La Mort de l’Aigle (Ivoi)/p02/Ch18

sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 350-357).


CHAPITRE XVIII

En marche sur Paris.


— Halte-là…  ! Halte ! ou vous êtes morts…

— On s’arrête, mes camarades. Vous parlez français, on est donc tout disposé à vous obéir.

Et les trois cavaliers retinrent leurs chevaux fumants.

Autour d’eux s’étendaient les taillis de la forêt du Der. Depuis un quart d’heure ils avaient quitté le village de Brancourt, suivant la route qui, quelques lieues plus loin, aboutit à Saint-Dizier.

L’ordre brutal auquel ils obtempéraient avait jailli des fourrés sans que l’on vît personne.

— Bon, reprit la voix, mettez pied à terre. Si vous êtes sages, il ne vous sera fait aucun mal. On désire seulement vous interroger.

Les voyageurs se conformèrent encore à ces prescriptions.

— Laissez vos chevaux, on en prendra soin, et pénétrez un à un sous bois. Dans une demi-heure, vous serez libres de continuer votre route.

Tranquillement, en hommes qui n’ont rien à craindre, les cavaliers, devenus piétons, écartèrent les buissons.

Aussitôt des mains vigoureuses étreignirent leurs bras, les mettant dans l’impossibilité de faire un mouvement, et ils furent entraînés rapidement à travers les arbres.

Les prisonniers regardaient curieusement ceux qui les conduisaient. Armés jusqu’aux dents, les cartouchières appliquées sur des vêtements de paysans, ceux-ci avaient le visage couvert par des lambeaux de toile qui ne permettaient pas de distinguer leurs traits.

— Allons, murmura le plus âgé des captifs, ce sont des bandits. Ils profitent du bouleversement général pour rançonner le pays.

Et haussant philosophiquement les épaules :

— Ils ne s’enrichiront pas à nos dépens… Maigre butin, mes braves, maigre butin.

Cependant, tirés, poussés, les voyageurs débouchèrent dans une petite clairière où se trouvaient déjà une cinquantaine d’hommes, semblables comme tenue, aux premiers.

Tous entourèrent les nouveaux venus.

— Les chefs ? demanda l’un de ceux-ci.

— En reconnaissance, répondit-on.

— Loin ?

— Non.

— Bah ! en tous cas, nous allons interroger ces messieurs. Ce sera autant de fait.

Et s’adressant aux prisonniers, celui qui venait de prononcer ces paroles, reprit :

— Je vous le répète, vous n’avez rien à craindre. Seulement il faut parler clair et franc. Qui êtes-vous ?

Les captifs se consultèrent du regard, puis chacun à son tour :

— Je suis Antoine, dit Bobèche, comédien.

— Moi, j’ai nom Espérat.

— Et moi, Henry.

— D’où venez-vous ?

— De Châtillon-sur-Seine.

Un murmure satisfait s’éleva, mais un geste du questionneur l’apaisa aussitôt.

— C’est au mieux, dit-il, alors vous êtes en mesure de nous donner de précieux renseignements.

— À une condition toutefois, déclara Milhuitcent… Vous nous connaissez à présent ;… nous ne vous connaissons pas. Qui êtes-vous à votre tour ?

— Le jeune coq chante haut, plaisanta son interlocuteur ; mais nous n’avons pas à nous cacher. Partisans, combattants volontaires, nous formons l’arrière-garde de l’armée française qui, hier, a écrasé à Saint-Dizier un corps prussien occupant la ville.

Espérât s’inclina :

— Alors je répondrai avec plaisir, car nous aussi servons l’Empereur.

— Vous venez de Châtillon, disiez-vous, poursuivit le partisan sans s’arrêter à la remarque du jeune homme ?

— Cela est vrai.

— Quelle route avez-vous suivie ?

— Nous avons coupé par Montigny, La Ferté, Lignot, Soulaines et Montiérender.

— Et vous marchez depuis… ?

— Trois jours.

— Trois. Vous alliez lentement.

— Nos chevaux étaient fatigués lorsque nous quittâmes Châtillon.

Il se fit un silence. Enfin le partisan eut un geste insouciant, et, narquois :

— Alors les alliés ne vous ont pas obligés à faire quelques détours ?

