Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 85-91).
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XII

La marquise d’Hersac déclinait rapidement ; depuis deux jours, elle refusait toute nourriture. Laurence tendait toute sa vitalité dans cette lutte contre la mort. Voyant la malade s’affaiblir sans s’alimenter, elle était arrivée, patiemment, à lui faire absorber un litre de lait en l’espace de douze heures mortelles, cuillerée par cuillerée, avec des intervalles de plusieurs minutes ; car, dès qu’elle avait bu, Mme d’Hersac toussait d’une affreuse toux, s’étranglant, le visage violacé. Si doucement que sa fille glissât la cuiller entre les dents serrées, le liquide coulait sur le menton de la malade ; Laurence, terrifiée, s’apercevait que la déglutition ne s’opérait qu’avec difficulté : signe de la fin.

La jeune fille était glacée d’effroi. La certitude d’un prochain malheur l’imprégnait d’un épouvantable désespoir, celui qu’aucun n’égale : voir sa propre chair mourir dans un autre. Seuls, une mère qui perd son enfant, un enfant qui perd sa mère, ont touché le fond de la douleur humaine. Ô poètes ! qui déplorez le trépas d’une maîtresse… Qu’est-ce que la douleur des amants, quand on a vu mourir la chair de sa chair ?

Laurence était prise aux entrailles ; elle souffrait du mal de sa mère ; elle sentait que le cordon symbolique avait renoué son attache et qu’elle ne formait plus qu’un avec cette substance adorée et périssable qui se désagrégeait d’heure en heure.

— Mademoiselle… le docteur, annonçait la bonne.

Laurence ébauchait un geste découragé, n’attendant plus rien de cette visite : le docteur Martin était déjà venu la veille et l’avait navrée par son pessimisme que justifiait l’état de la malade.

Mais, en entrant au salon, elle eut une surprise agréable : ce n’était pas son médecin habituel, c’était Jack Warton qui s’y trouvait. Le chirurgien lui inspirait une confiance irraisonnée ; auprès de lui, elle avait une impression de sécurité : il lui semblait que sa présence dût écarter le malheur. Et, trop occupée pour avoir le temps de méditer ses sensations, elle ne soupçonnait pas que l’élan qui la poussait vers Jack n’était qu’une manifestation de cette émotion amoureuse que suscite invinciblement la pensée de la mort et que François ressentait de même qu’elle, à ce moment même, pour cette cause même.

Il est dangereux qu’une séduction passe à votre portée, à cet instant suprême : car toute passion se décuple, invinciblement.

Or, Jack Warton, célèbre, sympathique, très beau de traits, mais possédant par-dessus tout cette beauté supérieure que la puissance intellectuelle imprime au visage des penseurs, eût attiré l’attention de Laurence en tout temps ; connu en cette période exceptionnelle, il avait subjugué entièrement cette âme frémissante de passion douloureuse, ému ces nerfs exacerbés de souffrance qui vibraient au moindre souffle comme une corde éolienne.

Amour d’autant plus perfide que Laurence n’en avait point conscience encore, attribuant au prestige du savant l’ascendant qu’il exerçait sur elle. Rien ne la défendait contre ce péril qu’aggravait au contraire la nationalité de son partenaire : à la place de Warton, un Français, dont l’attention galante s’éveille au premier signe, eût vite deviné les sentiments de Laurence. Mais l’Américain, dénué de fatuité, subissait le charme sans y songer, ne comprenant point que la jeune fille s’éprenait de lui et ne faisant rien pour réprimer cette attraction sournoise qui aimantait leurs pensées et resserrait chaque jour sa chaîne invisible.

Et puis, habitué au flirt de ses compatriotes, comment eût-il discerné l’amour sous la réserve et la simplicité de Laurence ? Accoutumé à la provocation féminine, pouvait-il analyser un sentiment secret qui s’ignorait lui-même ? Laurence, séduite, mais ne cherchant pas à séduire, s’abstenait de toute coquetterie à son égard. Garde-malade absorbée et surmenée, elle l’avait reçu souvent sans être coiffée, en peignoir ou en blouse blanche : et si ce négligé ne pouvait enlaidir une fille de dix-huit ans, du moins ne révélait-il de sa part aucune arrière-pensée.

Jack Warton renouvelait donc ses visites rue Vaneau, sans défiance, s’y croyant amené par une pitié professionnelle qui le poussait à offrir ses soins à des êtres en peine.

