Calmann Lévy, éditeurs (p. 143-158).

À LA MER




I

BAINS DE MER



Au mois d’août, quand chacun rôtit,
Quand on a perdu l’appétit,
Quand Paris semble trop petit,
On court aux gares, on s’entasse
Coude à coude, en chemin de fer,
Pour se rendre à la « grande tasse »…
C’est la saison des bains de mer.


De Saint-Jean-de-Luz à Calais,
On voit un tas de gens très laids
Qui barbotent par chapelets
Sur les flots que le soleil dore…
Et sous les flots, par Jupiter !
On en découvrirait encore…
C’est la saison des bains de mer.

Pâles habitants des cités,
Ils livrent leurs corps déjetés,
Leurs maigreurs, leurs rotondités
Aux baisers transparents des vagues,
N’ayant, pour cacher tant de chair,
Que des tissus minces et vagues…
C’est la saison des bains de mer.

Pour voir tous ces gens nageoter,
S’agiter, sauter, gigoter,
D’autres gens viennent se poster
En demi-cercle, sur la grève,

Ainsi qu’à l’Opéra l’hiver…
Mais les yeux n’y sont pas, en grève !
C’est la saison des bains de mer.

Les gens vêtus et bien à sec
Contemplent les autres avec
Les cheveux remplis de varech
Sortant piteusement de l’onde ;
Et pour peu que l’on ait du flair
On connaît à fond tout son monde
En quelques jours de bains de mer.

Ces dames du quartier Marbeuf,
Les estomacs tendus en œuf,
Entrant dans l’eau, font l’effet « bœuf »
Qui centralise les lorgnettes ;
Mais en sortant, — déboire amer ! —
Plus que deux pauvres castagnettes…
Ça, c’est l’ennui des bains de mer.


Les suaves « Petits Vernis »,
Prenant des poses d’Adonis,
Croisent leurs biceps racornis,
Tendent leurs mollets en bobine ;
Mais leur port est un peu moins fier
Quand ils rentrent dans leur cabine…
C’est la faute des bains de mer.

Près de ces héros de romans,
Des rondes de grosses mamans,
Soufflant comme des caïmans,
Poussent des cris de chien qu’on fouette ;
Et des gamines au teint clair
Sautillent en faisant trempette…
C’est la saison des bains de mer.

Calmes parmi ces agités,
Placides parmi ces gaîtés,
Les baigneurs, gaillards bien plantés,

Aux mains solides et liantes,
Soupèsent, sans en avoir l’air,
Les… mérites de leurs clientes…
C’est le profit des bains de mer.

Ainsi tout le long du mois d’août,
D’un bout du monde à l’autre bout,
On voit des gens dans l’eau partout…
Ainsi l’humanité vannée
Par un surmenage d’enfer
Va se « retaper » chaque année
À la saison des bains de mer.




II

SUR LA FALAISE



Assis sur la falaise et dominant la grève,
Je me laisse bercer au hasard de mon rêve.

C’est l’été, c’est la douce et splendide saison…
Le brouillard du matin estompe l’horizon.

Il traîne, sur la mer tranquille et pailletée,
Le mystère léger de sa gaze argentée.

À mes pieds le village encor tout endormi
Avec ses toits pointus n’apparaît qu’à demi ;


Derrière moi, plus près, la plaine immense et nue
Fuit, sous les crêpes gris de la brume ténue ;

Mes yeux appesantis peuvent à peine voir
Un bois, dans le lointain, formant un long trait noir.

Tout se tait. La nature alanguie et dolente
Semble se recueillir dans une vague attente…

Comme elle, mon esprit engourdi de sommeil,
Ne se réchauffera qu’aux baisers du soleil.

Et le voilà qui vient, le voilà, blond et pâle,
Trouant le voile obscur d’une étoile d’opale…

Et l’étoile grandit, grandit… comme un œil pur
Là-haut, timidement, sourit un coin d’azur.

Le brouillard déjà clair devient plus clair encore,
S’entr’ouvre, s’amoindrit, s’élève, s’évapore…


Le grand soleil vainqueur, le bon soleil d’été
Étale largement sa fière majesté,

Et verse sur la mer et sur la côte entière
Un éblouissement de vie et de lumière…

Réchauffe-toi, mon âme, à ce foyer béni !
Enivre-toi d’azur, plane dans l’infini !

Par delà les forêts, les fleuves et les plaines
Envole-toi bien loin des tristesses humaines !

