Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 78-84).
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XI

Le bombardement de T… avait momentanément isolé ses défenseurs, les obus pleuvaient sur la gare détruite. La lettre où François annonçait son arrivée à sa famille était partie avec le dernier courrier possible ; et, maintenant, le jeune homme devait attendre forcement que les communications fussent rétablies. Lorsque Bessie, avec tous les ménagements, toutes les atténuations que lui inspira sa sensibilité de femme l’eût mis au courant de l’état de Mme d’Hersac, une fébrilité incoercible s’empara de lui à la pensée qu’il était immobilisé, loin des siens ; encore un jour, deux jours, peut-être davantage : autant d’heures de supplice.

La présence de miss Arnott l’aidait à lutter contre le désespoir. La jeune fille avait été se confesser au colonel Blakeney. Celui-ci avait posé ses conditions avant de consentir à arranger les choses et à couvrir les excentricités de sa nièce sous l’égide de son autorité.

Miss Bessie Arnott reprendrait le costume féminin, retournerait à Paris par le premier train et ferait serment de se comporter dorénavant avec une correction exemplaire.

Bessie, qui sentait que, cette fois, sa fantaisie l’avait poussée un peu loin, promit tout ce qu’il voulut et commença même de tenir.

Entre deux bombardements, elle accompagna le colonel à T… s’enquit d’un magasin de confection, en découvrit dont les marchandises étaient entassées dans les caves, et s’y choisit tant bien que mal des vêtements d’un chic douteux. Lorsqu’elle se vit habillée d’un tailleur dont la jupe avait accaparé l’étoffe à son profit, car, si son ampleur péchait par exagération, en revanche la jaquette s’avérait trop étriquée, l’élégante Bessie soupira : « Combien je regrette le magasin de M. Litynski ! »

Et le colonel Blakeney qui était parti avec un jeune soldat, son neveu, ramena de T… une jeune personne qui fut sa nièce. Ces événements, discrètement accomplis, provoquèrent le minimum de commentaires ; chacun affectant d’ignorer la vérité connue de tous ; les secrets de Polichinelle ne se disent qu’à l’oreille, quand la discipline ordonne de ne rien entendre.

Bessie se tint fort bien ; à tout moment, elle répétait à son oncle d’un air de sagesse appliquée : « I am good ! » comme les enfants qui éprouvent le besoin de recevoir des compliments peur leur bonne conduite inusitée.

Aujourd’hui, Bessie avait honte d’avoir joué avec le costume militaire en découvrant la gravité des devoirs qu’implique l’uniforme. Elle se trouvait dans l’un des secteurs les plus éprouvés. Le spectacle lugubre de T… la ville martyre, l’avait cruellement impressionnée avec ses maisons en ruines, ses trous d’obus, les plaies béantes de ses murailles, ses tas de décombres amoncelés, ses derniers habitants obstinés, terrés dans leurs caves ; tandis que, sérieux, parfois souriants, toujours résignés, les héroïques défenseurs de T…, cramponnés à ce lambeau de terre, attaqués, bombardés, asphyxiés, s’acharnaient dans la résistance, stoïques comme des soldats du Premier Empire et plus admirables encore — au point de vue philosophique — puisque ce n’est plus le prestige d’un HOMME qui les soutient : ils n’ont plus de fanatisme, ils n’ont qu’une conscience.

On ne se bat plus pour gagner des galons : la plupart de ces guerriers n’aspirent qu’à redevenir civils. On ne se bat plus pour le chef de l’État : quand les grenouilles demandent un aigle, elles ne se soucient guère de leur soliveau. On ne se bat plus pour la gloire, car le progrès nous a enseigné l’horreur du sang : on donne le nom d’assassinat au crime d’un homme et le nom de guerre au crime d’un peuple.

Non. Ceux de notre époque se battent obscurément, sans ambition, sans ivresse, sans révolte, — simplement pour sauver encore une fois l’âme latine du joug des Barbares — par un sublime instinct de race.

En 1814, on disait : « l’Empereur. » En 1914, en a dit : « La France. »

Et devant cet exemple d’un peuple qui n’a même plus besoin d’un chef pour savoir se conduire, d’un gouvernement pour se gouverner, mais qui garde tout seul son honneur national les armes à la main, la jeune Américaine, enthousiasmée, avait un élan de patriotisme qui l’entraînait à dire naïvement à son oncle :

— Mon Dieu ! Pourvu que l’Allemagne ne fasse pas la paix avec eux avant que nous ayons le temps de combattre à leurs côtés !

Cette impression d’ensemble n’empêchait point Bessie de songer au drame intime qui l’avait émue à Paris.

François d’Hersac, dès que son service lui en laissait le loisir, se rendait au camp américain et rejoignait Bessie chez le colonel Blakeney. La jeune fille s’employait avec un tact charmant à lui adoucir ces heures torturantes. François l’écoutait et la regardait. Il entendait mal ses paroles de réconfort, mais il subissait l’influence apaisante d’une consolation féminine apportée par un joli visage. Par la grande loi de nature, l’attraction des sexes est le remède de la douleur humaine, parce que le symbole qui engendre la vie est le seul espoir qui puisse nous faire accepter l’idée de la mort. À cet instant, Laurence eût eu moins d’empire sur son frère que cette étrangère. François ne le soupçonnait point, mais il allait en acquérir la preuve.

