Calmann Lévy, éditeurs (p. 159-168).

AUX EAUX




I

LECTURE À L’OMBRE



Après de trop longs jours de tempête et de pluie,
La nature s’apaise enfin, le ciel s’essuie,
Et le soleil, dans l’air diaphane et subtil,
Sourit, comme un joyeux ami, retour d’exil.

À ce pressant appel, de leurs malles mi-closes
Les femmes ont sorti les robes blanches, roses ;
Les chapeaux délicats — paille, plumes ou jais —
Si légers à nos mains, si lourds à nos budgets,

Les ombrelles d’azur et les bottines frêles.
Et les voilà, causant et caquetant entre elles,
Sous les arbres du parc, près du kiosque vert
Où, quatre fois par jour, flotte un vague concert.
Moi, je m’assieds, un livre à la main, sous l’ombrage.

Mais pour lire, d’honneur, il faut un vrai courage,
Car un désœuvrement doux et délicieux
Vous berce, vous saisit, ferme à demi vos yeux…
Le sang dort, plus tranquille, et la bête est contente.

Et ce rêve vous prend, vous sourit et vous tente :
Ne plus rien demander au cerveau surmené
Par le fiévreux travail d’un siècle condamné
À progresser toujours, à produire sans cesse ;
Acquérir la vigueur des membres, la souplesse ;
Sacrifier l’esprit et ses troublants efforts
À la virilité plus pratique du corps ;
S’exercer dans les camps, fréquenter les gymnases ;
Jongler avec des poids et non avec des phrases ;

Galoper tout le jour sur quelque ardent coursier ;
Se faire un cœur de bronze et des poumons d’acier ;
Lutter contre le Rêve… et pour prix de la lutte
L’épanouissement bienheureux de la brute…
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Cependant le temps passe et la chaleur décroît.
La musique a cessé. Assis au même endroit
Je regarde le parc qui lentement se vide
Et le soleil tout rouge à l’horizon splendide…
Ô songeur obstiné ! Pauvre esprit de travers !
Tu rêves gymnastique et tu fais quoi ? — Des vers !




II

À LA BUVETTE



Chevelure noire et drue,

Robe écrue,

Bonnet blanc et col propret,
Telle, près de la buvette,

Mariette

Chaque matin apparaît.

Grande et solide Auvergnate,

Taille plate,

Mains brunes et teint cuivré,

D’un mouvement monotone

Elle donne

Le verre d’eau mesuré.

Aux pieds de la rude fille

Tourne et brille

Papillotant au soleil,
La foule des baigneurs hâves

Et peu braves,

Les yeux tout gros de sommeil.

À cette heure matinale

On n’étale

Aucun costume galant ;
La plus fringante mondaine

Montre à peine

Son nez sous le voile blanc ;

Le vieux beau, qui croit encore

Qu’on l’adore,

Passe, le col retroussé,
Et de vaporeuses blondes

Pudibondes

S’esquivent d’un pas pressé.

D’autres, moins coquets, s’attardent

Et bavardent…

Plus d’un risible potin
Sorti d’une bouche folle

Monte et vole

Dans l’air léger du matin.

Puis ce sont des causeries

Attendries

Sur le mal dont on pâlit :
Migraines et névralgies,

Gastralgies,

Manque ou perte d’appétit…

Cependant, robuste et fière,

Régulière

En son geste répété,
Mariette, souriante,

Attrayante,

Verse à longs flots la santé.

Et dans la lumière rose

Qui l'arrose,

Elle évoque à mon esprit
La naïade poétique

Et rustique

De la source qui guérit.




III

CONNAISSANCES D’EAUX



Dans un remuement de chaises traînées
Chacun s’est levé, l’estomac content ;
Et par le salon aux teintes fanées
Avant de sortir, on passe un instant.

On ne se connaît que d’hier à peine :
Mais qu’importe ?… Aux eaux le temps ne fait rien.
L’ennui vous rapproche, et rive une chaîne
Qui dure fort peu, mais qui tient fort bien.


On parle tout haut, on crie, on s’appelle…
On se prend la main, on se dit bonjour…
« — Comment donc, mon cher ! — Oui, ma toute belle ! »
C’est de l’amitié, presque de l’amour.

On fait maint projet de folles parties
En breaks, en landaus, à pied, à cheval…
Compliments sucrés… douceurs assorties…
Tout est beau, charmant… C’est un vrai régal.

Entre gens d’esprit et « du même monde »
— Car cela se voit dès le premier mot —
Pourquoi s’éviter ? Entrons dans la ronde !
S’ennuyer tout seul serait par trop sot !

Et l’on se recherche, on cause, on se livre…
Dans le parc, aux jours les plus étouffants,
On se prête ombrelle, éventail ou livre…
Puis on laisse entre eux jouer les enfants.


Et plus tard, après la dernière douche,
Quand vient le départ, ce sont mille cris,
Mille beaux serments remplissant la bouche :
« À Paris, alors ?… — Sans doute, à Paris ! »



L’hiver a passé sans qu’on se revoie ;
Le printemps venu, dans le monde, un soir,
Cri d’étonnement plutôt que de joie :
« — Vous ! c’est vous ! Ah ! quel plaisir de vous voir ! »

Trois ou quatre mots, et puis on se quitte…
Et si quelque ami demande tout bas
Quelle est la « personne », on répond bien vite :
« Connaissance d’eaux… Je ne connais pas ! »