La Mystification fatale/Deuxième Partie/X


Texte établi par Léandre d’André, Imprimerie André Coromilas (p. 154-159).
§ X. — Jean Beccus.


Dans les quatre cas qui vont suivre, nous rencontrerons de nouveau Jean Beccus comme fauteur de plusieurs autres falsifications. Il est donc temps de montrer qui il était, et ce qu’on doit attendre de sa part.

Michel Paléologue ayant usurpé le trône impérial, au préjudice de son jeune pupille Jean Lascaris, excita contre sa personne l’indignation générale du peuple et du clergé de Constantinople, surtout celle du Patriarche Arsène, qui adressa bien des remontrances à l’usurpateur et lui refusa même l’absolution jusqu’à ce qu’il ait rendu le trône au prince dépossédé. Michel, en réponse et pour assurer son usurpation fit aveugler son pupille, qu’il tenait prisonnier, pour le rendre impropre à la possession et à l’exercice du pouvoir. La crainte de cette indignation générale et surtout celle d’une nouvelle croisade suscitée par le pape, et commandée par Charles d’Anjou, éveillérent dans l’esprit de l’usurpateur l’idée de s’adresser au pape et de lui promettre d’agir pour effectuer l’union des deux églises — ce qui dans la phraséologie papistique signifie : subjuguer l’église orientale au vasselage de l’archipontife de Rome. Le danger qui pointait du côté de l’Occident était très menaçant, aussi Michel se mit-il sérieusement à agir dans le sens de l’union. Il commença par faire convoquer un concile, où il rencontra une résistance générale, à l’exception de quelques prélats de cour complices de son usurpation. Parmi les opposants à cette pseudo-union, l’adversaire le plus décidé fut Jean Beccus le plus savant de tous. Appelé à exprimer son sentiment il débuta dans les termes suivants : « Comme mon salut, dit-il, m’est plus précieux que la vie, j’élèverai la voix pour prouver que les Latins sont des hérétiques, quoique nous ne leur donnions par ce nom, à cause de leur grande puissance et du mal qu’ils peuvent nous faire par cette prépondérance. » Là dessus, il développa sa thèse et la prouva complètement. Michel, désappointé du résultat de ce début, congédia l’assemblée, et le lendemain, il fit arrêter Beccus et le fit enfermer dans la tour d’Anémos. Il croyait de la sorte intimider et réduire plus facilement les autres prélats ; mais il fut déçu dans ses espérances.

Après cet exploit, il envoya une députation au pape pour s’entendre avec lui sur les préliminaires des procédés que l’on devait employer pour la mise en œuvre de son projet d’union. Cette députation était composée de cinq personnes, dont deux seulement parvinrent jusqu’à Rome, les trois autres périrent dans un naufrage. Quelques-uns des historiens latins disent que ces deux députés se rendirent, avec le pape, au concile de Lyon et qu’ils acceptèrent tout ce qui y fut décidé. Les historiens byzantins ne disent rien de la présence de ces députés à Lyon ; mais ils rapportent que cette comédie d’union fut jouée entre le pape et ces deux députés, qui prétendaient représenter l’église de Constantinople, mais qui, en réalité, ne représentaient que Michel et les quelques prélats qui l’entouraient. Les menteurs éternels, pour donner plus de valeur à ce concile occidental de Lyon ont inventé que l’empereur Michel et le patriarche Joseph s’étaient rendus à Lyon, avaient pris part au concile et s’en étaient retournés dans leur pays, convertis au papisme.

Ffoulkes, à la première page de son ouvrage, fait l’observation qu’Allatius dans le cours de son de perpetuo consensu évite de donner la moindre indication directe sur cet incident, tellement ce que nous disons ne supporte aucune contradiction. Pour plus de détails sur cette farce et sur les horreurs qui l’ont suivie, et que Joseph de Maistre dans son Pape a l’impudence d’appeler Paix de Lyon, il faut s’adresser à Lebeau, Fleury, Gibbon, pour ne citer que les plus connus.

