Mercure de France (p. 115-208).


SECONDE PARTIE

L’APPRENTISSAGE D’AMOUREUSE


Les bateliers faisaient force de rames et j’éprouvais une contraction de tout mon être à voir que nous laissions la Piazzetta, Saint-Marc et cette Venise qui m’était chère comme l’est une telle patrie. Un instant, je crus que nous allions à Murano et l’idée de ses beaux jardins m’enchanta ; mais je m’aperçus bientôt que nous prenions une route toute différente. Voyant des barques chargées de monde revenir de Chioggia, où il y avait un pèlerinage, et craignant d’être reconnu, l’abbé Coccone ordonna de quitter la lagune et de gagner la haute mer. Déjà les nuages voilaient le soleil couchant, l’ombre s’étendait sur les vagues qui, soulevées par le vent, se gonflaient et m’inondaient d’écume. Alors une pensée fixe et terrifiante s’empara de mon esprit. Le cardinal et l’abbé, me dis-je, ont comploté de me noyer : c’est dans ce dessein qu’on me conduit en pleine mer. Devenue soudain hardie, je me jette aux pieds de Coccone.

— Seigneur abbé, fis-je, grâce ! ayez pitié !

Les mots expiraient sur mes lèvres ; je n’avais plus de souffle. Les bateliers me regardaient avec étonnement ; quant au visage de Coccone, il conservait la même expression d’indifférence.

— Je ne veux pas de ces manières, s’écria-t-il, relevez-vous de suite ! entendez-vous ?

Tandis que je me relevais toute tremblante, l’abbé, se courbant, attira un paquet caché au fond de l’embarcation.

— Vous allez, me dit-il, quitter ces habits de garçon et reprendre le costume de votre sexe.

Je n’avais qu’à obéir. En rougissant de honte, je me déshabillai devant les rameurs, qui dévoraient d’un œil allumé tout ce que le vent et le roulis leur livraient de mon corps. L’abbé me passait les vêtements un à un, insensible et pressé.

Quand j’eus fini, il m’enveloppa la tête d’un voile à la façon des paysannes de Trévise, puis, comme si je n’avais, pas, à son gré, la figure assez couverte, il me mit sur le visage un grand fazzuolo qui me retombait jusque sur les seins et dont le tissu serré me permettait à peine de voir au travers.

À ce moment le bateau, qui ne s’était pas éloigné des dunes, s’avança plus lentement et sans secousse, comme abandonné au flot. Nous longeâmes des felouques, des galiotes à l’ancre dont les matures craquaient et dont je vis osciller les vergues. Un rameur m’apprit que nous étions à Malamocco. Tout à coup, l’homme qui était à l’avant poussa un cri auquel un cri répondit presque aussitôt, et nous approchâmes d’une galiote verte dont une petite statue d’argent ornait la poupe. Dès que nous l’avons jointe, l’abbé saute vivement à bord, me tend la main et, disant aux bateliers de me soutenir par derrière, il m’entraîne avec lui dans la galiote. Les marins qui nous entourèrent me parurent des maures ; je n’eus plus de doute quand j’aperçus le capitaine qui s’avançait vers nous.

— Dieu est grand ! lui dit Coccone qui croisa les mains sur la poitrine en s’inclinant très bas.

— Allah akber ! répondit le capitaine.

Il me regardait avec attention, essayait de découvrir mes traits sous mon fazzuolo.

Coccone, qui ne savait point le barbaresque, reprit en vénitien :

— Je vous amène la jeune fille dont je vous ai parlé. Désirez-vous mieux la voir ?

— À sa taille, à ses formes, je devine qu’elle me plaira, répondit le capitaine dans la langue de son interlocuteur ; devant mes hommes il ne serait pas convenable de lui enlever ses voiles.

Là-dessus, il ordonne d’apporter du malvoisie, en offre une coupe à Coccone et vide aux yeux de l’abbé un sac rempli de ducats qu’il range en piles.

L’abbé, tout en buvant, comptait les tas d’or.

— C’est bien la somme convenue, conclut-il.

Il refait lui-même le sac, le met sous ses habits, salue profondément le capitaine et redescend dans le bateau qui s’éloigne au plus vite.

Quand je me trouve toute seule au milieu de ces étrangers qui me considèrent de la tête aux pieds, je sens mes jambes fléchir et j’éclate en sanglots. Alors surgit un homme, haut comme une perche, chauve, imberbe, ayant le ventre pareil à un sac gonflé, dont les bras ressemblaient à des fléaux et les joues à de vieilles toiles à goudron. Il me menace de m’attacher au mât et de me tanner la peau avec une corde à nœuds si je ne cesse mes pleurs.

— Allons ! Josouff, s’écria le capitaine, n’afflige pas encore cette pauvre fille : elle est assez malheureuse sans cela.

Je levai un regard de gratitude sur mon défenseur. Avec sa barbe longue et malpropre, ses bons yeux, son nez flaireur, sa lippe qui laissait passer un petit bout de langue, il avait l’air de ces chiens qui vagabondent dans les ruelles, dont toute l’occupation est de salir et de caresser.

— Va, continua-t-il en s’adressant à l’homme qui avait voulu me maltraiter, conduis-la dans notre chambre et nourris-la bien pour qu’elle soit en d’agréables dispositions ce soir.

Josouff obéit et me fit descendre dans une élégante cabine. Voyant que son maître s’intéressait à moi, il se montra aussi attentionné qu’il avait été cruel. Il alla chercher des tapis pour que je fusse plus moelleusement couchée, m’apporta un pâté, des fruits et du vin de Chio. J’enlevai alors mon fazzuolo et le voile qui m’entourait la tête

— Où suis-je ici ? demandai-je toute surprise.

— Vous êtes dans la galiote du capitaine Schifkat dont on admire la hardiesse aussi bien à Alger qu’à Constantinople.

— Mais que me veut-on ?

Pour toute réponse, il me montra, dans un sourire, des dents longues et brillantes.

Il s’était agenouillé devant moi, me pelait les fruits et me versait à boire. J’étais si émue que d’abord je touchais à peine à ce qu’il me présenta. Et comme il me remplissait de pleines coupes :

— Vous voulez donc m’enivrer ?

— Cela ne fait rien. Il faut manger, manger.

— Mais vous allez m’étouffer !

— Cela ne fait rien.

Il me pressait tellement que je mettais, comme malgré moi, les morceaux dans la bouche et que je vidais, sans m’en apercevoir, la fiasque de Chio. Il me laissa enfin, la tête lourde, le corps pesant de ce dîner forcé. Je m’abandonnais au sommeil quand le mouvement de la galiote m’avertit qu’on levait l’ancre et que nous gagnions le large. La mer était grosse et battait le navire en tous sens. Les vagues se brisaient contre les parois avec un bruit insupportable. Soudain la porte de la cabine s’ouvre brusquement : Schilkat apparaît.

— Prépare-la ; Josouff, dit-il en vénitien au serviteur qui le suivait. La traversée va être dure, je le prévois, cela me donnera du cœur.

Sans savoir ce qu’ils attendaient de moi, je laissais, dans mon demi-sommeil, Josouff m’étendre sur le tapis, m’écarter les jambes, honteuse de cette exposition mais trop lasse pour ne pas être résignée à tous leurs caprices.

— Eh bien, capitaine ! demandait Josouff.

Et brutalement il me manie comme un ballot de toile : il me saisit par les épaules, me relève, me retourne, m’agenouille, me forçant à courber la tête et à tendre les reins ; puis ses doigts s’égarent…

— Eh bien, capitaine ? demande-t-il encore, qu’est-ce que vous attendez ?

— Eh bien, imbécile ! s’écria soudain Schifkat, ne vois-tu point ce qu’elle a au cou ?

En même temps il se précipitait sur moi et prenait une petite médaille que m’avait donnée le cardinal.

— Cette fille, continua-t-il, est protégée par Allah ; il nous arriverait malheur si nous y touchions.

— Alors vous êtes de ceux dont parle le Prophète, qui « attribuent des filles à Dieu et n’en désirent pas pour eux-mêmes ».

— Je te rappellerai ces autres paroles du Prophète, puisque tu les as oubliées : « Il y a dans ceci des signes pour ceux qui ont de l’intelligence. »

— Et moi je vous répéterai celles-ci : « Il ne leur a été ordonné que d’adorer un seul Dieu. Loin de sa gloire les divinités qu’ils lui associent. » Une amulette ! voilà maintenant que vous adorez une amulette, l’amulette d’un chrétien !

— Tu ignores le pouvoir des talismans, Josouff. Si tu étais instruit, tu saurais que chaque religion a ses vertus spéciales.

Je m’étais relevée, puis rajustée ; je voyais enfin le péril que je venais de courir lorsque je n’avais plus à le craindre.

Les deux hommes commencèrent à parler avec animation dans une langue que je ne comprenais point, et Josouff répéta en vénitien :

— Que va devenir cette fille à présent ?

— Je vais la débarquer au plus vite.

— Par un temps pareil ?

— Je t’ai déjà dit qu’elle est protégée par Allah… Voyons ! qu’on mette une embarcation à la mer. Les deux marins espagnols la conduiront à Venise.

— C’est ainsi que vous sacrifiez des hommes ?

— Je sacrifie une barque pour sauver le navire !

Au moment de sortir, Josouff se ravisa.

— Et les soixante ducats de ma bourse que je vous ai prêtés pour acheter cette fille ?

— Tu les perdras, canaille ! Cela est juste : Pourquoi m’as-tu amené un cou à médaille ?

Josouff, ivre de colère, se planta, les bras croisés, devant le capitaine, mais Schifkat se contenta de sourire.

— Tu veux peut-être me tuer, dit-il, fais-le ; seulement qui dirigera le navire ? Est-ce toi, eunuque !

Ce mot cingla l’esclave comme une lanière, mais, ayant maîtrisé sa fureur, il sortit en disant :

— Je voudrais savoir lequel de nous deux est l’eunuque en ce moment. Ah ! si j’avais ce qu’on m’a enlevé, vous verriez si je suis un homme !

— Sainte Vierge ! dit Madame Petanera qui se plaisait à interrompre la conteuse, qu’une médaille pareille m’eût servi dans ma profession ! L’avez-vous encore, mon amie ?

— Je ne la quitte jamais, fit Nichina, tenez, la voici.

Et Nichina montra une petite rondelle de cuivre doré où se voyaient, d’un côté, l’image de sainte Agnès, de l’autre, celle de la Vierge portant Jésus dans ses bras.

Madame Petanera mit un baiser sur la médaille, ce que voyant, la vieille mère de la Nichina, qui n’était jamais en reste quand il s’agissait de dévotion, après s’être informée de ce qu’on baisait, s’approcha, fit un grand signe de croix, s’agenouilla et aspira longuement de ses lèvres tendues le cuivre vénéré. Ensuite, décollant sa bouche avec un bruit incongru, sans perdre un instant, elle revint à son ouvrage.

— Je compte, dit Nichina, en accrochant la médaille à son corsage, la donner, quand je mourrai, à la confrérie de sainte Agnès, protectrice des vierges et qui m’a sauvée d’un Maure.

Hélas ! reprit-elle, pour avoir échappé à un danger, j’avais encore à en affronter un plus redoutable. La petite embarcation où l’on me fit descendre avec les deux matelots espagnols pouvait à peine tenir la mer par cette tempête, et la nuit était si obscure que nous ne savions où nous diriger. Alors je pensai à prier Dieu, sainte Lucie et sainte Agnès, mes patronnes. J’implorai aussi toutes les assistances célestes que m’avait naguère recommandées l’abbé Coccone ; mes compagnons, bien qu’au service d’un Maure, avaient de la dévotion ; ils s’unirent à moi en poussant de grands cris. Comme c’étaient des hommes hardis et qui ne perdaient point courage, le Seigneur leur vint en aide ; après être restés pendant plusieurs heures entre la vie et la mort, harcelés par des vagues énormes, nous eûmes l’heureuse surprise de rentrer à Malamocco ; sans s’arrêter et quoique la tempête ne fût pas calmée, ils ramèrent du côté de Venise où nous arrivâmes enfin, brisés de fatigue, d’angoisse et tremblants de froid.

Mais dès qu’ils eurent amarré leur barque devant la Piazzetta et mis pied à terre, oubliant le danger et la peine, ils respirèrent à pleins poumons la joie d’être encore de ce monde, puis ils m’entraînèrent vers l’Arsenal, dans une pauvre masure dont la porte, malgré l’heure, était encadrée d’un filet de lumière.

On eût dit qu’ils étaient attendus car, au premier appel, on vint ouvrir. Une vieille en haillons sordides, aux yeux souillés de chassie et au visage troué comme par une armée de vers, nous fit les honneurs d’une chambre où reposaient, à la lueur d’une chandelle, de grosses chairs flasques et de vieilles peaux desséchées. Coureuses et marins accouplés pêle-mêle sur les dalles, dormaient, ronflaient, et, soufflant par tous les pores, semblaient proclamer leur satisfaction sereine et le bon état de leurs organes. En entrant, je montai sur un bras musclé qui couvrait, d’un geste protecteur et tendre, une tignasse en broussailles. Le bras et la tignasse s’agitèrent et, en punition de mon méfait, un coup de pied m’envoya tomber au fond de la chambre, à une place où, par hasard, je ne rencontrai pas de corps. Je demeurai là immobile, dans cet air infecté d’haleines et de vinasse, tandis que les matelots qui m’avaient amenée réclamaient à boire avec insistance.

J’essayais de reposer, appuyant la tête contre la muraille, lorsqu’une masse énorme roule sur moi et m’écrase. Je tressaille d’épouvante, je veux me redresser, mais je suis maintenue dans une impitoyable étreinte. Des yeux monstrueux sont contre les miens : des bras, des jambes de fer me saisissent et m’enchaînent les membres. Ô abomination ! Ô horreur ! je revois le rire de cette face qui bave sur la mienne. Je voulais appeler, je n’en avais plus la force, étourdie par les éclats de rire et les bruits de ripaille qui s’élevaient autour de moi. Tout à coup je sens mon corps comme défoncé par une profonde blessure… Et je ne sais plus ce que je suis devenue cette nuit-là.

À ce moment, Madame Petanera se pencha vers sa fille et, d’une voix qui voulait être basse mais que je saisis néanmoins, lui confia cette réflexion :

— Si ce c’est pas une honte, d’avoir commencé de la sorte et de faire tant d’embarras aujourd’hui.

— Moi, remarqua Polissena, je ne la trouve pas fière pour raconter comme cela ses débuts.

— Ah ! observa de son côté Betta Pedali, tout le monde connaît nos origines.

— C’est ce qui vous trompe, ma chère, repartit Madame Petanera, et, les connaîtrait-on, il est inutile de les rappeler. Moi, j’ai toujours raconté à mon ami que j’étais la veuve d’un provéditeur.

— Et le croyait-il ?

— Certainement, du moins à ses heures de tendresse !

Nichina qui entendit, je crois, ces observations, redressa la tête et s’écria :

— Il ne faut pas regarder d’où l’on part, mais où l’on arrive. Qu’importe que je l’aie perdu avec un portefaix ou avec le Doge ! Quand on a le pied bien tourné, on a beau avoir buté d’abord, on suit tout de même sa route et l’on s’avance vers la fortune en faisant la nique au destin.

— Nichina, dites-moi, reprit la Petanera, à quoi vous a servi votre médaille ?

— Mais, à ne pas être prise par un Maure. L’homme qui m’a eue, grâces au ciel, si laid qu’il fut, était un Vénitien de Venise.

Nichina demeura quelques instants recueillie, puis, secouant la tête, elle continua son récit :

À présent je ris à tous ces souvenirs, mais comme je souffris dans mon corps, dans mon orgueil, sous cette brute violente et armée comme un âne !

Lorsque la vieille vint le lendemain me trouver, j’étais seule dans la chambre qu’éclairait un jour sombre et pluvieux. Elle me tendit un demi-écu :

— Votre homme a été généreux, dit-elle : il faut l’être à votre tour.

Je lui rendis la pièce et, sans écouter ses remerciements, je sortis, fripée, salie, malade, écrasée de honte.

Dehors, je n’osais regarder personne ; les yeux qui se fixaient sur moi me semblaient pleins de reproches ou de railleries. L’humiliation avait rendu mon âme haineuse. Me rappelant que j’avais un petit couteau sur moi, je l’ouvris. Si j’aperçois l’abbé ou le cardinal, me dis-je, je me jetterai sur eux et je les tuerai. Qu’on me tue ensuite moi-même si l’on veut : cela m’est indifférent. Et à tous les hommes que je rencontrais je lançais le même regard d’horreur et de défi. Puis, au milieu de ma douleur, je me souvins de Guido, je pensai à son beau regard sombre, à ses cheveux que je prenais tant de plaisir à caresser. Ah ! s’il avait voulu de moi, avec quelle joie je me serais offerte à lui ; de sa part toute violence m’eût semblé douce ! mais à présent je ne pouvais plus rien espérer que son mépris.

Comme mes larmes coulaient en abondance et que je craignais de montrer ma peine aux passants, j’entrai dans l’église de Saint-Jean-de-Bragora, et, m’agenouillant près de la grande porte, à la place des pauvres, je sanglotai dans l’ombre tout à mon aise. Soudain un jeune prêtre passa près de moi et me donna une petite tape sur la joue.

— Eh bien ! fit-il, qu’a-t-on à pleurer ?

— Ah ! messer, je suis si malheureuse !

Il s’était arrêté et me considérait en souriant.

— Est-on malheureux quand on possède une aussi jolie frimousse que la vôtre ?

Mais, voyant une dame qui traverse l’église, il me quitte en me chuchotant à l’oreille :

— Venez dans la sacristie tout à l’heure. Vous me conterez vos chagrins et j’essaierai de vous consoler.

Je n’avais retenu qu’une parole : il avait dit que j’étais jolie et cela me rassurait un peu, car je m’imaginais changée, défigurée, laide à faire peur. Je voulus savoir à quoi m’en tenir et je m’approchai du bénitier pour me mirer dans l’eau sainte ; mais, comme il était très haut, je regardai s’il n’y avait personne dans l’église et j’allai tout doucement chercher un escabeau dans la chaire du curé.

Je fus toute consolée de me voir. Oui ! le prêtre n’avais pas menti : malgré la fatigue de mes traits, j’étais jolie, plus jolie que Térésina, dont les parents étaient si fiers mais qui avait le nez trop relevé, plus jolie que Nanna qui est une belle fille, certes ! mais qui a des yeux de souris. (Elle est morte maintenant, la pauvre, mon Jésus, faites-lui miséricorde !…) Et je m’amusai de mes yeux bordés de sang et de mes joues rouges comme si on les avait claquées.

Sotte ! triple sotte ! me dis-je, est-ce que, pour l’avoir perdu, les servantes du cardinal se portent moins bien, est-ce que la grande Aurélia ne rit pas, comme avant, au nez de tout le monde, est-ce que Niccolosa ne va pas entrer en ménage ? Il ne faut pas être triste. Et Guido reviendra : il est impossible qu’il ne revienne pas ; il sera trop heureux de jouir de ta beauté.

J’avais repris confiance ; comme pour m’encourager, un rayon venait de se glisser dans la nef. Je me penchai encore sur le bénitier, dont l’eau brillante, irisée sous le soleil, reproduisait mon visage, au milieu des verrières bleues et roses de l’église.

Hélas ! ma joie fut de courte durée. Au moment où je levais la tête, j’aperçus le sacristain qui accourait, scandalisé de ma posture inconvenante. Il me saisit le pied et me le secoua en criant :

— Voulez-vous descendre, petite vesseuse, voulez-vous descendre ?

— Mais lâchez-moi ! lâchez-moi !

— Oh ! oh ! oh ! continua-t-il, elle est montée sur l’escabeau de la chaire, l’escabeau où s’assoit monsieur le curé pour lire le prône. Non ! on n’imagine pas une pareille impiété !

Il me prit à bras le corps, me mit brutalement à terre, puis, me tirant l’oreille, il me demanda ce que je faisais là. Honteuse de lui avouer la vérité, si simple qu’elle fût, je ne savais que lui répondre, quand une dame corpulente et vénérable s’avança vers le sacristain.

