Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 67-78).
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X

Teddy s’analysa, étonné : « J’ai l’impression de faire une bêtise. Mon cœur est serré. Je joue mon bonheur : ma raison d’être, c’est ma famille, mes parents, Jack Warton… Et je vais compromettre l’avenir de ces sûres affections, risquer mon existence pour l’amitié d’une famille étrangère, inconnue hier et connue par hasard… Pourquoi obéis-je malgré moi-même à cette impulsion irrésistible ? »

Il conclut avec son fatalisme mystique : « Le hasard… Est-ce le hasard ? Ou plutôt une destinée qui m’attire par la force d’une volonté supérieure ? »

Cette explication trouvée, Teddy, rasséréné, se confia à l’expérience de son compagnon qui le fit monter dans l’appareil, lui indiqua la façon de se placer et termina l’opération en l’attachant solidement à l’aide de cordelettes de cuir enroulées au-dessous des bras. Ainsi garrotté, le petit Américain pensa plaisamment : « Au moins, en cas d’accident, je ne serai pas tenté de faire un faux mouvement. » Mais, de plus en plus, il avait l’impression d’être livré sans possibilité d’initiative personnelle à la dépendance de cette chose volante.

Il se questionna : « Ai-je peur ?… Non. Je crains seulement d’avoir le vertige. »

L’aviateur donna le signal. L’appareil s’ébranla. Teddy, la langue sèche, se dit avec appréhension : « Qu’est-ce que je vais éprouver ? »

Quoique nul ne pût l’observer, il redoutait de ne pas se montrer assez crâne pour affronter cette sensation neuve. Une surprise agréable le rassura : la fuite horizontale de l’avion qui s’élevait lentement et régulièrement, par progression imperceptible, lui causait l’impression d’une course en auto — une auto perfectionnée, rapide, douce, légère, flottante, élastique, dont on n’eût point senti les roues heurter le sol. Un plaisir très vif remplaçait peu à peu ses craintes. Il avait d’abord fermé ses yeux. Il osait maintenant les ouvrir : la terre s’éloignait graduellement, se découpant en dessins linéaires ; les maisons formaient des petits cubes blancs, noirs ou bruns. La forêt de C… devenait un rectangle vert sombre. L’eau glauque d’un lac avait l’air d’une plaque de tôle posée sur le sol. Le grand jour à présent éclairait tout cela, dissipant les dernières brumes de l’aurore. Une sensation physique arracha Teddy à ce spectacle : il suffoquait, à cette altitude élevée. L’air lui piquait douloureusement la peau. À travers les gros gants épais, ses doigts fourmillaient avec l’impression de brûlure que cause la réaction du froid. Il gênait : « Oh ! que j’ai mal aux mains ! » Le supplice, presque intolérable, amena des larmes dans ses yeux. Puis, il finit par perdre la notion de cette souffrance, à force d’en souffrir. Il admirait son compagnon qui semblait parfaitement à l’aise.

En principe, l’aviateur devait essayer son appareil pendant une demi-heure, puis retourner sur le terrain de départ et y atterrir. En réalité, il était entendu entre les deux jeunes gens qu’ils s’égareraient jusqu’à T… L’aviateur s’efforçait donc d’en suivre la route aérienne. Pour atteindre T… par la voie la plus directe, il fallait survoler un moment les lignes ennemies, le front allemand formant à cet endroit un triangle scalène en arrière duquel T… se posait, comme un point sur l’extrémité du plus grand côté. L’aviateur avait prévenu Teddy qu’ils auraient à essuyer le feu des Boches. Teddy s’apprêta à cette nouvelle épreuve. Elle lui parut insignifiante. À la hauteur où ils volaient, ils se trouvaient hors de portée. Des tranchées allemandes, les projectiles fusaient, impuissants ; et Teddy, penché curieusement, regardait sans effroi ces flocons de fumée qui s’épanouissaient au-dessous d’eux. Une seule fois, un coup mieux dirigé, fit osciller violemment l’appareil sans le toucher, simplement par la masse d’air déplacé. Teddy fut en proie à un affreux vertige ; il ferma les yeux, avec le besoin de se cramponner et l’impression qu’il tournait sur lui-même emporté par une rotation diabolique. Cette pensée surnagea son désarroi : « Nous allons tomber ! » et il s’abandonna au renoncement forcé, devant l’inévitable. Ce fut une fausse alerte.

