La Navigation aérienne (1886)/IV.II

II

DUPUY DE LÔME ET L’ÉTUDE DES AÉROSTATS À HÉLICE


Projet d’un aérostat dirigeable pendant le siège de Paris. — Navire aérien à hélice de M. Dupuy de Lôme. — Expérience du 2 février 1872. — Résultats obtenus. — Projet de M. Gabriel Yon.

En 1870, après nos premières défaites et la chute de l’Empire, Dupuy de Lôme, auquel la construction des premiers navires cuirassés avait donné une réputation universelle, accepta de faire partie du Comité de la défense, et il commença pendant le siège de Paris à s’occuper d’aérostation. Il présenta à l’Académie des sciences un projet de ballon dirigeable, pour l’exécution duquel le gouvernement de la Défense nationale lui ouvrit un crédit de 40 000 francs (28 octobre 1870). Mais cet aérostat, en raison des difficultés de construction, ne fut prêt que quelques jours avant la capitulation, et il ne devait être expérimenté que deux ans plus tard. M. Dupuy de Lôme a exposé en 1872 dans les termes suivants les motifs de ce retard :

C’est le 29 octobre 1870, pendant le siège de Paris par les armées allemandes, que j’ai été chargé de faire exécuter pour le compte de l’État un aérostat dirigeable, conçu conformément aux vues que j’avais exposées à ce sujet à l’Académie des sciences dans les séances des 10 et 17 du même mois.

J’ai accepté cette mission, sans me dissimuler les difficultés que j’allais rencontrer pour l’exécution de mon appareil dans Paris assiégé, avec son industrie désorganisée. Malgré mes efforts et ceux de mes collaborateurs principaux, M. Zédé, ingénieur de la marine, et M. Yon, aéronaute, je n’ai pu réussir assez à temps pour qu’il pût servir pendant le siège.

Des obstacles insurmontables, tels que l’insurrection du 18 mars et le second siège de Paris, suivis d’autres incidents, m’ont contraint de retarder encore l’essai de mon aérostat. Ce n’est qu’au mois de décembre 1871 qu’il m’a été possible de le préparer, dans un local du Fort-Neuf de Vincennes mis à ma disposition par le ministre de la guerre. Une commission, nommée par le ministre de l’instruction publique, a été alors chargée de constater la remise à l’État de l’appareil, et de suivre l’essai que je demandais à en faire le plus tôt possible.

Je rappelle que j’ai posé en principe que, pour obtenir un aérostat dirigeable, il faut d’abord satisfaire aux deux conditions ci-après :

1o La permanence de la forme du ballon, sans ondulations sensibles de la surface de son enveloppe ;

2o La constitution, pour l’ensemble de l’aérostat, d’un axe de moindre résistance dans le sens horizontal, et dans une direction sensiblement parallèle à celle de la force poussante.

J’ai satisfait la condition de permanence de la forme au moyen d’un ventilateur porté et manœuvré dans la nacelle, et mis en communication par un tuyau en étoffe avec un ballonnet placé à l’intérieur du ballon à sa partie basse. Le volume de ce ballonnet est le dixième de celui du grand ballon. Cette proportion permet de descendre de 866 mètres de hauteur, en maintenant le ballon gonflé malgré l’augmentation correspondante de la pression barométrique.


Fig. 86. — Épure de l’aérostat à hélice de Dupuy de Lôme.

Ce ballonnet à air est muni d’une soupape s’ouvrant de dedans en dehors, et réglée par des ressorts, de telle façon que si l’on venait à souffler mal à propos, ce serait l’air insufflé qui s’échapperait du ballonnet par cette soupape plutôt que de le gonfler en refoulant l’hydrogène plus bas que l’extrémité inférieure des pendentifs. Le grand ballon est muni de deux de ces pendentifs ouverts à l’air libre et descendant 8 mètres au-dessous du plan tangent à la partie basse du ballon.