— Cette jeune fille est avec moi, dit-elle, excusez-la : elle cherchait sa bague qui lui était tombée du doigt. Tenez, voici pour votre dérangement.

L’homme, étonné, prit la pièce qu’on lui tendait, s’excusa et disparut après s’être incliné devant moi très respectueusement. Comme j’allais remercier ma protectrice, elle me saisit le bras et m’entraîna sur la place Saint-Jean. Rendue là, je l’examinai : avec la cape qui lui couvrait le front, le long voile qui lui cachait le visage, elle ressemblait à ces bonnes pizzocchere qu’on voit, le cierge à là main, suivre les processions.

Au mot de pizzocchere, Madame Petanera bondit.

— Ne nous parlez pas, s’écria-t-elle, de ces chieuses d’encens qui n’ont plus de salive à force de radoter des Ave et qui se sont installées chez le bon Dieu comme dans une hôtellerie, le payant de patenôtres du matin au soir et d’une chandelle de vieille cire à Pâques ou à la Trinité ! C’est le Diable qui se cache sous leurs voiles et qui, après avoir séjourné trop longtemps entre leurs vilaines jambes, remonte à son goût : propos fielleux, complaisances empoisonnées, tendresses hypocrites, oraisons commençant avec une médisance et terminées par une calomnie.

Vous auriez tort, ma chère, reprit Nichina, de juger de la sorte ma bienfaitrice. Pour moi, je me sentis immédiatement conquise par sa générosité. Il y avait dans sa physionomie une majesté douce et pitoyable qui m’imposa. Aussi ne manquai-je point, tout attendrie, de lui exprimer ma gratitude.

— Mon enfant, fit-elle, je vous ai vue pleurer, et quand je vois pleurer une jeune fille, c’est plus fort que moi : je ne puis m’empêcher de lui venir en aide. Vous êtes malheureuse, n’est-ce pas ?

Ainsi sollicité, mon chagrin me revenait. Je pensai que ce serait bon de verser encore quelques larmes dans le sein de cette brave femme et d’exciter une compassion qui serait peut-être fructueuse.

— Voyons, ma chère enfant, reprenait-elle, ayez confiance en moi, je ne désire que votre bien. Contez-moi vos peines. Voulez-vous m’accompagner à la maison, à dix pas d’ici ? Nous serons mieux pour causer.

Je me souvins alors que le jeune prêtre de Saint-Jean-de-Bragora m’attendait dans la sacristie. Si cette dame me montrait une vive sympathie, il paraissait, lui aussi, me vouloir beaucoup de bien. Après quelques hésitations je me décidai pourtant à rester avec ma dévote. Je fis sagement : j’ai appris l’année dernière qu’on avait décapité l’abbé pour un crime abominable.

— Ah ! la fortune vous a toujours protégée, vous ! interrompit la Petanera en soupirant.

Mais Nichina, sans s’occuper de la réflexion, poursuivit son histoire.

Quand j’entrai chez ma bienfaitrice, je fus étonnée de voir, au lieu de la cellule de béguine que j’attendais, une maison décorée somptueusement. Sur la porte elle avait rejeté sa cape, son voile, son manteau et je m’aperçus que, sans rien perdre de sa physionomie respectable, elle gagnait une tournure non pas élégante, il est vrai, mais cossue. Elle avait un corsage très bas et fort lâche qui permettait à l’œil et même à la main d’y plonger ; un rochet de soie blanche, transparente et crêpée, bombait sur son ventre, serré par une ceinture de toile d’or. Elle portait des perles aux mains, aux bras, au cou : je ne sais où elle n’en avait pas. Le haut de ses cheveux était fort bien teint en blond mais la racine restait grise, ce qui faisait ressembler sa tignasse à une calotte au dessus brillant et aux bords usés. Comme elle remarquait la surprise que me causait son habillement :

— Une mise modeste, fit-elle, sied bien à une femme pieuse quand elle se rend à l’église, mais ne saurait lui convenir dans son intérieur lorsqu’elle doit recevoir les personnes les plus éminentes de la République et du monde entier. Ce luxe, cependant, est loin de me plaire. Il y a des jours, ma chère fille, où je voudrais être la femme d’un batelier, mais la comtesse Morosina de Jacomo des Ormesini se doit à elle-même. J’accepte, sans murmurer, les grandes obligations de mon rang, parce qu’il me permet de faire beaucoup de bien.

Cette déclaration me la rendit considérable et augmenta ma timidité. Toutefois, comme elle me pressait vivement et de l’air le plus sympathique, je finis par lui conter mes aventures, en évitant, bien entendu, de mentionner le bouge de l’Arsenal et la nuit que j’y avais passée. Lorsque j’eus terminé mon récit :

— Vous m’intéressez, me dit-elle. Vivre sans mari, sans enfant, est cruel à mon âge. J’ai besoin d’avoir une jeune fille près de moi. Vous êtes belle, je vous sens bonne, je vous crois intelligente. Je vous demande donc de rester dans cette maison. Vous n’aurez pas à vous plaindre : je serai votre seconde mère.

Tant de bonté m’émut jusqu’aux larmes. J’appuyai la tête sur le bras de la comtesse et je sanglotai. Elle m’écarta doucement, s’essuya la manche, que mon visage poudreux avait effleurée, puis, pour me tenir compagnie, se mit, elle aussi, à sangloter.

Bientôt nos gémissements devinrent si bruyants, qu’à les ouïr, on eût pensé que nous souffrions les plus barbares supplices. Nous y allions toutes deux de bon cœur, lorsque j’entendis un pas dans l’escalier. Ma confidente cesse subitement ses lamentations, prête l’oreille, et, à la hâte, me recommande la conduite à tenir.

— Ne pleurez plus, voici un de mes parents d’Espagne qui aime les joyeux visages. Il est pourtant d’humeur assez farouche et fuit le monde. Aussi serait-il ennuyé de rencontrer des étrangères chez moi. Ne vous étonnez donc point de ce que je vais lui dire. Je puis faire votre fortune, mais vous devez m’obéir, me seconder, et vous prêter aux innocents mensonges auxquels la destinée m’oblige.

Elle achevait à peine, que la porte s’ouvre avec violence et une sorte de petit tonneau, ayant une figure humaine et une crinière de cheval, saute dans la chambre.

— Comtesse, s’écrie le nouvel arrivant, je viens de finir mes pénitences.

La comtesse Morosina, devenue très grave, venait de se lever.

— Permettez-moi, lui dit-elle, de vous présenter ma cousine qui arrive d’un périlleux voyage à Chio où elle a de grands biens.

Puis se tournant vers moi :

— Don Gaspar Pimentel Cardona de Los Cabos y Benavides, marquis de la Cuenca, comte de Sandoval. Je n’oublie rien, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en me prenant la taille et en me poussant vers Don Gaspar.

Je me sentais assez mal à l’aise devant un homme qui avait un nom d’une pareille importance. De plus, il m’étonnait avec sa façon de rouler des yeux blancs de charbonnier et de ravaler, dans une aspiration, la fin de ses compliments.

— On m’a parlé, dit-il, d’une petite dévotion qu’il y a, en ce moment, à Saint-Marcilian. On expose des reliques de ce vénérable évêque. Ne pourrions-nous aller lui rendre visite ?

— Je suis à vos ordres, mon cher marquis, on n’est jamais lassée de prier les saints en votre compagnie.

Mais comme Don Gaspar se revêtait d’un grand manteau à la mode de Venise, quoique d’étoffes disparates, la comtesse me regarda en exhalant un soupir.

Déjà nous franchissions le seuil, lorsque nous fûmes abordés par une petite jeune fille au regard de feu, souple, fine, charmante sous sa cape simple et son grand fazzuolo.

— Ma cousine, marquis : la signorina Cecca Braggadino.

— Signorina, fit Don Gaspar, je suis charmé de vous voir, mais dites-moi, comtesse, combien avez-vous donc de cousines ? C’est la douzième au moins que vous me montrez depuis cinq jours que je suis à Venise.

— Notre race, sachez-le, marquis, n’est point chiche de semence.

Nous nous mîmes en route. La comtesse s’avançait d’un pas large, comme si elle avait été la dogaresse en personne ; ses hanches se remuaient avec lenteur et solennité ; à côté d’elle Don Gaspar tricotait des jambes et, ne réussissant pas à régler son pas sur celui de sa dame, tantôt la dépassait, tantôt courait derrière elle. Cecca et moi, nous les suivions à quelque distance ; Cecca imitait leur démarche avec des gestes si bouffons que je n’en pouvais plus de rire. Soudain Don Gaspar, se retournant, aperçut notre jeu ; il nous lança un coup d’œil féroce et désolé.

— Vous avez des cousines bien malhonnêtes, dit-il.

— C’est qu’elles n’ont pas été élevées par votre père, répliqua la comtesse ; ce qui ne l’empêcha pas, d’ailleurs, dans une volte-face si rapide qu’elle faillit perdre l’équilibre, de faire une moue de reproche à notre adresse en nous désignant d’un clin d’œil l’Espagnol.

La vue de Saint-Marcilian les réconcilia sans doute, car ils entrèrent dans l’église en se donnant le bras. Avec toute la tendresse de nouveaux mariés, ils s’avancèrent jusqu’à la chapelle où étaient exposées les reliques. Morosina de Jacomo se précipita la première à genoux, avec un élan de piété qui émut toute l’assistance, et entraîna Don Gaspar. Selon la dévotion d’usage, ils baisèrent tous deux les marches de l’autel, puis demeurèrent longtemps prosternés, la tête dans la poussière, tendant à notre recueillement leur vaste postérieur.

Cette oraison à Saint-Marcilian nous valut une excellente soirée, un souper plein d’entrain. Il était tard quand la comtesse, ayant sommeil, pria l’Espagnol de l’excuser et nous laissa seules avec lui.

Don Gaspar ignorait les délicatesses qui charment l’oreille des jeunes Vénitiennes et, embarrassé par notre idiome, il résolut d’user seulement de ce simple langage qui est compris par toute la terre. Cecca m’avait révélé quels étaient les desseins de la comtesse à notre égard. Étonnée d’abord qu’on pût concilier les soins d’une vertu si rigide avec des préoccupations qui, le plus souvent, n’en comportent guère, je compris que l’existence a de dures lois et, à pareille école, je crus qu’il était de mon devoir de m’y soumettre. Alors, comme Cecca, souriante et lâche, ne se défendait plus qu’avec ses mains, je trouvai qu’il était préférable de faire grâce du prélude à un homme qui n’en sentait point la valeur, et je m’étendis tout de mon long sur le tapis, très calme, disposée à mener au plus vite une comédie dont je savais le dénouement et qui n’avait aucun intérêt pour moi. Après avoir caressé Cecca un instant, Don Gaspar s’approcha de moi, mais son amour ne fit que m’effleurer. J’attendais de sa part une attaque plus rude, quand je le vois frapper du pied, me menacer du poing et ouvrir la porte. De toute sa voix il appelait la comtesse.

Morosina de Jacomo surgit en déshabillé, très inquiète, semblable à un vieux tableau craquelé. Ses cheveux gris se laissaient voir insolemment sous la teinture ainsi que, par la chemise entr’ouverte, des seins en calebasse, si tombants qu’elle eût pu les rejeter, comme des sacs, par-dessus ses épaules. Ce manque de décence, mieux qu’un sermon, eût inspiré la vertu. Pourtant elle n’était pas sans prestance avec son menton à trois étages.

— Comtesse, comtesse, répétait l’Espagnol avec colère, vos cousines sont des carognes, entendez-vous ! des carognes, et vous m’avez trompé indignement : elles ne sont pas fraîches.

— Comment elles ne sont pas fraîches ? disait la comtesse en frottant ses yeux pleins de sommeil.

— Oui, vos cousines sont des putains, et vous aussi.

J’entendis retentir une paire de claques, mais de claques comme on n’en donne plus aujourd’hui. Ce soir-là Morosina me révéla toute la force qui se cachait sous son embonpoint.

— Misérable ! criait-elle, c’est ainsi que vous abusez de la confiance d’une honnête femme pour débaucher sa famille ! Traître, hypocrite, lâche, suborneur éhonté ! Et vous osez calomnier de chastes jeunes filles qui se sont confiées à vous. Eh bien ! soyez-en assuré : demain j’irai déposer ma plainte, oui ! pas plus tard que demain. Allons ! vous en irez-vous à la fin ?

— Grâce ! comtesse, grâce ! un moment ! permettez-moi de faire mes malles.

— Vous n’avez rien à faire ici qu’à partir et je vais réveiller le bargello si vous demeurez dans cette maison un instant de plus.

Don Gaspar Pimentel Cardona de Los Cabos y Benavides disparut épouvanté, laissant à l’ennemi armes et bagages.

Aussitôt Morosina courut à la chambre qu’occupait l’Espagnol ; elle en revint toute joyeuse : elle avait les mains pleines d’or. À chacune de nous elle donna cinq ducats.

— L’affaire a bien tourné, dit-elle, mais il eût pu en être autrement. Pourquoi ne pas m’avoir avertie ? Avec un peu d’alun et de résine ce sont des malheurs qui se réparent aisément.

En ce moment, nous entendîmes parler à haute voix dans la rue. Nous nous mîmes aux fenêtres. C’était Don Gaspar qui se causait à lui-même en espagnol. Tout en conversant avec des marins de ce pays, j’avais appris quelques mots qui n’étaient pas les plus respectueux de la langue : c’étaient justement ceux-là que Don Gaspar proférait devant la maison.

— Vieja raposa, criait-il, cara de putilla, hija de corcovado !

Je rougissais de ces injures, mais la comtesse, qui semblait goûter ces paroles comme une voluptueuse musique, me dit avec les yeux d’une sainte ravie au ciel :

— Quelle langue harmonieuse que l’espagnol !

Je passai avec Cecca une nuit qui valut pour moi dix années d’école. Fort sagement, elle avait éteint les chandelles ; aussi ne s’aperçut-elle pas de ma rougeur et de mes étonnements. Sur l’amour, les procureuses, les hommes, l’existence en général et la vie galante en particulier, cette petite fille me dévoilait d’obscurs mystères. Quand je me levai du lit, j’aurais pu en remontrer aux plus instruites ; mais comme la science de Cecca ne se bornait point à des paroles, j’eus les membres fort las de cette longue leçon.

Je ne m’étais pas encore bien habituée à ma nouvelle condition, lorsque étant allée un matin jusqu’à la Mercerie, j’aperçus Guido qui s’avançait vers moi, le front couvert d’un emplâtre. Je ne sus plus où j’étais, tant mon émotion fut violente ; mes yeux se remplirent de larmes ; je tremblais de joie, de peur, de désir. Un instinct plus fort que toute prudence me dirigea vers lui. Il baissait le regard et ne me vit que lorsqu’il fut contre moi. Il eut un tel cri d’horreur que je me sauvai en courant jusque chez la comtesse. J’étais folle de chagrin, mais comme je songeais à tout ce qu’il pouvait me faire, la frayeur dominait mon affliction. À Morosina surprise de mon air égaré, je dis en pleurant :

— Ils vont venir tous, le cardinal, Coccone, Guido, ils vont venir me jeter en prison !

Morosina me calma en m’assurant qu’avec un peu de prudence, je n’avais rien à craindre.

— Sortez toujours avec un fazzuolo, évitez les abords du palais, et nul ne découvrira votre retraite.

Le soir, nous eûmes à dîner galante compagnie, et l’obligation d’être aimable, les histoires joyeuses, les reparties de Cecca, les flatteries des convives me divertirent de ma peine. Seulement, il me fallut répondre aux compliments de mon voisin de table, et ce fut pour moi un atroce supplice. Un mot vif et un peu dur que je me permis de lui lancer me valut, de la part de Morosina, un de ces coups d’œil qui imposent l’obéissance. Je m’abandonnai donc, en essayant de sourire, aux caresses du galant, dégoûtée jusqu’à en vomir, haineuse jusqu’à désirer le tuer. Ah ! me disais-je en voyant briller dans les yeux de mon compagnon une joie qui me soulevait le cœur, se peut-il que ceux que l’on aime vous repoussent et qu’il faille subir la volonté d’un ennemi !

— Laissez-moi ! fis-je à l’amoureux après une première étreinte. Vous voyez quelle est ma fatigue.

Et je le chassai tout nu de ma chambre, l’envoyant s’habiller au dehors.

Je jetai les ducats qu’il m’avait mis dans la main et je pleurai sur mon corps souillé, mon corps qui me répugnait à présent comme quelque chose qui n’était plus à moi, une boue, un excrément attaché à ma personne.

Cecca, les pommettes roses et brûlantes des baisers qu’elle venait de recevoir, accourut à mes gémissements. Elle avait aussi congédié son ami, avec des sourires et des plaisanteries ; sans colère, sans tristesse. Elle essaya de me consoler.

— Va-t’en ! Va-t’en ! m’écriai-je, tu sens le mâle ! oh ! cette puanteur, cette infection d’homme, je la sentirai donc partout !

— Pauvre petite ! soupira Cecca.

Elle me prit le bras et, malgré ma résistance, m’entraîna jusqu’à la salle de bain. Toutes deux nous descendîmes ensemble avec délices dans l’eau vierge, dans l’eau purificatrice.

En sortant du bassin, elle répandit sur elle et sur moi un flacon de parfum, puis me baisa la bouche ; et nos seins, nos ventres unis jouaient à se caresser.

— Eh bien ! Nina, dit-elle, est-ce que je sens le mâle toujours ?

Comme ses lèvres me furent douces cette nuit !

Elle n’habitait point d’abord avec nous, mais à cause de son affection pour moi, elle avait obtenu de la comtesse de s’installer dans ma chambre. Je fus heureuse de sa compagnie. Après la brutale caresse des hommes, la sienne me consolait en me faisant oublier. Mais je la payais d’ingratitude et de colère. À ces lents et attentifs baisers, je ne répondais que par les emportements de mon amour trompé. Quand elle m’embrassait de toute sa force, quand elle pénétrait en moi de tout son désir, je pressais, j’appuyais sa tête contre ma chair comme pour l’étouffer ; si elle me tendait son corps, je ne savais que le mordre et le déchirer. Pourtant il y avait dans nos étreintes un moment d’abandon mutuel, d’exquise défaillance, où je ne savais si c’était Cecca, Guido ou Dieu enfin qui était en moi. À cause de cet instant je pardonnais à Cecca sa passion, sans l’encourager. Lorsqu’elle se relevait, les yeux vagues, fatiguée, ravie de ma jouissance, plus humble qu’une esclave, je me rappelais combien elle était dure envers les hommes.

— Va-t’en, lui criais-je, tu es ridicule.

Docile à mes ordres, elle se sauvait, en cachant ses larmes.

Elle ne faisait que me rendre plus douloureuse la privation de ces violences, préférables à toutes caresses, quand elles viennent du maître que nous avons choisi.

Cependant, de mes nouveaux soucis naissaient des plaisirs que je n’avais point soupçonnés. L’obligation d’avoir le corps bien tenu, la mise soignée, le visage riant, la parole vive et légère, avait créé pour moi des habitudes aisées, et les habitudes, un divertissement. Je ne songeais qu’à varier mes toilettes. Avec ce que je gagnais à la sueur de mon corps, je n’y suffisais pas. Il me fallait sans cesse de nouveaux costumes, et, chaque fois, de plus somptueux. Devant le miroir j’oubliais Guido. Mon cœur battait avec force quand, au dîner de la comtesse, entourée des plus élégants gentilshommes de Venise, je surprenais tous les regards attachés sur moi ; au contraire, je pleurais de dépit, je rêvais de me retirer dans un couvent, si, au milieu des amants de mes rivales, je n’avais point reçu tous les hommages que j’attendais. Le baiser des hommes m’était odieux et j’avais besoin de leur admiration.

La comtesse modérait mon ardeur de parure.

— À votre âge, disait-elle, la simplicité est plus séduisante. Faites croire à votre innocence le plus longtemps que vous pourrez. Une toilette trop luxueuse révélerait que vous n’êtes plus une jeune fille, en ayant perdu la modestie.

Ainsi portait-elle tous mes bijoux, sous prétexte qu’ils ne convenaient pas à mon extrême jeunesse.

