La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch17

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 342-349).


CHAPITRE XVII

Vers l’époux


Lucile, tenant d’Artin sous la menace d’un pistolet, avait fait fuir Espérat, Henry et Bobèche, par la cheminée qui naguère s’était ouverte devant elle. Puis elle avait rendu la liberté au vicomte furieux.

Deux journées de deuil, de lugubres pensées, de douleur sans nom, et Lucile se retrouva seule dans la chambre mortuaire.

La dépouille du comte avait été conduite au cimetière de Châtillon…, conduite par la jeune femme désolée et par l’artisan de tous ses malheurs, le vicomte d’Artin.

Celui-ci avait constaté, non sans étonnement, que sa sœur ne pleurait plus. Froide, hautaine, les yeux brillant étrangement, semblant éclairer son visage pâle, Lucile avait assisté à la funèbre promenade sans qu’une larme humectât ses paupières.

Sur la tombe, elle avait répandu l’eau bénite, murmuré les dernières prières, puis elle était rentrée à l’hôtel des Cloutiers, toujours insensible en apparence.

Maintenant elle était dans la grande chambre morne où elle avait souffert, où son père avait expiré.

À quelle étrange besogne se livrait-elle ?

Accroupie devant la cheminée, ses mains mignonnes crispées autour de la poignée d’un couteau de chasse, elle aiguisait la lame brillante, en la frottant d’un mouvement régulier, presque mécanique, sur les pierres du foyer.

Et un sourire singulier errait sur ses lèvres, et ses regards flamboyaient. En elle était quelque chose de trouble, de hagard, de terrifiant et de pitoyable.

On frappa à la porte.

Très vite, elle cacha l’arme sous sa robe, puis elle courut vers l’entrée, tira le verrou et ouvrit.

Le vicomte d’Artin parut sur le seuil.

— Vous ne vous attendiez pas à ma visite, commença-t-il du ton légèrement hésitant de l’homme qui entame une conversation difficile ?

Mais, à sa grande surprise, Lucile répliqua paisiblement :

— Vous vous trompez… je vous attendais…

— Vous me faisiez cet honneur…

— À ce point que je m’étonnais de votre peu d’empressement.

Quelle que fût son assurance, le gentilhomme ne trouva rien à répondre.

— Sans doute, reprit Lucile sans paraître remarquer son embarras. Vous m’avez permis, ce dont je vous remercie, de rendre les derniers devoirs à mon père.

— À notre père, rectifia son interlocuteur.

Elle ne releva pas l’interruption et continua de même que s’il n’eût point parlé :

— Maintenant il dort sous la terre, ayant accompli jusqu’à la fin le devoir du Français et du soldat. Rien ne me retient plus dans cette ville, et je pense que vous devez avoir hâte de me conduire vers celui dont je porte le nom.

La surprise de d’Artin devint de l’ébahissement :

— Quoi ?… Vous désirez rejoindre Enrik Bilmsen ?

— N’était-ce point de la convenance de cette démarche que vous veniez m’entretenir ?

— Si, je dois l’avouer.

— En ce cas, je vais au-devant de vos désirs ?

— Je le reconnais.

— Profitez donc de mes bonnes dispositions, sans vous enquérir de mes sentiments ni des mobiles qui me font agir.

Du coup, le vicomte retrouva toute sa belle humeur.

— Oh ! dit-il, je ne suis pas curieux, moi… Je me suis offert à veiller sur vous, lors du départ de ce digne Enrik, et aussi à vous accompagner pendant la route. Vous rendez ma tâche aisée ; je vous en exprime ma gratitude et n’ai pas besoin d’en savoir davantage.

Mais la malignité du gentilhomme ne lui permettait pas de renoncer au persiflage.

Aussi il continua :

— Après tout, votre conduite me paraît sage. Enrik Bilmsen est un excellent garçon, pétri de la meilleure pâte à maris… et je crois ne pas me tromper en affirmant qu’avant peu vous ferez bon ménage.

Lucile ne sourcilla pas. L’insinuation, dans la bouche du vicomte, devenait une insulte. Pourtant la jeune femme répondit :

— Je le crois comme vous.

Sans en avoir conscience, d’Artin s’inclina. Décidément sa sœur grandissait à ses yeux et elle prenait son parti de l’aventure aussi légèrement qu’il l’eût fait lui-même.

— Eh bien donc, nous partirons quand il vous plaira.

— Je vous le répète, rien ne me retient ici.

— Alors dans une heure ?

— Oui, dans une heure.

Le vicomte sortit sur ces mots. Il était ravi. En se rendant auprès de sa sœur, il n’était pas exempt d’inquiétude sur la tournure de l’entretien. Il avait craint des reproches, un rappel violent des volontés ultimes du vieux comte de Rochegaule.

Au lieu de cela, il avait trouvé Lucile calme, froidement polie il est vrai, mais prête à se conformer à ses désirs. Évidemment il n’en demandait pas davantage.

Aussi, la porte refermée sur lui, descendit-il l’escalier en se frottant les mains :

— Allons, allons, monologuait-il, cette petite Lucile est plus raisonnable que je ne l’espérais.

