai jamais bu d’aussi bon.

— Et à quel titre es-tu au service du capitaine Schifkat ?

— Je suis son médecin.

Je me demandai si je ne rêvais point.

— Comment ! repris-je, Arrivabene, tu as jeté le froc aux orties et tu es médecin d’un maure !

— Permets : j’ai jeté le froc aux orties pour qu’on n’y jetât point ma peau. D’ailleurs il ne faut pas croire, mon frère, que les maures soient des gens sans religion. Schifkat, en particulier, en sait fort long sur le bon Dieu. Quand je m’imagine qu’il se trompe et que je veux le réfuter, je ne me rappelle plus une ligne des Évangiles, tandis qu’il a toujours à la bouche des paroles du Prophète. Ah ! c’est un homme fort instruit.

— Et ta malheureuse sœur qui t’avait déjà converti une fois !

— Elle priera pour ma seconde conversion. Les nonnes n’ont rien à faire : ça l’occupera.

— Mais comment peux-tu être médecin, mon pauvre Arrivabene ?

— J’ai été quelque temps domestique chez le docteur Cornelio Griffo, l’ami de Vesale et le médecin de Nichina. Il m’a appris divers préceptes de l’École de Salerne ; et puis je l’ai vu couper des jambes. Alors, quand Schifkat est inquiet sur sa santé, je lui dis, par exemple :

Mingere cum bombis
Res est saluberrima lumbis.

Ce latin l’impressionne. L’autre jour, deux matelots avaient des plaies à la jambe, je la leur ai coupée. Par malheur, ils en sont morts. Comme Schifkat me faisait mauvaise figure, je lui ai dit qu’il donnait trop à manger à ses hommes, et que cet excès de nourriture avait compromis mon opération : il m’a rendu sa confiance. Désormais, je puis exercer mon art sans crainte de perdre ma réputation. Aussi, j’y mets tout mon zèle. Je ne pense plus aux personnes ; je ne songe qu’à la science. C’est bien intéressant, je t’assure, de considérer l’humanité comme de la chair à découper.

— Enfin, tout cela n’empêche pas que tu sois un renégat.

— Ah ! s’écria-t-il en me quittant, où est la vraie religion ?

J’étais encore tout troublé de cette étrange rencontre, lorsque j’en fis une, plus bizarre encore. Je poussai un cri de terreur en voyant s’avancer vers moi ma victime, la Carlona ! Elle avait, comme par le passé, la même démarche fière, élégante et assurée, la taille élancée sur de vastes hanches, ainsi que ses joues roses de fillette et son doux regard bleu d’enfant capricieuse et naïve. Elle portait une collerette fine, ouverte sur sa gorge, et une robe légère et chatoyante lui dessinait la jambe à la façon des Levantines. Sa grâce, sa beauté, son costume excitaient l’envie de toutes les femmes. Un homme lui donnait le bras d’un air de complaisance furieuse et imposée. J’eus peur un moment, que ce ne fussent des fantômes qui, jugeant mes remords trop faibles, venaient en accroître l’énergie, et déjà j’étais prêt à leur demander grâce quand Carlona laissa éclater son large rire de tudesque.

— Oh ! ce costume, dit-elle.

Son compagnon se permit alors de lui adresser ses remontrances à demi-voix.

— Toi ! laisse-moi tranquille, et va boire ton malvoisie.

Elle prit, dans son escarcelle, un scudo et le remit à l’homme, qui s’éloigna.

— Mon mari, dit-elle.

— Mes compliments.

— Je ne m’attendais plus à te voir, mon pauvre Lorenzo.

— Ni moi non plus, Carlona. Tu m’as pardonné, n’est-ce pas ?

— C’est-à-dire que si je t’avais eu sous la main, le soir de l’aventure, je t’arrangeais proprement le visage.

— Et à présent ?

— À présent, j’ai oublié que je t’en voulais.

— Au fond, c’est une preuve de grand amour que je t’ai donnée là.

— Une preuve froide, tout au moins.

— Mais comment t’en es-tu tirée ?

— C’est toute une histoire ; je te raconterai cela : les gondoliers assistaient à ton exécution et nous ont repêchés de suite. Nous n’avons pas eu le temps de nous noyer. Tu ne sais pas t’y prendre ! tu ferais bien, vois-tu, une autre fois, de te faire donner quelques leçons, avant d’assassiner ta maîtresse.

