Calmann Lévy, éditeurs (p. 129-142).

AU LAC DE GENÈVE




I

ARRIVÉE AU LAC



Oui, banal si l’on veut, très banal ; habité
Par les premiers sujets du Tout-Paris d’été ;
Bordé de châteaux forts aux tourelles étroites,
De candides chalets frais sortis de leurs boîtes,
De massives maisons découpant sur le ciel
En larges lettres d’or l’éternel : Grand-Hôtel ;
Oui, célébré souvent, en vers autant qu’en prose ;
Peint sur les paravents avec un Mont-Blanc rose,

Des bateaux violets glissant sur le flot bleu,
Et de longs peupliers tous à la queue leu leu ;
Oui, photographié de cent mille manières,
Plus connu que Chatou, plus fréquenté qu’Asnières ;
Sillonné de blancs yachts et de steamers-joujou
Portant un tas de gens qu’on vit « on ne sait où » ;
Oui, le « déjà connu » sortant à votre approche
Du moindre promontoire et de la moindre roche ;
Oui, tout ce qu’on voudra, tout ce qu’on pensera…,
Mais charmant à l’égal d’un décor d’Opéra
Quand, au matin, quittant le wagon, on arrive,
Les yeux gros de sommeil encore, à cette rive
Délicieusement tranquille où le flot pur
Met sous les arbres verts son liséré d’azur.

Dans ce grand parc anglais panaché de verdure,
Au balancement doux et lent de la voiture
Qui traîne derrière elle un nuage d’argent,
On se laisse emporter — et le tableau changeant

Du grand lac, que blanchit une légère houle,
Comme un panorama devant vous se déroule.

La côte de Savoie au profil tourmenté
Se dresse à l’horizon en pleine majesté ;
Sous les tièdes rayons du soleil bas encore,
Le brouillard du matin s’entr’ouvre et s’évapore ;
Tout est repos, silence et calme. On sent dans l’air
Quelque chose de pur, de naïf et de clair.

Un parfum d’autrefois vous pénètre et vous grise :
Entre les arbres verts bordant la route grise
Corinne passerait, rêveuse, qu’on aurait
Une surprise à peine, et qu’on la saluerait.
Au balcon tout fleuri de cette maisonnette
Ne vois-je pas Julie en jupon, en cornette,
Qui dirige vers moi son regard langoureux,
Et me maudit tout bas de n’être pas Saint-Preux ?
Coppet ! — Dans un grand parc ombreux que l’on côtoie
N’ai-je pas entendu comme un froufrou de soie ?


C’est madame de Staël qui passe, en discutant
Avec Schlegel, Barante ou Benjamin Constant.
Je relève les yeux… Là-haut, dans un nuage,
J’aperçois vaguement une bizarre image :
Deux ombres, deux vieillards, arrêtés en chemin
Se parlent chapeau bas et la canne à la main…
Ô réveil du passé, réveil plein de mystère !
C’est Jean-Jacques Rousseau causant avec Voltaire.




II

SOUS UN PLATANE



À Vevey, classique séjour
Des enfants d’Albion-la-Rousse,
Nous avons passé, l'autre jour,
Vous souvient-il ? une heure douce.
Le ciel était plein de rayons,
Le vent tiède, l’air diaphane :
Et tranquillement nous causions

Sous un platane.


Nous parlions de tout et de rien,
Comme l’on fait alors qu’on cause
Entre amis, et que l’entretien
Va sautillant du noir au rose.
Sur le lac, un fin bâtiment
Glissait, vif comme une tartane…
Ah ! qu’on devise aimablement

Sous un platane !


Bel arbre que je vois encor
Parmi sa crinière emmêlée,
Laissant filtrer le soleil d’or
En gouttelettes, sur l’allée…
Sous ton ombrage souriant
On eût rêvé quelque sultane
Reine d’un pays d’Orient,

Ô fier platane !


Hélas ! ton sort est plus banal,
Car, sur cette côte encombrée,

C’est surtout à lire un journal
Que sert ton ombre diaprée !
On y remplace le Coran
Par le Moniteur de Lausanne
Ou le Messager du Léman…

Pauvre platane !


Mais ton rôle devient plus fier
Et tu prends de justes revanches
Quand les malades, chaque hiver,
Viennent s’abriter sous tes branches.
En ces lieux où l’air est si doux
Ils arrivent par caravane,
Et tour à tour, s’asseyent tous

Près du platane.


Plus heureux, nous n’avons trouvé
Sous ton dôme vert qui s’incline,
Qu’un moment de repos rêvé,
D’intimité tendre et câline ;

Un de ces trop rares moments
Où, libre et léger, l’esprit plane…
Reçois-en nos remercîments,

Ô doux platane !


Nous retrouverons à coup sûr
En suivant le cours des années,
Un ciel aussi calme, aussi pur,
D’aussi radieuses journées.
Tout se renouvelle ici-bas…
Pour refleurir le cœur se fane :
Qu’importe !… On ne t’oubliera pas

Ô cher platane !




III

TRAVERSÉE



De la côte de Savoie

Un lutin

Souffle et met le lac en joie

Ce matin.


Le flot frappant, ferme et clair,

La jetée,

Prend comme un faux air de mer

Agitée.


Dans le port, les barques blanches,

Se heurtant,

Font un froissement de planches

Crépitant.


De Lausanne, le vapeur

Nous arrive :

Partons et gagnons sans peur

L’autre rive !


Tiens ! tiens !… Mais c’est un tangage

Très heurté,

Et je prévois un voyage

Tourmenté.


Eh quoi ? Sur ce lac charmant,

Sans malice,

Se peut-il qu’un seul moment

On… pâlisse ?


Peut-on, sur cette cuvette

Du Léman,

Craindre ce mal… où vous jette

L’Océan ?


Je regarde autour de moi,

J’examine :

Les passagers ont, ma foi,

Triste mine !


Dans sa longue redingote

Un quaker

D’une main tremblante annote

Bœdeker ;


Plus loin, tout un lot d’Anglais

Au teint pâle,

Sans bouger, regarde les

Flots d’opale ;


Un Italien bravache

Au départ

Tord maintenant sa moustache,

Peu gaillard ;


Plus loin, un gros Allemand,

Lourde boule,

Dans son plaid incessamment

Tourne et roule ;


À l’arrière — le pauvre homme ! —

Perrichon

De banc en banc glisse comme

Un bouchon ;


Et l’orchestre de l’avant,

Qui besogne,

Jette des couacs au vent

Sans vergogne.


Mais qu’aperçois-je — ô surprise ! —

Sans entrain,

Le nez long, la mine grise,

Tartarin !


On sent au fond de ses yeux

Un grand vague…

Il se penche, soucieux,

Vers la vague…


Puis, au bout d’une seconde,

À mi-voix :

« Moi qui fis le tour du monde

« Quatre fois !


« En mer, rien, houle ou ressac,

« Ne m’effleure…

« Mais ces eaux douces de lac

« Ça m’écœure !!! »