Lorsqu’il reprit conscience, il songea :

« J’ai bien envie de vomir. » Des nausées de plus en plus fréquentes l’incommodaient. Il souhaita naïvement : « Je serais heureux de descendre », désolé de s’être exposé à ce malaise désormais inéluctable. Pour se résigner, il ferma les yeux en voulant se donner l’illusion qu’il n’était pas en avion. Afin de s’encourager, il se répétait : « Tout a une fin. Ceci finira donc. » Il se laissa aller, ainsi qu’en rêve.

Un avion allemand leur fit la chasse ; son aile blanche fendait l’air, rapide comme un oiseau de proie. Il n’était pas dans les projets des deux jeunes gens de se détourner, de leur route : l’aviateur profita de l’excellence de son appareil pour s’élever à une hauteur prodigieuse, échappant au Fritz.

Teddy avait le sentiment de s’être enivré ; sa tête était lourde ; sa vue se brouillait ; il fixait machinalement l’armature de l’avion, la banquette de bois, sans pouvoir échapper à cette sensation fantastique de navigation aérienne, de plongée et de bondissement au milieu de l’éther. À présent, des hallucinations se mêlaient à son vertige. Il s’imaginait chevaucher quelque coursier fantôme à travers les nuages ; des étoiles rouges scintillaient devant ses yeux. Puis, il fut dans un ascenseur qui descendait trop vite, sombrant dans le vide : impression horrible.

Soudain, il reprit contact avec la réalité : son compagnon, qui s’était rapproché de terre, lui désignait, très distinctement visibles, des toits, des clochers, toute une ville étendue à leurs pieds autour de laquelle se dressaient des fortifications, des tentes, un camp où s’élevaient des flocons de fumée : le camp de T… Ils étaient au-dessus de T…

Teddy poussa un soupir de joie et de soulagement. Combien de temps avait duré, à sa montre, le siècle de son voyage aérien ? Il n’aurait su dire. Mais la minute proche de la délivrance l’inondait de béatitude. Il prévoyait déjà la fierté rétrospective que lui inspirerait le souvenir de cette ascension.

L’aviateur descendait, planait choisissant son point d’atterrissage.

Tout à coup, un mouvement brusque : la bête ailée, échappant à la direction de son guide, eut un caprice de chose, une volonté imprévue de machine ; piquant soudainement vers le sol, l’avion fit une chute foudroyante et s’écrasa sur un bouquet d’arbres.

Teddy, étourdi par la surprise du dénouement, eut le temps de murmurer :

— An ! cette fois, c’est la « bûche »…

Et il s’évanouit, sous la violence du choc.


Une étrange chance avait protégé les deux voyageurs ; ils se tiraient indemnes de l’accident.

L’aviateur, qui avait conservé sa connaissance, examina Teddy avec inquiétude, mais le jeune Américain ne présentait aucune lésion apparente. Son compagnon commença de le dévêtir afin de s’assurer de son état.

Du camp, en avait aperçu l’accident : une trentaine de soldats accouraient dans leur direction, précédés d’un jeune officier. Ils rejoignirent bientôt le groupe formé par l’aviateur, son passager inanimé et l’appareil avarié dont l’hélice pendante était restée accrochée à une branche d’arbre.

Chacun, suivant sa sensibilité personnelle, concentra son attention sur l’un de ces trois objets. Les hommes, endurcis par la guerre aux blessures de leurs semblables, s’intéressaient bien davantage à l’oiseau meurtri autour duquel ils s’assemblèrent curieusement.

À rebours, le sous-lieutenant qui les accompagnait parut songer d’abord aux victimes humaines et s’approcha de cet enfant évanoui dont la jeunesse le frappa.

Quand il aperçut l’officier, l’aviateur se releva brusquement et alla vers lui en déclarant d’une voix enrouée d’émotion :

— Ce qui m’arrive est épouvantable !

Le sous-lieutenant le consola :

— Vous n’êtes même pas blessé ?… Et vous avez failli vous tuer.

L’autre répliqua par un geste d’indifférence et regarda du côté de Teddy, avec un signe si expressif que le jeune officier s’écria :

— Il est mort !

— Non… non… C’est bien plus embarrassant.

— Mais, qu’a-t-il ?