J’étais ivre de joie d’avoir retrouvé Carlona. Mais, me dis-je, puisque je ne suis pas assassin, on n’a point confisqué ma fortune ; et, puisque je n’ai pas prononcé mes vœux, il sera facile de laisser quelque part ma robe de moine. Tous les biens m’étaient rendus à la fois. Seul, le pendant que Carlona venait de donner à sa beauté m’affligeait fort. Je ne le lui cachai point. La charmante fille me rassura elle-même.

— Je t’ai trompé avec cet homme ; veux-tu que je le trompe avec toi ? Ce sera une compensation.

— Je veux bien, Carlona, mais dans combien de temps aurai-je envie de te jeter par la fenêtre ?

— Ce ne sera plus toi qui m’y jetteras, ce sera mon mari.

— Alors je suis tranquille.

— On ne sait pas, dit-elle ; qui peut répondre d’un amoureux ?

— Il t’aime donc ?

— Des fois : quand il a bu son malvoisie.

Elle me dit que depuis notre dramatique entrevue, elle avait eu de mes nouvelles par un frère mineur qui était son directeur de conscience et avait béni son mariage. Elle m’apprit aussi que le Père Antonio venait de mourir en odeur de sainteté.

— Cela ne m’étonne pas, répliquai-je ; les bienheureux attendent le jour de leur mort pour sentir bon… Mais tu es donc devenue dévote ?

— Oh ! fit-elle, j’aime bien aller dans les églises l’été. Il y règne une si délicieuse fraîcheur. Et puis, quand je m’agenouille dans le confessionnal très sombre, cela me rappelle les jours de mon enfance où l’on me mettait en pénitence dans le cabinet noir… Mais, ajouta-t-elle, regarde comme le ciel est beau. Une petite partie amoureuse ne serait pas désagréable aujourd’hui. Il me semble que, depuis que tu es moine, tu dois avoir envie de goûter aux anciennes voluptés. Tiens ! touche-moi. Est-ce que j’ai changé ?

— Tu es toujours la plus belle des femmes, dis-je, après m’être assuré que la chair gonflait ses robes avec la même magnificence qu’autrefois.

— Oh ! mon mari ne m’a pas fait maigrir. Je ne l’aime point.

— Pourquoi donc m’as-tu trompé avec lui ?

— Je voulais voir si je pourrais l’aimer. Mais ne perdons pas de temps. Profitons du soleil et de cette douce fin de jour. Si nous allions à Murano ?

— Je n’ai pas d’argent sur moi.

— J’en ai, moi. Je t’entretiendrai aujourd’hui. Mais d’abord change de robe. Mon frère, justement, qui est de ta taille, a laissé l’autre jour des habits de fête chez moi. Tu peux les prendre, ils t’iront toujours mieux que ton sale froc. Et puis je n’aime pas sentir le moine dans mon lit. Tiens, voici ma clef. Va te changer et reviens vite. Nous irons ensuite chercher une barque. Allons ! vite !

Je me hâtai d’aller chez Carlona prendre des vêtements décents. Ce fut une bien grande joie de dépouiller pour toujours cette vilaine robe de frère mineur.

Je retournais vers mon amie, lorsqu’un mendiant s’approcha de nous et nous demanda l’aumône. Je le reconnus avec stupeur.

— C’est toi, Liello de Cecco, toi si riche autrefois !

— C’est moi ! ma maîtresse m’a ruiné et je suis forcé d’avoir recours à la charité des passants. Donne-moi un ducat, tu m’obligeras.

— Traître ! dis-je, tu n’auras pas un bagattino. M’as-tu obligé toi-même quand je venais te demander l’hospitalité ! Je te rends la monnaie de ta pièce !

À ce moment, nous fûmes abordés par un petit jeune homme, à la poitrine plate, perché sur de maigres et longues jambes, et dont la tête branlante, ébouriffée, sans menton, aux yeux, aux lèvres énormes, ne semblait pas tenir sur ses épaules. Jamais je n’ai vu figure plus animale ; il y avait dans cette physionomie du porc, du dogue et du mouton. Avec un regard candide et un sourire plein de méchanceté, il déroula devant Carlona un parchemin dont elle regarda seulement les dernières lignes.