À chaque instant, elle était prête à nous offrir le bénéfice de sa longue expérience. Elle se laissait ouvrir à volonté comme une boîte pleine de recettes précieuses, pouvant servir en toutes occasions. Dans les longues après-midi, après avoir dirigé le travail des servantes, elle ne dédaignait pas, tout en jouant aux dés, de nous enseigner l’art de vider les bourses.

— Je suppose, Nichina, disait-elle, qu’un homme vous lance pour la première fois le regard féroce de la possession. S’il vous prend pour une fille malheureuse, mais sage, gardez-vous bien de le détromper. Ne vous livrez point ; laissez-le prolonger indéfiniment son adoration et sans lui réclamer seulement un quattrino. Puis, quand vous vous êtes attiré sa confiance, jouez le grand coup ; rougissez vos yeux de façon que vous ayez l’air d’avoir pleuré depuis au moins vingt-quatre heures. Alors, vous arrivez chez lui et d’une voix entrecoupée de sanglots : « Mon bon seigneur, papa vient de mourir ; nous sommes sans pain, maman et mes cinq petits frères. Je n’ose venir vous trouver, et pourtant, mon bon seigneur, je ne connais que vous. » Rien ne flatte plus Priape que de mêler des larmes à ses épanchements. Ces larmes le sanctifient. Quand il a pleuré sur une jolie fille dont la vue gonfle sa braguette, elle est sauvée ; elle tient la forte somme et n’a plus qu’à s’en aller planter son camp ailleurs.

— Sans lui rien accorder ?

— Sans lui rien accorder. Sachez-le bien, ma chère enfant, on ne conserve l’amour d’un homme qu’en le traitant avec le fouet et le bâton. Plus vous vous conduisez mal avec lui, plus il vous est dévoué. Un bien dont il est difficile de tirer profit, par exemple, vous ne le croiriez jamais, c’est le prodigue, cet être qui a envie d’acheter tout ce qui s’offre à ses yeux, qui ne refuse jamais un quémandeur, qui, chaque soir, aux dés ou aux cartes, s’en va jouer sa fortune. Il faut, sous un prétexte ou un autre, lui retourner ses poches chaque matin. Quant à ce beau seigneur qui ne se fait plus d’illusion sur votre vertu, qui vient vous voir un jour pour l’unique plaisir de goûter, d’effleurer vos grâces, c’est avec lui vraiment que vous devez vous montrer pleine d’habileté. Il connaît de longtemps les tours des femmes et il s’en défie, mais il en est devant lesquels les plus rusés ne tiennent point, parce que, comme disent les confesseurs, la chair est faible. Lorsque vous vous montrez à lui, sur la place Saint-Marc ou dans les jardins, il faut avoir toute la retenue, toute l’amabilité dont vous êtes capable. Prenez-le par des paroles sucrées, des attentions ; au besoin, s’il aime à rire, par d’innocentes espiègleries. Une fois dans le piège, il se dit : « Voilà une bonne fille à laquelle je puis donner mes petites pièces et qui sera trop polie pour murmurer. » Vous rentrez ensemble. Il vous remet son offrande menue. Vous, sans vous fâcher, après lui avoir gentiment baisé la bouche, vous vous asseyez sur ses genoux et vous lui chuchotez dans le creux de l’oreille, avec une petite moue et une voix de fillette câline : « Sa Seigneurie estime bien peu sa pauvre petite femme. » Et, sans un mot de plus, vous commencez par étaler sur vos épaules, d’un mouvement de tête, vos magnifiques cheveux. Rien que ce mouvement de tête vaut à lui seul un ducat. Comme mon homme n’ignore point le prix de la beauté, il inscrit déjà dans sa mémoire : un ducat. Vous vous déshabillez lentement. Il découvre vos seins. Ah ! vos seins ! si j’avais vos seins ! savez-vous ce que je serais aujourd’hui ? Dogaresse ! Pour baiser seulement vos seins, il donnerait bien dix ducats. Vous continuez à découvrir votre peau, à faire bomber vos formes, puis, d’un mouvement sûr et prompt, vous laissez tomber vos jupes et vous sortez de vos robes plus majestueusement que Vénus sort de la mer. Mon renard, mon aigre-fin, mon cœur froid est comme un insensé ; il ne reste pas en place ; il veut se jeter sur vous, avec l’impatience d’un chien qui voit qu’on se dispose à la promenade. Il y a encore la chemise à enlever. « Un peu de patience ! » dites-vous en écartant ses mains. Et, en femme qui ne perd jamais le sens de la mesure, tout en avant l’air de vous hâter, vous brouillez les liens, renouez les nœuds et retardez le moment suprême, de façon que le désir du paillard soit bien à point. Alors, tout d’un coup, — la manœuvre est délicate et exige de l’esprit, — vous vous baissez, et, comme par mégarde, vous donnez à entrevoir, le temps d’un éclair, vos plus secrètes, vos plus vastes magnificences. Dès ce moment, mon roué vendrait son bien, assassinerait son oncle, renierait son Dieu, si vous le lui demandiez. Vous n’avez plus à modérer vos exigences : il est prêt à vous donner jusqu’à sa peau. Vous, de votre côté, ne vous épargnez pas : il s’agit de le ramener dans votre lit le lendemain, lors même que ses affaires, sa femme ou la République le forceraient à partir.

— Mais les avares ? demanda Cecca, comment peut-on venir à bout d’un avare ?

— Ah ! mon enfant, ne me parlez pas de ces gens-là. De seulement les nommer, c’est un blasphème. La première chose à faire pour une femme qui vient de lever un galant, c’est de regarder si le gibier a cette patte à griffes d’où il est impossible d’extraire quoi que ce soit, fût-ce un bagattino. Si l’animal est de cette vilaine race, possédât-il tous les trésors du monde, une femme doit le fuir avec plus de diligence que le mal français. Le pape viendrait chez vous, si vous venez à apprendre que c’est un avare, fermez-lui la porte au nez. Car, voyez-vous, des êtres pareils, ce ne sont pas des hommes, mais des monstres. Il n’y a rien à tirer d’eux, à moins de les assassiner, et encore sont-ils capables de se cacher dans les os leur or pour qu’on ne vienne pas les en dépouiller. C’est pourquoi Dieu regarde les avares comme les plus grands des pécheurs, qu’il laissera éternellement brûler dans l’enfer sans leur accorder jamais rémission de leur peine.

Nous avions besoin de cet enseignement, car, chez la comtesse, se réunissaient des hommes de toute la terre, qui nous familiarisaient avec les plus étranges passions. Une fois, un frère mineur, de vertueuse apparence, mais dont les yeux brillants ne s’accordaient point avec le reste de la physionomie, nous adressa d’immondes propositions. Cecca, qui avait tous les courages, voulut bien le satisfaire. Elle n’eut pas à s’applaudir de sa complaisance. Après un spasme effroyable et des cris à réveiller un mort, le moine se lève du lit, la saisit par les cheveux, la traîne sur les dalles et lui secoue violemment la tête en s’écriant :

— Infâme prostituée ! que n’ai-je un fouet pour te punir de tes crimes !

J’assistais à la scène ; je repoussai le moine violemment et le chassai de la maison.

— C’est vous qui devriez avoir honte, lui dis-je, de venir nous aimer avec votre robe de religieux qui pue la sueur, le retrait et la cuisine.

— Se peut-il, interrompit la Petanera, qu’il y ait des hommes aussi ingrats au plaisir ?

— Certainement, répondit Arrivabene, on se repent toujours de ses péchés lorsqu’on n’est plus capable de les commettre. Ce qui est beau et héroïque, par exemple, c’est de triompher, en pleine tentation, de ses mauvais instincts. Cela m’arriva, un soir de la semaine sainte, sur le pont du Rialto. J’étais si affamé d’amour que je me serais précipité sur la plus répugnante des vieilles. Or, à côté du pont, tout près de l’église Saint-Giacomo, demeure une dame d’âge respectable, mais habile à découvrir des jeunesses et pleine d’attention à nos petits caprices : la signora Marietta Bombarda. Par malheur, elle est fort exigeante, surtout pour ceux qui, comme moi, ne peuvent plus s’en aller d’une maison, où on les a reçus avec bienveillance. J’avais justement vingt ducats dans mes poches. Apprenez donc, une bonne fois, à connaître et à estimer ma vertu. Comme je craignais, en passant devant la maison de la Bombarda, de ne point résister au Démon, et qu’en ce temps de l’année, mon péché eût été double, j’ai jeté les vingt ducats dans le Grand Canal.

— Comment ! Arrivabene, vous êtes frère mendiant, et vous avez vingt ducats sur vous ! et vous les jetez dans l’eau !

— C’était l’argent de la quête.

— Je vous confierai quelque chose !

— Vous chercheriez vainement un dépositaire plus fidèle que moi, seulement ce soir-là j’avais bu, de trop, deux doigts de vin, et encore n’était-ce pas moi qui avais bu : on m’avait fait boire.

Après Pâques, reprit la Nichina, il nous vint un grand nombre de pèlerins qui, de Rome, retournaient dans leur pays. Morosina avait déniché sur l’Arsenal un bambin aux yeux vifs, fin comme renard, sachant des langues assez de mots pour être entendu de tous les voyageurs, et doué d’assez de flair pour reconnaître les étrangers de distinction qui ont la poche bien fournie de ducats. Un jour, il nous amena deux personnages ventrus, petits, à l’air jovial, heureux de vivre et qui se ressemblaient comme des frères, bien que l’un fût roux et l’autre grisonnant, le premier anglais et l’autre français. Ils se querellaient sans cesse ; toutefois, ils avaient l’air aussi bien collés l’un à l’autre que la mousse au rocher. Nous apprîmes que l’Anglais se nommait Humphrey Craddock et que c’était un riche tisserand ; l’autre, parisien et conseiller à la Cour, s’appelait Thomas Lannelongue. À peine en notre compagnie, ils se mirent, sans s’occuper de nous, à échanger leurs impressions.

— J’ai visité aujourd’hui quarante-cinq églises, dit Craddock en s’essuyant le front ; demain, je visiterai les autres : je veux absolument voir tout, tout ce qui se trouve à Venise.

— Il y a une chose, dit Cecca, que Monseigneur ne ferait pas mal de visiter.

— Quoi donc ? demanda Craddock.

— Sa sottise.

— Aucun guide ne m’a parlé de ce monument, répondit l’Anglais qui comprenait mal le vénitien.

— Je ne sais si vous êtes comme moi, fit à son tour Lannelongue qui semblait encore plus fatigué que son compagnon, mais Saint-Marc me paraît d’un bien mauvais goût. Ah ! Notre-Dame ! Ah ! l’air de Paris ! Ah ! ma pauvre bonne femme de femme !

— Mettez-les donc sur votre dos, votre Notre-Dame, et votre Paris, et votre femme ! Depuis le premier jour de notre voyage, vous n’avez pas une seule fois regardé ce qui vous entourait. Êtes-vous aveugle ?

— Et vous, qui avez les yeux en vedette du matin jusqu’au soir comme pour agripper les objets, pouvez-vous me dire ce que vous avez vu à Venise ?

— Mais tout, messire Thomas, je vois tout, moi ! Tenez ; l’autre jour, pendant que vous écriviez à votre pauvre femme, j’ai assisté à un jugement du Conseil des Dix, je suis allé rendre visite au Doge et j’ai vu frère Gennaro subir la question extraordinaire.

Au nom de frère Gennaro, mon cœur battit plus vite, je devins tout inquiète et, l’oreille aux aguets, je ne perdis pas un mot de leur conversation.

— Mais, comment avez-vous pu pénétrer au Conseil des Dix ? demandait Lannelongue.

L’Anglais, écarta son manteau et frappa, en souriant, sur la bourse qu’il portait attachée à son cou, comme une médaille. Il reprit :

— Avec cela, il n’est pas d’endroit où l’on ne pénètre. Lorsque j’arrivai à Saint-Marc, un garde m’interdit l’entrée du palais. Je lui ai dit que j’étais un sujet de Sa Majesté le roi d’Angleterre : aussitôt il m’a laissé passer. À un second garde qui faisait plus de difficulté, j’ai donné un ducat et j’ai continué mon chemin. Un troisième a prétendu qu’il y allait de ma vie et de la sienne : j’ai souri et lui ai remis deux pièces d’or. Il m’a lui-même conduit par toute une suite d’escaliers ténébreux jusqu’à une étroite lucarne, d’où j’ai pu contempler la scène à mon aise. Ç’a été vraiment bien, bien, bien curieux ! La salle était assez obscure, mal éclairée de deux chandelles. Les juges, le greffier, le médecin, le bourreau, l’accusé, dont je ne distinguais ni le visage ni le costume, formaient des ombres noires. Il y avait une grosse voix qui parlait tout le temps et, sur un ton de colère, interrompait une petite voix pareille à celle d’une fillette corrigée. Celle-ci répondait si bas qu’elle semblait privée de souffle. Enfin, tout à coup, l’une des ombres noires s’est élevée jusqu’au haut de la salle, comme tirée par une chaîne, puis est retombée à terre avec une prodigieuse vitesse. Dans la descente, elle a poussé un grand cri, et une figure monstrueuse, une figure d’enfant aux yeux terrifiés a surgi à la lumière. Cette apparition, d’ailleurs, n’a pas duré plus qu’un éclair. Toutes les personnes qui étaient là se sont de nouveau confondues dans la demi-obscurité, tandis qu’un bruit de chuchotements mêlé à une plainte continuelle, lente et assourdie, montait jusqu’à moi. On venait de donner au frère Gennaro l’estrapade.

— Voilà une torture qui est profondément inhumaine, remarqua Lannelongue. Il faut que la justice à Venise soit d’une barbarie de sauvage pour user encore d’une question qui ébranle de la sorte l’entendement. À Paris, avec les brodequins en parchemin qui rétrécissent au feu et compriment étroitement la jambe, nous concentrons la douleur sur un seul point du corps et laissons au patient l’esprit tranquille, de manière qu’il ait tout le loisir de regretter son crime et de le confesser.

— Vous êtes à Paris, dit Craddock, aussi cruels qu’à Venise. Il n’y a que l’Angleterre où l’on sache donner chrétiennement la question. Nous nous contentons de flageller le patient.

— À merveille ! mais obtenez-vous de bons résultats : tout est là. La Pitié ne doit pas faire oublier la Justice.

— La flagellation est une torture suffisante, puisqu’un criminel, à qui on l’administre vigoureusement, meurt quelquefois sous les coups. Mais elle possède sur les autres peines la grande supériorité de pouvoir être proportionnée aux délits. À Londres, en effet, on déchire avec gradation la peau du coupable, et rien n’est plus salutaire, plus efficace, plus capable d’amener au repentir une âme endurcie que cette douleur progressive et mesurée. De plus, la flagellation est très économique. Elle ne demande que de l’adresse, mais ne coûte ni préparatifs, ni fatigue, ni perte de temps. Avec le fouet à dix branches, un bourreau n’a besoin, pour mille coups, que de lever cent fois le bras. Des exécutions faites aussi vite et aussi simplement ne ruinent pas un pays, et le bourreau se contente de la modeste rétribution qu’on lui accorde, parce que sa charge ne l’enlève point à son travail et lui sert de délassement. Enfin Notre-Seigneur fut flagellé, et c’est une grande consolation pour un pécheur de souffrir le même supplice que son divin maître.

— Évidemment, répliqua Lannelongue, évidemment votre défense est fort judicieuse, mais il serait facile de la battre en brèche. Avant de vous répondre, j’étudierai mon sujet plus au vif, je me propose même, à mon retour à Paris, d’écrire un traité sur les Avantages de la Flagellation comparés à ceux du Brodequin.

— Vous ferez sagement, mais en France on ne saura jamais aussi bien flageller qu’en Angleterre.

— Je me permets de vous contredire, mon cher Craddock, nous possédons d’excellents bourreaux ; celui de Paris, notamment, passe pour avoir un des plus habiles bras du monde.

— Le malheur des nations, continua l’Anglais, est de tenir à leurs vices plus encore qu’à leurs vertus. Ici, je le constate, l’estrapade joue un rôle beaucoup trop important. Le frère Gennaro l’a soufferte trois fois.

— Il n’avouait donc pas ses crimes ?

— Il était absolument convaincu d’hérésie, de meurtre et de sodomie.

— Par exemple, voilà un crime que je n’aime guère, la sodomie ! Vous me croirez si vous voulez : j’ai de la compassion pour tous les malfaiteurs. Il m’est arrivé de verser des larmes sur le sort d’un enfant assassin qui avait coupé sa mère en petits morceaux ; mais si je vois conduire un sodomite au tribunal, c’est plus fort que moi, je ne puis m’empêcher de crier : Au bûcher ! Au bûcher ! Et Gennaro était sodomite ?

— On l’affirme. Seulement il avait accompli son forfait avec tant de mystère que personne ne l’avait vu. Quelqu’un demanda s’il n’était pas important de le confronter avec la petite fille qu’il avait violée. C’est inutile, s’écria le juge. Seulement on avait découvert, à l’endroit supposé du crime, un capuchon de moine. Gennaro avait fini par reconnaître que c’était le sien. Mais on voulait savoir si c’était à Venise ou à Florence qu’il se l’était procuré. Gennaro ne se le rappelait pas. « A-t-on arrêté les tailleurs compromis ? » fit un chef de la quarantie criminelle. Et comme on n’avait que Gennaro sous la main, on résolut de lui arracher des aveux en lui donnant une quatrième fois l’estrapade. Par malheur, le médecin déclara que le frère était incapable de supporter plus longtemps la question et l’on se résigna à le reconduire dans sa geôle. Aussitôt que je l’ai vu emmener, je me suis sauvé au plus vite pour ne pas être surpris dans ma cachette. Hier, on l’a brûlé, et le spectacle a été bien curieux, bien curieux… J’ai dépensé dix ducats pour être placé près du bûcher. Un peu plus, j’aurais été brûlé moi aussi, mais vraiment c’en eût valu la peine.

— Ah ! c’est pour cette exécution qu’il y avait tant de foule dehors ?

— Oui, tout le peuple tenait à voir la grimace que l’hérétique ferait au milieu des flammes. On l’attendit avec des trépignements d’impatience. Une longue rumeur a couru dans la multitude à sa venue. Il était en chemise et portait sur ses épaules des lambeaux de sa robe de moine qu’on venait de déchirer. Il tremblait fort, je vous assure : ses dents claquaient. On était obligé de le soutenir. Il serrait un crucifix dans la main. Quand il a vu apparaître le bûcher élevé jusqu’au milieu des colonnes de la Piazzetta, il a eu une défaillance et il a poussé de petits cris : Hi ! hi ! oh ! ah ! oh !

— Vous avez dû mal entendre : il nommait son maître, le frère Girolamo.

— Je ne sais pas, mais la foule s’est mise à l’insulter, à le traiter de lâche, de porc, et un enfant, perçant la haie des zaffi, lui a lancé en plein visage un excrément qui est resté collé à sa peau comme un masque et lui a donné une mine si étrange que des rires ont éclaté de toutes parts. Un bargello, qui demeurait impassible, a dit à un sbire de laver le visage du condamné. Mais le sbire a répondu : « Est-ce la peine pour si peu de temps qu’il lui reste à vivre ? » Cependant le frère s’était évanoui, on a été obligé de le porter jusque sur le bûcher où, après l’avoir attaché à un poteau avec de grosses chaînes, on a appelé le médecin pour le faire revenir. Gennaro s’est réveillé en hurlant d’épouvante, tandis que le bourreau le couvrait de paille et disparaissait. Alors, de tous côtés du bûcher, j’ai vu courir les petites flammes des torches qu’on y jetait et presque aussitôt une montagne de fumée s’est élevée jusqu’au ciel, au milieu du crépitement des fagots et de l’immense clameur du peuple. Craignant d’être étouffé, je me suis sauvé en grande hâte.

En achevant son récit, Humphrey Craddock se tourna vers moi.

— J’ai un curieux souvenir de l’exécution, fit-il. C’est le neveu du bourreau, un jeune garçonnet, qui me l’a offert aujourd’hui pour quinze ducats. Voulez-vous le voir ?