L’aviateur toisa son interlocuteur, semblant le jauger d’un coup d’œil perçant : c’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-cinq ans, de taille moyenne, robuste ; la figure très brune, énergique ; et, sous le front bombé des têtus, des yeux noirs et francs qui se fixaient sur vous sans dérober leur pensée. Cet ensemble plutôt sympathique décida l’aviateur, qui se trouvait dans une de ces circonstances où l’échec et le succès dépendent d’une promptitude de résolution. Et, se livrant à ce camarade inconnu, il murmura rapidement :

— Venez à mon aide, si ma parole vous inspire confiance… Je suis victime d’une supercherie inouïe… Il y a trois semaines, je fis connaissance, à Neuilly-sur-Marne, d’un jeune militaire américain, nommé Teddy Arnott. Cet Arnott est venu me trouver hier et m’a sollicité de le prendre comme passager dans mon appareil. J’acceptai. Je suis certain d’avoir bien emmené avec moi le nommé Teddy Arnott, de la… division américaine… Et cependant, je m’aperçois à l’instant que mon compagnon… c’est une femme !

Il jeta un regard de rancune dans la direction de la victime évanouie et grogna piteusement :

— Me voilà propre, moi… Qu’est-ce que je vais en faire ?

Le jeune officier avait écouté cette confidence sans marquer trop de surprise. Quand on vit de l’Histoire, on est vite blasé de toutes les histoires même les plus incroyables. Seulement, il s’approcha curieusement de « Teddy » et parut impressionné par sa beauté dont la grâce ne perdait rien à ce désordre indiscret qui en soulignait les charmes. Cette impression favorable le conquit à la cause de l’aviateur. Jetant son manteau sur la jeune fille, il la souleva dans ses bras en disant à voix basse :

— Gagnons du temps… Je l’emporte chez moi ; nous verrons plus tard. Heureusement que notre ambulance est à trois kilomètres… Nous pouvons ainsi éviter un secours importun.

Ils se mirent en route ; d’un prétexte d’ordre, le sous-lieutenant avait éloigné ses hommes. Seuls, l’aviateur et l’officier s’engagèrent sous bois. Des futaies alternaient avec des taillis ; les endroits qu’ils traversaient étaient déserts ; ils ne rencontrèrent que trois soldats qui, assis au bord d’une mare, péchaient des grenouilles.

L’aviateur ne se lassait pas de narrer, de recommencer le récit de sa mésaventure :

— Qui est cette femme ? Tous nos camarades la prenaient pour un homme… Le fait est qu’elle porte le costume masculin avec une aisance inimaginable !

Soudain, illuminé d’une idée nouvelle, il s’exclama :

— Ah ! par exemple… Quelqu’un sait le mot de l’énigme et, comme il est ici, il pourra nous renseigner : c’est l’aspirant d’Hersac.

De saisissement, l’officier faillit lâcher le fardeau humain qu’il tenait dans ses bras solides. Puis, dominant son étonnement, il répondit avec un sourire ironique :

— Croyez-vous ?… C’est que c’est moi, l’aspirant d’Hersac : je viens d’être promu sous-lieutenant. Et, ma foi, je vous jure que je suis à cent lieues de deviner en quoi je puis être mêlé à ce mystère… qui m’intrigue de plus en plus.

— Vous ne connaissez pas « miss » Teddy Arnott ?

François d’Hersac étudia avec une curiosité extrême les traits de la jeune fille évanouie. Il dit :

— Je ne la connais pas… et ce nom de Teddy Arnott ne me rappelle rien.

— C’est fort bizarre, car elle vous cherchait avec impatience… Elle m’a conté je ne sais quelle histoire pour justifier sa demande. Mais son déguisement, sa témérité, son désir impétueux de vous rejoindre… Maintenant que je connais son sexe, j’aurais juré que c’était votre bonne amie.

Abasourdi, François d’Hersac considérait son interlocuteur avec une stupeur indicible. On arrivait devant le logis du sous-lieutenant, habitation agreste et rustique, : une pyramide de planches recouvertes de verdure que trouaient deux ouvertures figurant la porte et la fenêtre. À l’intérieur, une chaise de paille et un lit sur lequel François déposa la jeune fille. Puis, les deux jeunes gens s’efforcèrent de la ranimer avec un empressement qui participait presque autant de leur curiosité que de leur compassion. Un formidable fracas dont le retentissement ébranla leur abri vint à leur secours : au bruit, Teddy tressaillit et commença de remuer les bras.