— C’est, me dit-elle d’un air négligent, le compte de ce que je dois à ce petit maroufle, pour les robes qu’il m’a vendues le mois dernier.

— Ciel ! Carlona, m’écriai-je, après avoir jeté les yeux sur le parchemin. Est-ce ton mari qui va payer tout cela ?

— Tu m’aideras bien un peu, n’est-ce pas, mon Lorenzino, fit-elle d’un ton doucement implorateur, en levant les yeux sur moi.

— Un peu seulement. Et j’ajoutai : Voilà une fâcheuse rentrée en ménage !

Elle reprit sur un ton aigre :

— Je savais bien que vous n’aviez point l’âme généreuse. D’ailleurs cette note est exagérée.

Puis se tournant vers le jeune marchand :

— On te donnera la moitié de ce que tu demandes. Quant au reste, tu m’en tiendras quitte, et je dirai cinq Pater et cinq Ave pour ta conversion.

— Oh ! madame, envoyez-moi au paradis, si vous le désirez, après ma mort, mais laissez-moi premièrement faire mes affaires en ce monde. Parce que vous êtes jolie, ce n’est pas une raison pour me ruiner. Déjà, par égard pour votre gentillesse, je me résigne à ne tirer qu’un profit dérisoire des marchandises que je vous livre. Que diriez-vous donc si je vous vendais une robe aussi cher qu’à Madame Nichina, c’est-à-dire le double de ce que je vous la compte.

— Comment ! s’écria mon amie, tu vends plus cher à Nichina, et pourquoi ?

— Il le faut bien : elle a autrefois volé mon père.

— Qui es-tu donc ? demandai-je au jeune marchand.

— Je suis le fils de Moïse Buonvicino qui, Il y a quelques années, dirigea la Banque de la Foi.

— C’est étonnant, repris-je. D’après ce que m’avait raconté Nichina, j’aurais cru que ton père ne pouvait pas fabriquer d’enfants.

— Ah ! dit-il, l’air d’Ancône lui avait fait beaucoup de bien. Après tout, ajouta-t-il, je suis peut-être le fils d’un de ses voisins. Moïse, en vieillissant, était devenu plus jaloux de son or que de sa femme.

— Tu ne te soucies pas d’être l’héritier de son sang, mais tu veux bien l’être de sa créance ?

— En effet, c’est plus important. Je voudrais reprendre peu à peu à Nichina tout ce qu’elle a volé à Moïse.

— Mais sais-tu bien que ce que tu prends à Nichina, tu le prends au Doge qui, en qualité d’amant, doit payer les dettes de sa maîtresse, et, en qualité de doge, les fait payer au peuple.

— Cela m’est égal, seigneur, je n’ai jamais eu pitié de la bourse des autres. Et puis, entre voleurs, que deviendrait-on avec trop d’honnêteté !

— Petit sacripant ! je te ferai expulser de Venise.

— Nous y rentrerons bien sans votre permission, moi, ma femme et mes enfants. Je suis juif, seigneur ; c’est vous dire que les coups de pied au derrière que je reçois, loin de m’affliger, me réjouissent fort. Je les garde longtemps, mais un jour on me les paie avec usure. Voilà comment j’ai des rentes.

Après le départ du jeune Moïse, Liello de Cecco voulut me parler encore.

— Tu es prêt à obliger un Juif qui te vole, dit-il, et tu ne peux secourir un Chrétien qui, s’il ne t’a pas rendu service, du moins ne t’a pas causé de mal.

— Paix ! répondis-je. Il vaut encore mieux faire du mal que de ne rien faire du tout, comme toi, fainéant, qui es incapable de te servir toi-même ! Ce galopin de Moïse, avec ses scélératesses, n’en fait pas moins marcher le commerce !

Nous nous éloignâmes, sans nous occuper de ses injures et nous allâmes jusqu’à l’Arsenal chercher le père Sardella, que Carlona a l’habitude de prendre pour ses excursions.