Sans attendre ma réponse, avec un sourire plaisant, l’Anglais tira du petit sac de soie qu’il portait os d’une main calcinée. Je poussai un cri d’horreur, et comme, par jeu, Craddock m’effleurait le visage de cette main de cadavre, je me rejetai brusquement en arrière et tombai à la renverse.

— Allons, ma chère enfant, dit Morosina en me relevant, n’ayez pas peur : ces seigneurs n’ont pas l’intention de vous faire de mal.

Et, s’adressant à Craddock, elle ajouta :

— Vous avez là, messer, un talisman précieux. Enduite de sésame, de cire vierge et de graisse de pendu, cette main de gloire s’allume comme une chandelle et répand une lumière merveilleuse qui paralyse l’audace des criminels. Il est seulement fâcheux qu’elle vienne d’un hérétique. Mais préparée convenablement dans un vase de terre avec du sel, du salpêtre et du poivre long, puis exposée ensuite au soleil d’été, je ne doute pas qu’elle n’ait de grandes vertus.

— Je les éprouverai, reprit Craddock, bien que cette main soit surtout pour moi un souvenir, — un souvenir que je serai heureux de montrer à ma femme et à mes amis de Londres. Je ne regrette pas moins de l’avoir retirée de mon sac, puisque cette jolie fille en a eu si grand peur.

— Ne faites pas attention à cette enfant, répliqua Morosina : elle est craintive à l’excès. Votre récit d’ailleurs n’a pu la laisser indifférente, car elle connaissait le frère Gennaro.

Ces paroles éveillèrent la curiosité des deux compères qui, jusque-là, n’avaient pas eu pour moi un regard. Ils se mirent aussitôt à me considérer de la tête aux pieds et à me poser une foule de questions auxquelles je répondis à peine, blessée de leur indiscrète curiosité. Comme je me retirais dans ma chambre avec la comtesse, Thomas Lannelongue se leva derrière moi, et, posant la main sur l’épaule de Craddock, sans soupçonner que je l’entendais, il lui dit :

— Elle est jolie, hein ?

— Elle est très curieuse.

— Je vais passer la nuit avec elle.

— Non, ce sera moi.

— Comment toi ? Est-ce que tu as jamais aimé une femme ? est-ce que tu as un cœur ?

— Je ne l’aime pas, seulement je trouve très curieux d’avoir eu à Venise la maîtresse d’un hérétique.

Comme ils voulaient m’avoir tous les deux et que ni l’un ni l’autre ne consentait à me céder à son compagnon, ils résolurent de me jouer aux dés. Cachée derrière une tenture, j’assistai à cette partie dont j’étais l’enjeu, amusée bien qu’indifférente. En effet, entre leurs laideurs, je n’aurais su choisir.

Ce fut Thomas Lannelongue qui gagna. Il regarda l’Anglais avec une figure qui voulait dissimuler sa joie, mais il riait malgré lui, tandis que Craddock frappait de grands coups sur la table. Thomas lui disait doucement :

— Console-toi, vieil ami, puisque tu n’aimes pas cette fille. Il y a d’ailleurs plus d’un inconvénient à partager son lit. Outre le péché de la chair, qui est un des plus graves que l’on puisse commettre, le cœur me manque à l’idée de tromper ma pauvre chère femme. De plus, on prétend qu’à Venise les courtisanes ne sont pas sûres de leur corps. Qu’en penses-tu ?

— Je pense que tu dois me céder ton enjeu.

— Pour cela, non. Je trouve même fort inconvenant de ta part de revenir sur une décision que nous avons prise ensemble avant de commencer la partie.

Et Lannelongue se disposait à sortir, mais il ne fut pas plutôt debout que l’Anglais lui lança le pied dans la poitrine, et, par une volte-face rapide, s’occupa de lui marbrer la peau de ses poings.

— Mais, mon ami, qu’a-qu’avez-vous ? que vous prend, prend-il ? disait Lannelongue, et, se tournant vers la porte, il cria : À l’aide ! À l’aide !

La comtesse accourut, la gorge, le ventre bondissants et les trois mentons agités d’une joie exubérante.

L’Anglais avait renversé Lannelongue et, le menaçant de son bras levé :

— Voulez-vous coucher encore avec elle, le voulez-vous ? répétait-il.

— Non, vieille truie, je ne le veux pas, faisait la voix haletante du conseiller, vas-tu me laisser à la fin, puisque je te certifie que je ne veux plus d’elle ! Ah ! puisses-tu attraper le mal anglais, la peste et toutes les infections de l’Enfer.

Il se releva et partit en se frottant les côtes. Morosina félicita Craddock de sa vigueur.

— Oh ! dit l’Anglais, il n’a pas plus de force qu’une guenille ; cela se comprend : il passe son temps à rendre la justice, tandis que moi, tenez, voulez-vous ?

Il avait déjà une attitude de pugiliste et se préparait à recommencer la lutte.

— Assez ! assez ! s’écria la comtesse en se sauvant épouvantée.

Au dîner, Lannelongue reparut. L’Anglais s’était placé à ma droite et la comtesse à ma gauche ; mais le conseiller me semblait supporter avec sérénité cette usurpation de ses droits ; et, tandis que Craddock me questionnait sur l’hérétique, Lannelongue nous conta mille aventures dont nous rîmes aux larmes.

Quand sonna l’heure du couvre-feu, Craddock désira m’accompagner dans ma chambre ; je pris congé de nos hôtes, assez étonnée de l’adieu jovial que m’adressa le Français.

Tout en me déshabillant, je demandais à Craddock pourquoi il avait choisi un compagnon de voyage avec lequel il ne cessait pas de se disputer.

— C’est, dit-il, la Providence qui me l’a imposé. Ne contrarions pas les intentions divines. Je venais d’arriver à Paris où j’avais, à la promenade, lié connaissance avec sa femme. Thomas nous rencontre en train de nous mugueter. Aussitôt la dame aborde son mari et lui donne un baiser en disant : « Papa, ce pauvre Anglais ne sait pas un mot de notre langue ; alors je le conduis dans Paris, tu veux, pas ? » Le soir, nous nous sommes accolés sous son nez, car le bonhomme est sujet au sommeil quand il rentre du tribunal. Depuis, il ne me quitte pas plus que son ombre ; c’est lui qui a eu l’idée d’entreprendre ce pèlerinage avec moi. Je le supporte à cause des histoires de cocus qu’il me raconte durant les longs trajets et qui ont, sur ses lèvres, une bonne odeur de vérité.

Mais soudain Craddock eut l’air d’avoir peine à se tenir. Il se courba en faisant une grimace horrible et en se pressant le ventre.

— Vous souffrez, messer ? lui demandai-je.

— Laissez-moi ! de grâce ! laissez-moi ! Je suis malade. Oh ! oh ! oh ! je suis très malade.

Et il se précipita vers la porte, l’ouvrit et disparut.

Je riais encore de l’aventure, en considérant les beaux ducats qu’il m’avait offerts et qui lui avaient si peu profité, lorsque j’entendis le pas, doux comme un souffle, d’un homme qui entrait dans la chambre. On me mit un baiser sur le cou. J’aperçus alors le visage mystérieux et goguenard de Thomas Lannelongue qui pour venir me voir s’était, comme une épousée, vêtu d’une chemise de toile d’or et coiffé d’un béret de soie claire. Il avait les pieds nus afin d’assourdir sa marche. Comme j’ouvrais de grands yeux étonnés, il me dit d’une bouche de miel en étendant les bras à la manière des prédicateurs :

— Je viens vous aimer.

— Mais votre compagnon ?

— Il est au retrait et il y passera probablement la nuit, si la liqueur que je lui versai dans son vin produit tout son effet.

— Méchant ! alors c’est vous qui l’avez rendu malade ?

— Tout est permis quand on aime.

Cet homme-là vous avait une façon d’aimer qui était plus celle d’un animal que d’un magistrat. À sa première attaque, je criai et demandai grâce. Mais lui, sans m’écouter, ne s’occupait que de mener à bonne fin sa besogne. Quand il s’arrêta, je crus devoir lui reprocher sa brutalité.

— Vous êtes un cruel de ne pas avoir pitié d’une pauvre petite fille comme moi.

— Ah ! chère enfant, dit-il, je suis bien fâché de vous avoir fait du mal. Il y a si longtemps que je n’ai vu ma femme : je me suis figuré que c’était elle. Depuis vingt ans que nous sommes ensemble, je ne lui fais plus peur.

Puis, s’asseyant près de moi, il me demanda de lui conter mes aventures. Je lui dis les plus émouvantes. Tout à coup il se mit à sangloter.

— Ma pauvre peti-î-îte ! Ma pauvre peti-î-îte !

— Eh bien, qu’avez-vous, vieux veau ?

— Vous me rappelez ma fille… Je m’afflige de vos mi-î-îsères comme si c’étaient les miennes. C’est si a-atroce cet état de courtisane. Exposée aux outrages du premier venu, aussi bien qu’aux vexations de la police, vous vivez dans de continuelles angoisses. Avec une âme délicate comme la vôtre, que vous devez souffrir ! Ah ! malheureuse, pauvre petite malheureuse !

Ce coquin pleurait si éloquemment qu’il m’attendrit sur moi-même ; et, nos chemises relevées, les cuisses nues, nous nous arrosions de larmes.

— Pauvre petite, continuait-il, quand je pense qu’il y a peut-être un an, tu couchais près de ton bon père, de ta bonne mère, et que ton corps était chaste, et que dans cette petite té-tête, aucune pensée impure n’était encore venue. Ah ! que le monde est infâme. Vois-tu, Rici…Nici… comment t’appelles-tu ?… Nichina : c’est cela ! vois-tu, Nichina, j’ai envie de faire une chose, c’est de t’acheter un petit magasin.

— Oh ! faites-le, mon papa, je vous aimerai bien.

— Un petit magasin, Nichinette, où tu serais honnête, où tu vendrais du fil et des aiguilles ou bien des légumes, de beaux gros légumes. Quelle accorte et gracieuse marchande tu serais. Il me semble que je te vois, que je t’entends : « Que désirez-vous, messer ?… Voici, madame… Je suis à vous, mademoiselle… » Tu gagnerais de l’or gros comme moi.

— Oh ! oui ! Oh ! oui ! mon joli papa, je gagnerais cela ! Quand me le donnez-vous, ce magasin ?

— Voilà : j’y songe. Je te le donnerais volontiers dès maintenant. Seulement j’ai ma pauvre femme et mes enfants à nourrir. C’est pourquoi je ne puis te l’acheter à présent comme ce serait mon intention… Mais il y aurait une chose qui vaudrait bien mieux, pour toi, que de prendre un magasin, sais-tu ?

— Comment voulez-vous que je le sache !

— Ce serait d’entrer dans un couvent.

— Me faire religieuse, moi ! moi ! dis donc, tu n’as pas vu ma figure ?

— Alors, c’est bien ; ne parlons plus de tout cela et aimons-nous.

À ces mots, essuyant ses yeux humides, il sautait sur moi et me secouait à défoncer le lit et à réveiller Cecca qui couchait seule à côté, et dont j’entendais le sommeil las et bruyant.

L’aube, toute pale encore, éclairait le ciel lorsque les dalles résonnèrent sous un pas majestueux.

— Le satané paillard ! s’écria Lannelongue qui commençait à s’endormir, c’est lui.

— Qui donc ?

— Craddock.

— Mais puisque vous ne pouvez pas vous sentir, il me semble qu’il serait préférable de vous séparer.

— Il m’est recommandé par ma femme, et puis, en voyage, nul ne sait mieux que lui se faire servir. On ne lui prend pas un quattrino de plus qu’aux autres et on lui apporte toujours les meilleurs morceaux. L’hôtelier n’aurait plus qu’une seule bouteille de vin dans sa cave, qu’elle serait pour lui, quand même le pape viendrait la demander à genoux.

Craddock entra sur cet éloge de sa personne.

— Ah ! vous êtes avec elle, s’écria-t-il, c’est bien ! vous pouvez y rester. Je n’ai pas de jalousie ; elle est fausse.

— Que voulez-vous dire ? demandai-je en m’asseyant sur mon lit, toute prête à claquer le personnage.

— Vous n’avez pas été la maîtresse de frère Gennaro.

— Non, répondis-je tout étonnée, mais qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Cela fait que l’on m’a trompé indignement, que j’ai perdu mon temps et mon argent à voir brûler un homme qui n’était pas hérétique et à courtiser une femme qui n’était même pas sa maîtresse.

Craddock, très froid d’ordinaire, serrait les poings et se promenait à grands pas dans la chambre.

— Il me fallait cette nuit pour me désabuser, continua-t-il. Malade de l’horrible repas que vous m’aviez donné, je suis allé, pour me remettre, à l’ostérie de la Noix, ou j’ai rencontré mon ami John Scudamore qui m’a découvert tous vos mensonges.

Il atteignit une petite peinture qui représentait la Vierge et l’Enfant.

— Tenez, Lannelongue, j’ai payé ce tableau soixante ducats. Je l’estimais d’un grand prix. On m’avait dit qu’il avait appartenu au dernier Doge : c’est faux. Mon ami Scudamore m’a appris qu’il était l’œuvre d’un peintre anglais établi récemment à Venise et qu’il ne valait rien.

Craddock écrasa le tableau sous ses pieds.

— Arrêtez, fis-je en le lui arrachant, s’il ne vous plaît pas, je le prends pour moi : il ornera ma chambre.

Sans m’écouter, l’Anglais retira de son sac la main calcinée.

— Quand je pense que l’on m’a vendu cette main quinze ducats ! et que c’est tout bonnement la main d’un vulgaire cadavre, mise au feu au moment de l’exécution. Ah ! misérables trompeurs, la voilà votre main d’hérétique ! la voilà !

Et il la jeta par la fenêtre.

— Va donc, saleté ! cria-t-il, va donc où s’en vont les ordures !

Puis s’adressant à moi :

— Je voudrais te lancer, toi aussi, dans le canal, exécrable conteuse de balivernes. Je suis venu à Venise tout exprès pour connaître des courtisanes, de vraies courtisanes, et voici la femme que l’on m’amène !

— Je ne suis pas une courtisane ? insolent ! Et que suis-je donc ?

— Tu es la femme d’un batelier, oui ! tout simplement ! Mon ami Scudamore me l’a affirmé : il n’y a plus de vraies courtisanes à Venise. Oh ! les écailles me sont tombées des yeux : on ne me trompera plus à présent.

— Ah ! ah ! criai-je en l’empoignant à la gorge et en lui tirant la peau, vous allez cesser vos impertinences, grossier malotru, vous allez les cesser ou nous allons voir !

— Soyez tranquille, dit-il en me repoussant, je ne veux pas rester un instant de plus dans cette ville de mensonge. Venez-vous, Lannelongue ?

— Partez seul, répliqua le conseiller en m’attirant sur le lit pour me caresser. Je ne trouve pas qu’il y ait rien de faux en elle. Loin d’exagérer ses charmes, j’estime qu’elle les dérobe avec trop de modestie.

— Grand bien vous fasse de les contempler ! moi, je m’en vais et pour toujours. Je retourne à Paris.

— J’en rends grâce au ciel, repartit mon compagnon, qui ne songeait plus qu’à se reposer et goûtait déjà les agréments du demi-sommeil.

Craddock disparut, puis revint un instant après ; il s’était radouci, et avec son meilleur sourire :

— Je vais donner de vos nouvelles à votre femme !

— Ah ! je vous remercie bien, mon cher ami, vous êtes mille fois trop aimable.

Soudain, comme l’Anglais était déjà parti, Lannelongue se réveilla complètement et cria de toute sa voix :

— Dites-lui que je ne l’oublie pas, que je pense à elle du matin au soir et que je serai bientôt de retour !

— Oh ! ne vous pressez pas, répondit la voix de Craddock.

— Vous n’avez pas peur qu’il vous plante des cornes ? lui demandai-je.

Il eut un rire tranquille.

— Non, ma chérie, il est trop laid pour triompher d’une femme aussi sage que la mienne.

Et, se croisant les mains sur la poitrine, il ronfla doucement à la manière des justes.

Ainsi s’écoulait ma vie, jouet et torture des hommes. Je me plaisais à irriter leurs désirs, jusqu’au moment où je devais les supporter. Pourtant ce tourbillon d’amour et de fête me causait une sorte d’ivresse où fondaient mes peines. Malgré les conseils de Morosina et au mépris de toute prudence, je sortais beaucoup, je me montrais dans les promenades. J’avais même gardé ce nom de Nichina qui m’était cher et que l’on répétait déjà de bouche en bouche à Venise.

Lorsque je m’avançais sur la place Saint-Marc au bras de Cecca, les causeries s’arrêtaient, les hommes s’écartaient pour nous livrer passage et j’entendais mon nom chuchoté de tous côtés avec une sorte d’admirative terreur. D’abord un peu gênée, je me sentais bientôt fière et tout heureuse. Je souriais même aux insultes, aux regards envieux des femmes du peuple comme à un hommage. Puis, rentrée chez moi :

— As-tu vu, disais-je, comme on nous a regardées ?

— C’est toi : tu es si belle.

Et j’acceptais toutes les louanges.

Je me déshabillais lentement, posant avec soin, comme des reliques, les vêtements qui avaient si bien servi à ma beauté.

— Comme elle t’allait, cette jupe ! s’écriait Cecca, un genou à terre, en m’aidant à dénouer les liens.

— C’est un excellent tailleur, ce Pigula.

Alors, au miroir, je présentais mes seins, puis, détournant la tête, j’offrais ma vaste croupe, ravie de mon image. Cecca, qui ne se contenait plus, baisait mes reins, ma toison, mes jambes.

— Laisse-moi ! faisais-je, il faut que je m’habille pour le souper.

J’essayais de la repousser, mais elle m’enserrait le pied et y collait ses lèvres.

— Allons, vas-tu me laisser ? criais-je en la frappant rudement.

— Oh ! me répondait-elle toujours agenouillée, bats-moi, écrase-moi ; tes coups me sont aussi doux que des caresses.

Mais, parfois, il m’arrivait d’avoir l’âme si triste, si dégoûtée du monde et de toutes choses que je ne voulais plus voir personne. Sous un prétexte quelconque, j’envoyais dans la ville Morosina et Cecca, qui m’obéissaient comme des servantes, et je restais seule à la maison. Les soirs d’été, sur le banc de marbre du petit jardin, j’ai passé des heures à regarder les nuages étincelants de lumière se foncer de pourpre, d’orange, de mauve, avant de s’évanouir lentement dans l’azur assombri. L’image de Guido, jusque-là voilée, m’apparaissait désolante d’inutile séduction. Alors je m’étalais sur le ventre et je pleurais toutes mes larmes, goûtant l’odeur âcre de cette terre à laquelle j’eusse voulu me mêler.

Morosina, remarquant ma tristesse, entreprit de me consoler. Elle m’enseigna le chant, la viole ; j’appris aussi à danser et à me tenir à cheval avec élégance. Bientôt je devins si passionnée d’exercice, si désireuse de m’instruire, que Morosina, sans cesse, était forcée de me rappeler mes intérêts et mes amours. M’ayant conduite dans une chapelle qui se trouve devant l’église Saint-Jean-de-Bragora, elle me montra au milieu d’un tableau du chœur, parmi les saintes femmes qui entourent la croix, son portrait peint il y avait vingt ans. J’admirai les grâces, la jeunesse disparues et je pensai avec terreur que le temps emporterait aussi ma beauté. Dès lors, je voulus être représentée sur les murailles d’un palais ou d’une église pour que, plus tard, les jeunes gens n’eussent point de mépris devant ma vieillesse.

Mon ambition croissait chaque jour. Je n’étais point de ces femmes qui se laissent vivre, roulées par le flux et le reflux des choses. Lorsque Morosina me parlait des grandes fêtes qu’elle avait vues à Ferrare et des spectacles dans lesquels avaient figuré des courtisanes, je me sentais dévorée d’impatience et d’ardeur ; j’eusse voulu paraître sur un théâtre, costumée en reine ou en déesse, aux applaudissements de toute une cité.