Monte au pays du Rêve et du pur Idéal
Que n’a point desséché le souffle ardent du Mal ;

Où l’honneur est un dieu, la justice est un culte…
Où l’on maudit la haine, on méprise l’insulte…

Où les hommes, unis par un noble lien,
N’ont qu’un seul but : le Beau ; qu’un seul désir : le Bien ;


Honorent la vertu, ne cherchent qu’elle en elle,
Et l'aiment… pour l'aimer, et parce qu'elle est belle !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Soudain, troublant mon rêve, un léger sifflement
Arrive à mon oreille : « Assez de sentiment !

« Les hommes, tu le sais, bien qu’ils se disent frères,
« Ont, pour s’aimer ainsi, trop d’intérêts contraires.

« Malheureux de tout temps, ils seront malheureux
« Toujours ; ton beau pays reste fermé pour eux… »

Qui parle ?… — C’est, dans l’air, une mouette blanche
Passant en tournoyant près du rocher qui penche…

Ô pur et frêle oiseau, sois-nous plus indulgent…
Ou donne-nous ton vol et tes ailes d’argent !




III

PETITE PLAGE



La plage, très peu fréquentée,
Est un bon « petit trou pas cher » ;
Des rochers, un bout de jetée,
Et pour quarante sous de mer.

Un hôtel de simple apparence,
Mais bon, en somme, et rappelant
L’auberge de la vieille France,
Soleil d’Or ou bien Cheval Blanc.


Point de garçons d’aspect morose,
L’habit graisseux et l’air grognon…
Mais la servante accorte et rose
Que l’on appelle par son nom.

Pour le bain, point de galerie
Et point de public débineur ;
Tout se fait sans coquetterie,
À la douce, au petit bonheur.

Cinq ou six modestes cabines
Qu’on occupe « chacun son tour »,
Tandis que bambins et bambines
Font des pâtés de sable autour ;

Un seul baigneur… qui baigne à peine,
Étant gris la plupart du temps,
Et dont la fantastique haleine
Terrasse les mieux résistants ;


Une douzaine de bourriques
Pour « promenades en forêt »,
Le dos zébré de coups de triques,
Maigre échine et pauvre jarret ;

Deux voitures, break et calèche,
Qu’un jour sur cinq on peut avoir ;
Pas de poisson, toute la pêche
Filant vers Paris chaque soir ;

Le Casino, simple baraque
Où l’on écorche de l’Auber ;
Un parquet de bois blanc qui craque…
C’est un bon petit trou pas cher.



À l’hôtel on vit pêle-mêle…
On entend, à travers le mur,

Le « hi ! hi ! » de l’enfant qui bêle,
Le ronflement de l’homme mûr.
Vingt fois par jour on se rencontre ;
On se règle, matin et soir,
Aux heures d’une même montre ;
On se voit sans vouloir se voir.

Sans rechercher leur connaissance
On connaît les gens malgré soi ;
Chacun se sent dans la puissance
De tous, — et sans savoir pourquoi.

Ainsi que l’écureuil en cage
Qui tourne dans le même rond,
On se meut en ce marécage
Un voile d’ennui sur le front.

On s’irrite, on ronge sa chaîne ;
On maudit son destin amer…

En quinze jours, on prend la haine
De ce bon petit trou pas cher.



On reste pourtant, l’âme lasse,
Incapable du moindre effort,
Et toujours, sans changer de place,
On vit, on mange, on boit, on dort.

On devient « bête d’habitude » ;
Abdiquant toute volonté,
On goûte la béatitude
D’un quotidien farniente.

Tout le jour en flanelle tendre
Souple aux membres et fraîche aux yeux,
Sur le sable, on aime à s’étendre
En un repos délicieux ;


Pour alléger le temps qui dure
Fumant beaucoup, rêvant un peu,
On laisse aller à l’aventure
Blanche fumée et rêve bleu ;

On est tranquille, heureux en somme,
N’ayant presque rien dans l’esprit…
Et l’on se console de l’homme
Quand la nature vous sourit.

Puis, parfois, le hasard propice
Vous offre un petit « flirt d’été » ;
On s’occupe à cet exercice
De l’un et de l’autre côté ;

Sans en arriver… aux extrêmes,
On trompe ainsi l’ennui des jours ;
Ils sont, au fond, toujours les mêmes,
Mais ils vous paraissent plus courts…


Bref, lorsque, la saison passée,
On remonte en chemin de fer,
On laisse un peu de sa pensée
Dans ce bon petit trou pas cher.