François murmura avec indifférence :

— C’est le bombardement de T… qui recommence… tous les jours, à la même heure… Ces animaux de Boches ont la stupide régularité d’un métronome.

En effet, à partir de cette minute, les roulements de tonnerre se succédèrent sans interruption.

La jeune fille ouvrait les yeux et fixait sur ses compagnons, un regard hébété qui devint peu à peu lucide, étonné, interrogateur. Avec la finesse de sa race gasconne, François d’Hersac sentit qu’une question brusque, la surprenant avant qu’elle eût recouvré sa présence d’esprit était le meilleur moyen d’obtenir la vérité. Il demanda, la voix gouailleuse :

— Eh bien ! Ça va mieux, mam’zelle ?… Mam’zelle… qui ?

— Bessie Arnott, répondit machinalement l’interpellée, encore engourdie.

Elle se frotta les paupières avec un geste adorable de grâce enfantine ; puis, remarquant l’étrange décor, reconnaissant l’aviateur, elle se souvint brusquement de tout et ses joues s’empourprèrent. François d’Hersac, très troublé à présent, ne songeait plus à l’interroger ; trop ému, trop perplexe, devant cette délicieuse aventure qui lui tombait du ciel, — à la lettre ; — et il pensait : « Où m’avait-elle déjà rencontré… puisqu’elle vient ici pour moi ? », tandis qu’il s’attardait à détailler la séduction de cette blondine court-bouclée qui évoquait, ainsi que beaucoup de ses compatriotes, le type ingénu, délicat, aristocratique et mignard des pastels du XVIIIe siècle dont sa carnation offrait le ravissant coloris de tons nacrés et rosés.

Ce fut l’aviateur qui renoua l’entretien en exigeant l’explication à laquelle il avait droit. Bessie Arnott ne fit aucune difficulté pour se confesser avec une entière franchise : jalouse de son fiancé, dépitée de ne pouvoir le suivre en France, elle avait eu la folle inspiration d’abuser de sa ressemblance frappante avec son frère jumeau Teddy pour se substituer à lui. Bessie n’était pas fille à reculer devant la pire extravagance : la veille du départ de Teddy, elle avait profité du sommeil de son frère pour l’enfermer à clé dans sa chambre, s’emparer de ses vêtements et s’embarquer à sa place. Son stratagène avait été couronné de succès : très garçonnière d’allures, rompue à tous les exercices de corps, Bessie n’avait pas été devinée par ses camarades : plusieurs, qui connaissaient Teddy, étaient restés abusés par la ressemblance fraternelle. Seul, le chirurgien Warton, lorsqu’elle arriva en France, avait su reconnaître sa fiancée.

— Mais qu’a dit votre frère ? questionna François d’Hersac, stupéfait.

— Oh ! il aura accepté son involontaire complicité : je lui avais laissé une lettre explicative ; et il consent à tous mes désirs.

— Et votre fiancé…

— Jack ! Il a été tout d’abord furieux. Ensuite, que faire ? Il n’allait pas me trahir : il savait qu’il m’aurait fâchée à mort.

Et la petite Américaine conclut avec son sourire malicieux d’enfant gâtée :

— Nos hommes sont dressés à obéir à nos volontés… Alors, ils s’inclinent toujours devant le fait accompli. Jack s’est souvenu qu’il m’avait défiée : il ne faut jamais défier une Américaine.

Les deux jeunes gens, confondus, échangeaient un regard d’effarement. François, déçu par cette loyale explication, se répétait « Elle est fiancée et elle aime ce fiancé… Alors, que me veut-elle ? » Bessie, se méprenant sur leur silence, les rassura :

— Vous êtes embarrassés pour moi mais ne vous inquiétez pas… Je suis la nièce du colonel Blakeney qui commande à la division. Il vous suffit de me conduire à lui vous n’aurez aucun désagrément, L’oncle Blakeney m’adore.

Elle ajouta :

— Seulement, auparavant, il faut que je voie un de vos camarades : l’aspirant d’Hersac, pour communication urgente.

Intrigué, François dit vivement :

— Je suis François d’Hersac.

Bessie l’examina longuement, profondément ; et, tandis que le jeune homme rougissait légèrement sous le regard tendre et apitoyé dont elle l’enveloppait, elle murmura avec une compassion infinie :

— Vous… c’est vous… poor boy !