Dans l’espoir d’une haute fortune, je songeais à compléter mon éducation et je cherchais un maître. Ce fut le Ciel qui me l’envoya. Un jour que nous revenions de l’église, où Morosina, qui était fort pieuse, avait coutume d’aller chaque matin faire ses dévotions, nous aperçûmes, assis sur les marches, un pauvre homme enveloppé d’un long manteau déchiré. Il nous tendit la main timidement. Je fouillai dans mon escarcelle et lui donnai quelques quadrini. Alors, comme un chant monta des lèvres du mendiant :

Non humaines vraiment, mais divines
Étaient leur marche et leurs saintes paroles.
Ah ! bienheureux qui naît pour un tel destin !

Je le regardai. Il était jeune encore. Il avait de grands yeux bleus doux et effarés, des cheveux blonds tombant droits, par touffes, sur son visage, un nez à recevoir la pluie du ciel, surplombant une bouche énorme et un petit menton écrasé.

— Sainte Vierge, dis-je, mon ami, que tu es laid !

Mais voyant ses paupières retomber sur ses yeux tristement et son visage se contracter comme s’il allait pleurer :

— Console-toi, fis-je, si tu n’as pas une figure admirable, tu as la plus belle voix qu’on puisse entendre.

Il me répondit :

— Soyez sûre, madame, que ma voix ne me sert à rien, puisque depuis deux jours je n’ai pas mangé. Je suis pourtant docteur de l’Université de Padoue.

— Comment, c’est vrai, tu es docteur ? et tu sais dire les vers ?

— Je sais par cœur les vers des plus grands poètes, toscans, latins et grecs.

— Je me contenterais pour ma part d’apprendre les toscans, mais ne me trompes-tu pas ?

— Je jure sur la tête de ma mère que je dis la vérité.

— Oh ! quelle chance ! j’ai justement besoin d’un professeur. Eh bien ! je te prends chez moi et tu mangeras tous les jours.

Morosina m’adressa des observations graves et solennelles :

— Vous allez vous compromettre, ma fille, avec des engeances pareilles.

Je haussai les épaules.

— Non ! Non ! Je veux l’avoir chez moi. Il vient de la part du bon Dieu !

Et me tournant vers le pauvre homme :

— Docteur, ne me prenez pas pour une femme qui a séché sur les livres : telle que vous me voyez, je suis une petite ignorante.

— Sa Seigneurie est belle, cela suffit.

— Oui, je suis belle ; seulement écoutez : il ne faut pas me regarder comme cela ; il arrive toujours du mal aux docteurs qui regardent trop leurs écolières.

— Ah ! madame, je ne veux vous adorer qu’avec mon esprit. Il y a longtemps que j’ai dépouillé les désirs de la chair comme indignes d’un homme. La beauté n’est pour moi qu’un moyen de perfectionner mon intelligence. Elle me permet de découvrir les harmonies célestes qui demeurent inconnues au reste des hommes. C’est sans doute pour cela qu’on m’appelait à l’Université Michele des Étoiles, bien qu’en réalité je me nomme Michele Marzocco. Jusqu’ici je n’ai eu affaire qu’à de mauvaises âmes, fondues dans la chair mortelle et engluées à la terre. Voilà pourquoi vous me voyez dans ce triste état.

— Seigneur Michele des Étoiles, vous parlez d’harmonies célestes, mais n’admettez-vous pas qu’il y ait aussi des harmonies entre nos pauvres corps, par exemple entre le corps de l’homme et celui de la femme ?

— Non, madame, le corps n’a pour mission que de transmettre les pensées d’une âme à une autre âme : ce n’est qu’un domestique et un sale domestique encore !

Morosina ne tolérait plus l’entretien ; toute gonflée d’une colère prête à éclater, elle me lançait des coups d’œil furibonds en me voyant oublier ainsi ma dignité avec un loqueteux.

— Vous ne pouvez vous entendre avec Madame, dit-elle dédaigneusement à Michèle, car elle fait profession d’aimer les êtres terrestres.

Je rougis et j’eus un regard de reproche pour la comtesse, mais Michele répondit :

— Si Sa Seigneurie aime les êtres terrestres, je dois la révérer comme la plus admirable de toutes les femmes, car c’est par l’amour que se purifie le Monde.

Morosina détourna la tête en trépignant d’impatience, tandis que je parlais de la sorte au docteur :

— Messer, vous devez avoir grand’faim depuis le temps que vous êtes à jeun. Je ne sais si vous êtes comme moi, mais rien ne me fait le ventre plus creux que la philosophie. Voulez-vous venir prendre chez moi la collation ?

— Je ne refuse point, madame, des offres aussi aimables. Je sais d’ailleurs parfaitement ce que nous devons donner au corps pour que cet esclave nous laisse tranquilles.

De retour à la maison, ayant relevé ma robe, j’allai à la cuisine, j’allumai le feu, je fis réchauffer des viandes, chanter la poêle et, avec de la pâte toute prête, je pétris un petit gâteau.

— Nichina, cria la comtesse tout à coup, voilà Monseigneur de Gonzague qui te demande si tu peux le recevoir.

— Qu’il aille au diable ! repartis-je, en ce moment je m’occupe du manger de mon docteur.

Morosina se retira consternée, tandis que j’achevais de préparer le repas de Michele des Étoiles. Dans le vestibule, ayant la jupe en l’air, des plats jusqu’au menton, et les mains noircies au foyer, je rencontrai le marquis de Gonzague qui, à me voir ainsi faite, laissa tomber sa canne d’étonnement.

— Vous voyez bien, monseigneur, que je suis occupée : revenez demain.

Lorsque Michele aperçut les victuailles :

— Ah ! ah ! ah ! s’écria-t-il en ouvrant des yeux larges comme les verrières d’une cathédrale, oh ! oh ! oh ! comme vous êtes bonne !

Et, en quelques instants, il eut vidé, torché de sa langue les assiettes.

Je revins lui porter le gâteau :

— J’espère, docteur, que maintenant vous avez rassasié votre faim et que vous allez pouvoir me donner une excellente leçon.

Mais les bras étendus, la tête contre la table, Michele des Étoiles dormait, accablé de lassitude. Alors, je me sentis émue de pitié pour ce pauvre être et je mis un baiser sur sa chevelure poudreuse en pensant que c’était peut-être le premier qu’on lui donnait.

La comtesse et Cecca furent scandalisées. Cecca, toute rageuse, se croisa les bras et, se plantant devant moi, me regarda fixement.

— Eh bien ! on peut dire que tu en as une conduite !

— Ah ! ma pauvre fille, ajouta Morosina sur un mode plaintif, je ne sais ce qu’il adviendra de vous, mais si vous continuez de la sorte, je crains bien que vous ne finissiez sur la paille.

Je suffoquais de colère.

— Vous allez me flanquer la paix, répliquai-je : voici assez longtemps que vous me ratissez le poil de vos randonnées.

Elles sortirent avec des mines d’enterrement et en levant les yeux au ciel.

Dès le lendemain, Michele était dispos et je pus profiter de son enseignement. Il avait un savoir immense ; et les études approfondies qu’il avait faites des astres lui permettaient de juger les âmes humaines avec bien plus de finesse et de liberté que s’il n’avait jamais quitté des yeux les basses réalités de la terre. J’avais établi dans la porte de sa chambre un petit guichet, devant lequel il se postait à l’arrivée d’un nouveau galant.

— Michele, lui demandais-je, que penses-tu de ce muscadin ?

— Rien de bon, répondait-il, ou bien : Aime-le, c’est un cœur d’or.

Il ne se trompait pas très souvent. J’avais une pleine confiance en lui ; j’acceptais tous ses jugements ; je croyais toutes ses histoires. Seulement, lorsqu’il trouvait que mes caresses devaient avoir pour but de détruire l’animalité des hommes et de les ramener au bien, j’avais de la peine à m’empêcher de rire. Alors il ouvrait les yeux tout grands et me considérait avec inquiétude. Il me disait quelquefois :

— Nichina, vous ne vous êtes jamais montrée maussade pour moi comme la comtesse ; vous ne m’avez jamais joué de tour comme cette petite friponne de Cecca ; Nichina, vous êtes bonne, et pourtant, je vous l’avoue : il y a des moments où vous me faites peur !

Cet aveu me rendait fière ; je priais Michele de le répéter comme si je ne l’avais pas entendu ; et sans le contredire, en souriant, je l’écoutais confesser pour la vingtième fois la grande terreur que je lui inspirais.

Dans ces temps-là, un gentilhomme vint à la maison m’avertir que la Seigneurie me choisissait, à cause de ma beauté, pour figurer aux fêtes que Venise allait donner en l’honneur de Fasol. Cette nouvelle me transporta de joie. Pendant plusieurs semaines, je ne fus occupée que de préparer mon costume. Enfin, un jour, je ne fus pas peu étonnée de rencontrer Monseigneur Benzoni en personne, qui m’attendait dans le vestibule. Je ne pus me défendre d’un mouvement de frayeur, mais le cardinal, sans paraître le remarquer, vint à moi, et, m’ayant saluée, m’adressa toutes sortes de compliments. Il n’avait point changé : je retrouvai dans ses traits ce mélange de bienveillance et de dureté qui m’avait frappée la première fois que je le vis. Il me parla de la sorte :

— Votre beauté, ma chère fille, est la gloire de Venise ; c’est pourquoi le triomphe de Fasol ne peut se passer de votre présence. Vous avez bien voulu conduire le cortège, mais nous attendons aujourd’hui davantage de votre générosité. Un acteur, qui devait jouer le soir de la fête, est tombé malade. Accepteriez-vous de le remplacer ?

J’étais toute tremblante de crainte, d’orgueil, de plaisir.

— Moi ? monseigneur, mais je ne saurai pas ! j’aurai peur sur la scène !

— Vous avez toutes les grâces et toutes les audaces : pourquoi auriez-vous peur ? Voici les pièces ; si vous y consentez, nous allons les lire ensemble, comme nous lisions des vers lorsque vous étiez mon page.

Tandis qu’il m’expliquait mes rôles, je le considérais avec étonnement, car il ne m’avait point habituée à tant de courtoisie. Son offre m’avait tellement enthousiasmée, que je me reprochai d’avoir eu pour lui tant de haine autrefois. Je brûlais de lui demander des nouvelles de Guido, mais je n’osai pas.

Lorsqu’il fut parti, je courus à mon docteur qui était à la promenade. D’aussi loin que je l’aperçus, je lui criai :

— Michele ! Michele ! je joue la comédie à la fête ! je suis la maîtresse de Jupiter, puis une dame qui trompe son mari, et puis l’Hymen qui vient marier tous les amoureux, et puis je ne me rappelle plus quoi. Vite ! vite ! Il faut que tu me fasses entrer ces rôles dans la tête, allons ! secoue-toi ! n’aie pas l’air ahuri !

Nous nous mîmes aussitôt au travail. Il était d’une patience et d’un entêtement admirable ; pour moi je passais, dans un instant, de l’extrême enthousiasme au plus profond dégoût. Parfois, si j’avais mal répété une scène, je m’approchais de Michele à genoux, je baissais la tête et prenant une voix de petite fillette :

— Seigneur docteur, fouettez-moi ferme, que je ne recommence plus !

Mais il m’arrivait aussi d’avoir l’humeur capricieuse. Et comme Michele me répétait :

— Ce n’est pas cela !

— Que ce soit ma figue ou ton oiseau, je m’en moque, répondais-je.

Je lui jetais le livre à la tête en lui criant d’aller se promener et je descendais au jardin où, de colère, j’arrachais toutes les fleurs.

Le grand jour arriva ! Levée dès l’aube, je courus à la fenêtre respirer l’air frais que les roses embaumaient et je me réjouis de la lumière naissante. Déjà, dans notre rue, on clouait des tentures, la Seigneurie ayant voulu que toute la ville fût parée pour la fête. Je songeai alors à m’habiller et j’allai réveiller Cecca. La pauvre fille était toute triste de ne point faire partie du cortège, mais loin de concevoir quelque envie de mon heureuse fortune, elle semblait m’en aimer davantage.

Je me vois encore à ma toilette ce matin-là ! Quelle joie j’éprouve à revêtir cette robe de soie fine et argentée, qui laisse transparaître mes formes, se colle aux plis de mon corps, accuse les réserves ou les débordements de ma chair, ici met un voile, là une caresse, pour enfin, par un jeu voluptueux, me découvrir ailleurs tout à fait : la robe de Vénus !

— Ah ! dit Cecca, je ne voudrais pas me montrer comme cela : les hommes aujourd’hui n’auront pas besoin de payer pour te voir !

La comtesse, Cecca, Michele, les servantes, le coiffeur, tous se tenaient autour de moi pour m’aider ou me contempler. En petite reine capricieuse, j’avais pour eux des tendresses et des violences.

— Allons ! Tonina, que faites-vous là ! Vous ne comprenez donc pas que vous gênez le coiffeur ? Felippa, cherchez donc le flacon de zibetto. Morosina, vous seriez bien aimable de m’apporter votre poudre musquée.

Devant le miroir, au milieu de ce va et vient de jupes empressées, j’étais devenue solennelle comme si j’avais marié ma sœur.

— Ah ! madame, dit le coiffeur qui recula de trois pas pour juger de son œuvre, sainte Chasteté elle-même renierait ses vœux en vous apercevant.

Alors, souriante et apaisée, je me tournai vers Cecca qui me mangeait des yeux.

— Toi, fis-je, tu es trop gentille.

Et j’interrompis ma toilette pour lui donner un baiser, tandis que les servantes souriaient entre elles en clignant de l’œil.

Je partis enfin et je me dirigeai vers le Rialto, d’où le cortège devait se rendre à Saint-Marc par la Mercerie. Partout sur mon passage, j’entendais l’exclamation : Belle ! Belle ! qui s’élevait des lèvres comme une prière et, de me voir ainsi admirée, j’avais les jambes molles d’émotion. Il y avait tant de foule que j’eus peine à me frayer un passage jusqu’au Rialto. La Mercerie était toute tendue de brocarts, de draps d’or et de dentelles, qui formaient une muraille brillante et légère à la fois, au-dessus du sol jonché de roses. Le pont disparaissait sous les trophées, comme à la venue des princes et des ambassadeurs et j’entendais les mille oriflammes conquises sur les ennemis claquer au vent sous la grande bannière rouge de Saint-Marc. Un officier vint me prendre pour m’amener au milieu des femmes qui composaient le cortège. Devant les chars attelés de chevaux blancs j’aperçus les plus belles courtisanes de Venise : Livia Azzalina, en Cérès, couronnée d’un diadème d’or formé d’épis entrelacés, Gratiosa Vilanella, qui figurait la Paix, montrant son corps superbe à peine dissimulé sous des feuilles d’olivier, les trois Grâces : Marietta Vespa, Lauretta Folega, Géronima, en robes de fleurs, et cette Lugrezia Barcariola, qui ne s’était jamais résignée à se teindre en blond, voulant garder cette incomparable chevelure noire aux reflets bleus sous laquelle ses amants voyaient disparaître son corps, comme sous une chape d’ébène.

Toutes les femmes tournèrent les yeux vers moi, m’examinèrent avec attention, essayant de surprendre quelque défaut, mais je m’aperçus, à la tristesse envieuse de leurs regards, qu’elles n’en découvraient pas. Un peu agacée de cette inspection malveillante, je me mis à causer avec Marietta Vespa toujours joyeuse, malgré les ennuis que lui avait valus sa liaison avec le Patriarche. En attendant le signal du départ, nous nous amusions à voir les grotesques qui devaient égayer le cortège : Polyphème, dont l’œil, énorme et clignotant, soulevait de grands rires, Cacus, dont l’estomac postiche, par un mécanisme ingénieux, allait rejeter de la viande crue, et Vulcain, barbouillé de suie, qui faisait fuir toutes les femmes en s’approchant d’elles pour les embrasser. Fasol avait désiré lui-même que la fête de son couronnement eût un caractère de gaieté libre et carnavalesque, pour que le peuple, par ses plaisirs, s’unît à la joie qui le remplissait, — joie trop haute pour être comprise d’une foule.

Nous regardâmes aussi les peintures qui décoraient la place du Rialto ; elles représentaient l’histoire de Prométhée : le Sacrifice à Jupiter, la Découverte et le Vol du Feu, les Vices et les Maux s’échappant de la boîte fatale, enfin la Torture sur la montagne.

— Elle est belle, Pandore, me dit Marietta, tu ne devinerais jamais qui c’est.

— Non.

— Franceschina Morella !

— Pas possible.

— C’est elle. L’a-t-il embellie, hein ? le peintre ! Quand on aime aussi… Il ne s’est pas enlaidi non plus dans Prométhée. Il s’est donné la figure des jours où Franceschina lui fait des scènes de jalousie et où il apprend qu’elle l’a trompé une millième fois de plus.

Nous étouffions, pressées entre les dentelles, les soies et les chairs nues. Tout à coup Marietta éclata de rire.

— Qu’as-tu ? demandai-je.

— Regarde donc les chausses de ce compagnon de la Calza : Elles contiennent un joli compliment. Mais à laquelle de nous s’adresse-t-il ?

— À vous deux, répondit le galant.

— Pourrez-vous attendre jusqu’à ce soir ?

Et elle glissa la main vers son admirateur.

— Chut ! Chut ! Voulez-vous finir ! criait-on autour de nous. Voici qu’on se met en marche.

En effet, le défilé commençait, et j’admirais les jeunes gens des confréries coiffés de leurs bérets à plume et portant la devise de la société brodée en lettres d’or sur leur manteau de soie. Il y avait là les plus beaux garçons de la République. Les pourpoints ajustés, les chausses collantes de drap d’argent, de velours cramoisi ou de satin rose faisaient ressortir le joli dessin de la poitrine, des jambes et des reins. Les chars aussi s’ébranlaient : je vis passer ceux de Cybèle, de Mercure et de Neptune. Mes amies m’avaient quittée. Je restais seule à attendre mon tour.

Je vis bientôt s’approcher le char de Vénus, qui n’était qu’une corbeille de roses, et où étaient déjà groupées les trois Grâces. Une vieille dame nous confia un petit bambin de cinq ans qui n’avait pour costume qu’une écharpe de soie soutenant un carquois de flèches.

— Surtout, dit la vieille, prenez bien garde à mon petit amour.

— Oh ! madame, dit Marietta, je vous le promets.

Et tant que dura la fête, elle lui enseigna comment il devait se tenir, interrompant ses leçons pour lui donner des baisers et le bourrer de gâteaux.

Je me tenais droite sur le char, enlaçant une jeune Psyché, dont les cheveux se mêlaient aux miens et formaient pour nous deux un même collier de soie d’or. Des milliers d’yeux étaient fixés sur moi, mais la rumeur d’admiration qui courait dans le peuple ne me causait plus aucun trouble ; je levais la tête, buvant avec volupté ces louanges que j’entendais monter de toutes parts, perdue moi-même dans cette ivresse de foule, de soleil et de clair azur.

Soudain, l’immense place Saint-Marc m’apparut, toute chatoyante de couleurs, toute palpitante de lumière et de mouvement, sous les larges étendards des confréries, gonflés comme des voiles. Venise entière s’était réunie là, en un instant de joie et d’enthousiasme. Pour moi, je ne détournais pas les yeux du vaste dais de pourpre qui traversait la place et sous lequel se trouvaient le Doge, les pregadi, le Grand Conseil, toute la puissance qui faisait trembler le monde. À un moment on lâcha des colombes devant mon char et, d’une estrade construite au milieu de la Place, j’entendis s’élever un concert de violons et de flûtes, tandis que des voix claires d’enfants chantaient un hymne à Vénus. Je fus sur le point de défaillir.

Le char avançait toujours ; il arriva bientôt sous le dais, au pied de la tribune qu’on avait élevée devant Saint-Marc et où j’aperçus le Doge qui parlait à haute voix à un homme vêtu de satin noir. Je reconnus Fasol ; derrière lui étaient assis le cardinal Benzoni, le Patriarche, les podestats, les provéditeurs, dans un flot de pourpre, de soie claire, de damas sombre, parmi des chaînes étincelantes. Un officier me tendit la main pour me faire descendre du char. Deux pages me remirent le coussin sur lequel était posée une couronne de laurier d’or, et me précédèrent dans la tribune où, m’étant agenouillée, je présentai au Doge la couronne. Il la saisit vivement et, la mettant sur la tête de Fasol :

— Accepte, dit-il, l’hommage de cette Cité dont tu es la gloire.