Comme nous nous promenions en l’attendant, du côté où sont occupés les condamnés aux galères, nous vîmes venir vers nous un homme à la barbe et aux cheveux blancs, au visage livide, aux traits flétris, qui marchait la tête basse, en pliant sur ses jambes, comme accablé de honte et de lassitude. Il leva les yeux et les baissa presque aussitôt. Nous aperçûmes alors ses pieds qui étaient enchaînés ; en même temps un gardien accourut sur lui, le bâton levé. Pour le ramener à son travail, il lui donna sur les épaules un coup si violent qu’il lui arracha un cri de douleur, mais comme le gardien se préparait à lui en donner d’autres, sa femme, qui était présente, lui arrêta le bras en disant :

— Laisse-le un peu se reposer, il reprendra sa tâche tout à l’heure.

Le gardien y consentit, tout en secouant la tête d’un air à la fois indulgent et sévère.

— Pour cette fois ! dit-il.

La femme tendit au galérien un gobelet d’eau fraîche qu’il lapa comme un chien, buvant, avec l’eau, la sueur qui coulait de son front.

Carlona, qui s’intéressait à ce spectacle, interrogea la femme du gardien.

— Savez-vous le crime qu’il a commis, madame ?

— Tenez, dit la femme, il va parler.

Après avoir fait claquer sa langue et essuyé d’un revers de main ses lèvres humides, l’homme s’écria :

— Voici où m’ont conduit l’amour d’une femme et l’ingratitude des hommes. Je suis aux galères, et pourtant j’ai décoré les plus beaux palais de Venise, et j’ai reçu la couronne d’or sur la place Saint-Marc !

— Il ne sait dire que cela, reprit la femme ; c’est un innocent. Mon mari prétend même qu’il a quelquefois des colères terribles et que, sans un bâton, on n’en viendrait pas à bout. Ah ! ces gens-là sont de grandes canailles ; mais que voulez-vous ? je ne puis m’empêcher de les plaindre.

L’homme s’était mis à secouer ses haillons et à gratter la vermine qui lui rongeait le corps.

Carlona regardait le condamné avec un air de compassion. Ne voulant pas que la femme du gardien pût croire à son indifférence, elle me demanda si je n’avais pas un quattrino sur moi.

— Tu sais bien, répondis-je, que je n’ai pas ma bourse, mais donne-lui toi-même, je te rendrai demain ton aumône avec l’argent que nous aurons dépensé ce soir.

Carlona chercha dans sa bourse et revint vers moi, tandis que le gardien appelait l’homme avec des gestes menaçants.

— Eh bien ! tu ne lui as rien donné ?

— Je n’avais que des ducats.

— Tu pouvais bien lui en donner un. Je te l’aurais rendu.

— Un ducat à un galérien ? Ah ! mon pauvre ami, tu ne seras jamais économe !

Comme je demeurais attristé de ce spectacle, je voulus savoir si la femme du gardien avait appris à Carlona le nom du misérable.

— Je crois qu’il s’appelle Fosol ou Fasol, répondit-elle. Cela m’est égal d’ailleurs.

Je me rappelai le récit de la Nichina, les peintures que j’avais admirées et la vision de l’artiste, dans toute sa gloire, passant au milieu de l’acclamation des foules ; et je fus saisi d’une grande pitié.

Cependant mon amie, qui avait enfin trouvé le père Sardella, venait de l’engager pour nous conduire à Murano. Nous nous assîmes dans la barque, l’un à côté de l’autre, tandis que Sardella agitait l’eau pleine de scintillements et d’étincelles.

— Beau temps ! seigneur, dit-il, nous aurions le vent pour aller à Chioggia.

Le ciel était d’un bleu trempé de lait ; les blanches maisons des îles semblaient se soulever au-dessus des vagues ; de grosses voiles rouges glissaient légèrement, comme avec précaution, sur la lagune irisée.

Alors je songeai à ce que nous ferions, quand monteraient les ombres du soir, sous les tonnelles de Balthazar Giocoso, qui sait si bien accommoder, à la sauce bolonaise, les carpes de ses viviers.

FIN

Puisque rapides sont les jours,
Et nombreuses les peines,
Qu’en s’efforçant de vivre chacun supporte,
Allons, derrière nos désirs,
Passer et consumer les années.

MACHIAVEL — LA MANDRAGORE