L’aérostat de Dupuy de Lôme cubait 3 400 mètres ; sa longueur de pointe en pointe était de 56 mètres, son diamètre de 14m,84 (fig. 86). Gonflé d’hydrogène pur, il avait une force ascensionnelle considérable, et pouvait enlever huit hommes de manœuvre destinés à faire mouvoir l’hélice de propulsion, qui n’avait pas moins de 9 mètres de diamètre. Un gouvernail formé d’une voile triangulaire était à l’arrière.


Fig. 87. — L’aérostat à hélice de Dupuy de Lôme,
expérimenté le 2 février 1872.

L’expérience de ce grand navire aérien a été exécutée le 2 février 1872, dans le fort de Vincennes (fig. 87). Elle fut dirigée par M. Dupuy de Lôme, accompagné de M. Zédé, officier de marine, de M. Yon, et de huit hommes de manœuvre. L’aérostat s’éleva assez rapidement.

Dès que l’hélice a été mise en mouvement, l’influence du gouvernail s’est immédiatement fait sentir dans le sens voulu, ce qui prouvait déjà que l’aérostat avait une vitesse propre par rapport l’air ambiant.

L’anémomètre présenté au courant d’air à l’avant de la nacelle restait d’ailleurs immobile, tant que l’hélice était stoppée, et tournait dès que l’on faisait fonctionner l’hélice motrice ; il prouvait donc ainsi que l’aérostat avait une vitesse propre sous l’influence de son moteur.

La stabilité de la nacelle, due à son nouveau mode de suspension, a été parfaite elle n’éprouvait aucune oscillation sous l’action des huit hommes travaillant au treuil de l’hélice, et l’on pouvait se porter facilement plusieurs personnes à la fois à gauche et à droite, ou de l’avant à l’arrière, sans qu’on s’aperçoive d’aucun mouvement, pas plus que sur le parquet d’un salon.

Évidemment le centre de gravité se déplaçait, il y avait un petit changement de quelques fractions de degré dans la verticale de tout le système, ballon et nacelle ; mais il était impossible d’apercevoir un mouvement relatif de la nacelle par rapport au ballon, ni rien d’analogue aux oscillations d’une embarcation flottante dont l’équipage se déplace.

M. Dupuy de Lôme a constaté que le navire aérien, sous le jeu de l’hélice, se déviait notablement de la ligne du vent, et il a pu évaluer la vitesse propre du système 2m,80 à la seconde.

La descente eut lieu très favorablement au delà de Mondécourt, à 10 kilomètres un quart dans l’est, 17 degrés nord de Noyon.

Il me paraît intéressant, ajoute le savant ingénieur, de relater ici le fait suivant, sans que j’y attache une importance exagérée ; mais il est cependant de nature à corroborer la confiance que m’inspire la méthode employée pour mesurer les directions de route et les vitesses sur le sol.

À 1h,15′, nous avions marqué de notre mieux notre point sur la carte de l’État-major ; malheureusement, je n’ai pas réussi à ce moment à retrouver sur la terre la cour du Fort-Neuf de Vincennes, déjà trop éloignée. Quoi qu’il en soit, M. Zédé a tracé sur la carte, à partir du nouveau point de départ, les directions et les vitesses que je lui dictais, et quand, sur le point d’atterrir, nous nous sommes demandé quel pouvait être le village au-dessus duquel nous allions passer, M. Zédé, confiant dans sa route tracée sur la carte, nous répondit que ce devait être Mondécourt, sur les confins du département de l’Oise et de l’Aisne. Un instant après, les villageois, à qui nous demandions en passant sur leur tête quel était le nom de leur village, nous répétaient en criant le nom de Mondécourt.