Et avec un rire sardonique :

— Après tout… Enrik est un joli garçon, les femmes remarquent ces choses-là… Qui sait ? En servant le roi, j’aurai peut-être fait le bonheur de ma chère sœur…

Il s’interrompit pour ajouter après un silence :

— Ne te couronne pas des palmes civiques, vicomte. C’est là une bonne action qui ne te sera certes pas comptée dans le paradis !

Ses lèvres s’avancèrent en une moue dédaigneuse :

— Le paradis ;… encore une république, où les croquants ont accès comme les gentilshommes. Foin du paradis… Je n’accepterais d’y entrer que s’il contenait un quartier de la noblesse.

Tout en exhalant ces réflexions, d’Artin parvint dans la rue.

D’un pas pressé, il se rendit à la maison de poste, y commanda une berline de voyage, ordonna de l’atteler des meilleurs chevaux.

Dix minutes après, le carrosse de voyage attendait. De robustes « postiers » piaffaient.

Le gentilhomme examina l’attelage en connaisseur, hocha la tête d’un air approbateur, daigna manifester sa satisfaction au maître de poste.

Quant au postillon, son zèle fut stimulé par ces paroles magiques :

— Un louis de guides, mon garçon ;… cours après.

Cinq minutes plus tard, l’équipage s’arrêtait devant l’hôtel des Cloutiers.

Fidèle à sa promesse, Lucile était prête au départ. Sans mot dire, elle prit place dans la voiture. D’Artin s’assit, en face d’elle, le postillon fit claquer son fouet avec la virtuosité de ses pareils et le véhicule s’ébranla.

Le voyage dura deux journées, pendant lesquelles le vicomte marcha de surprise en surprise. Il avait redouté ce tête-à-tête avec la victime de son ambition ; il lui avait paru invraisemblable que celle-ci ne profitât pas de l’occasion pour l’accabler de reproches. Cette chose invraisemblable se produisit pourtant.

Pas un instant Lucile ne se départit de la politesse froide, résignée, qu’elle avait adoptée depuis la mort de son père.

Enfin le 30 mars, vers cinq heures, après quelques détours causés par la recherche du gîte d’Enrik Bilmsen, les voyageurs mirent pied à terre devant une petite maison, située sur la route de Paris, entre Juvisy et Fromenteau, et, voisine d’un relai de poste.

C’était là que logeait Enrik.

Il était absent pour l’heure. Les maîtres de la maison, deux vieillards apeurés, l’homme et la femme, reçurent Lucile.

Ces gens tremblaient. Tout le jour on avait entendu le canon tonner dans la direction de Paris. Maintenant le silence régnait.

Qu’était-il advenu ?

Les troupes d’invasion avaient-elles été repoussées, ou bien la sublime épopée qui avait promené le drapeau tricolore victorieux sur le monde aboutissait-elle à l’entrée des barbares dans la capitale française ?

Plus impatient que ces pauvres gens de savoir si les salves d’artillerie avaient annoncé la capitulation de Paris, le triomphe des Bourbons, et par ricochet le sien propre, d’Artin prit congé de Lucile et continua sa route.

Alors le visage de la jeune femme s’éclaira.

— Monsieur, Madame, dit-elle doucement à ses hôtes. Mon… mari — elle dut faire effort pour prononcer le mot — mon mari vous a sans doute dit qu’il m’attendait.

— Oui, Madame.

— Séparés brusquement au moment de notre union, nous n’avons pu nous parler, apprendre à nous connaître. J’éprouve donc un trouble violent à la pensée de notre première entrevue, et la présence de tiers augmenterait encore mon embarras.

— Bien ! bien ! plaisanta la vieille paysanne,… les jeunes personnes sont ainsi ;… moi aussi j’ai eu de ces idées-là autrefois… il y a bien longtemps.

— Vous me comprenez, reprit Lucile… En ce cas, vous exaucerez ma prière.

— Vous êtes trop mignonne pour que l’on vous refuse quelque chose.

— Vous êtes bonne, Madame… Merci ;…cela me donne le courage de parler. Je souhaiterais donc que cette maison me fût abandonnée jusqu’à demain.

— Que nous partions alors ?

— Je vous en prie.

— Où irons-nous ?

— Dans le voisinage… vous devez savoir… vous qui êtes du pays.

Les vieux se consultèrent du regard.

Enfin la vieille murmura :

— Oh ! ce n’est pas l’embarras,… à la poste, on aurait bien une chambre, seulement…

— Seulement, il faut payer, n’est-ce pas ?

— Oui, ma petite dame.

Lucile présenta une pièce d’or à son interlocutrice :

— Cela suffira-t-il ?

L’or était rare à cette époque. Le couple poussa un cri avide :

— Quoi ? Vous voulez…

— Vous remettre ce napoléon, oui,… et puisque la chose vous plaît, vous en offrir quelques autres en souvenir de l’étrangère qu’aura abritée votre toit.

