Les Annales politiques et littéraires (Feuilleton paru du 4 août au 6 octobrep. 63-66).
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IX

(L’auteur de ce livre — en parti vécu — s’excuse auprès de ses lecteurs d’être forcé d’introduire une parenthèse autobiographique au début de ce chapitre pour l’utilité des pages qu’on va lire. L’intervention de l’écrivain au milieu de son récit a quelque chose d’irritant et d’outrecuidant ; cette intrusion rompt le charme de la fable ; l’exemple d’illustres prédécesseurs peut seul atténuer nos scrupules ; ce procédé fut employé jusqu’à l’abus par Victor Hugo et Willy pour ne citer que ces deux noms célèbres.

L’invraisemblable véracité de ce chapitre excitera l’incrédulité du lecteur. L’auteur tient donc à en certifier l’authenticité, ayant personnellement effectué, dans des circonstances analogues, la randonnée aérienne de Teddy Arnott.

Cela dit, fermons la parenthèse.)

Teddy se mit donc en quête de son ami l’aviateur. Il commença par diriger ses recherches vers les parages du café de la Paix : c’était le lieu de prédilection où son ami se fût sûrement trouvé, en cas de présence à Paris. Le jeune Américain éprouvait d’ailleurs un plaisir tout particulier — signe révélateur de sa race — à promener ses regards limpides sur le spectacle déshonnête que pouvait présenter l’intérieur d’un établissement des boulevards. Sa physionomie sereine reflétait une certaine satisfaction à la vue des uniformes bariolés dont les couleurs se mariaient aux teintes similaires des robes à la mode qu’arboraient les petites femmes aux rires aigus. Dans cette atmosphère surchauffée de parfums violents mêlés aux relents d’alcools, Teddy, amusé, promenait sa froide curiosité qu’aucun émoi n’excitait au contact de ces sensualités vulgaires. Il constatait avec impartialité que ce Paris-là répondait plus exactement aux imaginations de miss Bessie Arnott que l’intérieur de la famille d’Hersac. Et il souriait, enchanté de se sentir un peu choqué.

N’ayant point découvert ce qu’il cherchait, il sortit du café et prit, derrière la place de l’Opéra, le tramway de banlieue qui le conduirait directement à B…

Durant le trajet — une heure et demie pour traverser les faubourgs populeux, les fortifications, les mornes campagnes encore plus mornes sous le ciel nocturne — Teddy médita l’allocution persuasive qui devait emporter le consentement de l’aviateur.

À B…, gare régulatrice, agglomération de troupes de tous genres, la présence du jeune Américain passa inaperçue parmi les autres Sammies, les Tommies, les chasseurs à pied et les zouaves qui fraternisaient bruyamment à la porte des estaminets ouverts à chaque coin de rue. Teddy se faufila dans l’ombre, cherchant son chemin. Son ami logeait dans une des bicoques pompeusement baptisées villas, voisines du champ d’aviation.

L’aviateur, qui avait le grade de sous-lieutenant, bénéficiait d’un pavillon — trois pièces exiguës — pour son usage exclusif. Teddy eut donc la chance de le trouver seul, fumant sa pipe en lisant les Bucoliques, dans le texte : c’était, comme nombre de ses camarades, un héros poète et lettré.

Lorsque le jeune Arnott l’eût mis au courant des circonstances qui déterminaient sa démarche, il répliqua sans objection :

— Ça tombe bien. Je dois conduire justement cette nuit un nouvel appareil au G. Q. G. et l’essayer au petit jour. Je vous prends comme passager.

Les deux amis, ayant convenu de leur projet, se rendirent à C… dans l’automobile de l’aviateur.

Teddy Arnott, subissant malgré lui l’influence démoralisante de l’obscurité, devint mélancolique dans cette nuit froide de septembre. Son attraction sentimentale vers Laurence d’Hersac l’identifiait à l’état d’esprit de la jeune fille et c’est avec une affliction fraternelle qu’il se disposait à accomplir sa mission téméraire.

Mais à l’aube, sa tristesse se dissipa, divertie par les préparatifs de départ.

Dans la plaine grise où le soleil levant répandait une lueur jaunâtre, des ombres d’hommes s’agitaient autour de l’appareil ; et, de loin, Teddy les compara à des fourmis grouillant autour d’un cadavre de sauterelle.

Le nouvel avion était un biplan à double hélice appelé à faire merveille dans les expériences de vol plané ; les compétents discutaient de sa construction à grand renfort de termes techniques.

Le pilote s’avança gaiement, suivi de Teddy Arnott qui avait changé son feutre contre le bonnet fourré et endossé la casaque de cuir. Malgré la coiffure qui lui couvrait les oreilles, l’assourdissant à moitié, et le vêtement engonçant qui l’étouffait, le jeune homme frissonnait sous la fraîcheur matinale et ressentait ce léger mal de cœur qui nous indispose au grand air après une nuit blanche.

Une sensation pénible d’isolement l’affecta brusquement ; il allait tenter sa première ascension au milieu de l’indifférence générale. Ceux qui s’intéressaient à son sort — son père, son oncle, ou Warton — ignoraient son entreprise. L’unique créature qui se préoccupât de lui à cet instant était une jeune fille prostrée au pied d’un lit de douleur. Mais aucun des êtres présents ne lui apportait le réconfort d’une assistance : son ami l’aviateur, insouciant de sa propre vie et âgé lui-même de vingt ans, ne songeait à s’apitoyer ni sur le danger qu’allait courir son passager, ni sur sa jeunesse ; au contraire, il avait la conviction de lui rendre service en exauçant son désir.

Et l’intrépide Teddy cachait un secret qui rendait excusable sa faiblesse passagère.

(À suivre) JEANNE MARAIS.

(Illustrations de Suz. Sesboué).