La Mortalité en France

LA MORTALITÉ EN FRANCE

Une des dernières séances de l’Académie de médecine[1] a été presque entièrement consacrée à une fort curieuse communication de M. Bertillon sur le mouvement de la population française. Nous empruntons à la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie le compte rendu de cette intéressante séance.

M. Bertillon constate avec regret que la population tend à diminuer tous les ans sensiblement en France. Quelles sont, en dehors des événements imprévus (épidémies, guerres ou famines), les causes de cette diminution progressive ? L’auteur ne peut naturellement les indiquer ; il se contente d’appeler l’attention sur cette question fort importante et de fournir des documents qui permettront peut-être de résoudre un jour ce problème.

Aujourd’hui il se propose de montrer l’influence de l’âge, du sexe, de l’état civil, des professions et des saisons sur la marche de la mortalité, non-seulement dans toute la France en général, mais encore dans chaque département. Pour aider à la démonstration, l’auteur fait passer sous les yeux de l’Académie une série de cartes de France où des teintes graduées depuis la couleur la plus claire jusqu’à la plus foncée permettent de saisir d’un coup d’œil dans chaque département l’état de la mortalité suivant l’âge, le sexe ou le climat. C’est, pour nous servir de l’expression de M. Bertillon, « une véritable lanterne magique, » fort intéressante, fort curieuse sans doute, mais bien lugubre aussi ; car la mort domine toujours la scène, et nous la voyons dans tous ces tableaux frapper de préférence ici les nouveau-nés, là les enfants en bas âge, plus loin les adultes ou les hommes mûrs, et les frapper prématurément suivant des lois qui nous sont malheureusement encore inconnues.

Ce travail comprend environ quarante cartes, dont M. Bertillon n’a fait passer qu’une dizaine sous les yeux de l’Académie. Naturellement nous ne les citerons pas toutes, nous nous contenterons d’en rappeler quelques-unes où l’on trouve des renseignements instructifs et parfois fort inattendus.

Ainsi, dans un tableau qui représente la mortalité suivant les âges, on trouve que, pour la première année, il y a une différence notable entre les départements les plus favorisés et les plus malheureux : dans les premiers, on a 100 décès sur 1 000, dans les autres plus de 300. La principale cause de cette effrayante mortalité serait due, suivant M. Bertillon, à la désastreuse industrie des nourrices. « Si l’on arrivait, ajoute-t-il, par des mesures énergiques à ramener la mortalité exagérée de ces départements à la mortalité moyenne, on sauverait annuellement 14 à 15 000 enfants. »

De un à cinq ans, la mortalité est beaucoup plus marquée dans tous les départements du littoral de la Méditerranée, où elle monte à 60 sur 1 000, tandis que dans d’autres elle n’atteint que 22 sur 1 000. M. Bertillon croit que cette différence tient surtout à la chaleur, à la sécheresse et aux vents qui soufflent continuellement dans ces parages. De vingt à trente ans, la mortalité augmente subitement et d’une façon très-sensible. La différence entre les départements les plus favorisés et les plus frappés est près du double. M. Bertillon appelle l’attention de l’Académie sur cette augmentation subite de la mortalité à l’âge adulte, augmentation qui serait propre à la France, car il ne l’a pas constatée pour les autres pays de l’Europe. Le sexe paraît avoir quelque influence : ainsi, dans certains départements, la mortalité du sexe masculin dépasse de 5 à 10 pour 100 celle des femmes ; dans d’autres, au contraire, les femmes meurent plus que les hommes, et dans une proportion de 10 à 20 pour 100.

Dans un autre tableau, nous voyons quelles sont les chances de mort pour chaque âge ; la première année, c’est une véritable hécatombe, et près du quart des enfants succombent dès leur entrée dans le monde. Plus tard, les chances diminuent jusqu’à vingt ans, où l’on constate l’augmentation subite signalée plus haut et malheureusement spéciale à notre pays. Il faut arriver à quarante-cinq ans pour retrouver la même mortalité que de vingt à vingt-cinq, c’est-à-dire qu’un jeune homme de vingt-deux ans a plus de chances de mourir qu’un homme de quarante ans. Voilà certainement un fait dont on ne se doutait guère.

M. Bertillon nous montre ensuite l’influence des villes ou des campagnes sur la mortalité ; cette influence se faisant surtout sentir suivant que l’enfant est légitime ou illégitime. Il arrive à ce singulier résultat que la mortalité est beaucoup plus grande pour les enfants illégitimes dans les campagnes que dans les villes, et il insiste sur ce fait qui, suivant lui, n’avait pas encore été signalé. Dans les villes, en effet, la mortalité des enfants illégitimes n’est que de 33 pour 1 000, tandis que dans les campagnes elle monte à 52 pour 1 000.

M. Ricord lui demande s’il a établi dans ce tableau une différence entre les enfants illégitimes indigents et les enfants illégitimes qu’on envoie de la ville en province pour s’en débarrasser, ce qu’il appelle des infanticides par commission. M. Bertillon lui répond qu’il n’a pris que les enfants illégitimes nés dans le département même. Quant aux saisons, elles auraient, au point de vue de l’enfance, une influence contraire aux idées généralement admises ; car, d’après les tableaux de M. Bertillon, c’est dans les mois chauds qu’on trouve pour les enfants la plus forte mortalité.

M. Bertillon a cherché ensuite quelle pouvait être l’influence de la profession. Ne trouvant pas de documents en France, il en a emprunté à l’étranger et a trouvé dans une statistique anglaise que, dans la période de trente-cinq à quarante-cinq ans, c’est-à-dire dans la force de l’âge, la mortalité était de 6 pour 100 par an pour les pasteurs et les magistrats, 7 pour les fermiers, 9 pour le petit commerce et les épiciers, 10 pour les maçons, les cordonniers, les domestiques et les lords anglais, 13 pour les médecins et 19 pour les marchands de spiritueux, les aubergistes et autres métiers favorisant les excès alcooliques. Frappé de cette égalité étrange et inattendue du maçon et du noble lord anglais devant la mort, de trente-cinq à quarante-cinq ans, égalité qui n’existe plus aux autres périodes de la vie, M. Bertillon s’est demandé quelle pouvait en être la raison, et il en donne l’explication suivante : que, dans l’enfance et la vieillesse, les nobles anglais bénéficient, sans pouvoir en abuser, des bienfaits de la fortune, tandis que dans la force de l’âge ils en usent et en abusent et arrivent à mourir dans la même proportion que les maçons et les domestiques. M. Bertillon termine enfin cette fort intéressante communication par l’étude de l’influence du mariage et du nombre des enfants sur la mortalité, la criminalité et le suicide, et à ce dernier point de vue il démontre, tableau en main, que les suicides sont bien moins nombreux chez les époux ou les veufs qui ont des enfants.


  1. 19 août 1873.