— Les alliés, répéta Milhuitcent avec surprise, mais nous n’avons rencontré aucune troupe ennemie.

— Aucune…, ah çà, tu te moques de moi.

— Aucune, je vous l’affirme.

— Tu mens.

Le visage du jeune garçon s’empourpra :

— Je ne mens jamais. Les lâches seuls craignent la vérité.

— Pourtant tu prétends n’avoir aperçu aucun parti allié.

— Je l’affirme encore. Mes compagnons vous diront la même chose.

— Et moi, gronda le partisan, je te dis que cela est impossible. Les armées de Blücher et de Schwarzenberg sont à la poursuite des troupes françaises. Elles doivent forcer de vitesse pour rejoindre l’Empereur qui marche vers l’est. Il est inadmissible que le pays ne soit pas couvert de patrouilles, de fourrageurs, d’éclaireurs de toute espèce.

Espérat écoutait stupéfait. Comment, ces gens se figuraient l’ennemi tout proche, alors que les armées de la Sainte-Alliance s’avançaient sur Paris, tournant le dos aux régiments conduits par Napoléon !

— Qui vous a dit ces choses, demanda-t-il ?

— Quelqu’un de bien renseigné.

— Mais qui ?

— L’Empereur lui-même. Et d’un ton menaçant :

— N’espère donc pas nous tromper. Nous opérions dans l’Argonne. La situation devenue intenable, nous nous sommes repliés, à travers bois, vers Saint-Dizier. L’arrivée de l’Empereur nous remplit de joie. Nous lui offrîmes nos services, et, il consentit à nous confier le service périlleux d’arrière-garde.

— Eh bien, s’écria le jeune garçon avec une tristesse profonde, il vous a confié une sinécure. L’ennemi est bien loin vers l’ouest… Il ne pourchasse pas vos bataillons… ; il se rapproche de Paris. Peut-être l’a-t-il atteint à cette heure !

Ces paroles produisirent un effet foudroyant. Les partisans s’entre-regardaient, effarés, stupides.

Tous avaient compris la gravité des nouvelles dévoilées par Milhuitcent.

Celui-ci reprit suppliant :

— Vite, faites monter un de vos hommes à cheval, si vous vous défiez de nous. Qu’il galope jusqu’à Saint-Dizier, qu’il dise à l’Empereur : Voilà ce qu’Espérat Milhuitcent, ce que Bobèche affirment,… et l’Empereur sera détrompé.

— Quelle créance ajoutera-t-il à tes dires ?

Il y avait un reste de défiance dans cette question.

Le jeune homme se redressa de toute sa hauteur. Son clair regard se fixa sur celui du partisan qui baissa les yeux, et d’une voix vibrante dont les assistants se sentirent pénétrés :

— Espérat Milhuitcent, Bobèche étaient en mission à Châtillon par ordre de l’Empereur. Nous lui rapportions les résultats de nos opérations, lorsque vous nous avez arrêtés.

— Tu prétends que les alliés sont proches de Paris… commença son interlocuteur hésitant…

Mais il ne put continuer. Un organe sonore répondit :

— Si Espérat l’affirme, cela est vrai.

Tous se retournèrent. Deux hommes venaient de pénétrer dans la clairière.

— Les chefs ! les chefs ! murmurèrent les partisans.

Quant au jeune garçon, il bondit vers les nouveaux venus en criant éperdument :

— Mon père ! M. le curé !

C’étaient en effet Tercelin et l’abbé Vaneur qui, avec leur petite troupe avaient émigré de l’Argonne dans la région boisée qui avoisine Saint-Dizier.

Mais le moment n’était pas propice aux effusions. Des baisers rapides sont échangés, et Tercelin éloignant son fils adoptif.

— Si j’ai bien compris, tu déclarais que l’ennemi…

— Est aux portes de Paris, père.

Le maître d’école baissa la tête, puis la relevant aussitôt :

— Cela doit être… Sans cela nous aurions déjà une armée sur les bras. Pars, mon enfant… pars… il faut que l’Empereur sache…

Un morne silence régnait dans la clairière. Aux derniers mots du chef, deux hommes s’étaient avancés, prêts à reconduire les prisonniers sur la route. Ils n’en eurent pas le temps.