D’après Dupuy de Lôme, le résultat de cette expérience peut se résumer ainsi :

1o Stabilité assurée malgré la forme oblongue, grâce au système du filet de balancine ;

2o Maintien de la forme au moyen du ballonnet à air ;

3o Faculté de maintenir le cap dans une direction voulue, quand l’hélice fonctionne, malgré quelques embardées dues en grande partie à l’inexpérience du timonier ;

4o Vitesse déjà importante imprimée à l’aérostat par rapport à l’air ambiant au moyen de l’hélice mue par huit hommes, cette vitesse s’étant élevée 2m,82 par seconde, ou 10 ¼ kilomètres pour 27 ½ tours d’hélice par minute ;

5o Le rapport de la vitesse de l’aérostat au produit du pas due l’hélice par son nombre de tours est de 76 pour 100 ; dans mon exposé des plans de l’aérostat, j’avais écrit que ce rapport serait au moins de 74 pour 100. La résistance totale de l’aérostat, comparée à celle de l’hélice, est donc un peu moindre que je ne l’avais estimée ;

6o Les huit hommes employés pour obtenir ces 27 ½ tours par minute développaient, en moyenne, un travail dont je n’ai pas la mesure exacte, mais que je ne saurais estimer à plus de 60 kilogrammètres, surtout en raison du frottement anormal de l’arbre de l’hélice dans ses coussinets, dont j’ai parlé précédemment.

Si l’on parvenait à se mettre bien à l’abri des dangers que présente une machine à feu portée par un ballon à hydrogène, on ferait facilement une machine de huit chevaux de 75 kilogrammètres avec le poids des sept hommes, dont on pourrait diminuer le chiffre de l’équipage, en conservant seulement un mécanicien sur les huit hommes employés à tourner l’hélice. Le travail moteur serait ainsi de 600 kilogrammètres, c’est-à-dire dix fois plus grand, et la vitesse de 10 kilomètres à l’heure, obtenue le 2 février, s’élèverait avec le même aérostat à 22 kilomètres à l’heure. Le combustible et l’eau d’alimentation pourraient être prélevés sur le lest de consommation. On obtiendrait ainsi un appareil capable non seulement de se dévier du lit d’un vent d’un angle considérable par des vents ordinaires, mais pouvant même assez souvent faire route par rapport à la terre dans toutes les directions qu’il faudra suivre.

Dupuy de Lôme a publié, après son expérience, un mémoire volumineux et d’un grand intérêt, où il étudie d’une façon magistrale les conditions de fonctionnement des aérostats allongés munis de propulseurs à hélice[1].

L’éminent ingénieur, par sa haute situation, sa notoriété et son influence, aura rendu de grands services à la cause de la navigation aérienne ; sa parole était plus écoutée que celle des humbles pionniers de la science qui, bien avant ses essais, avaient aussi la conviction et la foi.

L’expérience de 1872 ne devait être d’ailleurs qu’une tentative préliminaire, et Dupuy de Lôme, nous venons de le voir, a indiqué que ses huit hommes de manœuvre seraient remplacés par un moteur mécanique.


Fig. 88. — Projet d’un aérostat à vapeur à double hélice par M. Gabriel Yon.

C’est dans cette voie que M. Gabriel Yon, après l’essai de l’aérostat à hélice, voulut s’engager. L’habile praticien a publié, en 1880, un remarquable travail, où il propose d’exécuter un aérostat à vapeur, dont nous donnons l’aspect d’après un modèle construit en petit (fig. 88)[2]. M. Yon adopte, pour suspendre la nacelle, un système analogue à celui de Dupuy de Lôme, il se sert de deux hélices de propulsion, qu’il place de chaque côté de l’aérostat et à son milieu. Ce projet est fort bien étudié, et l’auteur serait très capable de le mener à bien, s’il avait entre les mains les ressources financières nécessaires à une telle entreprise.

  1. Voy. Aérostat à hélice, par M. Dupuy de Lôme. In-4o, 1872.
  2. Note sur la direction des aérostats, par M. L. Gabriel Yon. In-4o avec planches. Paris, Georges Chamerot, 1880.