Une acclamation formidable monta de la Place, que l’agitation des spectateurs et la diversité des costumes, resplendissants de lumière, emplissait comme d’un vol infini et bigarré de papillons.

— Longue vie à Fasol ! criait-on, honneur au divin artiste !

Fasol avait les larmes aux yeux et il me semblait que j’étais ivre, tant j’étais émue. Un gentilhomme de ma connaissance me fit asseoir près de lui, tandis que les vivats continuaient et que l’enthousiasme du peuple gagnait les plus insensibles.

Cependant, aux sons clairs de trompettes, le Doge et Fasol se donnant la main descendaient les degrés de la tribune, jonchés de rameaux et de couronnes fleuries, et les nobles du cortège les suivirent dans un ordre majestueux, balayant de leur longue robe cramoisie l’escalier de feuillage. Mes yeux s’arrêtèrent alors sur un jeune homme qui s’avançait entre le légat et le Patriarche. Des dentelles fines et légères, le rubis qui mettait un œil de feu sur son béret noir, étaient les seules parures de son costume, comme s’il eût craint, par d’autres ornements, de dérober sa beauté. Mais, vêtu en pauvre ou en patricien, comment n’eût-il pas séduit toutes les femmes avec le charme impénétrable de ses yeux sombres et la merveilleuse volupté de sa bouche ? Le cou au dessin large et gras, les courbes fines de ses reins, de ses jambes, cette ligne fléchie et comme abandonnée de tout son corps appelaient la caresse. Attendrie par ses grâces langoureuses, j’étais conquise par son regard fixe, son nez droit de dominateur. Devant lui je rêvais à l’étrange plaisir d’être une grande sœur protectrice et avisée en même temps qu’une chienne docile, humble sous les coups. Et je sentais avec terreur s’approcher de moi l’impérieux, le cruel Amour !

Au moment où je rejoignais mon char, je dis à Marietta Vespa :

— Comme il est beau !

— Oui ! fit-elle, on aimerait à s’en passer le caprice.

— Sotte, répliquai-je furieuse, les femmes qui, à la vue d’un pareil homme, ne peuvent avoir qu’un caprice, ne sont pas dignes de le posséder.

Elle me considéra d’un œil curieux et étonné, tandis que je regardais le visage de l’admirable jeune homme se confondre avec les têtes rudes et grossières de la foule pour disparaître enfin au milieu de ces vagues humaines.

Autour de nous, le peuple trépignait d’impatience et criait :

— Les courses ! Les courses !

On attendait le départ du Doge pour commencer les divertissements.

D’abord les zaffi repoussèrent le peuple contre Saint-Marc de façon à laisser le milieu de la place libre, puis cinq coureurs s’avancèrent. C’étaient des marchands juifs que Venise forçait à prendre part aux jeux et qui s’y résignaient de bonne grâce, dans l’espoir d’un gain médiocre ou d’une petite récompense. Il y avait trois vieillards et deux jeunes garçons. Un concours de ce genre paraissait d’autant plus piquant que les longues jambes des plus âgés, l’ardente célérité des autres rendaient les chances égales. À eux cinq, ils semblaient représenter toutes les variétés de la race, depuis le peseur d’or au nez crochu, aux paupières lourdes et gonflées, jusqu’à l’adolescent fier, dont le nez fin, les yeux clairs et tranquilles, la démarche hardie, trahissent le sang des maîtres.

— Est-ce vous qui allez remporter le prix ? père Samuele, fit l’un des jeunes gens en clignant de l’œil à un long vieillard.

— On ne sait pas, mon enfant, dit le bonhomme auquel on s’adressait ; et, relevant la tête, arrondissant le ventre, il promena les yeux tout autour de lui avec la solennité d’une dinde qui, perchée sur un mur, contemple à ses pieds l’agitation de la basse-cour.

Ils se déshabillèrent sans enlever leur chapeau jaune, et un immense éclat de rire salua le dépouillement de ces épaules voûtées à d’arides négoces, de ces corps malingres et poudreux qui avaient l’air de sortir d’un souterrain. Seul, David, l’interlocuteur du père Samuele, fort et bien campé, soutenait l’orgueil de la race.

Un ronflement de corne donna le signal du départ ; les champions, les coudes au corps et les poings fermés, s’élancèrent. Comme il était convenu, ils firent quatre fois le tour de la place. Les trois vieillards, d’abord en avance sur les jeunes gens, furent bientôt dépassés. Le père Samuele, après un court effort, marchait tout haletant à une grande distance de ses compagnons et paraissait maintenant se désintéresser de la victoire, à la vive impatience des spectateurs, qui tentaient de l’exciter par des cris, des encouragements ou des insultes :

— Hardi, père Samuele ! Allons !

— Sale lâche !

— Il ménage sa carcasse pour le cimetière.

— Ou pour son jeune cotillon.

— C’est Catau qui ne le ménage pas. Par Bacchus ! elle lui a sucé la respiration.

— Vas-tu marcher, porc !

— Je crois que la belle fera plus les doux yeux à son voile de veuve qu’à son bouquet de mariage.

— Et elle aura raison. Ça ne doit pas être drôle d’avoir épousé une vieille maladie de ce genre.

— En avant, limaçon !

— Des fainéants pareils, ce serait à gauler comme des roussins.

— Hardi, le vieux ! Holà !

Mais sans prêter attention aux paroles qui lui bourdonnaient à l’oreille, les paupières plissées rabattues sur ses yeux, le nez dans sa barbe blanche et poussant des soupirs à la façon d’un agonisant, le père Samuele s’avançait plus lentement encore. Tout à coup, des applaudissements éclatèrent, faibles d’abord, pareils à un coassement de grenouilles, puis tonnant à la façon, d’une arquebusade. David, arrivé premier, recevait une bourse de dix ducats.

On se porta en masse du côté du vainqueur, et je fus entraînée, roulée par le flot. J’aperçus, à ce moment, le vieux Samuele qui, ayant repris haleine, s’était mis à courir à toutes jambes comme si le prix n’était pas encore gagné. Il souleva son chapeau jaune et, avec une grande humilité, s’agenouilla, inclina très bas la tête devant les juges, puis, se relevant brusquement, il regarda de haut le jeune David qui, attentif aux louanges dont on l’accablait, ne parut pas le voir. Alors, d’une voix criarde et pleurnicheuse qui agita d’un fou rire toute l’assistance, il l’interpella de la sorte :

— Je te dénonce à la face des seigneurs et du peuple, exécrable tricheur, larron des pauvres ! Si personne n’a remarqué ton jeu, moi je l’ai vu : tu n’as fait que la moitié de la course, en te dispensant de suivre la piste tracée. Mais tu vas voir si tu oses, à ma barbe, t’enorgueillir de tes brigandages. Le Dieu de Moïse, par ma propre main, va punir l’injustice et faire rendre gorge au voleur !

À ces mots, il poussa vivement David qui, surpris par cette brusque agression, trébucha et tomba par terre avec lui. Je vis ces deux corps noueux et souples, serrés en boule l’un contre l’autre, se débattre, rouler les pieds en l’air ; puis, à la suite d’un silencieux et rapide combat, il y eut un arrêt : un dos arqué aux os saillants et luisants sous la peau, une échine amaigrie, deux jambes tendues demeurèrent un instant immobiles Enfin, d’un effort en arrière, Samuele se redresse, se retourne, arrache les mains qui l’enchaînent, et, tandis qu’une masse sanglante se détache lourdement de son corps, il élève, puis serre une bourse contre son sein. Déjà il a bondi vers la palissade qui sépare les juges du peuple, et, se baissant très vite, il passe sous la barrière, entre les sbires trop surpris pour inquiéter sa fuite. Après le premier moment de stupeur, on court à son adversaire ; on reconnaît qu’il est inanimé. Alors, un cri d’horreur s’élève, et, de tous côtés, j’entends retentir cet appel furieux d’indignation :

— Arrêtez l’assassin !

— Tu ne viens pas à la collation du Lido ? me dit Marietta Vespa qui, je ne sais comment, se trouvait du côté des juges et, un peu gênée par la foule, ne savait rien de ce qui s’était passé. Sans doute, ajouta-t-elle, tu y verrais ton amoureux.

J’étais encore sous le coup du spectacle auquel j’avais assisté, mais le mot de Marietta me rendit la mémoire ; l’image du beau jeune homme que j’avais admiré avant les jeux, vint m’occuper l’esprit et chasser toute fâcheuse émotion.

— Allons ! dis-je à Marietta, partons.

Et, profitant du trouble qui régnait parmi les juges et les sbires, j’enjambai la barrière et gagnai la Piazzetta.

Les gondoles couvertes de glaces, de guirlandes de roses entrecroisées sur des brocarts d’or qui trempaient dans l’eau, semblaient des corbeilles d’amoureuses. Les jolies passagères, par leur collerette de dentelles, ouverte très bas, laissaient voir la naissance des seins, et leurs bras nus s’enfonçaient, avec une ombre charmante, dans les larges manches de velours rouge. Elles battaient des mains au concert de violons et de flûtes qui s’élevait de la grande barque des musiciens, concert non point religieux et grave, mais si gai, si divertissant que les archets semblaient rire sur les cordes et que, ne se fût-on trouvé si pressé dans les barques, tout le monde se serait mis en danse. Lugrezia Barcariola, qui se croyait obligée par sa beauté à ne jamais sourire, me héla, d’une des gondoles, sans quitter son air majestueux.

— Viens-tu avec nous, Nichina ?

Déjà je serrais ma robe fine contre mes flancs à la grande admiration de tous les hommes, qui se pressaient pour admirer mon corps à travers les transparences de la soie et dont quelques-uns seraient, un peu plus, tombés dans le canal ; déjà, levant le pied, j’allais m’embarquer avec mes amies, quand la voix de Morosina me fit tressaillir :

— Eh bien, mon enfant, oubliez-vous que vous devez jouer la comédie ce soir ?

Morosina était devant moi, imperturbable comme la statue de la Constance.

Je crus qu’on me poussait un clystère entre les fesses.

— Laissez-moi, dis-je, bran pour vous et la comédie !

Mais ce rappel au devoir m’intimidait : je n’osais plus partir.

— Viens-tu avec nous, Nichina ? disait toujours Lugrezia.

Marietta Vespa parut dans la barque et vint s’asseoir sur les genoux de Geronima.

— Je vais te voler ton amoureux, me cria-t-elle.

— Non ! non ! je viens, lui répondis-je.

Mais il était trop tard. J’entendis des fusées de rires, le bruit sourd des rames, des claquements de doigts impatients et fébriles et la barque, toute chargée de jeunes femmes, s’éloigna lentement. Le soleil jouait sur les épaules nues et nacrées, sur les chevelures teintes en or, sur les riches brocarts. Les yeux de malice, les bouches sensuelles, les dents rieuses, les calices de fleurs, l’eau tremblante et limpide, tout étincelait de lumière.

— Ah ! fis-je à Morosina qui cherchait à m’entraîner, que je suis malheureuse !

Et mes paroles s’étranglèrent, mes yeux devinrent humides.

— Ma chère, observa Morosina, il faut toujours sacrifier son plaisir à sa gloire. Moi-même, combien de fois n’ai-je pas mis des souliers, un corps de jupe qui me gênaient pour avoir petit pied et taille fine.

— Quand cela vous est arrivé, répliquai-je, ce n’était pas de votre faute. Avez-vous assez, l’autre jour, abruti d’injures votre cordonnier, parce qu’il vous avait apporté des chaussures trop étroites.

— Parce qu’elles m’enlaidissaient ; si elles m’eussent embellie, j’étais prête à tout souffrir.

Je la regardai : sa robe-couleur de l’arc-en-ciel, son ventre bombé, le souffle qui, à chaque pas, s’échappait de ses lèvres avec un petit bruit mal étouffé, me donnèrent envie de rire et j’éclatai, à son nez, à travers mes larmes.

Heureusement, elle ne s’irrita point de cette explosion subite de joie, occupée d’une gigantesque statue de Bacchus, qu’on avait élevée au milieu de la Piazzetta. Par une invention singulière, une pluie de vin s’échappait de la bouche entr’ouverte, des mains pleines de raisins et des pampres qui couronnaient le front ; le vin coulait aussi entre les jambes du dieu, et les jeunes gens entraînaient leurs amoureuses pour leur montrer le prodige, s’amusant de les voir rougir et détourner la tête avec un rire embarrassé.

— Voilà qui n’est guère honnête, ma fille, dit Morosina. Autrefois on n’eût jamais toléré une pareille indécence d’Égypte.

J’allais lui répondre, lorsque je fus saisie aux hanches et qu’un lourd baiser m’écrasa les lèvres.

— Rustre ! criai-je, en me retournant, ivre de colère, et je lançai derrière moi un coup de poing au hasard.

Je ne dus point manquer mon galant, car deux mains énormes se levèrent aussitôt ; j’attendis les claques en clignant des yeux, mais deux hommes avaient paré le coup, et prenant ma défense, s’étaient jetés sur mon agresseur, tandis qu’autour de moi on louait ma violente riposte.

— Bravo ! bravo ! la belle fille.

— Venez, mon enfant, me dit la comtesse avec un soupir, sans d’ailleurs hâter sa marche. Aujourd’hui, même en plein soleil, les rues de Venise ne sont pas sûres pour les pauvres femmes !

Après avoir déjeuné très vite dans une petite ostérie, au milieu d’un tapage de Jugement dernier, nous fûmes encore retenues par les danses qui avaient lieu devant la porte et où gentilles dames, filles du peuple, courtisanes fraternisaient, rivalisaient d’entrain et de gaieté. Je fus bien obligée de faire avec les autres ma partie de tordions et de jambes en l’air. Échauffée par le mouvement, le plaisir, la joie de mes voisines, je me divertissais tout mon soûl, et mes joues devaient être sans doute jolies avec les fossettes que le rire y creusait, et le rouge qu’y mettait l’animation des danses, car de hardis jeunes gens venaient à la dérobée les effleurer de leur bouche malgré tout ce que je pouvais leur cracher d’insultant. J’avais beau lever la main pour les souffleter, mes yeux et mes lèvres démentaient mon geste et ils se doutaient que, cette fois, je ne leur voulais point de mal.

Au milieu d’une forlane, on me frappa sur l’épaule. C’était Morosina qui, ne pouvant danser à cause de son embonpoint, jugeait ce plaisir malséant pour une dame et me priait de partir.

— Ah ! sale mère rabat-joie, dis-je, agacée, d’une sollicitude si persistante : il faut toujours que vous veniez m’enlever à mon amusement.

— Je songe à votre fortune, ma fille, puisque vous n’y pensez pas.

Et elle parla d’un ton si solennel, si dominateur, que je la suivis encore.

Mais, comme nous arrivions sur l’Herberie, des détonations éclatèrent, et une foule énorme, qui se précipitait à notre rencontre, nous força de nous réfugier dans la ruelle de la Pâtisserie, proche de la place.

Là, nous apprîmes d’un passant qu’il y avait eu une course de buffles sur l’Herberie, et que des pétards, lancés imprudemment, avaient épouvanté les bêtes, leurs conducteurs, et jeté un grand désordre dans l’assistance. En voyant les buffles furieux s’élancer sur les spectateurs, des zaffi eurent la malencontreuse idée de fermer tout à coup les portes qui barraient, de notre côté, les issues de l’Herberie et la foule qui, prise de panique, s’était mise à fuir, vint se briser contre les panneaux de fer.

J’aperçus des faces aux yeux blancs, agrandis par la terreur, se coller contre les barreaux, des mains crispées, folles, se tendre vers les chaînes qui retenaient les portes et essayer de les arracher. Soudain, au milieu des détonations persistantes, deux buffles, ivres de rage, se précipitèrent sur le peuple. Un cri d’épouvante, un bruit horrible d’écrasement s’élevèrent de la multitude, tandis qu’un corps inerte, lancé avec une force extraordinaire, passa par-dessus la porte et vint s’étaler à mes pieds. Je reconnus le cadavre d’un jeune homme ; la tête fracassée n’était plus qu’une boule informe et repoussante.

Saisie d’horreur, je voulus d’abord m’enfuir ; puis j’eus pitié du pauvre mort : ne pouvant, sans aide, le transporter, j’appelai Morosina ; mais la comtesse avait disparu et j’étais seule dans la rue, maintenant silencieuse, devant la porte de l’Herberie obstruée d’une masse sanglante. Au hasard, j’entrai dans une maison que je trouvai ouverte. Une vieille dame, les manches retroussées, préparait le repas du soir, allant de ses casseroles au feu brillant du foyer. Je ne réussis pas à lui faire entendre mes paroles.

— Parlez plus haut, ma fille, disait-elle en approchant l’oreille de ma bouche ; parlez plus haut ! Et elle ajoutait avec une grimace : Le bruit de la fête m’étourdit.

Cependant, avec des signes, je parvins à l’amener jusqu’au seuil, d’où je lui montrai le cadavre. En un clin d’œil, je la vis s’élancer, se pencher haletante sur le visage en bouillie, et d’un coup, se rejeter en arrière. Elle fût tombée à la renverse si je ne l’eusse retenue dans mes bras.

— Au secours ! au secours ! criai-je à des personnes qui traversaient la ruelle. Au secours ! messer, madame, arrivez ! arrivez donc !

Une petite mendiante vint m’aider à transporter la vieille femme dans sa maison, où l’on mit aussi le cadavre.

Autour de nous j’entendis chuchoter :

— C’était son fils.

— Mais qu’y a-t-il donc ?

— Un accident est arrivé à la course de buffles : on dit que trois cents personnes ont été écrasées.

— Que faites vous ici à causer ? dit un sbire ; vous feriez mieux d’aller sur l’Herberie.

On venait d’ouvrir les portes, et le spectacle de ces morts entassés était si épouvantable que beaucoup de gens se sauvaient, en se couvrant les yeux, comme s’ils étaient poursuivis par les affreuses images qui venaient de frapper leur vue. Malgré l’angoisse que me causait un si proche désastre, la vive et maladive curiosité que j’éprouvais d’aller moi-même contempler l’horreur, je restais, les jambes molles et tremblantes, au chevet de la pauvre femme, tandis que la mendiante, qui m’avait aidée, était en train de chercher le médecin. Morosina parut tout à coup sur le seuil de la porte.

— Comment, vous êtes garde-malade à présent ! dit-elle. Vous ne songez donc pas à la représentation de ce soir !

— Où étiez-vous donc, bon Dieu ? m’écriai-je.

— Hélas ! ma chère, répondit la comtesse, notre pauvre corps nous asservit à mille soins attristants.

Je lui appris le malheur qui était arrivé.

— C’est vraiment fâcheux, fit-elle, et elle poussa un soupir ; j’ai toujours dit qu’il fallait redouter les foules. Ne voyez-vous pas aujourd’hui que j’ai raison ? Mais, ma fille, pensez que vous devez jouer la comédie tout à l’heure.

— Sainte Vierge ! Morosina, que vous importe que je joue ou que je ne joue pas ?

— N’êtes-vous pas mon élève ?

Elle était entrée et, me prenant le bras, m’entraînait au dehors, de son pas tranquille et majestueux. Elle me conduisit sur la place du palais Sagredo, où l’on avait élevé le théâtre. Là, croyant avoir rempli sa mission, elle me dit adieu et me laissa pénétrer seule dans la chambre qui se trouvait derrière la scène et où devaient s’habiller les actrices.

J’y rencontrai deux femmes qui allaient paraître avec moi dans le divertissement, à la fin de la représentation. Elles avaient déroulé un tapis de théâtre et s’en étaient formé un lit où l’une se vautrait avec paresse, tandis que l’autre, la plus jeune, s’y tenait assise à croupeton, croquant une belle pomme charnue à pleines dents et jusqu’aux gencives, comme si elle eût voulu, d’un coup, l’engloutir, tout entière. Bien qu’elles me fussent inconnues, je jugeai convenable, à titre de compagne, de les saluer ; mais, soit timidité, soit jalousie, elles me répondirent à peine d’un signe de tête. La plus jeune acheva de manger sa pomme des yeux et de tout son visage ; l’autre ne voulut point déranger pour moi son attitude et, restant couchée sur le ventre, continua de m’offrir, avec un œil mi-clos et le bout d’une oreille à demi cachée par la main, sa croupe élargie et tranquille. Un peu gênée d’un pareil accueil, je m’approchai de la fenêtre où, le dos tourné, j’attendis mon costume et l’arrivée de Vivaio, l’organisateur du spectacle, qui tenait à nous examiner au dernier moment.