Durant l’un de ses entretiens avec Bessie, il se reprocha d’être inattentif : tandis que la jeune fille lui contait sa première rencontre avec Mlle d’Hersac, François se demandait, préoccupé par ce grave problème : « Est-elle plus jolie en homme ou en femme ? »

Et il s’efforçait de fixer sa préférence : évoquant le frêle gamin évanoui qu’il avait serré dans ses bras, si drôle, si fluet, si singulier de charme ambigu dans son désordre : la veste de cuir ouverte révélant un buste d’adolescente ; et les hanches trop accusées, les jambes trop rondes qui sortaient des grandes bottes de soldat…

Il pensa : « Décidément, elle était irrésistible comme cela ! »

Puis, ses yeux se posaient sur la douce figure qui lui souriait ; et, devant cette physionomie si jeune qui s’attristait pour lui, touché par la bonté généreuse qui le défendait contre les affres de l’isolement, il se disait : « Non. Je l’aime mieux ainsi très femme — tendre et charitable, dans son véritable rôle. »

Soudain, Bessie, désireuse de l’encourager, se mit à lui faire l’éloge du docteur Warton :

— Espérez… Qui sait si ce retard qui vous navre n’est pas dû à une Providence qui diffère votre départ afin que vous ayez la joie de retrouver votre malade hors de danger ?… Songez que Jack la soigne… Et Jack est un savant extraordinaire déjà célèbre aux États-Unis par sa science et ses découvertes… Il est capable de ressusciter un mort ; et votre chère mère n’en est pas là, Dieu merci !… Vous le verrez, quand nous retournerons ensemble à Paris.

Ses yeux brillaient, ses lèvres fines tremblaient légèrement, et sa voix plus rapide avait des inflexions émues, nerveuses, chaque fois qu’elle prononçait le nom de son fiancé.

François se sentit affligé par ses paroles ; il eut l’imprudence d’analyser cette impression de malaise indéfinissable et, tout à coup, il s’avoua avec honte : « Au lieu de me réjouir à l’espoir d’une guérison possible, je suis furieux de son admiration pour ce médecin… Suis-je un fils dénaturé ?… Je pense moins à ma mère, à cause de cette nouvelle venue qui devrait m’être indifférente. »

Le pauvre garçon n’osait pas se découvrir une excuse dans cette existence de cénobite endurée depuis quatre mois qu’il n’avait respiré un parfum de femme, ni frôlé d’autre robe que le tablier bleu des vieilles paysannes lorraines. La première Bessie rencontrée devait logiquement lui tourner la tête.

Malgré lui, il questionna brusquement :

— Vous l’aimez beaucoup, Jack Warton ? Bessie répondit avec feu :

— Je l’aime passionnément… c’est-à-dire autant qu’il mérite d’être aimé… car, en vérité, c’est un homme remarquable qui possède toutes les qualités — physiques et morales… Des capacités de premier ordre dans la plus noble des professions… Je sens sa supériorité et j’en éprouve le respect. Quant à lui, je m’étonne que ma frivolité l’ait attiré : je ne suis pas la compagne rêvée… Mais son cœur est en mon pouvoir et c’est heureux, car je lui suis trop profondément attachée peur supporter l’idée qu’il pût ne pas m’aimer.

La jeune fille interrompit sa profession de foi en constatant l’effet qu’elle produisait sur son compagnon : la physionomie de François était parlante.

Bessie réfléchit : « Ce n’est pas ma faute… Je n’ai pas été coquette. Mais il est difficile qu’un jeune homme reçoive des marques d’intérêt de la part d’une jeune fille… pas laide… sans que cela aboutisse de cette façon… Sa sœur m’avait touchée par ses larmes… J’ai voulu payer un peu d’amitié : on me rend de la monnaie d’amour. »

Pour opérer une diversion, elle l’emmena au cantonnement regarder la file de soldats américains qui s’alignaient, formant la queue à l’heure de la soupe, les pieds encore boueux d’avoir fait l’exercice tout un jour de pluie dans la terre détrempée des champs.

Un à un, ils défilaient devant le cuisinier, tendaient gravement leur gamelle, tout en continuant de chanter ou de siffler, sans qu’un muscle de leur visage bougeât, grands enfants sérieux et puérils.

François d’Hersac, qui poursuivait son idée, remarquait avec envie la force et la robustesse de ces jeunes guerriers : rares étaient ceux qu’une tare physique disgraciait.

Jeunes ou adultes, fins ou vulgaires, citadins ou paysans, quelle que fût leur origine, ils se ressemblaient tous par cette mâle santé rayonnante qui distingue l’homme des États-Unis, avive l’éclat de son teint, la lumière de ses yeux, lui donne le geste souple et la démarche léonine d’un bel animal vigoureux.

François se savait quelconque sous le rapport des avantages corporels : solide, musclé, un peu trapu mais bien pris dans sa petite taille de montagnard béarnais ; la tête un peu forte, le visage énergique sous ses cheveux noirs taillés en brosse, il plaisait en général aux hommes qui appréciaient la loyauté de ses yeux bruns, la finesse discrète de son sourire spirituel ; mais il passait inaperçu aux regards féminins, n’ayant point la prestance d’un héros de roman.

À cet instant, il détesta cordialement sa propre figure en se comparant à ces hommes qui portaient superbement la marque d’un sang neuf produit d’une heureuse fusion de tous les sanes de l’univers. Car Bessie exprimait une admiration très nationaliste en lui désignant ses compatriotes :

— Ce sont des splendides créatures, ne pensez-vous pas ?

François songea que ce Jack Warton qu’il ne connaissait point devait être une « splendide créature » aussi, taillée sur ce modèle unique. Il se l’imagina très grand, avec cette carnation rosée des races blondes…

Il répondit, l’œil assombri :

— Ils sont fort beaux, en effet.

Et il baissa la tête avec confusion : car la morsure aiguë de la jalousie primait passagèrement ses inquiétudes fraternelles et sa douleur filiale.

(À suivre.) JEANNE MARAIS.

(Illustrations de Suz, Sesboué).