Laurence lui dit d’une voix sourde :

— J’ai peur… Je sens qu’elle s’en va…

Le chirurgien la regardait fixement, sans répondre. Elle poursuivit, avec ce morne abattement des profonds désespoirs, plus impressionnant qu’une douleur bruyante :

— Le docteur est venu hier ; et, du reste, il m’a répété qu’avec une tumeur, dans l’état de faiblesse où elle est, il n’y a rien à faire, rien à espérer…

Warton se taisait toujours ; mais un sourire effleura ses lèvres : ce sourire particulier du médecin jugeant l’opinion d’un autre médecin. Laurence, saisissant cette expression furtive, interrogea avec une émotion subite :

— Vous ne partagez pas son avis ?… Oh ! dites… Il y aurait quelque chose à tenter ?… Je vous en supplie, répondez-moi !

Devant cette insistance anxieuse, Jack se décida à murmurer laconiquement :

— Ça s’opère, une tumeur.

Laurence frissonna, un peu effrayée. Elle répliqua timidement :

— Le docteur m’en a parlé un jour. Il disait qu’il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que cela ne réussît point ; et, qu’en cas contraire, ce serait retarder l’échéance fatale sans pouvoir l’éviter : un cancer repullule toujours, paraît-il… Bref, le docteur n’est pas partisan de l’opération.

Jack Warton dit froidement :

— Effectivement, il a raison : suivez ses conseils… Je ne suis pas votre médecin. Ma situation m’impose une réserve scrupuleuse.

Mais, tout à coup, il éclata, emporté par sa passion scientifique :

Eh bien ! croyez-vous que je sois partisan de sa méthode, moi ? Évidemment, ce docteur est humain : estimant votre mère perdue, il atténue ses souffrances… Mais comment l’a-t-il traitée jusqu’à présent ?… Par l’opium, rien que par l’opium. L’opium est un calmant, ce n’est pas un traitement. Doit-on renoncer à soigner un mourant et le laisser mourir, sous prétexte qu’il se meurt ? Vous êtes là, éperdue de chagrin ; je suis médecin, et je ne penserais pas qu’il faut tout essayer pour tâche de sauver même un être inguérissable ?

Il poursuivit avec énergie, réfutant chaque argument :

— Eh ! oui, le cancer est incurable… Mais si vous la voyiez revivre, si nous lui gagnions un an, deux ans d’existence, ne payeriez-vous pas ces deux années de votre sang ?… Oui, sur cent opérés, un ou deux seulement se Souvent guéris. Et vous la priveriez de tenter ces deux chances ? Qu’avez-vous à perdre d’une part, si on la laisse livrée à elle-même, votre ne vivra pas quinze jours. D’autre part, si on l’opère, elle peut mourir aussi mais en courant le risque d’être sauvée. Mathématiquement, vous devez opter pour l’opération. Qu’avez-vous à objecter ?

— Et si on la fait souffrir inutilement ?

— Elle ne souffrira pas plus qu’actuellement : le chloroforme remplacera l’opium. C’est vous qui souffrirez : une épreuve de plus à endurer. Et, en cas de guérison radicale…

Jack Warton ajouta d’un air rêveur :

— Car, enfin, il s’agit de savoir si elle est atteinte d’une tumeur cancéreuse…

Laurence leva la tête et le considéra avec stupéfaction. Il répliqua, à son interrogation muette :

— Tout semble l’indiquer ; rien ne le prouve absolument… D’autres affections que le cancer offrent ces symptômes de faiblesse progressive, cette coloration jaune paille cette altération de l’organisme, lente, sournoise, silencieuse, ce dérangement des fonctions… Bien audacieux serait le médecin qui oserait se montrer affirmatif dans le cas qui nous occupe. Moi aussi, j’ai examiné votre malade : et je ne suis pas fixé. L’exploration ne révèle rien de décisif ; la tumeur est logée trop profondément… Je me hasarderai même à espérer : car votre mère ne donne aucun signe de cette vésanie caractéristique… Alors, nous pouvons envisager l’hypothèse d’une affection non cancéreuse. Et si je l’opérais…

À ces mots, Laurence lui coupa la parole dans une explosion irrésistible :

— Ah ! c’est vrai : vous êtes chirurgien !… C’est vous qui l’opéreriez… Vous… Oh ! du moment que c’est vous, j’ai confiance… Oui, docteur, je serai brave, essayons tout… Risquons l’opération…

Et elle répétait avec ferveur :

— Du moment que c’est vous ! Ce fut à cette minute seulement que Jack fut traversé d’une brève intuition, après s’être demandé naïvement : « Pourquoi lui ai-je inspiré une telle confiance, puisqu’elle ne m’a jamais vu à l’œuvre ? »

L’accent passionné de Laurence le pénétrait jusqu’à l’âme et le troublait étrangement, sans qu’il pût s’en défendre.

Telles ces maladies qu’il venait de décrire, l’amour aussi procède insidieusement par infiltrations lentes, silencieuses, progressives ; envahissant le viscère entier sans se manifester ; jusqu’au jour où le premier élancement de douleur nous révèle notre mal… Il est trop tard pour le guérir : le cancer du cœur ne s’opère pas.