Un groupe de partisans fit irruption dans l’espace découvert, entourant un officier d’ordonnance de Napoléon.

Celui-ci s’avança vers Tercelin debout au centre du cercle formé par ses soldats :

— C’est vous, Monsieur, qui commandez à ces braves gens ?

— C’est moi.

— Bien. Veuillez vous diriger vers Doulevant, où Sa Majesté compte s’arrêter ce soir.

— Nous retournons donc à Paris ?

— Oui.

— Au revoir, Messieurs, à Doulevant.

Et il disparut à travers les arbres, reprenant le sentier par lequel il était venu. Son cheval sans doute l’attendait sur la route, de même que ceux des ex-prisonniers.

Il n’y avait plus doute pour personne ; l’ennemi menaçait Paris et, par une marche précipitée, Napoléon allait tenter de l’assaillir en arrière, tandis qu’il attaquerait la ville.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir même, la compagnie de Tercelin campait non loin de Doulevant. Espérât et ses compagnons s’enquéraient aussitôt du quartier général de l’Empereur.

Celui-ci s’était installé au château qui domine le bourg.

C’est là qu’ils le trouvèrent étudiant des cartes, l’air sombre et inspiré, ayant auprès de lui M. de Caulaincourt, lequel, le Congrès de Châtillon rompu, avait regagné Paris, d’où il était accouru à franc-étrier deux jours plus tôt.

— Vous arrivez dans un mauvais moment, dit-il.

— Et avec de funestes nouvelles, fit tristement Espérat.

— Ah ! à Châtillon… ?

— Lucile a épousé…

— Bilmsen… je le sais. La pauvre enfant n’a pas eu le courage de laisser fusiller mon pauvre Marc Vidal… Je ne saurais lui en vouloir… j’ai été heureux de retrouver cet ami fidèle.

— Il est auprès de vous, Sire ?

— Oui.

— Alors vous n’ignorez plus rien.

Henry hasarda timidement :

— Votre Majesté a perdu un dévoué soldat à Châtillon.

— Lequel ? interrogea Napoléon dont le visage s’assombrit encore.

— Le comte de Rochegaule, mort pour le service de l’Empereur. Celui-ci demeura un instant muet, et avec une émotion profonde.

— C’était un brave… un vrai gentilhomme.

Puis mélancoliquement :

— Ce nom à présent sera porté par un ennemi, ce vicomte d’Artin…

— Non, s’exclama Henry, non, Sire, et c’est là ce que je désirais vous apprendre. Avant de rendre l’âme, le comte a désigné l’héritier du titre. Il a choisi le plus digne, et vous ratifierez la décision du défunt.

— Le plus digne… ?

— Espérat Milhuitcent, enlevé tout enfant à la tendresse de son père, miraculeusement retrouvé.

Les traits de l’Empereur se détendirent.

— Toi, murmura-t-il, toi, petit.

Mais redevenant grave :

— Comte Espérat de Rochegaule, je suis heureux de vous féliciter… heureux d’être assuré qu’un nom que j’aime sera noblement porté.

— Sire, balbutia le jeune garçon.

— Ce nom, va, sonnera comme une fanfare de gloire dans les appartements des Tuileries. De même que tous, tu as cru la partie perdue. Tu as pensé : Les amis de l’Empereur n’ont plus qu’à lui offrir leur existence… allons mourir autour de lui… Oui, tu baisses la tête, tu t’es dit cela. Eh bien ! reprends courage. Les soldats de France sont toujours invincibles et je suis à leur tête. Il m’est doux d’avoir à mes côtés des amis comme toi, mais c’est à la victoire que je les conduirai. Sous les murs de Paris, Napoléon veut vaincre, Napoléon vaincra.

Et s’apaisant soudain :

— Bobèche, Espérat, Henry, vous ferez partie de mon escorte. Allez trouver Marc Vidal qui a repris son service auprès de moi ;… qu’il vous installe. Allez… j’ai encore beaucoup à travailler avant de dormir.

Les visiteurs s’inclinèrent et se retirèrent pour se mettre en quête de Marc Vidal, chargé par la volonté impériale de pourvoir à leur logement. Un billet expédié par eux devait avertir Tercelin des dispositions prises et empêcher le brave maître d’école de s’inquiéter de leur absence.