Calmann Lévy, éditeurs (p. 171-176).


PREMIER FEU


(chanson philosophique)





Première sombre journée
De cet automne au ciel bleu :
Vite, dans la cheminée,
Allumons un premier feu.
La chaleur réjouit l’âme
Et rend les membres contents…

Regardons prendre la flamme
Et laissons couler le temps !

L’an dernier, à même date,
J’avais — regrets superflus ! —
Un an de moins à la patte,
Au front, des cheveux en plus.
Un an !… Bah ! cela ne compte
Qu’à soixante-dix-sept ans…
Regardons le feu qui monte
Et laissons couler le temps !

Des gens pleins de défiance,
En politiquant, le soir,
Parlent de triple alliance
Et voient l’avenir en noir.
Bah !… Ces choses sont de celles
Qui changent en peu d’instants…
Regardons les étincelles
Et laissons couler le temps !


Selon nos bons Pessimistes
Les Français, rieurs jadis,
Graves comme des Psalmistes,
Chantent le De profundis.
Bah ! je sais de par le monde
Des gens gais et bien portants…
Regardons la flamme blonde
Et laissons couler le temps !

Un grand médecin atteste
Avoir trouvé des secrets
Grâce auxquels un homme reste
Toujours vert, et toujours… frais.
Peut-on, même très ingambe,
Changer l’hiver en printemps ?…
Regardons le feu qui flambe
Et laissons couler le temps !

Une jeunesse folâtre
Veut, par de nouveaux moyens,

Renouveler le théâtre
Et jeter Racine aux chiens.
Bah !… Petit bonhomme dure
En dépit des mécontents…
Regardons la flamme pure
Et laissons couler le temps !

En musique, on apprécie
Ce que l’on ne comprend pas,
Et de vagues bruits de scie
Pour certains sont pleins d’appas.
Bah !… toute musique enfante
Des sommeils… réconfortants…
Écoutons le feu qui chante
Et laissons couler le temps !

Du bout de leur plume fine
Des romanciers fort instruits
Creusent l’âme féminine
Ainsi que l’on creuse un puits.

Gare à qui veut trop descendre
En ces cœurs déconcertants…
Regardons tomber la cendre
Et laissons couler le temps !

J’entends bien des gens prétendre
Qu’en ce monde plus clément
Une humanité plus tendre
S’entr’aime plus tendrement.
Quoi ! des femmes sans embûches ?…
Des hommes toujours constants ?…
Regardons noircir les bûches,
Et laissons couler le temps !

Enfin — tout bas j’en frissonne, —
On dit que dans l’univers
Bientôt personne, personne
Ne voudra lire de vers !

Bah !… finissons sans rien craindre
Ces versiculets trottants…
Regardons le feu s’éteindre
Et laissons couler le temps !