Au retour de ces deux légats, Michel, aidé de ses complices les prélats de cour gagnés à ses projets, fit déposer le patriarche Joseph comme opposé à la pseudo-union, et ayant gagné, par la promesse du patriarcat, Beccus très-las de sa longue captivité ; il le fit apostasier, lui fit rétracter les doctrines qu’il avait précédemment professées et soutenues librement, puis le fit enfin élire patriarche. C’est alors qu’à l’aide de sa profonde érudition il se mit à composer des ouvrages dans le sens papistique, pour prouver tout le contraire de ce qu’il avait affirmé et défendu auparavant, en y accumulant tout ce que les faussaires latins avaient inventé depuis l’époque de Charlemagne.

Heureuses eussent été les populations d’Orient, si par ce moyen seul, on eût tenté de les gagner au papisme. Mais, Michel irrité de l’inutilité de ses efforts et de la résistance qu’il rencontrait, recourut à des arguments plus énergiques en matière de religion : exils, confiscations des biens, emprisonnements, outrages, tortures, mutilations, tout en un mot fut mis en œuvre. Michel alla même jusqu’à inviter les légats du pape à assister à ces scènes de supplice, pour contempler ainsi les marques éloquentes de son dévoûment ; bien plus, il fit saisir quelques-uns des récalcitrants et les envoya à Rome, comme présent au pape, pour qu’il en disposât à son gré. Et ce Beccus voyait commettre ces horreurs, sans la moindre remontrance auprès du tyran son associé, sans modérer au moins les furies qui le possédaient ! Ces scènes ne se bornèrent pas seulement à Constantinople, mais elles furent également commises par les Latins dans tous les pays d’Orient où s’étendait la conquête des Croisés. Je ne saurais m’étendre davantage sur ces choses sans trop m’éloigner de mon sujet.

Après la mort de Michel et la délivrance du pays de cet affreux cauchemar, Beccus, appelé devant un synode assemblé pour le juger, déclara n’avoir tenu cette conduite que parce que les circonstances politiques de l’Empire lui en avaient fait un devoir. Il fut congédié après avoir signé une déclaration, où il rétractait tout ce qu’il avait avancé au soutien du papisme et de ses dogmes, en toute matière, et en particulier en celle qui regarde la double procession. On lui accorda une retraite honorable, dans la ville de Brousse, capitale de la Bithynie. De là, encouragé par la clémence du premier synode, il sollicita la réunion d’un autre concile, pour y être de nouveau entendu ; et il eut l’impudence d’y rétracter sa dernière rétractation, la troisième déjà, depuis son intrusion au siége patriarcal. On méprisa sa versatilité et on le confina, avec deux de ses acolythes dans la tour de Saint-Georges située dans la même province de Bithynie. Je le demande à présent à ceux qui, s’occupant de l’état religieux de ces temps en Orient, ne cessent de se démener et de se récrier contre le fanatisme des Byzantins ; à pareille époque, qu’aurait-on fait de cet homme dans les pays d’Occident ? Le mot sinistre de relaps y aurait retenti, et à ce mot devaient répondre les cris : au bûcher ! au bûcher !!

Il est dommage que ce Beccus n’ait pas su ou pu s’éloigner de cette tour et prendre son vol vers Rome. Le cardinalat l’y attendait ; il aurait pu même aspirer jusqu’au papat ! Rien d’étrange : à une époque plus récente Bessarion s’en approcha ; il aurait dû même y parvenir, n’eût été l’opposition des cardinaux français qui le détestaient à cause de son fanatisme frénétique à vouloir resserrer le nœud qui tenait déjà les églises d’Occident courbées sous le joug de la domination absolue de l’Archipontife de Rome. Mais en ces temps il y avait en France des Gerson, des d’Ailly, des Clémengis. En Bohême il parvint à son but ; mais les conséquences de son criminel succès furent : la ruine de ce pays, la dévastation de l’Allemagne et la guerre de Trente ans.

Après ce signalement nécessaire, revenons à notre sujet.