Présentée en ces termes, la transaction s’effectua sans difficulté. Les paysans indiquèrent à Lucile la huche au pain, la cachette contenant le lard et les légumes destinés au repas du soir, puis bras dessus, bras dessous, leurs figures parcheminées respirant le contentement de l’aubaine inespérée, ils s’en allèrent chercher leur nouveau logement.

— Enfin, dit alors Lucile d’une voix singulière.

Puis elle s’enferma dans la pièce où avaient été déposés ses bagages.

Elle dépouilla son costume de route, revêtit une robe blanche, la robe de mariée qu’elle portait dans la nef du Saint-Voile.

Ces préparatifs achevés, elle alla à la huche, prit le pain, disposa la table, mais sur le manteau de la cheminée, elle cacha un objet long qui, sous un rayon lança un éclair.

C’était le couteau de chasse qu’elle avait aiguisé sur les pierres du foyer de l’hôtel des Cloutiers.

— Tout est prêt, fit-elle encore !… L’épouse attend l’époux.

Et elle s’assit pâle, les yeux étincelants.

Soudain elle tressaillit. La porte venait de s’ouvrir.

— Vous, vous, enfin retrouvée, prononça une voix joyeuse avec un fort accent tudesque.

Enrik Bilmsen, le grand Allemand blond, était sur le seuil.

Il se rapprocha d’elle :

— Ah ! si vous saviez combien mon cœur est à vous. Pardonnez-moi de parler ainsi, mais depuis le jour où je vous ai rencontrée, je me suis senti capable de tout pour vous obtenir.

— Capable de tout, fit-elle froidement, l’expression est juste.

Le gros garçon rougit… il bégaya :

— Ne soyez pas dure pour moi…

— Suis-je dure, demanda-t-elle légèrement ?

— Oui… j’avais supposé… espéré…

— Ne vous embarrassez pas en d’inutiles explications. Eûtes-vous tort ? Eûtes-vous raison ? Qu’importe ! Le succès a couronné vos combinaisons. Je suis Madame Enrik Bilmsen, et je veux agir en épouse respectueuse de la foi jurée.

Elle désigna la table :

— J’ai dressé le couvert de mon seigneur et maître. Veuillez prendre place. La chère est frugale, mais nous sommes en un pays ravagé par les troupes et il faut se contenter des faibles ressources qu’il est possible d’y trouver.

La voix de Lucile avait des inflexions bizarres. On eût pensé par moment que les phrases commencées allaient s’achever en un sanglot ; mais le visage de la jeune femme demeurait calme, impénétrable. Seuls ses regards décelaient son agitation intérieure, et des lueurs phosphorescentes les traversaient ainsi que ces éclairs d’été, précurseurs des orages.

Intimidé, Enrik s’assit devant la table. Lucile alors le servit, remplit son verre et se tint debout, attentive à ses moindres gestes.

Il s’étonna :

— Ne consentiriez-vous pas à dîner avec moi ?

— Je n’ai pas faim,… et puis…

— Et puis ?… questionna-t-il.

— Je vous répondrai franchement. Je ressens au fond de moi-même des révoltes,… c’est le sang de ma race qui les cause. Je dois les dominer et m’accoutumer à ma nouvelle situation. Je suis la servante de mon époux ;… j’agis en servante.

— Vous, s’écria Bilmsen, la bouche pleine…, vous, servante… Mais ma fortune, moi-même sommes vos esclaves, désireux seulement de vous obéir.

Elle hocha lentement la tête :

— Alors, passez-moi ma fantaisie présente. Acceptez sans récriminer que je vous serve.

— Dès l’instant où c’est par obéissance, je me tais.

Et enchanté, de sa réplique, qui lui apparaissait comme une fine fleur de la galanterie française, l’Allemand se remit à dévorer.

Avec une patience inlassable, la jeune femme veillait à ce qu’il ne manquât de rien. Elle lui avançait le pain, la viande, les légumes, s’empressait à apporter la salière de terre émaillée que, dans son trouble, elle avait oublié de mettre sur la table.

Enrik la regardait avec tendresse. De même que d’Artin, il avait songé non sans émoi à ce premier tête-à-tête, et Lucile était si différente de l’épouse qu’il avait imaginée, qu’il s’engourdissait dans une satisfaction béate coupée de phrases admiratives :

— Vous êtes trop bonne.

Ou bien encore :

— Vous êtes un ange.

Il prononçait : anche ; mais celle à qui s’adressaient ces compliments ne paraissait pas s’en apercevoir.

Toujours plus attentive, elle remplissait le verre d’Enrik aussitôt que ce dernier l’avait vidé. La double opération pratiquée souvent amenait des tons plus vifs aux joues du secrétaire de M. Metternich. Ses regards devenaient indécis… ; il présentait les symptômes d’une digestion laborieuse, et la jeune femme lui paraissait se noyer peu à peu dans un brouillard.

Il la vit confusément se diriger vers la cheminée, lever le bras, puis elle se rapprocha de lui, la main droite cachée derrière le dos.

Cette main tenait le couteau de chasse aiguisé à Châtillon.