Les jeunes femmes, que je ne dérangeais plus, reprirent la conversation que mon entrée avait interrompue.

— Vois-tu, Orsetta, disait celle qui était couchée, je ne puis comprendre que tu aimes un homme pareil à ton capitaine, un homme qui n’a pas un cheveu sur la tête, qui boite et, avec ça ! qui a une figure, une figure…

— Accouche donc : je n’ai pas de fierté.

— Une figure de Judas, une figure à l’envoyer tout de suite ramer sur les galères.

— As-tu jamais vu des yeux comme les siens ?

— De beaux yeux de crapule !

— Des yeux de divinité. Puis je ne sais pas ce qu’il a en lui, mais, s’il s’approche de vous, s’il vous met seulement les lèvres sur les vôtres, c’est à vous faire trembler, à vous faire défaillir de jouissance.

— Cochonne ! En as-tu du vice ! Alors, tu l’aimes pour ça ?

— Oui, et après ? Est-ce que ça me fait quelque chose, à moi, qu’il ait été capitaine comme il le dit ou ancien galérien comme on le raconte, qu’il ait assassiné Pierre ou Paul ou qu’il se soit, tout jeune, acheté une conduite, quand il a cette façon de vous baiser la bouche… Tiens, comme ça, Fenice… C’est bon, oh ! c’est bon !… Est-ce que tu ne te sentirais pas prise tout de suite par ces extraordinaires, par ces ensorceleurs, par ces diaboliques yeux ?

— Orsetta, je ne te dis qu’une chose : on a des mœurs. N’est-ce pas honteux pour tes voisins d’entendre la vie que tu mènes. Ils disent que, lorsqu’il te bat, tu pousses des cris si perçants qu’on n’entendrait pas le tonnerre.

— C’est vrai : on se chamaille des fois ; on n’est pas des anges. Mais ça se passe ainsi dans tous les ménages

— Voilà pourquoi je laisse les hommes à qui veut en prendre. Tiens ! Orsetta, l’amour ne vaut pas un bon verre de Malvoisie. Tu verras ce qui t’arrivera, en compagnie du beau messer que tu t’es mis sur le ventre.

— Qu’est-ce qui m’arrivera ?

— On te fourrera dans une prison toute noire et toute froide, pour que tu y pourrisses comme le chanvre que l’on met à rouir ; on te déchiquettera la peau à coup de verges et ton dos aura la couleur des viandes pendues à l’étal des bouchers ; peut-être même, à la fin des fins, t’accrochera-t-on à une potence pour danser une forlane dans les airs à la lune et aux étoiles !

— Eh bien, on me pendra ! mais au moins, dans l’existence, j’aurai eu du bonheur avec cet homme-là !

— Joli bonheur !

— Dis donc, Fenice, tu fais bien ta dédaigneuse aujourd’hui, mais tu ne t’es pas toujours appelée, comme maintenant, la princesse. Je sais tes tours, va ! Ne m’a-t-on pas raconté qu’autrefois, il n’y a pas un an, on te surnommait Facchinella, le Bourrier du port, la Marinière, et qu’un jour, sur l’Arsenal, t’ayant vue causer avec un jeune matelot pour lui demander un renseignement, ton amoureux, qui n’était ni beau, ni propre, ni honnête, t’a reconduite, devant toute la foule, avec de grands coups de poing à travers le visage. Il paraît que, plus tu pleurais, plus il frappait, tu en as porté les marques pendant plus d’un mois !

Fenice était devenue blême de colère.

— Qui t’a dit cela ? Le nom, vite, le nom de cette gouape, que j’aille lui plaquer ma main sur la figure et mon pied dans le ventre !

— Est-ce que je me rappelle ! Mais plus de deux cents femmes assistaient à la scène.

— Ô indignité ! Imagine-t-on de telles histoires sur son prochain. Je voudrais la connaître, la fabricante de pareils contes ! Je lui dirais qu’elle a commis un mensonge gros comme toi, gros comme elle, gros comme la terre entière !

— Dis-le donc à ta grand’maman, puisque c’est elle qui nous contait cela un jour, à ma tante et à moi, en pleurant, la pauvre femme ! toutes les larmes de ses yeux.

— Grand’maman ferait bien mieux de s’occuper de ses affaires au lieu de fourrer son nez dans les miennes. Suis-je une gosse à laquelle on torche encore le cul pour qu’on suive tous mes pas ? Est-ce que ça la regarde qu’on m’appelle Facchinetta, ou la Marinière, ou ceci, ou cela. D’abord ce n’est pas vrai, là ! Et puis, quand même cela serait ? en aurait-elle moins de vin dans son cellier ! Tiens ! ça me fait hausser les épaules de pitié, Orsetta. Donne-moi un fruit, si tu en as encore dans tes poches : j’ai envie de me mettre une pomme sous la dent.

Une foule énorme passait devant le théâtre, et tout en la regardant, je m’amusais à écouter la causerie des deux gamines.

Qu’elles sont sottes, pensais-je, de se tourmenter pour des hommes. Pour moi, on ne m’aura pas à si bon compte, et jamais un galant ne franchira mon seuil si, d’avance, il ne m’a couverte d’or.

Et je lançai un coup d’œil de mépris à ces pauvres filles qui se laissaient voler et maltraiter par des rustres.

Soudain, je sentis une angoisse vive comme à quelque douloureux pressentiment. L’image du jeune homme que j’avais remarqué dans la tribune du Doge m’était revenue à l’esprit, à la fois douce et tyrannique. Il m’avait à peine regardée ; cependant j’eusse vainement désiré fuir l’ardent baiser de ses yeux. Il portait en son corps la passion telle qu’une brûlante et merveilleuse lumière qui, sans qu’il y pensât, éclairait sa marche et son entourage. Il ressemblait à Guido, mais à un Guido sans gaucherie, sans tristesse, s’avançant avec aisance, avec fierté dans la vie. Je me disais : Mon Dieu ! je croyais avoir aimé déjà et pourtant, je n’ai jamais éprouvé ce que j’éprouve aujourd’hui. C’est une frayeur, une inquiétude étrange et, en même temps, une surprise pleine de délices. Il me semble qu’il me vient une âme nouvelle et insoupçonnée, plus légère, plus rapide à goûter le plaisir, et que, dans cette subite naissance, peine et joie se confondent. L’amour, je le vois, se plaît à se déguiser sans cesse et à nous étonner, chaque jour, davantage que la veille. Mais je crains qu’il ne me réserve trop de souffrances. Et c’est pourquoi je serai plus forte que mon désir. Si je suis parvenue à oublier Guido, ce n’est pas afin d’aimer un autre homme. Je rougirais trop de ressembler à mes niaises compagnes !

Et pourtant il m’était apparu si beau !

Un piétinement semblable à celui d’une armée vint m’arracher à cette songerie. Quatre jeunes gens, précédant une foule recueillie, soutenaient un vieil homme aux épaules voûtées, au chef tremblotant, et dont les yeux sans lumière erraient machinalement sur la multitude. Comme la statue d’un saint, il avait la tête couronnée de fleurs qui, sur ses rides, formaient une parure dérisoire.

À côté du cortège j’aperçus Michele des Étoiles. Il s’était vêtu, pour la circonstance, d’un vieux pourpoint de soie écarlate que l’Anglais Craddock, dans son départ précipité, avait laissé à Morosina. Il n’en était pas moins fier et joyeux. Je l’appelai de la fenêtre.

— Michele, dites-moi, est-ce saint Joseph que l’on porte en procession ?

Il eut un ricanement dédaigneux.

— Ce n’est pas un personnage céleste, fit-il, mais le plus humble et le plus misérable des hommes : un ancien voleur que quarante années de cachot ont puni d’avoir convoité le bien d’autrui. Aujourd’hui la Seigneurie, en l’honneur des fêtes, lui rend la liberté ; et le peuple profite de cette grâce pour bien manifester sa clémence et pour se prouver, à grand fracas, qu’il a oublié l’injure du vénérable malfaiteur. Voici un vieillard qui lui présente une coupe de vin ; autrefois, lorsque le brigand passait enchaîné au milieu des Zaffi, peut-être lui a-t-il craché au visage ; aussi tient-il à présent à lui donner une compensation.

Les jeunes femmes s’étaient mises, comme moi, à la fenêtre.

— Messer, cria Fenice à mon ami, est-ce que vous êtes allé à la collation ?

— Oui, dit-il, j’ai trop jeûné autrefois pour perdre aujourd’hui la moindre occasion de satisfaire ma gourmandise.

— Et la fête a été belle ?

— Pour quelques-uns, car des dames ont levé la jambe et se sont montrées fort charitables de leur vertu.

— Oh ! fit Orsetta, on a dansé et nous n’y étions pas !

— Comment, mesdemoiselles, reprit Michele, vous allez être déesses ce soir et vous ne voulez pas, si peu que ce soit, payer votre divinité ? Croyez bien d’ailleurs que, s’il y eut au Lido des scènes pleines de grâce, il y en eut aussi qui ne furent point agréables à voir. Arrivabene, le moine du palais Benzoni, pris de vin, est tombé dans le canal…

— Que cela devait être drôle ! fit Orsetta.

— Est-ce qu’il s’est noyé ? demanda Fenice. Et, à l’idée de cette grosse masse de chair plongeant tout à coup dans l’eau, elles eurent un frais éclat de rire.

— Non, il ne s’est pas noyé ; on l’a retiré aussitôt, mais il s’est mis à secouer sa robe trempée sur les habits de fête des dames qui, dans leur colère, lui ont administré des soufflets ; Arrivabene a répondu par des claques, et, comme Marietta Vespa n’était pas disposée à lui céder, il a saisi la pauvre fille, l’a troussée, puis battue au nez de ses amies, excité par les cris de sa victime et les rires des spectatrices.

Toutes trois pressées contre, l’appui de la fenêtre, les bras à la taille comme des sœurs, unies, un instant, par une parole échangée, nous regardions, dans le ciel limpide, la lumière mourir au faîte du palais Sagredo et l’ombre douce gagner les plus hautes murailles.

— Je regretterai cette journée, soupira Orsetta.

— Est-ce qu’on les compte à votre âge ? répliqua Michele.

— Qui peut savoir ? fit Orsetta toute souriante. Et, dans ses yeux je vis passer une petite lueur gaie comme une tranquille coquetterie à la mort, sans doute lointaine.

Elles babillaient et jacassaient, ravies de laisser s’envoler leurs paroles.

— Comme tu es jolie ce soir, Fenice !

— C’est toi ! ta coiffure te va, vois-tu, t’encadre si bien le visage, qu’il donne à tous les hommes l’envie de t’embrasser. Ah ! il t’aimera, s’il te voit, pour sûr !

— Tu crois ?

— Si je le crois ! Oh ! que tu es gentille ainsi !

Orsetta souriait toujours ; et les derniers rayons auréolaient d’or sa chevelure, tandis que de jolies clartés illuminaient ses yeux, ses dents fines et, glissant sur ses épaules moites de chaleur, venaient se poser sur la petite rose fraîche d’un sein qui sortait de la chemise dénouée. Fenice voulut lui mettre sur les lèvres un baiser, mais elle se défendit et lui éloigna le visage de ses deux mains étendues.

— Non, dit-elle, mon ami serait jaloux de nous voir nous embrasser comme cela.

— Laisse donc, s’écria Fenice, moi aussi, j’ai un amoureux.

— Ah ! la fourbe ! fit Orsetta.

À ce moment, une petite clochette s’agita et nous aperçûmes des moines noirs qui s’avançaient en tenant des cierges à la main. Ils étaient suivis de soccolanti, aux cagoules fermées, qui portaient sur une civière une large châsse recouverte d’un linceul.

— Voici les restes des condamnés à mort, remarqua Michele. La Seigneurie leur accorde enfin une sépulture chrétienne, mais ils n’arriveront pas tout entiers en terre bénie : les corbeaux en auront eu leur part.

— Michele, répliquai-je, il me semble que le vin vous remonte en aigreurs aujourd’hui. Vous n’avez plus vos hautes et sereines pensées.

— Vous avez raison, dit-il, un bon dîner vous rend l’âme orgueilleuse. Quand j’ai le ventre plein, je me crois Dieu et je suis disposé à regarder avec mépris cette vieille humanité.

Les soccolanti, en cet instant, passaient sous la fenêtre, chaussés d’épaisses socques de bois, et les dalles claquaient sous leur marche rythmique.

— Chut ! fis-je, voici les Morts.

Alors, nous signant toutes trois, nous nous agenouillâmes et restâmes prosternées jusqu’à ce que se fût éteint le bruit des pas.

— Au revoir, Nichina ! me dit Michele en s’éloignant, rappelez-vous mes leçons. Je reviendrai tout à l’heure vous applaudir.

— Michele, lui criai-je, Alcmène doit-elle bouder ou se mettre en colère, vous savez, dans le passage où elle reproche à Jupiter de l’appeler impudique ?…

Mais déjà Michele avait disparu et je ne devais plus demander conseil qu’à mon inspiration.

Vivaio, l’organisateur de spectacle, n’arrivait pas, et j’étais furieuse d’être ainsi restée à l’attendre inutilement au lieu d’aller me divertir au Lido. Puis l’idée de jouer la comédie me causait une ivresse mêlée d’appréhensions. Orsetta et Fenice, affalées contre le mur, s’égayaient de me voir marcher à grands pas dans la chambre. Je surpris leurs chuchotements et leurs coups d’œil railleurs.

— Ça ne vous fait donc rien, à vous, de paraître sur le théâtre ? leur dis-je en les regardant bien en face.

Fenice me répliqua :

— Je suis surprise que vous avez si grand’peur de montrer votre figure en public, quand chacun a pu voir votre cul en particulier.

— Vous seriez bien heureuse de montrer le vôtre, m’écriai-je sur un ton de colère, si quelqu’un se souciait de le voir.

— Propre à rien ! dit Fenice, si tu n’avais pas ta sale dentelle sur la peau, tu ne pourrais pas seulement te vendre, tripes et tout, un scudo.

Nous continuions à nous jeter au visage de désagréables vérités, quand une voix retentit tout à coup, qui me coula dans le dos comme un seau d’eau froide en hiver.

— Allons ! qu’est-ce qui se passe ici ? ces demoiselles se disputent ?

L’abbé Coccone venait de montrer à la porte son nez long et ses yeux fureteurs.

Déjà prêtes à nous égratigner le visage, nous arrêtâmes notre querelle, et nos mains crispées de rage, qui se tendaient menaçantes, retombèrent lâchement, tandis qu’Orsetta, riant toute seule, se cachait la figure dans sa jupe qu’elle avait relevée sur ses yeux.

Je n’avais pas rencontré l’abbé depuis le jour où il m’avait vendue à Schifkat ; mais son image venait encore la nuit épouvanter mes rêves. Que de fois je m’étais réveillée en sueurs, oppressée d’une angoisse mystérieuse. « Qu’as-tu ? me demandait mon compagnon d’amour. — L’abbé Coccone, m’écriais-je, l’abbé Coccone qui va venir m’enlever d’ici. » On souriait, on m’appelait folle ou bien, tout en me caressant, on sollicitait des explications. Mais bavardages et baisers calmaient à peine ma frayeur.

Maintenant l’épouvantail était devant moi. Et j’avais beau me répéter que je n’avais rien à craindre de cet homme, je ne parvenais pas à dissiper le malaise que m’avait causé sa soudaine apparition.

— Que vient-il faire ici ? me demandais-je.

Pourtant Coccone avait l’air plus risible que terrifiant, avec son corps maigre, pareil à une planche dans sa soutane trop serrée. Il nous regardait, la tête basse, d’un coup d’œil oblique et perçant en soutenant avec effort sous son bras un gros livre.

J’observai qu’il essayait de sourire, mais comme c’était, sans doute, la première fois que pareille chose lui arrivait, il ne parvenait qu’à rendre ses lèvres plus grimaçantes et à se creuser de nouvelles rides sur son vieux visage au teint de feuille morte. Il nous passa en revue toutes les trois d’un regard rapide, puis, les paupières baissées, comme s’il allait réciter l’Évangile :

— Ne vous échauffez pas trop, mesdemoiselles, dit-il, et gardez vos émotions pour la scène. Vous ne devez plus songer qu’aux admirables vers que vous allez dire tout à l’heure. Et il ajouta en poussant un soupir : Ces vers qui me reportent aux plus beaux jours de mon enfance, au temps où j’étais encore sous la férule de mon vieux maître Tito Zuzu !

Là-dessus, il nous tourna le dos et sortit.

— Est-ce là tout son compliment ! s’écria Fenice.

Nous ne songions plus à notre dispute.

— Tenez, fis-je à Orsetta dont le visage riant m’agréait, touchez mon cœur.

— Oh ! comme il bat ! qu’avez-vous donc ?

— C’est cet homme dont la vue me rend malade.

— Ah ! il ne m’épouvante pas, moi, reprit Fenice d’un ton dédaigneux ; puis, comme si elle avait eu la même pensée que moi : Mais qu’est-il venu faire ?

— S’il était l’auteur de la comédie ?

— Bête ! tu ne sais pas qu’elle est de Plaute.

— Plaute, demanda Fenice, n’est-ce pas l’homme qui venait chanter chez grand-maman ?

Orsetta, qui regardait par la fenêtre, se retourna vers nous.

— Le Coccone est encore là, devant le théâtre, dit-elle ; il cause à l’oreille de notre costumière. Il lui souhaite le bonsoir. Il lui parle à voix basse. N’oubliez pas mes recommandations ! Non, seigneur abbé ! Il lève le doigt. Oh ! oh ! oh ! est-il drôle ! Serait-il, par hasard, son galant ? Avec ses yeux chassieux et son nez de vieille sorcière, l’honorable dame le mériterait bien… Enfin, il s’en va. Le voilà parti ! Bonne nuit, seigneur abbé !

Alors, faisant un tuyau de ses mains :

— Vieux matou ! ou ! ou ! ou ! cria-t-elle.

Gagnées par son exemple, Fenice et moi nous hélâmes aussi l’abbé, interrompant nos appels par de grands éclats de rire.

Mais Coccone s’éloignait, la tête basse, l’air préoccupé ; il ne se détourna point, et son dos plat, qui semblait en bois, n’eut pas un tressaillement.

— Figurez-vous, dit Orsetta, que ma tante m’emmenait chaque matin, par religion, à Saint-Bartholomé, où ce turc va dire sa messe. Un jour, il me remarque, me lance des œillades. Ma bonne tante, qui priait bien doucement en se construisant le Paradis dans le creux de la main, ne devine point ces manigances ; mais moi, je veux en avoir le cœur net. Tu comprends, Fenice, on a beau être sage, le secrétaire d’un légat, ça ne se rencontre pas tous les jours. J’achète donc à l’apothicaire je ne sais quelle drogue que je mets dans le souper de ma tante et qui, le lendemain, lui fait s’en aller par en bas toute sa dévotion. Tandis que la purge lui retenait le derrière sur son siège, moi je m’en vais seule à l’église. Toute parée, les cheveux en or, une rose entre les tétins, l’air d’une petite sainte, j’eusse tenté jusqu’au bon Dieu. Je m’agenouille contre l’autel, de manière que l’abbé soit forcé de me voir. Mon Coccone arrive, se prosterne, lit l’Évangile, boit à plein calice, lève le bon Dieu, le mange, le goûte, nous tourne le dos, nous tourne le ventre, joint les mains, bref, ne manque pas un de ses Oremus, mais ne me donne pas la plus petite marque d’émotion. Sur mes genoux, que meurtrissait la rudesse des dalles, je séchais, je rageais d’avoir médicamenté ma pauvre tante et de m’être parée pour le lion de Saint-Marc ! N’avais-je pas loué deux scudi une chaîne en or, chez Basilide, l’orfèvre, afin d’être plus séduisante. Et tout cela n’allait me servir à rien ! J’eusse craché au visage du marchand de patenôtres. Enfin, comme le Coccone faisait une dernière révérence au bon Dieu et se mettait son bonnet sur le front, je m’approchai de lui. Il leva les yeux, et, voyant que le répondant était entré dans la sacristie et que nous étions seuls, il me dit à voix basse d’aller le retrouver derrière l’église, qu’il désirait me parler. Il n’eut pas besoin de répéter ses paroles. Toute la messe, je les avais attendues ! Je cours, j’arrive au rendez-vous ; là, après une heure d’attente, je vois mon turc qui se dirigeait vers moi sans se presser et, de l’air funèbre d’un curé qui va porter l’extrême onction à un mourant : « Mon enfant, me dit-il, sans me regarder, une autre fois, ayez une mise plus modeste. Vous causez du scandale et vous faites tort à ma messe. Allez. — Eh bien, marmottai-je entre mes dents, si j’avais su, vieille bête… — Que dites-vous, mon enfant ? » me demanda-t-il en se penchant vers moi. Je n’osai lui répondre et je me sauvai toute honteuse. Voilà l’oiseau !

— Crois-tu qu’il en a un ? ajouta Fenice.

Je ne prêtais plus d’attention aux jeunes femmes ; j’avais soulevé le rideau qui nous séparait de la scène, et je me promenais sur le théâtre. Je me trouvais au milieu d’une petite ville de bois, environnée de temples, de maisonnettes et de tours. Devant moi, la salle vide s’ouvrait obscure, froide et immense ; et je sentis un frisson en pensant que tout à l’heure elle allait être remplie de regards fixés sur moi, de bouches bienveillantes ou injurieuses. Orsetta et Fenice m’avaient suivie ; toujours insouciantes, elles s’amusaient à jouer à cache-cache dans les temples et à faire retentir le théâtre de leurs cris.

— Oh ! dis-je tout à coup, il y a un homme qui nous regarde.

— Où ? demandèrent-elles en interrompant leur jeu.

Je leur montrai une tête qu’éclairaient les dernières lueurs du jour et qui nous considérait en ricanant.

Nous allâmes toutes trois, en nous donnant le bras, au-devant de l’importun, ayant sur les lèvres de grosses sottises pour lui reprocher son indiscrétion ; mais, arrivées près du gêneur, nous éclatâmes à sa face.

C’était la statue du dieu Pan et nous nous moquâmes de son rire éternel.

— Mesdemoiselles ! venez vite vous habiller, nous cria la costumière. Le seigneur Vivaio vous demande. Le monde accourt !

Les compagnons de la Calza, qui devaient jouer avec nous, étaient arrivés. Cette fois, ce fut au tour d’Orsetta et de Fenice de se sentir timides et troublées. Elles ne savaient que répondre aux compliments des jeunes acteurs. Je n’en fus pas surprise. Ces pauvres filles n’avaient fréquenté que des mariniers, et l’aisance familière de ces jeunes gens les couvrait de confusion.

On m’avait apporté la robe d’Alcmène ; quand je levai les bras pour la passer, je cambrai un peu les reins et je vis tous les regards des hommes s’attacher sur moi. J’eus un bref sourire.

Fenice disait à voix basse à Orsetta :

— Moi, je la croyais mieux faite. Vois comme ses jambes sont maigres.

Je lui lançai un coup d’œil qui sans doute l’ensorcela, car elle n’osa plus ouvrir la bouche.

Vivaio récitait un rosaire en mon honneur.

— Nichina, vous devriez paraître nue sur la scène : vous êtes la seule femme qui n’ayez rien à cacher de votre beauté.

— Oh ! pourquoi vous moquez-vous de moi, seigneur, lui répondis-je, mais je souffris qu’il s’agenouillât à mes pieds et parcourût mon corps de ses lèvres tandis que l’âme molle, emplie d’une ivresse tranquille, je m’abandonnais aux caresses des mains et des paroles, qui flattaient mon esprit tout en laissant ma chair inattentive.

Cependant nous entendîmes une rumeur énorme s’élever du théâtre, faite du piétinement, des voix des rires de toute une multitude impatiente.

— Allons, du courage ! me dit Vivaio en me baisant les lèvres ; je le repoussai et m’élançai comme une folle sur la scène.

D’abord, je ne vis rien ; mes jambes se dérobaient ; mes yeux s’ouvraient à une lumière vague et confuse ; je voulus parler : les mots s’arrêtaient dans ma gorge. Mais j’aperçus tout à coup mon compagnon qui paraissait désolé de mon émotion. Ce muet reproche me donna une volonté. Je voulus me montrer digne de moi-même. Comme par miracle, je retrouvai une voix forte et vibrante, je ne me rappelai pas la pièce : je la revécus. Cette pantomime de mensonge, que je trouvais souvent si pénible lorsqu’elle m’était imposée par l’existence, me semblait délicieuse à présent que je n’avais plus, pour me contraindre à la jouer, le besoin de quelques pièces d’or. Il me plaisait de figurer la passion sur cette couche où je n’allais m’étendre que par jeu. Je fus Alcmène. Avec quelle câlinerie, quelle impudeur de gestes et de paroles j’enlaçai mon volage amant, l’entraînant, le roulant sur ma chair pour le gronder ensuite avec une feinte jalousie. Tour à tour boudeuse, suppliante, lascive, je n’oubliai aucune des caresses, aucune des mines qui attendrissent les hommes.

À peine m’as-tu réchauffé mon lit et accolée une fois, tu t’en vas.
.........................
Ah ! comme ton départ va me faire pleurer.

Je ne songeais plus à l’héroïne que je devais représenter, aux conseils de Michele, aux recommandations de Vivaio, mais conservant sur la scène mon visage de tous les jours, je forçais la comédie du poète à n’être plus qu’une servante pour rehausser ma vie, ma passion et ma beauté.

Après un court entr’acte, je jouai Fulvia de la Calandra. J’eusse aussi bien joué Hélène, Phèdre ou Médée. Je restais, sur les planches comme dans la vie, une amoureuse, et les spectateurs, d’abord surpris, ensuite transportés par mon jeu, devenus haletants à chaque mot, à chaque pas de mon rôle, goûtaient avec passion cette interprétation nouvelle et pleine d’audace. Je le vis bien, lorsqu’après avoir au milieu de gémissements soupiré mon amour pour Livio, je devins, de maîtresse infortunée, une épouse rieuse, folâtre et cruelle, se moquant sans pitié de son bélître de mari, battant à coups de poing, à coups de pied, cette grosse chair ridicule.

— Bravo ! Bravo ! Plus fort ! Plus fort ! criait-on.

Alors il me sembla que j’étais la maîtresse de cette foule qui acclamait jusqu’à l’image de ma tyrannie, et je me sentis un plus noble courage, enflammée, aiguillonnée par les applaudissements.

À la fin de la Calandra, Fenice, Orsetta et moi, nous laissâmes la scène un instant pour demander à la costumière des rafraîchissements. Elle nous apporta une fiasque de vin, au moment où nous étions à nous habiller en déesses pour paraître dans le divertissement final.

— Seigneur, dis-je, quelle Hébé Jupiter nous envoie !

— Je me soucie peu que la vieille ait le visage laid si son vin est bon, reprit Fenice.

— J’ai grand peur qu’il ne le soit pas, dit Orsetta, Tiens ! sens-le. On dirait que, dedans, son ami l’abbé Coccone se serait permis…

— Oh ! la sale !… Mais si nous demandions une autre fiasque.

Justement la costumière était sortie et le divertissement allait commencer.

— Voulez-vous boire ? demanda Orsetta en me présentant la fiasque.

— Buvez si vous voulez, répondis-je, moi je ne touche pas à ce vin.

— Ah ! j’ai trop grand soif pour suivre votre exemple, fit Orsetta en prenant une gorgée.

— Et moi aussi, dit Fenice. Je ne suis pas si dégoûtée. Et, après avoir vidé la fiasque, elle ajouta : Je ne le trouve pas mauvais, il est vrai que je ne suis pas une Nichina.

J’allais lui répliquer vertement, quand Vivaio nous appela en scène. Nous vînmes toutes les trois sur le théâtre et je récitai les premiers vers :

Du beau mont Hélicon
Voici l’Hymen qui descend,
Le visage resplendissant
Et le front couronné,
Couronné de marjolaine…

Je n’avais pas fini la dernière strophe, que j’aperçus près de moi, si près qu’il eût pu me toucher, un jeune homme qui m’écoutait avec admiration. C’était lui ! C’était bien le merveilleux visage que j’avais remarqué le matin dans le cortège du Doge. Maintenant, les douces ardeurs de son sourire me causaient l’émotion d’une joie ancienne et retrouvée, d’un bonheur intime, familier, qui aurait eu aussi le piquant du neuf et de l’imprévu. Soudain je reconnus Guido ! Oui, c’était bien mon Guido, mais transformé, embelli de grâces nouvelles. Et il n’y avait ni haine, ni colère dans ses yeux. Alors, je reçus au cœur comme un grand coup et je n’eus plus la force de prononcer un mot. Déjà, Fenice, qui jouait Vénus, s’adressant à l’Amour, lui désigne une jeune insensible :

Si jamais elle m’éloigne de toi,
Mon enfant, prends tes flèches
Et meurtris-la sans pitié
D’un vil et méprisable amour.

Au lieu de lui répondre, je me sauvai de la scène.

— Ah ! fis-je, qu’on ouvre ma jupe, qu’on brise ces liens. J’étouffe !

Et je tombai sur un banc.

Mais, tandis qu’on s’empressait autour de moi, des cris terribles remplirent tout le théâtre et je vis courir Orsetta et Fenice ; elles se tordaient de douleur et hurlaient qu’elles étaient empoisonnées…

— À l’aide ! à l’aide ! faisait Fenice. Ah ! mon ventre ! ah ! délivrez-moi !… Ah ! ah ! j’ai d’horribles aiguilles qui me percent, qui me supplicient. Oh ! je souffre ! oh ! sauvez-moi ! Ah ! ah ! arrr !

Orsetta, plus calme, implorait la Vierge :

— Sainte Marie, mère de Notre-Seigneur… Ah ! ah ! Sainte Marie, ayez pitié… Oh ! quel mal, quel mal horrible !… Ah ! ah ! je vais mourir.

— Voyons, dit Vivaio d’un ton sévère et ennuyé, si vous souffrez, on va vous soigner ; allez à côté, il doit bien y avoir un médecin dans la salle ; il viendra tout à l’heure vous voir. Mais tâchez de retenir vos cris : un pareil tapage est scandaleux.

— Messer, demanda Orsetta d’une voix éteinte, connaissez-vous Filippo Travetta ?… Non ! c’est bien malheureux, ah ! ah ! que je souffre !… mais peut-être qu’il y en a qui le connaissent ici… Ah ! ah ! secourez-moi !… Filippo est toujours dans l’ostérie du Merlone. Il faudrait bien lui dire… Mon Dieu ! ayez pitié… lui dire que, s’il m’aime un peu, il se dépêche de venir, parce que je n’en ai plus pour longtemps, oh ! l’affreuse douleur !… et que je voudrais bien le voir.

Se soutenant à peine, elles allèrent, dans la chambre voisine, se jeter sur le tapis couvert de pelures de pommes, où elles avaient goûté l’après-midi.

En ce moment, la salle fut envahie par une foule brillante, et Fasol, enveloppé d’un manteau de pourpre, s’avança vers moi, avec la tranquille et heureuse majesté d’un dieu qui consent, de temps à autre, à regarder la terre.

Il ne se doutait point du trouble amoureux qui m’avait chassée de la scène, et croyait plutôt, de ma part, à une timidité, à un oubli de rôle ou à quelque subite terreur des planches. Il me dit :

— Vénus, madame, vous en veut donc bien de surpasser ses grâces, qu’elle n’a pu souffrir que s’achevât votre triomphe. Vengeance misérable ! en vous enlevant sitôt à nos acclamations, c’est nous seuls qu’elle a frappés, car elle n’a fait qu’abréger notre plaisir, sans pouvoir vous ravir ces couronnes, que déjà nous vous avions toutes données.

Tandis qu’il me parlait, je me remettais peu à peu, touché de la musique flatteuse de sa voix. Depuis le matin je vivais au milieu d’un tourbillon, dans un monde si varié, si plein de choses qu’il ne me semblait pas réel, et voici qu’une nouvelle émotion chassait les autres, et qu’en écoutant les louanges du grand artiste, en présence de son galant cortège, je m’abandonnais toute à la joie de me sentir admirée.

Cependant, sur la scène, le bruit ne cessait pas.

— Allez donc voir ce qui se passe, dit Fasol à un valet.

L’homme revint un instant après.

— C’est, fit-il, Arrivabene, le moine du cardinal, qui s’est avisé de représenter une farce de son cru après les comédies. Les musiciens, trouvant la bouffonnerie plate et insipide, ont résolu d’en berner l’auteur, mais le moine, après avoir sauté deux ou trois fois en l’air, a joué du derrière, par vengeance, une sérénade fort incongrue à ses bourreaux. Ceux-ci, furieux, ont empoigné leurs archets et l’ont rossé d’importance. Écoutez le tapage qu’il fait ! Ne croirait-on pas entendre un cochon qu’on égorge ?

Fasol sourit et eut cette réflexion :

— Il faut toujours que les plus belles fêtes s’achèvent d’une façon grossière.

Il s’était approché de moi.

— Madame, dit-il, aujourd’hui vous m’avez apporté la couronne, mais vous pouvez m’accorder une plus haute récompense.

Je le regardai. Il était beau, mais d’une beauté qui laissait Mon âme indifférente. Seulement, c’était le héros, l’homme illustre, le dieu de Venise. Tout en n’éprouvant qu’une froide admiration, j’étais heureuse que cette foule d’artistes et de gentilshommes me vissent avec lui. Je me levai en souriant. Il me saisit la main et y posa ses lèvres. On criait autour de nous :

— Vive Fasol ! Vive la Nichina !

Soudain, lancée comme un projectile de guerre, portant une robe de soie décolletée très bas qui laissait voir des épaules rouges, des seins larges et pendants, ornée de tous ses bijoux de famille, de tous ceux de ses galanteries, sans parler des perles que la sueur faisait courir le long de ses vastes chairs, Morosina éclata en louanges, en larmes de tendresse et en témoignages d’affection.

— Ah ! mon enfant, disait-elle, comme vous avez été splendide, admirable, divine, tout à l’heure ! Quel triomphe ! Certes, j’ai vu à Rome et à Ferrare des représentations et des acteurs ; j’ai connu toutes les célébrités de l’époque ! Eh bien, permettez-moi de vous donner mon impression sincère : vous surpassez nos plus illustres gloires. Ah ! ma petite Nichina, cette soirée comptera dans mon existence : je suis heureuse, oui, bien heureuse. Car, enfin, c’est moi qui vous ai formée, ma fille, et vous êtes mon œuvre. Laissez-moi vous embrasser.

Mais ennuyée de ce radotage et honteuse des ridicules trop évidents de la comtesse :

— Demain, demain, fis-je avec un peu d’impatience.

Morosina me regarda d’un œil surpris, déjà humide.

— Ingrate ! s’écria-t-elle. Et, se tournant vers Michele des Étoiles qui l’avait suivie : Voyez, seigneur Michele, Nichina ne me reconnaît plus ; elle rougit de notre vieille amitié.

— Allons ! venez donc, dit Michele froidement, elle n’a pas trop de sa gloire pour elle toute seule.

Je laissai Fasol me prendre le bras ; mais il me sembla que j’avais les lèvres amères et que tout mon être ressentait une mystérieuse souffrance. L’image de Guido me poursuivait doucement.

Comme nous allions sortir, nous croisâmes deux hommes ; de l’un, qui avait l’apparence de Monseigneur Benzoni, je ne pus voir la figure ; l’autre était sûrement l’abbé Coccone. Il parlait sur un ton très animé :

— Je vous ai toujours dit que cela ne réussirait pas.

Au même instant, des cris perçants s’élevèrent.

— Ces voix d’enfants me font mal, dit Fasol.

Je me rappelai mes camarades, le vin qu’elles avaient bu avant la dernière scène, et j’eus un tremblement d’épouvante.

— Oh ! fis-je, si elles étaient réellement empoisonnées. Courons à leur secours.

Nichina fut interrompue par les éclats de voix d’Arrivabene qui se disputait avec Polissena.

— Vous refusez de me venir en aide ; nous ne pouvons donc pas nous arranger.

— Mais puisque je vous répète que ma besace est vide et que le frère ne veut plus rien me donner.

— Alors n’en parlons plus.

— Ah ! c’est un singulier animal que ce Lorenzo.

— J’aimerais mieux lui faire vingt caresses qu’à toi une seule, mon bonhomme.

— Cela ne m’étonne pas, vous avez toujours aimé les coquins. Aujourd’hui vous vous intéressez à un homme qui a tué sa maîtresse.

— Il a tué sa maîtresse ? Mais c’est une originalité, cela ; je parierais bien que toi, tu n’as jamais assassiné personne !

— Non, jusqu’ici le ciel a bien voulu m’épargner les crimes : ne cherchez pas en moi un monstre, mais plutôt un homme vertueux, d’un charme, d’un agrément extrême, et dont toutes les femmes recherchent la compagnie. Pensez que ces lèvres qui vont vous baiser ont prononcé les plus pathétiques sermons, pensez que mes paroles ont tiré des larmes aux yeux infidèles et ramené dans la bonne route des milliers d’âmes égarées… Vous n’avez pas l’air de sentir le grand honneur que je vous fais en entrant dans votre lit.

— Mon cher, une bourse ne se remplit pas avec de l’honneur.

Ils continuèrent leur conversation à voix basse, tandis que Nichina, de crainte d’un orage, nous proposait de rentrer. La lune était voilée, le ciel sombre, et de grosses gouttes de pluie commençaient de tomber. Nous nous installâmes dans une vaste salle dont tout le fond était occupé par une volière. Quand on apporta les lumières, il y eut des effarements de plumes et de longs battements d’ailes contre les barreaux. La Nichina s’amusa un instant de la peur de ses oisillons qui volaient d’un bout à l’autre de la volière.

— Pauvres petits, faisait-elle en souriant.

Et, pour augmenter leur effroi, elle allait tambouriner avec ses doigts aux portes des cages.

Enfin elle se rassit et se disposait à continuer son histoire, lorsqu’elle aperçut sa mère qui, ayant déjà couvert ses genoux d’une chemise à raccommoder, s’était mise à coudre avec une nouvelle ardeur.

— Maman, cria-t-elle, il faudrait pourtant te reposer.

La vieille hocha la tête plusieurs fois, montra son ouvrage et continua de tirer l’aiguille d’un geste large et majestueux.

La Nichina la considérait avec un étonnement mêlé de pitié ; elle se tourna vers nous :

— Hein ! pensez-vous qu’elle en a, de la constance ?

— Maman, cria-t-elle encore, à peiner comme tu le fais tu seras canonisée.

— Mais je l’espère bien, ma fille, dit la vieille.

— Elle travaille toujours comme cela ? demanda Betta Pedali.

— Oui, maman fait sa couverture pour le ciel de crainte d’y être mal couchée.

Nichina regarda si son auditoire avait diminué ; il y manquait quatre personnes. Madame Petanera s’était retirée dans sa chambre, accompagnée de sa fille qui, chaque soir, devait présider à son coucher ; et Polissena, donnant le bras à Arrivabene, avait disparu. Mais l’attention des jeunes filles et les instances des vieilles encouragèrent la conteuse.

Fasol et moi, dit-elle, nous ne pûmes sauver les jeunes comédiennes. Nous arrivâmes pour recueillir leur dernier soupir. Devant cette mort étrange, ces visages, ces corps de grâces que les convulsions de l’empoisonnement avaient rendus hideux, je restais suffoquée de frayeur. Le vin qu’elles avaient pris était encore là.

— Tiens, fis-je, voilà le poison, et j’ai failli le boire.

Fasol, qui conservait une sérénité complète, me répondit avec indifférence :

— Bah ! quelque jalousie d’amant ; quelque rivalité de femme. Ce ne sont point nos affaires. Laissons tranquilles les morts ; et, nous qui sommes vivants, occupons-nous d’aimer.

Mais comme il n’y avait plus personne au théâtre, nous allâmes prévenir le bargello et nous rentrâmes ensemble.